Un Essai de gouvernement européen en Égypte/01

Un Essai de gouvernement européen en Égypte
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 776-812).
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UN ESSAI
DE
GOUVERNEMENT EUROPEEN
EN EGYPTE

I.
LA FORMATION DU MINISTÈRE ANGLO-FRANÇAIS


I

En recevant des mains de M. Rivers Wilson, vice-président de la commission d’enquête qui avait étudié pendant, l’été de 1878 la situation financière et administrative de l’Égypte, le rapport par lequel cette commission indiquait les premières réformes nécessaires au salut du pays, le khédive prononçait les paroles que voici : « J’ai lu le rapport de la commission d’enquête que vous avez présidée… Quant aux conclusions auxquelles vous êtes arrivé, je les accepte. Il s’agit actuellement pour moi d’appliquer ces conclusions. Je suis résolu de le faire sérieusement, soyez-en convaincu. Mon pays n’est plus en Afrique, nous faisons partie de l’Europe actuellement. Il faut surtout ne pas se payer de mots et, pour moi, je suis décidé à chercher la réalité des choses. Pour commencer et pour montrer à quel point je suis décidé, j’ai chargé Nubar-Pacha de me former un ministère… Je veux que vous emportiez la conviction que, si vous avez eu un travail difficile et pénible, vos efforts ne resteront pas stériles, car, vous le savez, tout germe et mûrit vite sur cette vieille terre d’Égypte. » Si le khédive voulait parler des arbres et des moissons, il ne se trompait pas en disant que tout mûrit vite en Égypte : il suffit de quelques mois pour que le blé y porte son épi, et de quelques années pour que les acacias et les sycomores y atteignent des proportions qu’ils n’atteindraient pas en un siècle dans nos froids climats. Mais s’il voulait parler des réformes libérales, il se trompait, et ses comparaisons agricoles tombaient à faux. Sans doute les réformes libérales s’implantent et se développent très vite en Égypte ; mais à la manière de certains arbres, — de l’eucalyptus par exemple, — qui poussent avec une rapidité extraordinaire sur le sol égyptien, puis qui s’étiolent et restent toujours grêles, parce que la couche de « vieille terre » est trop mince et qu’au-dessous d’elle s’étend un sable dans lequel il leur est impossible de jeter des racines profondes. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois, à beaucoup près, qu’Ismaïl-Pacha faisait entendre un langage plein de magnifiques promesses. A peine arrivé au trône, le 20 janvier 1863, il s’écriait dans un discours rempli aussi des plus emphatiques espérances : « La base de l’administration est l’ordre et l’économie dans les finances ; cet ordre et cette économie, je les poursuivrai par tous les moyens possibles… J’ai décidé de me fixer à moi-même une liste civile que je ne dépasserai jamais ; je pourrai ainsi abolir le système des corvées qu’a toujours suivi le gouvernement dans ses travaux… Le commerce libre fera circuler l’aisance dans toutes les classes de la population… La bonne distribution de la justice aura toute ma sollicitude. » Le souverain qui prononçait ces belles paroles allait gouverner le plus riche pays de la terre : il lui était donc facile de pratiquer les principes dont il proclamait si haut la nécessité. A défaut d’autres bons exemples, Abbas-Pacha lui avait laissé ceux de l’ordre et de l’économie les plus stricts, et si Saïd-Pacha avait quelque peu abusé de la libéralité, il n’avait pourtant grevé l’Égypte que d’une dette insignifiante. En dix-huit ans de règne, Ismaïl-Pacha a emprunté près de trois milliards de francs. A la vérité, la moitié de cette somme au moins est restée entre les mains des banquiers et des agioteurs de toute espèce dont l’ancien vice-roi a toujours été entouré ; mais un prince dont le pouvoir est sans limites n’est-il pas responsable du mal qu’il laisse faire aussi bien que de celui qu’il fait directement ? Loin de s’être fixé à lui-même une liste civile « qu’il ne dépasserait jamais, » Ismaïl-Pacha a toujours confondu la fortune de l’état avec sa propre fortune ; c’est même pour cela que la commission d’enquête avait cru devoir le rendre entièrement et uniquement responsable de la situation financière de son pays. La même commission avait constaté non-seulement que le trésor public et le trésor particulier du khédive n’en faisaient qu’un, mais qu’en de nombreuses circonstances les biens des mosquées, les biens wafks, et les biens des orphelins gérés par une administration spéciale, le Bet-el-Mal, s’étaient également fondus dans cet unique trésor. Quant à la corvée, la commission l’avait trouvée plus florissante que jamais sur les terres du khédive, sur celles des membres de sa famille, sur celles des principaux pachas, enfin même sur celles de certains eunuques, personnages dont la richesse territoriale est considérable en Égypte. Ses découvertes ne s’étaient pas arrêtées là. En arrivant au trône, Ismaïl-Pacha possédait A peine cinquante ou soixante mille acres de terre ; il en avait acquis, on ne savait trop comment, un million d’acres durant son règne. C’est à titre de grand propriétaire que les tribunaux mixtes, établis sans doute « pour la bonne exécution de la justice, » avaient rendu contre lui une multitude de sentences. La commission d’enquête avait été obligée de reconnaître qu’aucune de ces sentences n’était exécutée, en dépit des affirmations solennelles du ministre des affaires étrangères, Cheriff-Pacha, lequel déclarait le 22 mars 1877 « que le gouvernement, n’ayant rien tant à cœur que de respecter les décisions de ses tribunaux, avait adopté des mesures pour assurer le paiement intégral des sommes dues en vertu de jugemens dont l’exécution était aujourd’hui commencée. » Mesures bien impuissantes assurément, puisque d’un si grand nombre de sentences dont l’exécution était commencée le 22 mars 1877, aucune, absolument aucune, n’était réellement exécutée dix-huit mois plus tard, au moment où la commission d’enquête terminait ses travaux, puisqu’aucune ne l’est encore à l’heure où nous sommes.

On voit donc combien Ismaïl-Pacha avait raison de dire que la création du ministère Nubar marquait une ère nouvelle, et que jusque-là l’Égypte était demeurée en Afrique. Mais il restait à savoir s’il était bien vrai qu’à partir de ce jour il n’y avait plus de Méditerranée ou si l’on allait tout simplement assister à un acte nouveau de la comédie politique jouée depuis dix-huit ans sur les bords du Nil. Le khédive était-il sincère ? s*était-il réellement résigné au rôle, bien nouveau pour lui, de souverain constitutionnel ? avait-il pris son parti d’une situation qui paraissait si contraire à ses instincts, à son caractère, à ses habitudes invétérées ? La commission d’enquête avait obtenu de lui un sacrifice dont il avait à coup sûr vivement souffert. Tous les souverains qui se sont succédé en Égypte, depuis les premiers Pharaons, ont eu le goût de la propriété ; mais Ismaïl-Pacha, pour son compte, en a eu la passion. La première mesure financière prise par lui au début de son règne avait pour but, sons prétexte de payer des dettes contractées par les fellahs envers les Européens, de faire passer dans les daïras une grande partie de la terre de ces fellahs. Les créanciers européens n’ont d’ailleurs été payés que de belles paroles ! Depuis lors, Ismaïl-Pacha n’a pas perdu une seule occasion d’accaparer de nouveaux biens. La rumeur publique lui attribuait d’immenses possessions ; mais la commission d’enquête n’avait eu aucun moyen de s’assurer de l’exactitude ou de l’inexactitude de ces bruits. Tout ce qu’elle avait pu faire, c’était de proclamer que le khédive, étant l’auteur responsable de la déconfiture financière, devait consentir à payer personnellement la dette jusqu’à concurrence du total de sa fortune et de celle de sa famille. Ismaïl-Pacha avait reconnu la justesse de cette proclamation et, quoique après bien des résistances, il avait cédé à l’état de nombreux domaines, dont on s’était servi pour contracter un emprunt destiné à solder les créanciers égyptiens. Mais cette cession était-elle faite sans esprit de retour ? De toutes les passions, celle dont on guérit le moins, c’est la passion de la propriété. Il était impossible que le khédive, qui avait consacré dix-huit années de règne à arrondir ses domaines, à les couvrir d’usines, de canaux, de routes et de chemins de fer ; qui s’était appliqué à y introduire les procédés agricoles les plus perfectionnés ; qui était devenu, en les cultivant, un agriculteur d’un très grand mérite, se résignât tout à coup à passer de l’état de gros propriétaire à celui de modeste rentier. S’il ne s’était jamais décidé à se fixer à lui-même une liste civile sévèrement circonscrite, comme il avait promis de le faire à son avènement, ses nouveaux ministres, plus courageux, se préparaient à exécuter eux-mêmes cette délicate et indispensable opération. On allait le réduire à un traitement régulier, inflexible, d’une douzaine de millions ! Comment, avec une si faible somme, se consoler de ses privations agricoles en donnant libre cours à une seconde passion non moins ardente chez lui que la première, la passion de l’architecture ? Ismaïl-Pacha a certainement construit au Caire ou dans les environs une trentaine de palais d’un luxe tout oriental, sans parler des casernes, des écoles, des monumens publics, etc. Dès qu’un palais était élevé, il s’en dégoûtait, l’abandonnait, le donnait à l’un de ses fils ou à l’un de ses favoris, puis en commençait un autre qui devait avoir le même sort. Jamais souverain n’a été plus convaincu de la vérité de la célèbre maxime : « Quand le bâtiment va, tout va ! » Tout allait en Égypte, tant qu’on y a construit ; mais lorsque la crise financière est arrivée, lorsque la commission d’enquête est venue parler d’économie, le khédive et ses courtisans, non moins passionnés que lui pour l’architecture, se sont trouvés arrêtés dans leurs travaux, dont la plupart étaient inachevés. Le bâtiment n’allait plus ! Avoir une liste civile réduite, ne pouvoir plus s’occuper d’agriculture, être obligé de renoncer à bâtir, était-ce supportable ? Ismaïl-Pacha, qui avait en effet l’amour sinon de la civilisation européenne, au moins des dehors de cette civilisation, se serait consolé de voir son autorité réduite : il aurait accepté sans trop d’arrière-pensées des ministres étrangers gouvernant l’Égypte d’après des méthodes nouvelles ; il leur aurait livré peu à peu une partie de sa puissance, il leur aurait permis de donner aux Égyptiens une certaine liberté politique. Mais tout cela à une condition : c’est que les réformes européennes n’atteignissent pas sa fortune personnelle et ne blessassent pas ses goûts les plus chers. Un ministère responsable, au besoin même des chambres, ne lui auraient point déplu. Il aurait supporté une grande liberté de la presse : « On a tellement dit de mal de moi, remarquait-il un jour, que, si cela avait dû me perdre, ce serait fait depuis longtemps. » Mais ce qui était intolérable pour lui, c’était l’idée d’une surveillance financière régulière et constante. Il ne voulait pas de lois de finances ! La pensée d’un cadastre l’effrayait énormément. Était-ce, comme on l’affirmait, parce que ce cadastre devait prouver qu’il n’avait cédé à l’état qu’une partie de ses propriétés et qu’il avait conservé tout le reste sous des noms supposés ? Il serait difficile de l’affirmer ; mais il est impossible de ne pas le croire, car le renvoi des ministres européens a été décidé juste à partir du moment où l’exécution du cadastre a commencé.

Ce n’est pas à l’âge d’Ismaïl-Pacha, après dix-huit ans de pouvoir absolu, qu’on change de nature, qu’on devient l’homme d’une situation nouvelle, qu’on passe avec son pays d’Afrique en Europe. Il est clair que la création du ministère Nubar-Pacha était aux yeux du khédive une de ces combinaisons éphémères, nées d’un danger urgent et qui disparaissent avec ce danger, comme il en avait essayé déjà un si grand nombre depuis le début de son règne. N’avait-il pas construit autant d’institutions politiques et financières que de palais ? ne les avait-il pas laissé tomber aussi vite ? chambres des notables, conseil suprême du trésor, contrôle général, etc., qu’étaient devenues toutes ces créations passagères dont l’origine avait été saluée de discours non moins retentissans que ceux dont on accompagnait la naissance du cabinet européen ? Si quelque chose mûrit vite sur la vieille terre d’Égypte, ce sont les promesses des souverains ; mais quand le fruit est mûr, il tombe, et l’on n’en entend plus parler. Ismaïl-Pacha avait promis d’abolir la corvée : la corvée n’a jamais été aussi vivante qu’aujourd’hui ; il avait promis d’amortir toutes ses dettes au moyen de l’impôt de la moukabalah, qui devait en outre servir à diminuer de moitié la contribution foncière : les dettes grossissent sans cesse, et la terre est écrasée sous des charges de plus en plus lourdes ; il avait promis de renoncer aux anticipations d’impôts jusqu’à présent en usage : le dernier acte de son règne a été de percevoir l’impôt de l’année 1879 presque tout entier, et l’on sera obligé, au mois de novembre prochain, pour payer les créanciers, de percevoir l’impôt de 1880 ; il avait promis d’accepter toutes les conclusions de la commission d’enquête et d’exécuter toutes les réformes qu’elle avait réclamées : c’est pour sauver les abus qu’il a joué et perdu son trône. Quand il a promis de soutenir le ministère européen et de s’astreindre aux conditions d’un régime régulier, Ismaïl-Pacha pensait sans doute à ses précédentes promesses ; il se disait à lui-même qu’une de plus ou de moins c’était peu de chose, puisqu’il pourrait la traiter comme toutes les autres. C’est précisément ce qu’il a fait.


II

Si le khédive avait été parfaitement sincère dans son essai d’administration européenne, il n’aurait pu exécuter ses bonnes intentions qu’en modifiant complètement son entourage. Le nouveau cabinet devait avoir pour adversaire implacable la classe dominante dont il allait être chargé de réprimer les dilapidations. A la vérité, cette classe était peu nombreuse, puisqu’elle se composait à peine de quelques pachas turcs et d’un petit nombre de familiers du vice-roi, Européens pour la plupart, qui avaient pris la douce habitude de vivre aux dépens des contribuables et des créanciers égyptiens. Aux jours de sa prospérité, c’est une justice à lui rendre, Ismaïl-Pacha avait été aussi généreux pour les autres que pour lui-même ; il puisait à pleines mains dans le trésor public, non-seulement afin de satisfaire ses fantaisies personnelles, mais aussi afin de rassasier les nombreux appétits qui se pressaient autour de lui. Combien de Français, d’Italiens, d’Anglais, malheureux dans leur pays, avaient trouvé en Égypte une brillante situation ! Le khédive était toujours prêt à leur donner une place, un palais ; un bakchich ou une commande de fournitures. C’était une continuelle surprise pour les voyageurs, peu habitués à ce genre de mœurs, de voir au Caire ou à Alexandrie des hommes qui avaient toutes les apparences d’hommes du monde se faire fournisseurs du vice-roi et gagner à ce commerce les sommes les plus exorbitantes. Rien de plus facile que de s’enrichir, par exemple, en obtenant la charge de meubler un palais vice-royal. Avec le goût du clinquant et du luxe de pacotille qui caractérise les Orientaux, on n’éprouvait aucune difficulté à gagner jusqu’à 50 ou 60 pour 100 sur des meubles d’aspect brillant, mais en réalité absolument sans valeur. La vente de prétendus objets d’art, tableaux, bronzes, etc., était encore plus profitable. Des Européens, attachés au palais sous des titres divers, étaient heureux de joindre à ces titres, plus ou moins honorifiques, le titre moins glorieux, mais cent fois plus productif, de fournisseur. D’autres profitaient de leur situation, non pour passer eux-mêmes des marchés, mais pour en faire passer à des banquiers et à des commerçans, qui leur donnaient, par reconnaissance, les bakchich les plus rémunérateurs. Comme M. Jourdain, ils n’étaient pas commerçans, mais ils faisaient pour leurs amis un commerce singulièrement productif. En quelques années s’élevaient ainsi des fortunes considérables. Tel qui, parti d’Europe couvert de dettes, avait eu l’heureuse inspiration de se fixer au Caire dans les antichambres du palais d’Adbin, était devenu tout à coup millionnaire. Le vice-roi ne marchandait rien à ses intimes. Il ne refusait jamais de leur accorder une affaire, quelques feddans de terre, quelques concessions importantes, quelques commissions fructueuses de marchandise. Tous les fonctionnaires européens étaient loin d’ailleurs de montrer cette avidité peu scrupuleuse dont les familiers du palais donnaient l’exemple ; mais il n’en est presque aucun qui ne profitât des désordres administratifs de l’Égypte afin d’obtenir, soit pour lui, soit pour l’œuvre dont il poursuivait la réalisation dans ce pays, des dons considérables. Comme il n’y avait aucun budget fixé d’avance et sérieusement limité pour chaque service, lorsqu’on avait besoin d’argent on s’adressait au khédive, et si l’on avait la chance de tomber sur un bon jour, on recevait immédiatement tout ce qu’on demandait. Passait-il dans l’esprit de quelque novateur de créer, par exemple, une école de filles au Caire, il suffisait d’aller trouver le khédive et de lui démontrer qu’une nation civilisée ne pouvait se dispenser de donner aux femmes une instruction étendue. Aussitôt le khédive s’enflammait pour cette idée civilisatrice, et, comme il tenait en principe à faire toujours grand, il construisait, sous le nom d’école de filles, un palais immense qu’on n’a pas pu terminer d’ailleurs, qu’on n’aurait jamais rempli si on l’avait terminé, mais qui témoigne, par sa masse imposante et par son aspect dévasté, de l’argent qu’est capable de jeter au hasard d’une inspiration fantaisiste un souverain dont aucun contrôle financier n’arrête les libéralités. Voulait-on élever des asiles, fonder des institutions pieuses ou charitables, entreprendre des travaux savans, le khédive était toujours prêt à disposer des revenus de l’état en faveur d’œuvres brillantes, destinées, croyait-il, à augmenter la gloire de son règne et à faire retentir son nom en Europe comme celui d’une sorte de Pierre le Grand égyptien.

Aussi, tous les familiers dm palais et presque tous les fonctionnaires européens d’Égypte, soit par intérêt, soit par goût, soit par habitude, étaient-ils partisans du régime dont la commission d’enquête avait signalé les abus, et ne voyaient-ils pas sans peine un nouveau ministère annoncer résolument l’intention de le faire disparaître. Il en était de même des pachas turcs, pour lesquels l’Égypte était une sorte de ferme qu’ils exploitaient librement et violemment. Ces pachas étaient peu nombreux et peu redoutables en eux-mêmes. L’Égypte ne ressemble pas à la Turquie : les Turcs y sont en infime minorité. C’est tout au plus si une trentaine d’entre eux exercent une réelle influence sur la politique et sur l’administration du pays. Encore ces Turcs, à l’exception de quatre ou cinq, n’ont-ils aucune racine dans la nation. Ce sont des mameluks de Mehemet-Aly, de Saïd-Pacha et d’Ismaïl-Pacha qui, venus on ne sait trop d’où, se sont enrichis dans les emplois publics, malgré la modicité des traitemens réguliers, avec une rapidité dont M. Cave s’était montré justement indigné. Très énergiques contre les fellahs qu’ils accablent de coups de courbache pour les contraindre à payer des impôts écrasans ou à faire des corvées arbitraires, ils ont montré beaucoup moins de courage lorsqu’il s’est agi de se battre eux-mêmes dans la guerre contre la Russie et dans la guerre d’Abyssinie. Chacun a pu remarquer quel parfait contraste ils offraient alors avec les vrais Turcs de Turquie, lesquels n’ont pas toujours brillé non plus par la délicatesse administrative et financière, mais ont du moins fait preuve d’une énergie militaire indomptable. Aucun des pachas égyptiens n’a une instruction politique tant soit peu sérieuse et ne peut être comparé aux hommes d’état, assurément très remarquables, sinon toujours très bien inspirés, qui se sont succédé à Constantinople dans les divers ministères du sultan. Pour eux, l’art de gouverner se réduit à une seule opération : s’emparer par tous les moyens de tous les produits du pays, ce qui est fort simple avec une population comme la population égyptienne qui se laisse arracher sans la plus légère velléité de révolte jusqu’à ses dernières ressources. Pendant dix-huit ans, les pachas auxquels le khédive confiait le pouvoir ne s’en étaient servis que pour satisfaire les caprices du maître ou pour augmenter leur fortune personnelle. A part quelques exceptions remarquées, ils avaient tous compris leur mission de la même manière. Est-ce à dire que tous se fussent livrés pour leur propre compte à d’odieuses dilapidations ? A coup sûr non. Pour ne citer qu’un exemple, Cheriff-Pacha, le chef de la coterie des vieux Turcs, est un parfait honnête homme, au désintéressement duquel chacun rend justice. Mais, s’il n’a jamais spolié les fellahs pour s’enrichir lui-même, il n’a jamais eu le courage ou l’intelligence de s’opposer aux spoliations que d’autres faisaient autour, de lui. Il s’est prêté par faiblesse de caractère ou par étroitesse d’esprit aux plus frauduleuses opérations de l’ancien ministre des finances, Ismaïl-Sadyk, Il a vu le mal sans essayer jamais d’y porter remède, sans oser même refuser de s’y associer : homme de cœur assurément, mais de ce cœur timide et craintif des sujets d’un souverain despotique pour lesquels le suprême effort de la conscience est la protestation du silence et de l’inaction !

Si faible qu’il fût par le nombre et par l’énergie, le parti des pachas ne pouvait manquer de s’opposer de toutes ses forces à la consolidation d’un système régulier d’administration européenne. Chassé de tous les postes où il faisait des profits scandaleux, où tel ministre qui touchait des appointemens réguliers presque médiocres acquérait en peu d’années une fortune d’une dizaine de millions, il devait tout mettre en œuvre pour reprendre un pouvoir aussi productif. Mais le ministère Nubar n’allait pas seulement diminuer les gains illicites des pachas ; il allait encore détruire les privilèges féodaux dont ils jouissaient. Sans entrer ici dans l’exposé complet du système de la propriété et des impôts en Égypte, ce qui demanderait de trop longs développemens, il nous suffira de quelques détails pour faire comprendre jusqu’à quel point les réformes européennes menaçaient les pachas. Les terres égyptiennes sont divisées en deux grandes catégories : les terres karadji qui appartiennent surtout aux villageois, et les terres ouchoury, apanage principal de la classe dominante. L’impôt ouchoury atteint à peine le dixième de l’impôt karadji pour une même superficie de terres de même qualité. Cette inégalité est si choquante que le khédive lui-même avait annoncé à la commission d’enquête son intention formelle d’élever le taux de l’impôt sur les terrains ouchoury. Il était donc évident que les ministres européens seraient amenés par la force même des choses à opérer une réforme reconnue aussi juste, aussi nécessaire, aussi indispensable. Il était de plus très probable qu’ils constateraient bientôt la nécessité d’abolir la moukabalah, loi absurde qui assure à perpétuité le dégrèvement de la moitié de l’impôt foncier aux contribuables qui paieront par anticipation six années de contribution en sus de l’impôt courant. Ce rachat de l’impôt foncier, — mesure de circonstance imaginée par l’ancien ministre des finances, Ismaïl-Sadyk, pour se tirer d’une situation difficile, — est un expédient désastreux dans un pays agricole, dont l’impôt foncier est presque l’unique ressource. En réalité, il n’a servi qu’à une seule chose : à permettre au khédive et aux pachas de dégrever leurs propriétés des charges communes. Écrasés sous les impôts de toutes sortes, les fellahs n’ont pas pu payer la moukabalah ; le khédive et les pachas au contraire, possesseurs de terrains ouchoury, c’est-à-dire de terrains dont l’impôt n’est que le dixième de celui des fellahs, se sont empressés de verser la somme qu’on leur demandait, et qui pour eux était presque insignifiante, afin d’augmenter encore leurs privilèges et d’arriver à n’avoir presque plus de contribution foncière à supporter. Cela leur a été d’autant plus facile qu’on leur a permis d’acquitter la moukabalah avec des bons du trésor d’une valeur au moins contestable ou en ajournant le versement de leur impôt foncier ordinaire. L’élévation de l’impôt ouchoury et la suppression de la moukabalah étaient donc un premier pas fait, aux dépens des privilégiés, vers cette péréquation de l’impôt foncier sans laquelle il n’y aura jamais en Égypte ni ordre, ni justice, ni véritable prospérité.

Mais la confection d’un cadastre devait porter un coup plus terrible encore aux privilèges des pachas. Le khédive lui-même, je l’ai dit, aurait probablement été atteint par un cadastre. Il n’est personne en Égypte qui ne soit persuadé qu’Ismaïl-Pacha n’a pas restitué à l’état toutes ses propriétés particulières. Après avoir accepté la liste des biens fonciers du khédive, telle que la lui présentait celui-ci, la commission d’enquête a fait ses réserves au sujet des biens qui pourraient n’avoir pas été déclarés. Ismaïl-Pacha n’a jamais protesté contre ces réserves. De là des suppositions, probablement exagérées, mais qui ont à coup sûr une certaine réalité. On rencontre sans cesse en Égypte des personnes prêtes à affirmer avec une certitude invincible que l’ancien vice-roi possède encore une grande partie du sol national. Il est vrai que, lorsqu’on leur demande des preuves à l’appui de leurs affirmations, elles ne sauraient en donner ; mais, dans leur conviction, le cadastre en aurait fourni beaucoup : on aurait trouvé partout des prête-noms, des substitutions inavouées ; peut-être même, si les fellahs. avaient pris confiance, un grand nombre d’entre eux seraient-ils venus réclamer des terrains usurpés par l’effendinah, sous prétexte de dettes qui n’ont jamais été acquittées, ou d’arriérés d’impôts qui étaient dus, non au khédive, mais à l’état. Lorsqu’on veut être impartial, il est impossible de dire ce qu’il y a de vrai ou de faux dans ces bruits qui courent toute l’Égypte. On peut constater seulement qu’il n’y aurait eu qu’une manière de les faire tomber : c’était d’entreprendre en effet un cadastre sérieux. Or, à la première annonce d’un cadastre sérieux, le khédive a préparé la chute des ministres européens. Les pachas n’étaient guère moins émus que lui par cette annonce. Non-seulement leurs biens, faisant partie de la catégorie des ouchourys, ne paient qu’un dixième de l’impôt ordinaire, mais il y en a même qui ne paient rien du tout, n’étant pas inscrits dans les rôles des contributions. On n’a pas fait de cadastre en Égypte depuis la conquête turque ; il est donc facile d’imaginer dans quel désordre se trouvent ces rôles. Ils ont été dressés, arrangés, modifiés, faits et refaits à diverses époques, selon le bon plaisir de chaque gouverneur de province. Régulièrement, la terre doit être divisée en trois catégories soumises à des taux d’impôts différens, suivant leur nature et leur qualité ; mais, en réalité, il y a des centaines de taux, calculés non d’après la valeur des terrains, mais d’après la puissance de leurs propriétaires ; il y a même des terrains, à ce qu’on affirme, qui ne rentrent dans aucune catégorie et qui ne subissent aucun impôt. Ce sont, bien entendu, non des terrains de fellahs, mais des terrains de pachas. On connaît les caprices du Nil : il ne coule pas toujours avec la même régularité ; ses eaux sont loin de se répandre chaque année exactement sur les mêmes régions. La main de l’homme favorise d’ailleurs ses caprices. Comme aucun code fluvial n’existe en Égypte, rien n’empêche un propriétaire tout-puissant de détourner a son profit l’inondation qui devrait aller arroser la terre de ses voisins, plus pauvres et plus faibles. Tel domaine, jadis florissant, n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de sable ; tel autre, qui n’était jadis qu’un sol aride, est aujourd’hui couvert de moissons. Si le premier appartient à un fellah, il n’en est pas moins astreint à l’impôt karadji ; si le second est la propriété d’un pacha, il y a bien des chances pour qu’il ne figure sur les contrôles d’aucun budget. Les esprits affirmatifs, si nombreux en Égypte, n’hésitent pas à déclarer qu’un million de feddans[1] au moins sont soustraits ainsi à tout impôt. Ce chiffre est arbitraire ; mais toutes les suppositions seront permises tant qu’un cadastre régulier, un vrai cadastre fait par des Européens, ne sera pas venu mettre la vérité en lumière.

Sur bien d’autres points encore, le programme d’une réforme européenne devait être fatalement en opposition avec l’intérêt des pachas. Le système des impôts est organisé en Égypte de telle manière que toutes les charges publiques retombent, en définitive, sur une seule classe de contribuables : les petits propriétaires et les fellahs des villages. Trois sortes d’impôts de capitation et une myriade d’impôts indirects pèsent sur eux. Le plus lourd de ces impôts est l’impôt professionnel auquel sont soumis tous les fellahs non propriétaires, sans en excepter les vieillards, les infirmes, les incapables, etc. Or, le chef de famille étant responsable de l’impôt pour tous les siens, l’impôt personnel qu’il est obligé de payer au nom de son père, de ses frères, de ses enfans, double pour le moins son impôt foncier. C’est là une des causes principales de la diminution des petites propriétés en Égypte. Faisant cultiver leurs terres par des esclaves qui ne sont pas astreints à l’impôt professionnel, qui sont exempts également de l’impôt personnel et de l’impôt du sel, les grands propriétaires, même lorsque leur contribution foncière est en apparence aussi élevée que celle des fellahs, en acquittent en réalité beaucoup moins. Ils jouissent encore d’un privilège plus criant que ceux dont je viens de parler. Malgré les exactions sans nombre dont il est l’objet, le paysan égyptien vivrait tranquille sur sa terre et se résignerait à son misérable sort si la corvée ne venait pas mettre le comble à son infortune. De toutes les charges qui l’accablent, celle-ci est la plus cruelle en même temps que la plus inévitable. C’est une pure utopie de croire qu’il serait possible de supprimer la corvée en Égypte ; si l’on essayait de le faire, on ne trouverait jamais assez de travailleurs libres pour entretenir les digues et les canaux, et la richesse publique serait perdue sans retour. Mais si l’on ne peut pas supprimer la corvée pour les travaux publics, en revanche, on ne devrait pas la laisser subsister un seul jour pour les travaux privés. Or la commission d’enquête, comme on l’a vu, avait constaté que les propriétés du khédive, celles des membres de sa famille, celles des eunuques de ses femmes et de sa mère, enfin celles de tous les pachas puissans dans leur province étaient cultivées par des corvées. Le premier acte d’une administration européenne devait être évidemment de faire cesser un abus aussi intolérable, et le second de transformer la corvée en prestations en nature auxquelles tout le monde sans exception, Turcs et Arabes, pachas et fellahs, seraient également astreints. C’était presque une révolution ; car la corvée, comme tout le reste, retombe uniquement sur les paysans des villages, propriétaires de quelques parcelles de terrains qu’ils cultivent à leurs frais. Non-seulement les pachas et leurs familles en sont exempts, mais les hommes qui habitent sur une classe de propriétés nommées abadiehs y échappent aussi. L’origine des abadiehs remonte à Mehemet-Aly. Désirant développer la culture d’un sol admirablement fertile dès que des bras se présentent pour l’arroser, ce souverain, aussi habile administrateur que grand politique, avait distribué les terres mortes de l’Égypte à un certain nombre de personnes chargées de les rendre à la vie. Il avait en outre exonéré ces terres de tout impôt, et déclaré que les paysans qui viendraient s’y fixer ne seraient point soumis à la corvée. L’exemption d’impôt a disparu en partie sous Saïd-Pacha, l’exemption de corvée subsiste toujours. Il en résulte que tout paysan obligé de vendre sa terre pour payer l’impôt, — et Dieu sait combien il y en a aujourd’hui ! — se réfugie ensuite dans une abadieh, où il est délivré de la plupart des charges qui pesaient sur lui précédemment. Les habitans des villages sont recensés ; ils sont inscrits sur des registres de naissance et de mortalité plus eu moins bien tenus, mais, qui n’en servent pas moins à la répartition des impôts ; ils ne peuvent échapper à la surveillance de leur cheik ni à celle des agens du fisc. Les habitans des abadiehs, au contraire, espèces de nomades libres de leurs mouvemens et que rien n’attache aux lieux où ils se sont fixés par un choix volontaire, ne figurent sur aucun registre régulier de perception ; ils dépendent uniquement du propriétaire de l’abadieh, qui est libre de les déclarer ou de ne pas les déclarer aux percepteurs. J’ai vu des déclarations de propriétaires d’abadiehs considérables et qui demandaient, pour être cultivées, un très grand nombre de travailleurs : elles portaient qu’il y avait dans tel ou tel village de l’abadieh cinq ou six paysans ; en réalité, il y en avait au moins deux ou trois cents ; mais il est presque impossible de savoir à ce sujet la vérité, car, les paysans n’étant pas recensés et pouvant fuir dans la campagne à l’approche d’un contrôleur chargé de vérifier leur nombre, il arrive en effet, quand on procède à une enquête, qu’on trouve à peine cinq ou six personnes là où il devrait y en avoir, là où il y en a d’ordinaire deux ou trois cents. On comprend quel immense avantage les propriétaires d’abadiehs retirent de ce privilège : leurs paysans sont toujours sous leurs mains, à leur disposition ; ils peuvent s’en servir à toute heure et les employer uniquement à la culture de leurs propriétés. Les paysans des villages sont condamnés, au contraire, à exécuter, au moins pendant trente jours chaque année, des travaux publics dont tout le monde profite, à commencer par les abadiehs. Est-ce équitable ? A coup sûr non, et le désir de rendre à la culture des terres stériles pouvait seul excuser un pareil abus. Mais ces terres, qui ont retrouvé depuis longtemps leur fertilité, ont indemnisé largement les propriétaires des sacrifices qu’elles leur ont coûtés. De plus, Ismaïl-Pacha a transformé des terres excellentes en abadiehs, contrairement au principe qui avait tout d’abord présidé à la création de ce genre de propriétés. Plus de deux mille abadiehs ont été constituées ainsi depuis dix-huit ans. On comprend dès lors combien la charge des villageois soumis à la corvée a augmenté sous le règne d’Ismaïl-Pacha. Parmi les réformes imposées à l’administration européenne par la morale et par l’intérêt du pays, il fallait placer au premier rang celle de la corvée, et là encore porter à la classe dominante qui exploite l’Égypte un coup des plus directs et des plus sensibles.


III

Obligé de lutter contre le khédive, ses familiers et la classe dominante, le ministère Nubar-Pacha allait avoir à supporter une opposition plus dangereuse encore : celle des colonies européennes. Il ne faut pas croire que les Européens établis en Égypte y souffrent profondément du régime exécrable sous lequel sont accablés les indigènes. A part un certain nombre d’exceptions que nous étendrons autant qu’on le voudra, ils y sont venus dans le dessein d’y faire rapidement fortune. Or, le plus court chemin pour faire fortune est celui des affaires, et moins il y a d’ordre dans les finances d’un pays, moins il y a de régularité dans son administration, plus il y a de crises, et par conséquent d’affaires. « Le fellah n’ignore pas, disait ici même M. Valbert, il soupçonne tout au moins que, si Ismaïl-Pacha a contracté une dette de plus de 80 millions de livres sterling, Ismaïl-Pacha n’a pas touché la moitié de cet argent ; que le reste est demeuré aux mains des usuriers, des courtiers-marrons, des entremetteurs, de toute la race détestable des arrangeurs d’affaires. Le fellah voit dans l’étranger établi chez lui un intrus, un privilégié, exempt de toute taxe, possédant toutes les immunités, libre de faite tout ce qui lui plaît, tout-puissant, promenant partout des yeux de proie et des mains de rapine, accaparant tout le soleil de l’Égypte et dont la soif tarirait les eaux du Nil, si le Nil se laissait boire… Jadis Mehemet-Aly disait : « Si le fellah pouvait vomir, il vomirait un Turc ; » aujourd’hui il en veut bien moins au Turc qu’à l’étranger, et, pour employer l’énergique langage de Mehemet-Aly, si le fellah pouvait vomir, il vomirait un banquier anglais, un spéculateur français et un agent d’affaires grec, allemand ou italien[2]. » M. Valbert a-t-il raison de dire que le fellah ne vomirait plus le Turc ? Je crois que non ; mais il ne se trompe pas lorsqu’il affirme qu’il vomirait toutes les autres nationalités sans exception, quoiqu’elles ne lui répugnent pas toutes au même degré. Il en veut à bon droit aux spéculateurs étrangers, qui ne sont pas uniquement Européens d’ailleurs, car un nombre considérable de Syriens et de Persans se livrent au même métier. Sous Mehemet-Aly et sous Abbas-Pacha, les colonies européennes étaient peu importantes ; sous Saïd-Pacha et sous Ismaïl-Pacha, elles se sont développées avec une vigueur à coup sûr menaçante pour les indigènes. La construction des chemins de fer, le creusement de l’isthme de Suez, leur ont donné un grand essor. Le chiffre de la population européenne, sans parler des Syriens et des Persans, dépasse aujourd’hui 100,000 âmes. Si nous écrivions l’histoire de la formation de ces colonies étrangères, nous aurions des incidens peu édifians à raconter. On connaît le type de l’aventurier européen en Égypte ; le roman l’a rendu populaire. Il paraît qu’en débarquant pour la première fois à Alexandrie, pauvre, affamé, n’ayant d’autres ressources que son intelligence et ses bras, le héros du Nabab fut épouvanté de voir des indigènes à peine vêtus se promener sur le port : « Eh quoi ! dit-il à un ami qui l’avait accompagné, nous venons ici pour faire fortune, et voilà ce que nous y trouvons ! Ces gens-là n’ont même pas de chemise. Que pourrions-nous donc leur prendre ? » Il ne lui fallut pas longtemps pour se raviser. Les gens qui n’ont pas de chemise ont quelquefois les terres les plus fertiles du monde, et il n’est pas plus difficile, quand on a la main longue, de prendre une terre qu’une chemise. Saïd-Pacha était d’une libéralité sans mesure ; il ne refusait aucune des concessions qu’on lui demandait ; il se lançait en aveugle dans toutes les entreprises qu’on lui proposait. Mais quand ces concessions ne rapportaient pas ce qu’on en attendait, quand ces entreprises échouaient, Saïd-Pacha devait payer tout ce qu’il fallait pour remplacer les profits absens. S’il refusait de le faire, les consuls étaient là pour l’y contraindre ! Personne n’ignore avec quelle imprudence, quelle légèreté, ceux-ci soutenaient parfois les fraudes les plus audacieuses. Hélas ! quelques-uns d’entre eux ne se contentaient même pas de les soutenir, ils y prenaient part. Abbas-Pacha avait, dit-on, un moyen infaillible de se débarrasser des consuls dont les instances ou les menaces devenaient trop vives : il appelait doucement, au plus fort de la discussion, une panthère apprivoisée cachée sous un meuble de son salon, et cet argument diplomatique ne manquait jamais son effet. Saïd-Pacha, plus doux, cédait toujours. Un jour un consul, qui ne cessait de lui susciter des affaires pénibles, entrait chez lui en se découvrant : « Remettez votre chapeau ! remettez votre chapeau ! » s’écrie le vice-roi avec un air d’effroi violent. — Le consul étonné demande pourquoi le vice-roi veut l’obliger à mettre son chapeau dans un salon : « Ne voyez-vous pas, réplique Saïd-Pacha, qu’il y a un courant d’air ici ? Et si vous alliez vous enrhumer, vous me feriez certainement un procès. » Une partie de la dette flottante actuelle de l’Égypte provient d’affaires qui ne supportent pas le moindre examen judiciaire. Alexandrie tout entière s’est occupée l’hiver dernier d’un procès qui passionnait très vivement l’opinion. Il s’agissait des héritiers d’un ancien familier de Saïd-Pacha, lesquels réclamaient du gouvernement je ne sais combien de millions pour des terres qui avaient été concédées par l’ancien vice-roi à des conditions dont aucune n’avait été remplie. La cour d’appel a réduit ces millions à 50,000 francs. Combien de créances égyptiennes, passées au même crible, en sortiraient également diminuées !

Ce qui a permis aux Européens de pulluler sur le sol de l’Égypte, c’est le régime particulier qui les protège dans cette terre promise de la spéculation. Il est clair que des hommes d’affaires et des banquiers ne peuvent que se réjouir d’être en présence d’un gouvernement prodigue jusqu’à la folie. Plus le gouvernement se ruine, plus ils s’enrichissent. La seule chose qui les déciderait à regretter cette ruine, ce serait d’être astreints aux charges publiques, et, par conséquent, d’être obligés de payer leur part des dettes contractées par le souverain. Mais, grâce aux capitulations, les Européens ont tous les profits des prodigalités khédiviales sans en avoir aucun des inconvéniens. Le mot capitulations est, avec le mot bakchich, celui qu’on entend le plus souvent prononcer en Égypte : les indigènes réclament à chaque minute un bakchich ; les Européens ne passent presque pas une seconde sans invoquer les capitulations. La vertu souveraine des capitulations est une chose admirable ; elle permet de tout faire sans s’exposer à aucun désagrément. Aussi n’y a-t-il pas un Européen établi depuis quelque temps en Égypte qui ne regarde les capitulations comme tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, comme une sorte de pacte religieux auquel on ne saurait toucher sans sacrilège. Je causais un jour avec un Français très distingué qui se plaignait amèrement à moi des projets de réforme des ministres européens : « Voyez-vous, me disait-il, je me considère comme plus Égyptien que Français. L’Égypte est ma patrie ; je lui dois tout. Ma fortune, l’avenir de mes enfans, ma vie même ; c’est elle qui m’assure tous ces biens. Dès qu’on touche à l’Égypte, mon cœur s’anime de sentimens réellement patriotiques. » Enhardi par ce beau feu, j’essayai timidement de lui insinuer que, puisque l’Égypte était sa patrie, il pourrait peut-être bien supporter quelques-unes de ses charges, payer au moins ses plus petits impôts. « Y pensez-vous ? me répondit-il presque avec colère, ce serait violer les capitulations. » Les capitulations sont à coup sûr une chose fort respectable ; mais, quand on les lit avec soin et surtout d’un œil désintéressé, il est impossible de n’y pas voir un monument d’un âge disparu, qui répondait à un état de civilisation à jamais évanoui, du moins en Égypte, — car je ne m’occupe pas ici du reste de l’Orient. Tant que l’Égypte est restée plongée dans la barbarie, tant qu’elle a repoussé avec colère nos mœurs, nos idées, nos principes de droit et de justice, tant que son fanatisme a élevé entre elle et nous une barrière infranchissable, le régime des capitulations avait sa raison d’être. Mais ce régime est très mal compris quand on n’y voit qu’un système de privilèges organisé en faveur des Européens. D’abord ces Européens, d’après les termes mêmes des capitulations, sont des marchands qui ne possèdent rien en Égypte, qui y font en passant un négoce soigneusement surveillé, qui ne peuvent s’y établir que dans des conditions parfaitement déterminées. Où sont ces Européens-là aujourd’hui ? Les consuls semblent croire que les capitulations protègent uniquement les Européens contre les indigènes ; en réalité, elles ont pour conséquence et pour corollaire une série de précautions prises contre les Européens au profit des indigènes, précautions placé sous la sauvegarde des consuls, dépositaires à cet effet d’un pouvoir absolu sur leurs colonies. Or ce pouvoir n’est plus qu’un vain simulacre. Il n’y a pas de consul qui osât infliger de nos jours à ses nationaux la sévère discipline d’autrefois, et par exemple les expulser arbitrairement de l’Égypte. Pourquoi donc imposer aux Égyptiens des lois qu’on n’observe plus soi-même ? Les Français qui venaient naguère dans le Levant étaient tenus de solliciter l’autorisation du gouvernement et de fournir la caution d’une maison de Marseille. En Égypte, les Francs habitaient un seul immeuble appelé fondique, que la police ouvrait et fermait chaque soir. Que sont devenues toutes ces précautions ? Et pourtant elles étaient la contre-partie nécessaire des capitulations. Si les indigènes ne pouvaient pas exploiter les Européens, la réciproque était vraie. L’est-elle encore de nos jours ? Aucun observateur consciencieux n’oserait le prétendre.

Le plus grand privilège résultant des capitulations, c’est l’exemption d’impôts. On discute beaucoup en théorie pour savoir si les Européens doivent payer ou non l’impôt. En pratique, ils paient quelquefois l’impôt foncier, mais ils n’en paient jamais d’autre. Encore ne paient-ils cet impôt foncier que lorsqu’ils jugent à propos de le faire et dans la mesure qui leur paraît convenable. En rendant compte des opérations de perception pendant l’année 1877, M. Romaine, contrôleur général des recettes, constatait dans chaque province de très gros déficits produits par les résistances d’Européens qui ne voulaient pas acquitter l’impôt foncier. La même note devient à chaque page du rapport de M. Romaine : « Les Européens n’ont pas payé. Nous nous sommes adressé au ministère des affaires étrangères, et notre plainte est arrivée aux consuls. Mais aucune réponse ne nous a été faite. » Les Européens avaient-ils tort ? Moralement, c’est incontestable ; légalement, c’est douteux. En l’absence de toute loi et de tout jugement, les Européens font eux-mêmes la loi et ils s’érigent en juges. Malheureusement leurs sentences sont sans appel. Elles n’en sont que plus injustes. Les Européens n’ont le droit de posséder en Égypte que depuis la loi ottomane de 1867, loi applicable à tout l’empire, et qui impose aux étrangers « toutes les charges et contributions, sous quelque forme et sous quelque dénomination que ce soit, frappant ou pouvant frapper par la suite les immeubles urbains et ruraux. » Les titres de possession délivrés en Égypte aux propriétaires européens portent également que ces propriétaires supporteront « toutes les charges et toutes les contributions qui sont maintenant ou qui peuvent dans l’avenir être imposées aux propriétés foncières. » Rien n’est plus clair ; mais on objecte que la loi de 1867 n’a aucune importance pour l’Égypte, attendu que les Européens ont commencé à y posséder sous Mehemet-Aly, à l’abri des capitulations, qui les exonéraient de tout impôt. La plupart d’entre eux refusent, en conséquence, de se soumettre aux prescriptions de la loi de 1867, prescriptions qui ordonnent de porter devant les tribunaux civils, c’est-à-dire devant le cadi, les contestations relatives aux propriétés. Ils ne reconnaissent que la juridiction consulaire, ils repoussent même celle des tribunaux de la réforme. Quelques autres acceptent la loi de 1867, mais ils soutiennent que l’Égypte n’a pas le droit d’élever les charges de la propriété foncière au-dessus du niveau où ces charges sont maintenues dans le reste de l’empire ottoman. De ce qu’ils sont propriétaires en vertu d’une loi générale de l’empire, ils en concluent qu’ils ne doivent pas être traités autrement que les Européens qui possèdent des propriétés dans les autres parties de l’empire. Cette prétention n’est pas justifiée, Il est vrai que le firman de 1841 qui a reconnu la quasi-indépendance de l’Égypte obligeait cependant cette province à se soumettre aux lois financières édictées par la Porte et à régler son système d’impôts sur celui de la Turquie. Mais ce firman a été aboli, en ce qui concerne ce point spécial, par le firman de 1873, lequel dit formellement : « L’administration civile et financière du pays et tous les intérêts matériels et autres sont du ressort du gouvernement égyptien et lui sont confiés ; et, comme l’administration, le bon ordre, le développement de la richesse et de la prospérité de la population proviennent de l’harmonie à établir entre les faits, les relations générales, la condition et la nature du pays, ainsi que le caractère et les mœurs des habitans, le khédive d’Égypte est autorisé à faire des règlemens intérieurs, et cela toutes les fois qu’il sera nécessaire… Le khédive d’Égypte a la direction complète et entière des affaires financière du pays[3]. »

Le khédive a donc incontestablement le droit de faire des lois d’impôts obligatoires pour les propriétaires européens comme pour les propriétaires indigènes. Mais la question est de savoir si ces lois existent réellement en Égypte. « Quand on entreprend l’étude de la législation fiscale de l’Égypte et qu’on veut se reporter aux lois qui régissent les impôts, disait le premier rapport de la commission d’enquête, on remarque tout d’abord que les lois financières ne sont publiées dans aucun recueil officiel. Elles n’ont jamais été réunies ni par le ministère des finances qui ordonne la perception des taxes, ni par le contrôle général des recettes qui est chargé de veiller à ce que les taxes légales soient seules recouvrées. » Lorsqu’on réclame un impôt quelconque à un Européen, il a donc à sa disposition une arme invincible : il demande à voir la. loi en vertu de laquelle cet impôt est perçu, et personne ne peut la lui montrer. En principe, ces lois ne sont établies ou supprimées que par une décision du conseil privé, sanctionnée par le khédive. Mais les principes ne sont faits en Égypte que pour être violés. Le fonctionnaire qui perçoit l’impôt, le contribuable qui le paie ignorent également s’il est légal ou s’il ne l’est pas. Qu’est-ce d’ailleurs pour un Turc ou pour un Arabe que la légalité ? « Le fellah ne peut se plaindre des impôts, disait l’inspecteur général de la Haute-Égypte à la commission d’enquête ; il sait qu’on agit par ordre supérieur. C’est le gouvernement qui les réclame ; à qui voulez-vous qu’il se plaigne ? » L’ordre supérieur ! tout est là en effet. Il n’est pas rare de voir sur les états d’une province ou d’un village : Impôt perçu en vertu d’un ordre verbal donné tel jour à telle heure. Lois, décrets, circulaires, ces procédés européens sont inconnus au bord du Nil. L’ordre supérieur y tient lieu de tout. Encore si le khédive seul pouvait créer ainsi, par une inspiration fantaisiste, un impôt nouveau ! La commission d’enquête a signalé dans la province de Béherrah un droit de garde sur les cotons amenés au marché, qui n’était autorisé par rien. « On le doit, a dit l’inspecteur de la Basse-Égypte, au zèle d’un moudir (préfet) d’autrefois. Le ministre des finances, ayant remarqué ce produit parmi les recettes réalisées, l’a maintenu sur les budgets. » En 1875, le directeur de l’octroi du Caire a modifié de son autorité privée certains tarifs de son administration. Et ce ne sont pas là des faits isolés ; on trouverait mille exemples du même genre. Avec un pareil système fiscal, il est évident que les Européens ont raison de proclamer qu’on ne saurait les obliger à payer toutes les taxes que le caprice d’un homme ou de plusieurs hommes a créées depuis quelques années. Ils ont d’autant plus raison que ce caprice n’a pas de bornes. Il est arrivé souvent qu’un terrain qui payait 50 piastres d’impôt a été imposé ensuite à 100 piastres, puis à 150, puis à 500. Un propriétaire des environs d’Alexandrie possédait un domaine exonéré d’impôt. Arrive Saïd-Pacha qui l’impose de 200 piastres. C’était une charge légère et légitime ; mais, en 1877, ces 200 piastres se sont transformées en 13,000 piastres, alors que le domaine n’en rapportait que 12,000. Le propriétaire a refusé de payer, trouvant à bon droit monstrueux, non-seulement d’être privé de tous les profits de son domaine, mais encore de payer 1,000 piastres pour obéir aux ordres d’un moudir ou d’un ministre quelconque. Ce qu’on peut reprocher aux Européens, ce n’est pas de protester contre cet état de nature ; c’est au contraire de vouloir le perpétuer. Ils sont les plus forts, par conséquent ils trouvant très agréable de n’être entravés par aucune loi. La pensée que la commission d’enquête allait être chargée de codifier les décrets, les règlemens, les ordres supérieurs de l’Égypte, les a remplis d’indignation et de colère. Au régime régulier qui serait résulté de cette mesure, ils préfèrent un régime où leur bon plaisir n’est gêné par rien. Si le gouvernement les presse un peu trop vivement, ils s’adressent à leurs consuls, et la simple question de savoir si telle ou telle personne doit telle ou telle taxe devient l’origine d’un conflit diplomatique qui dure des années entières pendant lesquelles la taxe, bien entendu, n’est pas payée.

Rien cependant n’est plus grave, au point de vue de l’avenir de l’Égypte, que ce problème des impôts dus par les Européens. Pour le commerce, il est clair que les indigènes ne peuvent plus lutter contre les étrangers. On voit sans cesse, soit à Alexandrie, soit au Caire, soit dans une ville ou un village égyptiens quelconque, deux magasins placés l’un en face de l’autre, dans la même rue, remplis des mêmes produits, offrant en apparence la ressemblance la plus parfaite ; seulement, le premier, qui appartient à un indigène, paie une forte patente, tandis que le second, tenu par un Levantin, un Maltais, un Français ou un Italien, n’est soumis à aucune taxe. Il y a en ce moment au Caire une soixantaine de moulins à vapeur, munis d’excellentes machines modernes, qui font en quelques heures plus de besogne que les moulins indigènes, avec leur outillage antique, n’en font en une semaine. Ils ne paient rien au fisc, tandis que les moulins indigènes sont grevés d’impôts. Une concurrence loyale peut-elle s’établir dans de pareilles conditions ? A coup sûr, non, A part le petit commerce et le commerce spécial des tapis, des étoffes, de la bijouterie, des objets d’Orient, l’article arabe en un mot, tout le commerce de l’Égypte passe entre des mains européennes. On trouvera peut-être que le malheur n’est pas grand. Ce qui est plus triste, c’est que la propriété aussi échappe graduellement aux indigènes. Je parle de la propriété rurale. Quant à la propriété urbaine, il va sans dire qu’elle ne subit pas d’impôts lorsqu’elle appartient aux Européens. Les Européens ne paient pas une seule piastre pour les maisons et les jardins qu’ils possèdent dans les villes. Il y a mieux, ceux d’entre eux qui habitent des maisons appartenant aux indigènes s’y regardent tellement comme chez eux, qu’il est bien souvent impossible, soit de leur faire acquitter leur loyer, soit de leur faire abandonner l’appartement qu’ils occupent à l’expiration de leur bail. C’est un droit pour eux de rester où ils se trouvent bien, et si ce droit n’est pas inscrit formellement dans les capitulations, il y est à coup sûr sous-entendu. J’ai été témoin à cet égard de nombreux faits qui seraient à peine croyables en Europe. Tous les travaux exécutés pour l’éclairage, l’entretien et la décoration des villes sont donc uniquement supportés par les indigènes, c’est-à-dire par des gens qui en souffrent plus qu’ils n’en jouissent ; mais ce sont là des détails insignifians. Ce qui a une réelle importance, je le répète, c’est la question de la propriété rurale. La terre, aussi bien que le commerce, passe depuis quelques années entre les mains des Européens. Grâce aux exactions de toute sorte auxquelles on le soumet, le fellah ne peut plus rester propriétaire. Jadis, sous Saïd-Pacha, il payait sans peine ses impôts avec le revenu de ses biens : il lui restait encore de quoi vivre largement dans un pays où la vie matérielle est à si bon marché. Au commencement du règne d’Ismaïl-Pacha, son bonheur était plus grand encore. La crise du coton, provoquée par la guerre d’Amérique, avait plus que doublé ses revenus ; ce qu’il vend aujourd’hui 3 livres sterling, il le vendait alors 8, 10 et jusqu’à 12 livres. Aussi semait-il partout du coton ; l’on disait communément qu’il en faisait pousser jusque dans sa chambre à coucher, ce qui n’avait rien d’invraisemblable, car sa chambre à coucher, construite tout entière en boue, n’a d’autre plancher que la terre. Jamais le fellah n’avait connu une pareille prospérité. Mais les infortunes n’ont pas tardé à venir. La crise du coton terminée, les revenus du pays ont diminué dans une énorme proportion ; les dépenses du gouvernement et les exigences du fisc ont suivi une marche inverse. Peu à peu elles ont augmenté d’une manière effrayante, et le fellah a dû livrer au trésor tout ce qu’il possédait, toute la réserve qu’il avait enfouie sous terre ou dont il s’était servi pour acheter des objets précieux. Il ne lui restait plus que son champ ; il est en train de le livrer ! Chaque fois qu’on lui demande un impôt à bref délai et qu’il ne peut pas l’acquitter, il a recours à un étranger, lequel lui offre aussitôt l’argent dont il a besoin, mais à un taux prodigieusement usuraire et moyennant une hypothèque sur sa terre. Quand arrive le moment de payer cette dette, le fellah n’a pas plus d’argent que le jour où il l’a contractée. Le créancier s’adresse alors aux tribunaux, qui ordonnent la vente de la terre. Ignorant complètement les formes de la justice européenne, le fellah ne comprend rien à ce qui se passe. On affiche dans le village la vente aux enchères publiques ; personne n’a de ressourcés disponibles, aucun acquéreur ne se présente ; le créancier seul offre une somme très inférieure à la valeur réelle de la propriété, la plupart du temps une somme qui égale à peine la créance, et il l’emporte immédiatement, faute de concurrens. Un grand nombre de fellahs ont été dépouillés ainsi d’une façon plus que cruelle. Les tribunaux comprennent parfaitement l’injustice qui se commet, mais comment l’empêcher ? Peuvent-ils se dispenser d’appliquer la lettre de la loi ? Peuvent-ils, lorsque le fellah reconnaît sa dette (et le fellah, qui est l’honnêteté même, la reconnaît toujours), ne pas ordonner la vente de la propriété ? Cette vente ordonnée, peuvent-ils empêcher que le créancier n’obtienne pour le prix de sa créance une terre qui vaut cent fois plus ? Au reste, cet accaparement de la terre par des usuriers étrangers s’opère de bien des manières. A l’époque des coupons, lorsque le gouvernement perçoit, comme il l’a fait au mois de mai dernier, les trois quarts de l’impôt de l’année d’un seul coup, il se charge lui-même de vendre la moisson à des banquiers qui font des avances aux fellahs au moyen d’opérations aboutissant à un prêt à 40 ou 50 pour cent. Une nuée de petits usuriers suivent les collecteurs d’impôts dans les provinces ; ils s’abattent, suivant les expressions très justes de M. Valbert, sur le contribuable incapable de payer, « avec des yeux de proie et des mains de rapine. » Ils lui prêtent les sommes nécessaires à l’impôt au taux de 10 à 12 pour cent par mois. On comprend les résultats de pareils marchés. Jadis la terre avait une immense valeur en Égypte ; elle n’en a plus du tout en ce moment. Ce qui se vendait, il y a quatre ou cinq ans, 80 livres le feddan ne se vend plus aujourd’hui que 8 livres. Dans les ventes judiciaires, on peut avoir des terrains de première qualité pour quelques piastres. Une spéculation abominable se fait sur les propriétés. Si cela dure quelques années encore, tout le sol appartiendra aux Européens ; ou plutôt, il y aura deux classes de propriétés : les grandes propriétés des pachas payant l’impôt ouchoury diminué de moitié par la moukabalah, et les propriétés des Européens, héritiers des fellahs, ne payant rien ou presque rien. Que deviendront alors les revenus de l’État dans un pays où l’impôt foncier est tout ? que deviendra le gage des créanciers de l’Égypte ? Il n’est que trop facile de le prévoir.

Encore si les acheteurs européens apportaient en Égypte des mœurs civilisées, douces et philanthropiques ! Mais non. Le fellah a plus à souffrir de ses nouveaux maîtres que des anciens. Il s’est déroulé devant les tribunaux de la réforme une série de procès qui jettent sur ce sujet une vive lumière. J’en choisirai un entre cent. Un certain Haroun Laniado, protégé britannique, exploitait une propriété près de Bilbès ; c’était une abadieh sur laquelle se trouvaient un grand nombre de paysans. Haroun Laniado louait une partie de sa terre à des fellahs ; mais il ne tenait aucun compte des conditions du bail, et son système consistait à prendre, suivant son bon plaisir, tout ce qui lui convenait dans les récoltes de ses locataires sans jamais faire aucun règlement avec eux. Si l’un d’eux essayait de protester contre des spoliations trop odieuses, il le faisait immédiatement enfermer dans une prison qu’il avait construite exprès sur son domaine. Les malheureux prisonniers recevaient de temps à autre un certain nombre de coups de courbache ; on leur enfermait les bras dans des carcans de bois pour les empêcher de résister et on leur laissait cette sanglante machine jusqu’à leur délivrance. Tout le temps qu’ils restaient enfermés, Laniado, se sentant le maître, s’emparait de leur "argent, des bijoux de leurs femmes, de tout ce qu’ils possédaient. La terreur régnait dans l’abadieh. Enfin deux fellahs eurent assez de courage pour protester contre cette exécrable tyrannie ; mais Laniado était protégé britannique, il était couvert par les capitulations ! il a fallu une autorisation de l’agent consulaire pour pouvoir le poursuivre devant les tribunaux mixtes, et cette autorisation s’est fait attendre bien longtemps. Laniado a été poursuivi, combien d’autres ne le sont pas ! La véritable cause de la ruine de l’Égypte, ce sont les usuriers. Mais, parmi ces usuriers, il y en a beaucoup qui ne peuvent être traduits devant les tribunaux attendu qu’ils sont vice-consuls ou agens consulaires. Le croirait-on ? Tel petit état européen qui n’a certainement pas un seul de ses nationaux établi en Égypte y possède cependant dans presque toutes les localités importantes des consuls, des vice-consuls et des agens consulaires. Les usuriers n’hésitent devant aucun sacrifice pour obtenir un titre de ce genre, car la loi internationale qui a établi les tribunaux de la réforme dit en propres termes : « Les consuls, les vice-consuls et toutes les personnes attachées à leur service ne seront pas justiciables des nouveaux tribunaux. » Par extension, on a fait entrer les agens consulaires dans la même catégorie de privilégiés. Or, presque tous les vice-consuls et tous les agens consulaires sont des commerçans. Voilà donc une classe nombreuse de négociais plus ou moins scrupuleux que la loi ne saurait atteindre. Leur commerce est protégé par les capitulations ! Supposons-les naturellement honnêtes ; est-il possible qu’ils résistent à l’impunité complète qui leur est assurée ? Il faudrait pour cela qu’ils fussent des anges et non des hommes ; or on ne voit ni dans la Bible, ni dans le Koran, ni dans aucun livre saint qu’aucun ange se soit jamais aventuré en Égypte.

De toutes les plaies dont l’Égypte a été infectée, celle des usuriers est à coup sûr la plus cruelle. Rien n’est plus facile que de dépouiller un être aussi naïf, aussi doux, aussi ignorant que le fellah. Partout dans les provinces des prêteurs sans scrupule trouvent le moyen de s’emparer, à des prix dérisoires, de sa terre ou de sa récolte. Ils emploient pour cette dernière opération une sorte de lettre de change nommée sened qui est un des produits les plus étranges de cet étrange pays. Se figurerait-on en Europe des effets de change qui contiendraient renonciation de la cause spéciale et matérielle de l’obligation, l’engagement de payer des dommages-intérêts en cas de non acquittement à l’échéance, une clause pénale, la faculté de payer en coton, de longues histoires, protestations et répétitions, des déclarations détaillées de garantie, des légalisations à n’en plus finir d’autorités locales, des constitutions de gages immobiliers et autres transactions ou promesses ? Tout cela se trouve dans les seneds. Les fellahs, qui ne savent ni lire ni écrire, qui ne comprennent rien à ce qu’on leur demande, sont obligés d’apposer en aveugles leur cachet à ces pièces extraordinaires où chaque ligne contient un piège pour eux. Je ne résiste pas au désir de citer un de ces documens, aussi remarquable par le style que par le fond, Véritable modèle du genre et qui en donne une idée suffisante :

Reconnaît devoir celui qui appose son nom par son écriture ci-bas, Mohamed el Nouéhi, sahdéh de Bectares, pour autant reçu de M. Greis Stephanos à Kafs Ellaouedy, la somme indiquée de vingt-sept mille et quinze piastres au tarif, soit deux cent soixante-dix guinées égyptiennes, plus quinze piastres ; et me suis engagé, moi qui appose mon nom et mon cachet ici, de payer cette somme en espèces effectives, cuivre exclu, ou coton de la récolte de l’année 1290 comprise en celle de 1291, au terme de fin Ramadan 1291 ; et lors de l’effectuation dudit paiement de la manière qui précède, nous aurons à retirer le présent sened ; et si M. Greis désire endosser cette somme à un autre, nous n’apporterions aucune opposition, vu, que l’endossement ou non-endossement de ladite somme est assujetti à son désir et à son ordre ; et nous, conformément à notre présent engagement, nous sommes obligé de la lui payer, ou à celui qu’il désire la lui endosser, jusqu’à la dernière piastre. Passé ce délai, et faute de paiement, nous serons obligé de la payer en quelque manière, soit en terrains ou autres ; et en cas que passerait le terme du présent sened, nous serons obligé des dommages-intérêts, suivant la règle des négocians, pour le temps du retard ; et si nous avions payé un à-compte, et qu’il y reste quelque chose, pour ce que nous resterons devoir, il sera aussi payé d’après le mode qui précédé avec les dommages et intérêts, sans qu’il soit admis aucun prétexte de notre part, de quelque façon que ce soit, qui pourra être opposé au paiement.

Le présent a été fait de notre propre consentement, sans aucune contrainte ni violence, et nous avons reçu en cette date, tous les seneds en vertu desquels nous avons reçu ladite somme, et avons en remplacement dressé le présent, pour que le paiement soit effectué ainsi qu’il a été dit ci-avant :

P. T. 27,015.

Je dis vingt-sept mille et quinze piastres au tarif.

Le 1er Rabi Awel 1291

(Signé et cacheté.) MOHAMED EL NOOÉHI, sahdéh de Bectares.

La garantie de Mohamed el Nouéhi, sahdéh, d’abord sur Dieu ensuite sur nous, pour le paiement de la somme de vingt-sept mille et quinze piastres susmentionnée à M. Greis Stephanos dans le terme fixé, garantie de présence et de solidarité, et à défaut du paiement par le susdit, nous serons obligé de l’effectuer de notre part ; et ce pour faire foi.

Le cheik du village,

(Cachet.) IBRAHIM CHEEB.

S’est présenté Mohamed el Nouéhi susnommé, et a déclaré devoir la somme de vingt-sept mille et quinze piastres au tarif susmentionnée, après-lecture à lui faite du présent ; de même Ibrahim Chééb a déclaré avoir garanti pour cela (la somme), et ce pour légalisation.

Le suppléant du mehkémé de Bectares.

(Cachet.)

(Endossement.). -

Payé à l’ordre de M. Ibrahim Daoud la somme ci-contre, valeur reçue en espèces.

Le 2 Ramadan 1291.

(Signé) GREIS STEPHANOS. Pour traduction conforme,

Ismaïlia, le 24 javier 1877.

L’interprète, J.-N. CAMUS.


IV

On voit donc que les colonies européennes avaient de sérieuses raisons pour combattre l’établissement d’un régime régulier en Égypte. Leur opposition était aussi inévitable que celle de la classe dominante turque ; elle avait la même origine et les menées mobiles. Malheureusement, le corps consulaire devait être entraîné à faire cause commune avec elles, non-seulement par intérêt, mais par vanité personnelle. Jusqu’à la création du ministère Nubar, les consuls généraux étaient tout-puissans en Égypte ; le khédive tremblait devant eux ; leur autorité était souveraine comme la force des gouvernemens qu’ils représentaient. Les plus infimes d’entre eux partageaient le prestige qui enveloppait le corps tout entier. Ils pouvaient parler haut, sûrs d’être toujours écoutés et presque toujours obéis. L’usage qu’ils ont fait de cette autorité a-t-il été constamment bon, juste, utile aux intérêts de leurs pays respectifs ? Non sans doute. Le pouvoir absolu produit partout les mêmes effets ; qu’il soit exercé par un vice-roi ou par un consul général, il aboutit fatalement à de fâcheuses conséquences. Ce sujet est trop brûlant pour que nous y insistions ; mais ceux qui connaissent l’Égypte et l’Orient tout entier savent quels sont les inconvéniens du régime consulaire. Quoi qu’il en soit, la nomination de ministres européens qui rejetait, sinon au second plan, du moins à l’extrémité du premier les consuls généraux n’était pas de nature à inspirer à ceux-ci un bien vif enthousiasme. Les diplomates sont sujets après tout aux faiblesses humaines. Faut-il leur en faire un crime ? Ce serait se montrer bien sévère et bien peu psychologue.

On ne doit pas s’étonner non plus si les tribunaux de la réforme, ou plutôt si la cour d’appel d’Alexandrie a éprouvé pour le ministère européen des sentimens analogues à ceux des consuls. Les tribunaux de la réforme avaient dépouillé les consuls d’une partie importante, capitale même de leur autorité ; ils espéraient aller plus loin et la leur enlever tout entière. Conduite par un homme, d’une rare intelligence, mais d’un caractère dangereux ; la cour d’appel d’Alexandrie avait certainement rêvé de jouer en Égypte le rôle que les anciens parlemens jouaient en France sous la vieille monarchie. Pour atteindre ce but, elle avait commencé par s’emparer, avec une remarquable habileté, des pouvoirs du ministère de la justice et de la direction souveraine des tribunaux de première instance. Direction disciplinaire et financière, car les tribunaux de première instance ont été en quelque sorte mis au pas par la cour. Tous les revenus des procès, au lieu d’être versés à la caisse du ministère des finances, sont versés dans une caisse dont le président de la cour d’appel a la libre disposition, ce qui est conforme au reste à une des coutumes financières les plus détestables de l’Égypte, où un grand nombre d’administrations ayant des revenus séparés dont elles usent à leur gré, sans rendre compte de leur gestion à personne, il est presque impossible d’établir un contrôle général du budget. C’est le même président qui nomme tous les agens des tribunaux, depuis les greffier jusqu’aux gardiens, depuis les huissiers jusqu’aux comptables ? Le parquet seul le gênait : cette autorité rivale de la sienne l’offusquait ; peut-être aussi ce contrôle lui paraissait-il insupportable. Il a trouvé le moyen de l’annihiler, sinon de le supprimer complètement. Il ne reste plus aujourd’hui pour représenter le parquet qu’un avocat général français et des substituts indigènes ; tous les substituts européens ont été nommés juges, ce qui était une manière de s’en débarrasser. Le procureur général belge a été évincé. Ayant ainsi concentré ses forces, le président de la cour d’appel a commencé une campagne qui n’a été d’ailleurs ni sans profit ni sans gloire. On se rappelle les nombreux arrêts rendus par la cour contre le khédive dans les procès des daïras[4], arrêts qui n’ont point été exécutés, mais qui n’en ont pas moins contribué à miner le despotisme égyptien. Un de ces arrêts contenait un considérant bien instructif : la cour y déclarait que le khédive n’avait pas le droit de faire des décrets sans la sanction des tribunaux, ce qui équivalait à limiter l’autorité vice-royale par l’autorité du corps judiciaire. Cet empiétement sur le domaine législatif était un premier pas dans une voie qui pouvait conduire loin. De là aux enregistremens de l’ancien régime la distance était courte. Mais la nomination d’une commission d’enquête chargée de codifier les lois du pays et la création d’un ministère européen coupaient court à cette marche hardie. Les tribunaux mixtes allaient donc se trouver eux aussi une puissance déchue, puissance déchue il est vrai d’une usurpation ; mais qu’importe ! ne tient-on pas davantage encore au pouvoir que l’on a pria qu’à celui que l’on a reçu régulièrement ?

Ainsi, presque toutes les forces vives de l’Égypte étaient hostiles à la réforme que le khédive célébrait avec tant de solennité en chargeant Nubar-Pacha de composer un cabinet. J’ai dit que l’opposition des pachas n’était pas bien dangereuse ; mais de même que leur résistance était en elle-même sans portée, de même aussi le concours qu’on pouvait obtenir de quelques-uns d’entre eux, si généreux et si noble qu’il fût, ne devait pas fournir un appui sur lequel il fallût beaucoup compter. S’imaginer qu’on parviendrait à constituer en Égypte un parti libéral indigène, capable de soutenir un gouvernement réformateur, eût été une singulière utopie ! Les fellahs seuls avaient un intérêt personnel aux réformes ; mais qu’attendre d’une race courbée depuis tant de siècles sous la plus terrible des servitudes ? Il n’y a en Égypte qu’une population malheureuse, ignorante, timide, habituée à la résignation la plus fataliste, n’ayant même point l’idée qu’on puisse résister à la tyrannie, — et un souverain absolu dont les moindres ordres sont obéis partout avec une soumission à toute épreuve. Si l’on voulait briser le pouvoir de ce dernier, c’est au dehors qu’il fallait chercher une puissance assez grande pour contrebalancer la sienne, et cette puissance ne pouvait évidemment résulter que d’une coalition intime de la France et de l’Angleterre, imposant souverainement leur volonté commune au vice-roi, prévenant ses velléités de révolte, détruisant entre ses mains toutes les armes dont il essaierait de se servir pour reprendre son indépendance, dispersant toutes les coalitions qu’il tenterait de former pour seconder cette entreprise. L’appui de la France seule ou de l’Angleterre seule eût été insuffisant, par la raison bien simple que la nation écartée des affaires se serait empressée de faire alliance avec le vice-roi pour renverser avec lui l’œuvre de sa rivale. La France et l’Angleterre ont une autorité à peu près égale en Égypte : divisées, elles s’y neutralisent et celle qui se porte du côté du khédive lui assure sans difficulté la victoire ; unies au contraire, rien ne saurait leur résister, rien ne saurait faire équilibre à leur influence combinée devant laquelle toutes les forces locales sont rapidement obligées de plier.


V

Il n’est pas bien sûr que Nubar-Pacha se soit immédiatement rendu compte de ces vérités, pourtant incontestables. Doué d’une rare finesse et d’une perspicacité toute orientale, Nubar-Pacha serait un homme d’état supérieur s’il n’y avait pas dans son organisation politique une grande lacune et en même temps une grande faculté de trop. Il n’est ni administrateur, ni financier, ni jurisconsulte : de là vient qu’il est obligé de s’en rapporter aux autres sur la partie technique du gouvernement, ce qui a quelquefois des avantages, mais quelquefois aussi des inconvéniens. En revanche, son imagination est tellement vive qu’elle lui fait prendre très aisément ses espérances pour des réalités. Il y a du poète dans cet Arménien si souple, si adroit, qui, comme tous les hommes de sa race, est cependant le contraire d’un rêveur. Diplomate consommé, négociateur de premier ordre, son jugement, presque toujours juste quand il s’agit d’apprécier une situation présente, ne l’est plus autant quand il faudrait prévoir l’avenir. En recevant du khédive la mission de former un ministère, sa première pensée a été sans contredit de le composer de ministres indigènes placés sous sa main et de n’y introduire qu’un seul Européen, un Anglais, M. Wilson, le vice-président de la commission d’enquête, et par conséquent le plus en vue, après M. de Lesseps, des hommes qui avaient pris part à cette grande et féconde entreprise d’où le salut de l’Égypte semblait devoir sortir. M. Wilson eût été un simple administrateur, tout le pouvoir politique fût resté entre les mains de Nubar. A tort ou à raison, Nubar-Pacha passe pour un adversaire de la France. Le fait est que, dans la suite de son ministère, il s’est toujours appuyé sur l’élément français ; mais il est incontestable qu’il s’était efforcé d’écarter complètement cet élément de ses premières combinaisons gouvernementales. Les nouvellistes du Caire, — et Dieu sait s’il y a des nouvellistes au Caire ! — attribuaient la méfiance de Nubar-Pacha envers notre pays à des raisons toutes personnelles, aux rancunes d’une vanité blessée. C’était au moins une forte exagération. Nubar-Pacha poursuit depuis bien des années en Égypte, avec des fortunes diverses, une œuvre digne d’un esprit libéral et entreprenant : la destruction de ce régime des capitulations, dont j’ai indiqué tout à l’heure quelques-uns des abus, de ce régime conforme aux mœurs du moyen âge, mais dont les rigueurs, loin de diminuer chez les peuples orientaux qui se sont élevés peu à peu vers la civilisation, n’ont fait au contraire qu’y devenir plus intolérables. Or, il faut l’avouer, c’est en France que ses desseins avaient rencontré jusqu’ici la plus vive opposition. Est-il besoin de rappeler que nous sommes la dernière nation qui ait accepté la réforme judiciaire à laquelle l’Égypte a dû de posséder enfin une justice et des tribunaux ? Toutes les autres avaient adopté depuis longtemps les projets de Nubar-Pacha, les tribunaux étaient même composés, lorsque nous nous sommes décidés à suivre l’exemple général. Il en est résulté pour nous un grand dommage. Nous aurions dû tenir la première place dans ces tribunaux où notre code allait être appliqué ; mais quand nous nous sommes résignés à en faire partie, il était trop tard, les bons rôles étaient pris, les seconds seuls nous restaient. Il n’est pas étonnant que ce souvenir, encore très vif, ait inspiré quelques craintes à Nubar-Pacha sur la conduite que nous risquions de tenir dans une nouvelle entreprise de réformes qui ne pouvait manquer de toucher aussi sur bien des points aux capitulations, et de susciter par suite l’opposition de tous les défenseurs des vieilles citadelles dans lesquelles les chrétiens s’obstinent à vivre en Égypte, comme s’ils y étaient menacés d’un danger quelconque, comme si ce n’était pas eux plutôt qui étaient dangereux pour les indigènes !

J’ai dit d’ailleurs que Nubar-Pacha, politique très délié, n’est ni administrateur ni financier ; il lui était donc difficile de se rendre personnellement compte des services respectifs qu’on pouvait attendre des Français et des Anglais pour la réorganisation matérielle et morale de l’Égypte. Jugeant en observateur, non en homme du métier, il pensait peut-être que les Anglais étaient plus capables que les Français d’établir une comptabilité et une administration régulières dans un pays étranger, puisqu’ils ont une plus grande habitude de la colonisation, leur autorité s’étendant sur presque tous les points du globe, tandis que la nôtre ne s’exerce, hélas ! que sur un bien petit nombre de régions. C’était commettre une grande erreur. Sans nul doute les Anglais ont des qualités de gouvernement bien supérieures aux nôtres ; ils semblent être faits pour commander aux autres peuples, pour jeter dans chaque partie du monde, des colons hardis qui ne tardent pas à y dominer tout ce qui les entoure. Mais de quelle manière cette domination s’établit-elle ? De quelle manière surtout se maintient-elle ? Wellington gagnait des batailles non par tactique, mais par ténacité ; c’est ainsi qu’il a vaincu Napoléon Ier ; il ne faudrait pourtant pas conclure de Waterloo que Wellington fût un plus grand, fût même un aussi grand tacticien que Napoléon 1° « Si l’on me permet cette comparaison, je dirai que les Anglais sont des Turcs de génie, — des Turcs sans le fatalisme et la corruption, — dont l’autorité s’impose d’abord à toutes les races inférieures par l’emploi de la force et se conserve ensuite par le même moyen. Il suffirait d’esquisser l’histoire de la colonisation anglaise pour le démontrer. Mais à quoi bon ? Cette vérité n’est-elle pas mise à cette heure même en évidence par les événemens qui se passent en Asie et en Afrique ? Sans remonter jusqu’au temps, — qui dure encore pourtant, — où les Anglo-Saxons détruisaient les Peaux-Rouges en Amérique, qu’on regarde ce qu’ils font en ce moment des Zoulous. Partout où ils ont rencontré des peuplades absolument barbares, ils les ont refoulées en les exterminant ; là où ils se sont trouvés en face de peuples à demi civilisés, c’est par une oppression violente qu’ils les ont dominés. Il n’y a pas d’exemple d’une race qu’ils aient assimilée. « Les Anglais, disait ici même dans une étude sur l’Inde M. Goblet d’Alviella, n’ont rien de ce qui peut gagner à un conquérant la sympathie des vaincus. Tout en s’efforçant de régner sur l’Inde par l’influence de leur civilisation supérieure, ils lui font trop sentir qu’ils ont conscience de cette supériorité. « Les Anglais sont justes, mais pas bons » (not kind). — Cette réflexion m’a été adressée en termes presque identiques à Calcutta, à Bombay, à Ceylan, partout… Je ne connais pas dans toute l’histoire une domination analogue, où les alliances matrimoniales soient restées aussi rares entre l’ancienne aristocratie nationale et les parvenus de la conquête… De quelque côté que nous nous tournions, nous ne trouvons aucune affinité, aucune sympathie, aucun lien moral ou politique qui puissent retenir les populations de l’Inde sous la domination de l’Angleterre le jour où ces deux cent cinquante millions d’Asiatiques, gardés par moins de cent mille Européens, s’éveilleront à la conscience de leur droit et de leur force[5]. » Un orateur prouvait récemment à la chambre des communes, au moyen de documens officiels, que plus de quatre mille personnes avaient reçu la peine du fouet à Mysore pendant l’année 1877-78. L’Angleterre a donc aussi sa courbache, et c’était une idée assez étrange d’aller chercher dans l’Inde les fonctionnaires chargés de la faire disparaître d’Égypte ! Ce qui oblige les Anglais à recourir envers les peuples qu’ils gouvernent à des procédés aussi énergiques, c’est qu’ils n’ont en aucune manière ce génie administratif qui remplace chez nous le génie politique. L’administration anglaise n’est pas un système régulier, le développement logique d’une idée, d’un plan préconçu ; c’est le produit bizarre de plusieurs forces diverses et souvent contraires, c’est un ensemble fortuit de traditions, d’usages plus ou moins raisonnes, d’améliorations locales, de principes opposés, mais tous conformes aux mœurs de la nation. Cet édifice disparate est excellent pour l’Angleterre ; les Anglais qui s’établissent sur une terre vide l’y transportent sans peine avec eux ; mais ceux qui colonisent un peuple déjà avancé, s’obstinant à ne rien changer à leurs habitudes propres, rencontrent à chaque pas des difficultés que la force seule peut résoudre. Or les Anglais tiennent à leurs méthodes administratives ou antiadministratives autant qu’à leur costume national ou à leur thé. Aucune considération de race ou de climat ne les décide à les changer. L’Égypte est d’ailleurs semée pour eux d’obstacles que nous n’y rencontrons pas. Tout ce qui existe d’institutions politiques et administratives sur les bords du Nil a été calqué sur nos institutions nationales ; ce sont des importations françaises acclimatées par des Français. De plus, notre langue est la langue officielle des administrations et du gouvernement égyptiens. Dans une œuvre aussi délicate que la réorganisation d’un pays, on ne saurait croire quel avantage donne la possession de la langue officielle. Que de fois, durant le ministère commun, les Anglais n’ont-ils pas été obligés de recourir à nous uniquement parce qu’ils étaient embarrassés pour rédiger un décret, une circulaire, un document !

Exclure la France de ce ministère, c’eût été donc commettre une double faute : faute politique qui aurait rejeté notre pays dans le parti des mécontens, faute administrative qui aurait éloigné des administrations égyptiennes les hommes qui étaient particulièrement aptes à les réformer. Par bonheur, l’insistance habile et énergique de notre diplomatie prévint cette double faute. L’Angleterre, qui avait éprouvé à Berlin l’utilité de notre amitié, ne pouvait la compromettre pour nous priver de l’influence à laquelle nous avions droit en Égypte. Elle se contenta de la limiter de son mieux. Durant les malheureuses campagnes pour le paiement du coupon, les Anglais avaient accaparé un grand nombre d’administrations égyptiennes : les postes, les télégraphes, les douanes, les ports, etc. Les finances leur revenaient de droit, vu le rôle que M. Wilson avait joué dans la commission d’enquête. Mais ils auraient fait passer, si cela leur avait été possible, tous les services de l’état dans le portefeuille des finances ! C’est à grand’peine que la diplomatie française parvint à leur arracher les chemins de fer, qu’ils refusaient de livrer aux travaux publics ; quant aux ports, il n’y eut pas moyen de les leur prendre, ils ne voulurent à aucun prix les abandonner. La France eut le bon esprit de céder, sachant qu’elle regagnerait en détail ce qu’on lui refusait en gros. D’ailleurs, pendant les démêlés que la constitution du ministère soulevait entre Londres et Paris, on s’était ému à Rome. L’Italie est une nation particulièrement heureuse, qui a les défauts de tous les enfans gâtés de la fortune : elle ne saurait comprendre que quelqu’un obtienne un succès quelconque à côté d’elle sans qu’elle obtienne aussitôt le pareil. Peu lui importe qu’elle l’ait gagné ou non ! Le hasard l’a trop bien servie jusqu’à ce jour pour qu’elle compte uniquement sur le mérite. Un haut personnage italien était allé trouver M. Wilson à Londres et lui avait dit : — Réclamez pour nous un ministère, et vous aurez toujours notre appui contre la France. — Offre alléchante à coup sûr ! Mais M. Wilson pensa très sagement que ce n’était pas contre la France, que c’était contre les Turcs qu’il fallait lutter, et que, s’il était déjà bien difficile de mettre un Anglais et un Français d’accord, il serait à peu près impossible de mettre d’accord un Anglais, un Français et un Italien. L’entente à deux dure quelquefois, l’entente à trois jamais longtemps. Or il fallait à tout prix s’entendre, si l’on voulait faire en Égypte, non de la politique particulière, exclusive, étroite, mais de la grande politique internationale. A coup sûr, les Italiens établis au Caire et à Alexandrie sont nombreux, mais les Grecs le sont plus encore. Donnerait-on aussi un portefeuille à la Grèce ? Dans ce cas, plus de réformes, puisque les réformes, ainsi que je l’ai montré, devaient porter sur les colonies européennes aussi bien que sur les indigènes. Ce n’est pas parce qu’il y a des Anglais et des Français en Égypte que l’Angleterre et la France prétendaient exercer une action directe sur le gouvernement égyptien ; c’est parce qu’elles sont politiquement obligées l’une et l’autre de sauver ce pays d’une anarchie qui exposerait son indépendance à toutes les aventures. Chose curieuse ! l’intérêt des créanciers consolidés égyptiens, lesquels sont presque tous Anglais ou Français, se trouvait d’accord en cela avec l’intérêt politique des deux gouvernemens ; car, cette anarchie venant à se produire, le gage de ces créanciers disparaissait, il n’en était pas de même des créanciers flottans, c’est-à-dire des fournisseurs, banquiers, courtiers, etc., qui poussent avec ardeur aux folles entreprises, bien sûrs d’être payés tôt ou tard, en argent ou, ce qui vaut bien mieux, en terres. Pour mener leur œuvre à bonne fin, la France et l’Angleterre devaient froisser les intérêts privés d’un grand nombre de leurs nationaux du Caire et d’Alexandrie. Qu’aurait fait, dans de pareilles circonstances, le ministre italien, qui n’aurait eu ni une grande cause politique, ni le gage de créanciers consolidés à garantir, mais dont le mandat aurait précisément été restreint à la défense des intérêts privés de ses nationaux du Caire et d’Alexandrie ? Les prétentions de l’Italie n’étaient donc pas acceptables, mais elles devenaient fâcheuses. C’est en grande partie pour y couper court que la diplomatie française, cessant d’insister sur les attributions du ministère des travaux publics, se contenta de celles qu’elle avait déjà obtenues.

Le ministère Nubar-Pacha fut donc composé de deux Européens : M. Wilson, ministre des finances, et M. de Blignières, ministre des travaux publics. M. de Blignières était depuis trois ans commissaire de la dette, il avait joué un rôle décisif dans la commission d’enquête : c’est lui qui avait rédigé le remarquable rapport par lequel cette commission signalait les abus du gouvernement égyptien et réclamait du khédive la restitution de propriétés acquises pour la plupart avec les deniers de l’état. A côté des ministres européens, Nubar-Pacha avait choisi pour collaborateurs Riaz-Pacha, vice-président de la commission d’enquête, et Aly-Pacha Moubarek, un fellah élevé dans les écoles du gouvernement et parvenu graduellement, grâce à une science peu commune en Égypte, aux plus hautes fonctions. Ces deux choix étaient excellens. Celui du ministre de la guerre, Ratib-Pacha, l’était moins, ainsi que l’événement l’a prouvé. Quoi qu’il en soit, le cabinet mixte offrait aux créanciers de l’Égypte des garanties très supérieures à celles que leur assurait le régime condamné des contrôleurs. Aussi les commissaires de la dette se hâtèrent-ils de donner leur approbation complète à l’organisation nouvelle. Elle fut du reste heureusement complétée par la création d’une fonction importante, le contrôle et la révision des comptes, fonction confiée au commissaire italien de la dette, M. Baravelli. Il eût mieux valu sans doute établir une véritable cour des comptes, qui serait devenue un obstacle de plus aux projets de réaction du khédive, mais les Anglais ne voulaient pas d’une pareille institution. Se croyant sûrs de l’avenir, ils jugeaient inutile de prendre des garanties contre eux-mêmes. Confiance malheureuse, quoique alors assez naturelle ! La nomination de M. Baravelli au poste « d’auditeur général des dépenses et des recettes de l’état » satisfaisait les prétentions de l’Italie dans tout ce qu’elles avaient de légitime. Le ministre des affaires étrangères de Rome, M. Depretis, le reconnaissait avec franchise ; il déclarait sans hésiter à la chambre des députés qu’il n’avait rien à réclamer de plus, « attendu que la position de M. Baravelli équivalait presque à celle d’un ministre. »

Le ministère constitué, chacun se mit à l’œuvre avec son caractère, ses idées, ses desseins particuliers. Une première question se posait. Les ministres européens devaient-ils se considérer comme des fonctionnaires de l’Égypte ou comme des représentans et des mandataires des créanciers ? Devaient-ils songer avant tout à l’intérêt immédiat de ces derniers ou travailler principalement à la régénération du pays ? Devaient-ils, en un mot, se faire Égyptiens ou rester comme des étrangers campés en Égypte pour y percevoir, par tous les moyens, un tribut légitimement dû ? Suivant la réponse qu’on ferait à cette question, il est clair que la conduite des ministres serait différente. Si l’on admettait qu’ils n’étaient établis au Caire que pour s’occuper du paiement des coupons de la dette, il fallait s’attendre à les voir s’entourer d’une administration européenne qui éliminerait complètement l’administration indigène, et qui organiserait tous les services d’après nos méthodes particulières sans aucun souci des traditions, des mœurs, voire même des intérêts du pays. Pourquoi laisser une part quelconque aux Égyptiens ? Pourquoi perdre du temps à enseigner aux hommes du pays la comptabilité européenne ? Pourquoi s’exposer à être mal servi et difficilement compris par des agens locaux, alors qu’il était si aisé de recourir aux nombreux agens disponibles que la France et l’Angleterre étaient prêtes à fournir ? C’est de cette manière qu’une partie des colonies européennes entendait la mission des nouveaux ministres. Habituée à profiter des dilapidations du gouvernement égyptien, pour conclure des marchés, pour faire des spéculations scandaleusement rémunératrices, elle sentait bien que cette source de profits allait se ralentir ; mais on pouvait du moins en rouvrir une autre en s’emparant de tous les postes administratifs de l’Égypte, en les exploitant avec un peu plus de modération que les Turcs, mais avec la même ardeur, en se servant de la protection du gouvernement pour couvrir de grandes entreprises européennes de crédit. Les Européens qui raisonnaient de cette manière étaient d’avis qu’il fallait s’occuper avant tout de faire payer les créanciers ; renoncer, jusqu’à ce que la dette fût éteinte, à diminuer les impôts qui écrasaient les contribuables ; en un mot ne faire porter les réformes que sur un seul point : les détournemens opérés par les fonctionnaires. Pourvu que toutes les contributions fussent versées dans le trésor, peu leur importait que ces contributions restassent odieuses et achevassent la ruine du pays ! D’autres personnes prétendaient au contraire qu’il fallait tenir compte des Égyptiens en Égypte, et que nous avions à faire, non la conquête, mais l’éducation administrative d’une race. Même au prix de certaines difficultés on devait, d’après elles, laisser aux indigènes une part importante dans l’œuvre de la restauration de leur patrie. Les priver des emplois qu’ils étaient aptes à remplir était une criante injustice ; inonder l’Égypte de nos fonctionnaires et nous emparer de tous les traitemens était un acte d’indélicatesse et d’imprudence politiques. Si nous prenions le pouvoir, c’était pour accomplir des réformes, non pour accaparer des places. Et ces réformes devaient s’inspirer d’idées généreuses, non de sentimens étroits. La commission de la dette et la commission d’enquête avaient sans cesse déclaré que les intérêts des créanciers et ceux des contribuables étaient identiques ; c’était le moment de le prouver. Que gagnerait-on à pressurer sans pitié le pays ? on le mettrait aux abois, et quand l’Égypte serait complètement sans ressources, le gage même des créanciers, c’est-à-dire la richesse publique, disparaîtrait.

Les deux ministres européens partageaient cette seconde opinion ; mais, par malheur, il y avait autour de M. Wilson un trop grand nombre d’Anglais imbus des idées qu’on rapporte de l’Inde. On sait que dans l’Inde les emplois publics sont divisés en deux classes : les petits emplois, ceux qu’on a appelés l’unconvenanted service, sont laissés aux indigènes, mais tous les emplois qui ont de l’importance sont confiés à des Européens. On sait de plus que les Anglais n’ont trouvé qu’un moyen de mettre un terme aux déprédations des fonctionnaires européens, c’est d’élever à un chiffre considérable le taux de leurs traitemens. Ce système ayant parfaitement réussi dans l’Inde, n’était-il pas tout simple de l’importer en Égypte ? D’un caractère très bienveillant, n’ayant rien de la rudesse et de la morgue de quelques-uns de ses compatriotes, incapable d’appliquer les procédés violens, mais susceptible de tolérer les faiblesses de l’administration anglaise dans l’Inde, M. Wilson n’avait pas le courage de se défendre contre des sollicitations qui, après tout, ne manquaient point d’une certaine justesse. Les administrateurs égyptiens sont si mauvais qu’il n’y avait rien de trop choquant à les voir disparaître ; mais on affirmait que leurs successeurs anglais n’étaient pas toujours beaucoup plus éclairés ni beaucoup plus dévoués qu’eux. Ils étaient pourtant payés deux, trois, quatre fois plus ! Ces malheureux changemens avaient le double inconvénient d’irriter profondément les indigènes et de blesser non moins profondément les autres colonies européennes, indignées de ne pas partager les faveurs qui pleuvaient sur la colonie anglaise. Il faut l’avouer, l’invasion des administrations financières par des agens anglais a été la première, la principale cause de la chute du ministère européen. Lorsqu’on s’en tenait à la réalité, le mal n’était pas bien grand ; mais dans aucun pays peut-être la réalité n’est plus complètement défigurée qu’en Égypte par l’imagination publique. Deux ou trois nominations malencontreuses avaient suffi pour qu’on en inventât mille. Chaque matin les journaux arabes publiaient la nouvelle d’une prétendue hécatombe de fonctionnaires égyptiens sacrifiés à des fonctionnaires anglais. Ils se livraient aux calculs les plus remplis de fantaisie sur les appointemens de ces derniers. A les croire, le seul budget du ministère des finances coûtait plus que celui de l’état tout entier. Les journaux français, italiens et grecs ne racontaient pas des nouvelles moins extraordinaires. C’était toujours un Anglais de plus qui arrivait en Égypte ignorant également le français, l’arabe, l’italien, les trois langues politiques du pays, l’administration, les finances, le droit, etc. Il recevait tout de suite un traitement qui s’élevait de 80 à 100 livres sterling au minimum ; mais il demandait plusieurs mois de congé, — de congé payé bien entendu, — pour apprendre au moins une des langues usitées en Égypte et pour se mettre un peu au courant des travaux qu’il devait faire. Ces anecdotes ridiculement mensongères, colportées par la presse, grossies par des narrateurs bénévoles, assaisonnées des traits les plus mordans, couraient sans cesse les cafés arabes et européens. Elles ont suffi pour enlever en quelques semaines à M. Wilson l’immense popularité dont il jouissait en arrivant au ministère, et qu’il avait bien méritée en faisant deux ou trois opérations financières qui ont rapporté à l’Égypte les plus grands avantages. On opposait à sa conduite celle de son collègue français, M. de Blignières. M. de Blignières avait eu la force de résister à toutes les demandes d’emplois. Il n’avait amené en Égypte aucun Français, et il n’en avait pris auprès de lui que deux qu’il avait trouvés au Caire en arrivant au ministère. Le premier, M. de Liron d’Airolles, nommé secrétaire général du ministère des travaux publics, avait été secrétaire de la commission d’enquête, et il s’était acquitté de ses délicates fonctions, qui lui avaient fait connaître le pays dans tous ses détails, avec une rare netteté d’esprit. Le second, Rousseau-Bey, ancien élève de l’Élève polytechnique, était depuis si longtemps établi en Égypte qu’il était devenu presque Égyptien ; ingénieur distingué, chargé jadis des daïras, il était plus à même que personne d’être le directeur général de la partie technique des travaux publics. Ainsi, tandis que tous les bateaux à vapeur apportaient, au dire des journaux, de nouveaux fonctionnaires anglais, on n’en avait pas vu un seul débarquer à Alexandrie des fonctionnaires français. C’est avec les élémens qui se trouvaient dans le pays que M. de Blignières avait composé son administration. Tous les postes d’inspecteurs généraux, d’ingénieurs en chef, d’ingénieurs ordinaires avaient été confiés à des indigènes. Aucune mesure ne pouvait être plus sage. Sans parler de l’intérêt de l’influence française que cette habile réserve garantissait bien mieux qu’un empressement intempestif, le rôle des ingénieurs, étant données la pénurie du Trésor et l’impossibilité de faire de grandes dépenses pour les travaux publics, se réduisait à une seule chose : le service de la crue du Nil, c’est-à-dire l’entretien des barrages, des digues et des canaux. Ce service est capital, puisque toutes les récoltes du pays en dépendent. Il eût été très imprudent de le confier à des Français qui n’en auraient pas eu l’habitude. La plus légère faute, l’oubli le plus simple, auraient suffi pour amener une catastrophe. En admettant même que cette faute ne se produisît pas, que cet oubli fût évité, le même résultat pouvait être atteint grâce à la mauvaise volonté des indigènes exécutant mal ou n’exécutant pas du tout les ordres donnés par des Européens. Se figure-t-on quelles colères eût provoquées contre nous une de ces crises, si elle eût éclaté ? D’ailleurs, quelle que soit notre supériorité intellectuelle sur les Arabes, ceux-ci ont une aptitude séculaire aux travaux de la canalisation, et avant d’être aussi au courant qu’eux du service du Nil, nous aurions besoin de longs mois d’études et d’expériences. M. de Blignières avait donc parfaitement raison de laisser aux Égyptiens des fonctions qu’ils étaient plus en mesure que nous de remplir. La popularité que cette conduite lui a value parmi les indigènes, durant les premiers mois du ministère européen, en prouvait l’habileté et la prudence. Peut-être le secret dessein de critiquer le ministre anglais en faisant l’éloge du ministre français entrait-il pour quelque chose dans cette popularité ; mais il est certain qu’elle était vive, unanime, éclatante, et que l’influence de la France en profitait. Personne ne s’avisait de remarquer que, si M. de Blignières avait employé uniquement des Turcs et des Arabes, c’est qu’il avait trouvé parmi eux des ingénieurs capables de remplir leur mission, tandis que, si M. Wilson s’était servi de bien peu de Turcs et d’Arabes, c’était peut-être parce qu’il n’avait trouvé parmi eux aucun financier réellement intelligent ou réellement honnête.

Quoi qu’il en soit, avant même d’avoir agi et par sa composition seule, le ministère européen voyait se soulever contre lui : — 1° le khédive dépouillé de son pouvoir et, ce qui lui était plus sensible encore, d’une grande partie de ses propriétés ; 2° les familiers du palais et la classe turque dominante, chassés de presque tous les emplois et menacés de réformes qui blessaient vivement leurs intérêts, égoïstes ; 3° une fraction notable des colonies européennes, désespérée qu’on clarifiât l’eau trouble où elle avait l’habitude de pêcher, et tous les défenseurs des privilèges que les capitulations assurent aux étrangers, mais qui ne sauraient subsister longtemps avec une administration régulière et libérale ; 4° les consuls, passant du premier au second rang ; 5° la cour d’appel d’Alexandrie, désolée de ne pouvoir jouer le rôle des parlemens de l’ancien régime en face d’une monarchie absolue. — Il était évident que tous ces intérêts menacés, que toutes ces puissances détruites ou affaiblies allaient se coaliser contre le nouveau système. Celui-ci pouvait-il résister à une force pareille ? Oui certainement ; mais à la condition d’être soutenu avec énergie et constance par les deux gouvernemens qui l’avaient fondé. Si la France et l’Angleterre connaissaient leur pouvoir en Égypte, elles sauraient que rien n’y peut résister à leur union ; qu’une démonstration morale de leur part y brise sans peine tous les obstacles. Mais, la France et l’Angleterre ayant douté quelque temps d’elles-mêmes, le ministère européen s’est trouvé en présence d’une armée d’ennemis contre laquelle il lui était impossible de remporter la victoire, et il n’a point tardé à succomber, victime de l’abandon de ceux qui pouvaient seuls le sauver.


GABRIEL CHARMES.

  1. Le feddam vaut à peu près un demi-hectare.
  2. Voyez la Revue du 1er février 1878.
  3. On sait que le firman de 1873 vient d’être aboli par la Porte, mais que les puissances ont protesté contre son abolition. C’est une difficulté de plus ajoutée à celles qui rendent presque inextricable la question de la propriété européenne en Égypte.
  4. Voir à ce sujet, dans la Revue du 1er mars 1878, une excellente étude de M. G. Bousquet.
  5. Voyez la Revue du 1er août 1876.