Un Essai de bonheur conjugal

UN
ESSAI DE BONHEUR



I.

Maintes notices ont paru déjà et paraîtront encore sur le marquis de Giuli, dont la mort inattendue rappelait récemment à nombre d’entre nous ces beaux vers d’Alfred de Musset :

Ne suffit-il donc pas à l’ange des ténèbres
Qu’à peine de ce temps il nous reste un grand nom?

Tous ceux qui ont écrit sur Giuli ont mis en lumière les faits et les pensées qui associeront le souvenir de cette noble nature à la gloire impérissable du pays où elle s’est développée. On a fait connaître l’intrépide soldat dont Charles-Albert serra la main à Novare, et qui courait, il y a si peu de temps encore, comme volontaire, à tous les combats de la Crimée. On a célébré l’écrivain parfois bizarre, mais toujours plein de verve et de franchise, qui froissait et charmait en même temps ses concitoyens en poursuivant avec emportement cette chimérique alliance de ce que l’avenir a peut-être de grand et de ce que le passé eut à coup sûr de généreux. Eh bien! personne n’a parlé cependant du Giuli que nous avons connu et que Dieu a jugé aujourd’hui. On a orné son corps, on l’a embaumé, on l’a revêtu d’habits de parade, on n’a pas touché à son cœur. Pauvre cœur depuis si longtemps traversé par des épées invisibles, puisque nous ne pouvons pas te mettre dans un vase d’or, nous te mettrons dans un vase de verre; chacun pourra voir tes blessures. Je crois qu’elles arracheront encore à certains yeux de ces larmes que tu as tant aimées.

Avant ce mot, qu’un poète de notre temps prête à un prince italien : Hercule, un de mes ancêtres, une marquise de Guiccia, née Giuli, avait dit au siècle dernier : « Vénus, une de mes grand’mères. » Un généalogiste du XVIe siècle rattache en effet les Giuli à la famille Jules, dont fut César, le seul grand homme qui ait eu l’élégance, la finesse et la grâce presque effrayante, tant elle est surhumaine, de la femme. Or les Jules, comme on sait, descendaient par Ascagne de Vénus. Ce qui est bien certain, c’est que jamais homme ne fut plus envahi par l’élément féminin que le marquis Cosme de Giuli. M. de Lamartine en vers et M. de Chateaubriand en prose ont déclaré que ni la politique, ni les lettres, ni l’amour du peuple, ni le culte des rois n’avaient été les vraies fins de leur vie. Ils ont dit ce qui leur semblait la grande joie, la vraie domination de ce monde. Si Cosme eût fait une profession de foi, je crois que, dans son amour pour la royauté d’Eve, il eût été encore plus loin que l’historien de la Gironde et que l’auteur du Congrès de Vérone.

Ce mot tant de fois cité d’un courtisan : « Que n’ai-je servi Dieu comme le roi, » avec quelle vérité Cosme aurait pu le dire, en mettant à la place du roi ces toutes-puissantes souveraines que les révolutions ne détrônent pas! C’eût été du reste uniquement en songeant aux choses éternelles que Cosme aurait pu parler de son continuel souci, de sa pensée dominante avec une sorte de repentir, car il était inépuisable en argumens à la fois légers et solides, lorsque les gens réputés sérieux l’engageaient à quitter pour des soins plus élevés ce qu’ils nommaient ses frivoles passe-temps. Quand il réfléchissait sur le néant de tout ce qu’on lui offrait pour l’enlever à son culte de chaque instant, il éprouvait ce grand étonnement, il exprimait ce sincère dédain, que l’âme originale et tendre de saint Augustin a si bien rendus dans une apostrophe aux hommes graves qui pourrait être signée Byron. Toutefois il n’était pas étranger à ce qu’on nomme la vie publique; il ne s’est jamais montré indifférent à la politique, quoiqu’il jugeât bien sévèrement à part lui cette magicienne vieillie qui a fatigué les pas de nos pères et les nôtres à la suivre dans un jardin qu’on croyait varié, et où l’on voit toujours les mêmes plantes et les mêmes bêtes, que l’on réputait infini, et où chacun va se heurter aux mêmes limites après le même nombre de circuits. Puis je crois qu’il a eu pour la guerre une sérieuse amitié.

Aide-de-camp de Charles-Albert, il vint en France au moment où le Piémont se préparait à lutter contre l’Autriche. C’était du reste depuis longtemps un des hôtes habituels de Paris. Malgré toutes les révolutions qui l’ont bouleversée, la France sera toujours comme au temps de Marie-Stuart le plus plaisant pays du monde et la patrie par excellence de la galanterie. La volupté peut régner à Naples ou à Florence, la corruption dans telle ou telle ville; mais on ne connaît réellement qu’à Paris ce genre d’affection délicate, ce besoin secret, impérieux et raffiné du plaisir qui se mêle à toute chose, qui égaie les plus graves discours, se cache sous les mœurs les plus sévères, et parfume, comme un bouquet de fleurs invisibles, l’air que chaque poitrine respire. Cosme y eut donc ce qu’on appelait autrefois des bonnes fortunes; seulement, comme c’était le moins roué des hommes, quoi qu’en aient dit souvent ceux et celles qui l’ont mal connu, il laissa dans ce gouffre charmant, où se sont engloutis tant de trésors de toute nature, la meilleure part de son âme, son aptitude à être heureux. Quand il reçut à Novare une balle qui lui traversa la poitrine, il avait eu déjà l’occasion de commenter plus d’une fois l’axiome que François Ier écrivait sur une vitre en un jour de mélancolie. Cependant il était encore atteint d’une grande passion pour une femme qui lui écrivait chaque semaine : « Je veux aller vivre avec vous dans votre Italie. Je me sens attirée, comme la Mignon du poète allemand, par le pays où fleurit l’oranger; n’est-ce pas là que fleurit mon cœur? » En attendant, cette Mignon, qui du reste avait assez peu d’analogie avec la petite Bohémienne de Goethe, fleurissait elle-même tous les soirs à l’Opéra, aux Italiens et dans toute sorte de réunions nombreuses, où des hommes qui se piquaient d’être à la fois aimables et graves, enjoués et prudens, accusaient devant elle la témérité des Piémontais.

Cosme, à peine guéri de sa blessure, eut hâte de se rendre en France. Celle qu’il adorait, si elle n’était pas venue le rejoindre dans un pays étranger, à travers tous les accidens d’une grande guerre, pouvait au moins l’attendre à Paris. Ainsi pensait-il en se dirigeant, tout pâle encore du sang récemment perdu, vers les lieux où il comptait trouver les seules joies dont il eût souci. Le pauvre Cosme en fut pour ses espérances : la belle s’était envolée; elle appartenait à un mari qui avait pris en extrême horreur les émotions dont Paris était le foyer depuis les journées de 1848. Émigré prosaïque, le comte de B... avait quitté la France sans méditer aucun projet de retour à main armée, pour n’aller retrouver aucun prince, mais tout simplement pour surveiller des sommes assez fortes placées sur une banque anglaise. Certaines femmes ont un démon qui les pousse à s’efforcer de rendre poétiques tous les événemens de leur vie. « Je suis mariée, disait une lettre adressée à Cosme. Aux heures solennelles de la vie, des devoirs que l’on ne voyait plus deviennent des apparitions formidables. J’ai dû suivre sur une terre d’exil, dans un voyage d’outre-mer, celui dont, après tout, je porte le nom. Ah ! mon ami, je souffre cruellement. » Ce fut Cosme qui éprouva une poignante souffrance. La douleur est à coup sûr un des élémens créateurs de ce monde; pour nombre d’esprits, c’est la source des inspirations les plus hautes. Cosme écrivit sur les événemens auxquels il venait de prendre part un pamphlet qui commence, avec un seul changement de mot, comme une œuvre ardente de Chateaubriand : « Non, je ne croirai jamais que j’écris sur le tombeau de l’Italie... » Un grand bruit se fit alors autour de lui. Il s’était attaqué à cette infernale trinité qui, selon l’auteur du Mémorial, amena la défaite de Waterloo : la lâcheté, la trahison, la bêtise. Qu’on juge des vociférations dont fut entouré le pauvre Cosme. Bien des voix chaleureuses aussi l’acclamaient. Nul ne possédait mieux que lui cette sorte de patriotisme chevaleresque dont l’effet est si puissant quand il paraît sur des lèvres où il peut noblement se montrer. Ce pauvre Giuli, dans tout ce tumulte, aurait pu échapper à son aïeule Vénus; c’est ce qu’il n’essaya pas de faire. La déesse, comme au temps de Phèdre, était attachée à sa proie, ou plutôt je crois que sa proie lui était singulièrement attachée.

Je ne raconterai pas toutes les amours de Cosme; c’est sur un seul point de sa vie que je veux porter la lumière. Si je réussis d’ailleurs à bien éclairer ce point-là, il n’y aura pas une partie de son existence où ne se fasse subitement le jour. Je prendrai Cosme tel qu’il était quand il revint de sa dernière campagne, de cette étrange guerre de Crimée qui, dans un prodigieux éclair, a montré vivant, splendide, tout plein encore de jours glorieux et terribles, ce vieux monde du sang et de la force que tant de gens déjà croyaient mort.

Cosme, en revenant de Crimée, était ce qu’on est convenu d’appeler libre, c’est-à-dire qu’aucune femme ne songeait plus à lui dire : j’ai besoin, pour vivre, de votre vie. Depuis deux années qu’il guerroyait, le chœur des affections passionnées, qui suivait autrefois sa marche, avait eu le temps de se lasser. L’isolement où il s’était trouvé à son retour l’avait affligé d’abord, puis peu à peu il s’était senti dans une disposition d’esprit toute nouvelle. Lui qui avait eu pendant si longtemps, comme nombre de ceux qui sont réputés par le vulgaire ingrats, inconstans et légers, une sorte de tendresse superstitieuse, de culte aveugle pour le moindre souvenir, lui qui gardait, comme ce pauvre Byron, toute sorte de billets stupides écrits par des êtres qui brûlaient ses nobles et charmantes lettres, lui qui passait sa vie à évoquer du pays des ombres, par des accens dignes d’Orphée, les plus insignifiantes Eurydices, il se sentit pris d’un irrésistible amour pour le nouveau et l’inconnu. Or ce qui lui sembla la chose nouvelle et inconnue par excellence fut une machine autour de laquelle cependant il avait bien tourné, mais qu’il s’imaginait n’avoir jamais vue que d’un seul côté : ce fut cette arche antique, ce vieux navire patriarcal, qui, ballotté sur une mer toujours houleuse, attaqué par une race indestructible de pirates, n’en poursuit pas moins sa course avec un air de sécurité benoîte ; en un mot, ce fut le mariage. Nombre de célibataires parmi les plus expérimentés ont absolument les mêmes pensées que Cosme. Ce bonheur conjugal dont ils se sont tant moqués, s’il existait cependant, s’il existait pour les initiés ? Et les voilà rêvant d’un mystère comme celui de la tombe. Pour connaître ce grand secret, il faut se vouer à l’irréparable, franchir un seuil qu’on ne repasse plus : eh bien ! soit, ils auront ce courage. Et ils mettent fin résolument à une vie qu’ils n’oublieront point par malheur. Quand l’hymen vous reçoit dans son royaume, le premier philtre qu’il devrait vous verser, c’est l’eau du Léthé.


II.

Que les gens moraux ne s’indignent pas ! Peut-être en définitive je défends leur cause. Cosme lui-même, en ses jours de sagesse, disait souvent : « Je suis loin de nier qu’il puisse exister, sous la protection de la religion et des lois, nombre d’unions parfaitement heureuses ; c’est ma faute si je ne les ai pas connues. J’ai l’horreur seulement de ce préjugé qui érige en époux modèles ceux qui ont abusé de tous les plaisirs de cette vie. La femme a un singulier instinct qui lui fait repousser l’innocence, je le sais bien. Eve a mieux aimé le diable qu’un homme candide, d’accord. Ne cherchez donc point des Grandissons pour les Clarisses, j’y consens ; mais avant tout ne les livrez pas à de vieux Lovelaces. Il est une race complètement impropre au mariage, c’est celle de ces chercheurs éternels de volupté qui, après avoir embrassé toute sorte d’idoles impures, veulent, dans une étreinte suprême, enlacer la candeur et la jeunesse. Ces gens-là sont des époux de la pire espèce. Si parfois ils évitent certaines mésaventures, ils n’en sont pas moins au-dessous, pour moi, des êtres confians dont les épreuves excitent tant d’injustes railleries. Ils ne sont même pas bons à devenir ce que sont ces honnêtes confesseurs de la foi conjugale. »

Ainsi parla Giuli en maintes occasions ; mais aujourd’hui ce n’est plus de ses paroles qu’il s’agit. Cosme était donc tout étonné de voir pour la première fois le mariage lui apparaître tel que la mort lui était apparue tant de fois, comme un abîme où il avait presque envie de se jeter. Cependant aucune résolution n’était véritablement formée en son esprit. Ce qui lui était démontré, c’est qu’il était en proie, lui, le fils de l’Italie, à un véritable spleen britannique. Le regard occupé encore par tous les tableaux qui passaient devant lui, aucun ciel, aucun objet ne l’attirait ; il était dans cette situation où on laisse aux moindres hasards un empire absolu sur sa vie. Un instinct l’avait conduit à Paris. Paris sera toujours le pays des aventures ; il en renferme plus, à coup sûr, que l’Océan. Un jour que Giuli promenait à travers les Champs-Elysées sa personne inquiète et désœuvrée, il fut rencontré par le baron de Blesmau, qui l’engagea de la manière la plus pressante à venir lui rendre visite en son château de Vesprie, situé à quelques lieues de Paris. Giuli obéit à sa destinée en acceptant son invitation.

Le baron est un irrécusable témoignage de la grande œuvre démocratique qui s’est définitivement accomplie en France. Quoiqu’il soit d’une famille où un sang héroïque a longtemps coulé, aucun homme assurément n’a moins que lui rien qui puisse rappeler un preux. Il fut autrefois de ces légitimistes attendant leur prince, comme les Juifs attendent le Messie, d’une circonstance mystérieuse, imprévue, extraordinaire, dont les hommes doivent bien se garder de se mêler. Seulement il différait en cela de la race hébraïque, qu’avant tout cette circonstance ne devait pas être un orage. Dès que le tonnerre grondait, il fermait sa fenêtre. Aujourd’hui il se dit arrivé au scepticisme de l’air d’un homme qui est convaincu d’avoir été dans sa jeunesse le jouet des dévouemens irréfléchis et des enthousiasmes aveugles, il a inventé un nouveau système pour récolter le colza. Si sa méthode est bonne du reste, je suis loin assurément de le blâmer. Laissons-le, et disons quelques mots sur sa femme. Ce n’était pas à quelques mots qu’on avait l’habitude de se borner, lorsqu’on parlait, il y a quelques années, de Mme  de Blesmau.

C’était une femme tenant un de ces immenses salons qui rappellent, par la multiplicité et par la diversité des figures qui s’y rencontrent, ces fêtes du Brocken où le diable patronne Faust. C’est tout au plus si les morts ne se mêlaient pas aux vivans dans ce lieu de rendez-vous universel, car on rencontrait chez Mme  de Blesmau toute sorte de célébrités bizarres, depuis longtemps disparues, qu’à certaines heures elle avait l’art d’évoquer. Puis c’étaient, dans le vrai sens du mot, les lions de toutes les parties du monde. Nena-Saïb y sera certainement l’année prochaine. Comme nombre des esprits qui se plaisent à régner sur ces sortes de chaos, Mme  de Blesmau était elle-même une nature assez indigente du côté de l’originalité ; mais elle avait une beauté accomplie qui ne s’était pas effacée encore. Dans cet affreux gouffre des années, où tant de divins attraits sombrent tour à tour, plusieurs de ses charmes surnageaient, entre autres une chevelure blonde où se maintenait une triomphante lumière de jeunesse et de grands yeux noirs dont la douceur suppliante aurait dû arrêter le courroux du Temps. Son affection, son amitié, sa tendresse, je ne sais trop comment dire, car je ne veux pas être accusé de médisance, avaient dû être une monnaie fort précieuse; seulement elle avait souvent changé d’empreinte. En ce moment, le profil qui s’y dessinait était la tête busquée, un peu moutonnière, que je n’ai jamais aimée pour ma part, de don Gil Valdez d’Hermosa. Que don Gil soit connu, on me l’a souvent assuré, pour le plus grand orateur de l’Espagne, c’est possible; à coup sûr, c’est un triste Abencerage. On ne sent rien dans les yeux saillans qui éclairent d’une lumière terne sa face molle. Vous ne l’avez pas vu à la tribune : d’accord, et j’avouerai même que j’ai une médiocre envie de l’y voir; mais Mme de Blesmau ne l’y a pas vu non plus. Ce qui la peint tout entière, elle a été fidèle à sa foi dans les réputations établies. Elle a pris avec l’étiquette qu’il portait l’objet qu’on nous expédiait d’Espagne. Enfin, pour un motif ou pour un autre, elle est devenue inséparable de don Gil. Dès qu’on voit à la porte d’un salon les cheveux blonds de Mme de Blesmau, on est sûr qu’on va voir s’allonger la tête du comte d’Hermosa.

Pourtant, il y a de cela quatre années, ces cheveux blonds précédèrent une tout autre apparition que celle de don Gil. Un soir Mme de Blesmau prie le parti, qui coûte de si cruels efforts à tant de femmes, de produire le témoignage charmant et douloureux de son âge. Elle conduisit à un grand bal chez un Américain le personnage important de cette histoire, Mlle Amicie. — Elle n’aura jamais la beauté de sa mère, voilà ce que répétèrent plusieurs contemporaines de la baronne, mues par des sentimens compliqués de justice et de jalousie; mais sans avoir l’éclat victorieux qu’offrait jadis à l’admiration du monde celle dont elle attestait le déclin, Amicie possédait la grâce par excellence : elle faisait rêver, elle faisait sourire; c’était une vraie matinée de printemps. Quoiqu’elle n’eût pas une taille élevée, elle paraissait grande, car ses formes étaient élancées et délicates. Si elle n’avait pas cette éblouissante chevelure que Rubens aurait désespéré de reproduire, elle avait des cheveux d’un blond attrayant et doux qu’on eût dit naturellement voilés par une couche de poudre fine et légère. Ses joues étaient d’un rose joyeux. De petites dents blanches, éveillées et rieuses coupaient le vermillon de ses lèvres. Ses yeux étaient d’un bleu changeant. On pouvait y mettre tout ce que l’on voulait, de la mélancolie, de la finesse, de la gaieté, même de la profondeur. Le grand charme de son regard était de ne se refuser à aucune interprétation. Voilà l’être que dans ses conseils secrets le ciel avait formé pour donner une grave leçon à plus d’un de ceux peut-être qui liront ce récit.

III.

M. de Blesmau avait aux environs de Paris une maison qui valait toutes les villas dont Rome, Naples et Florence peuvent être entourées. C’était une sorte de château moderne, frais, pimpant, éclatant de blancheur, apparaissant comme une fée vêtue de gaze entre des corbeilles de fleurs et des bouquets d’arbres. Des eaux transparentes, des gazons épais, toutes les merveilles que fait naître l’accouplement de la nature et du luxe s’étendaient autour de cette habitation. L’amant austère des champs devait souffrir en approchant de ces lieux, mais ce n’était pas lui qu’on y conviait. On ne recevait à Vesprie que des oisifs ou des gens livrés aux occupations tumultueuses. Si par hasard des philosophes ou des poètes y venaient, c’était quand ils voulaient bouder l’étude ou rompre avec la retraite. Jean-Jacques n’y eût pas trouvé même autant de solitude que chez Mme d’Epinay.

Cependant, le jour même où Cosme y débarqua, il n’y avait par hasard que trois personnes, un ancien officier de la garde royale, vieux beau qui avait enlevé la femme de son colonel dans sa jeunesse et vivait sur cette aventure depuis trente ans, puis la marquise de Courgey et sa fille. La marquise était un des débris des légions séraphiques de la restauration; c’était une Elvire attardée sur une rive de lac où le temps n’avait pas suspendu son cours. Sa fille au contraire, — n’eussent été son éducation, ses habitudes, ce qui l’entourait, — aurait rappelé Manon Lescaut. Qu’elle prît un air langoureux ou une expression souriante, qu’elle affectât le geste mutin ou l’attitude rêveuse, Mlle de Courgey était une invitation perpétuelle au voyage peint par Watteau. Que voulez-vous? elle était ainsi, je ne médis ni n’invente. Dans le meilleur et le plus honnête des mondes, on rencontre souvent des jeunes filles comme Mlle de Courgey, et, qui plus est, on les épouse. Quelqu’un s’en trouve bien, et ce quelqu’un-lâ est parfois le mari.

Après un dîner où avaient été prodiguées toutes les ressources de l’art culinaire, les habitans de Vesprie passèrent dans un de ces salons admirablement préparés pour servir de théâtre aux drames du cœur. C’était une vaste pièce, qui n’affectait de rappeler le goût d’aucune époque. Mme de Maintenon n’y aurait pas plus retrouvé les objets familiers à ses yeux que Diane de Poitiers ou Mme de Pompadour; mais les femmes de tous les temps y auraient apprécié une réunion de choses choisies avec une intelligence exquise pour seconder les ébats d’une coquetterie légère ou passionnée, suivant leurs désirs. Des fleurs précieuses dans de grands vases éclataient là comme une apparition rêveuse de la nature; un piano dans un coin obscur, monde mystérieux et endormi des sons, attendait la main qui l’appellerait à la vie; des meubles de toutes les formes, répandus irrégulièrement ainsi que des îlots au milieu d’un lac, offraient à la causerie intime aide gracieuse et protection sûre. La lumière était disposée habilement; clémente et douce, elle accordait à l’ombre en toute sorte de charmans endroits une hospitalité généreuse, nulle part elle n’était froissante; elle pouvait également laisser venir à elle les jeunes filles dans l’éclat de leur grâce matinale, et ces femmes déjà réduites à l’attrait voilé du soir, qui ont voué au grand jour la haine effrayée des fantômes.

La société se réunit d’abord tout entière dans une même partie du salon, où s’établit une conversation générale; mais le vicomte de Pennin, ainsi se nommait l’ancien officier de la garde royale, ne trouvait encore un peu de verve que lorsqu’il s’aventurait dans des régions où il était difficile aux mères les plus indulgentes de laisser s’engager leurs filles. L’histoire amoureuse des Gaules de 1825 à 1840 était l’œuvre qu’il reprenait sans-cesse. A une parole du vicomte, Mme de Blesmau et de Courgey, avec le tact des jeunes personnes bien élevées, prirent le regard savamment distrait par lequel les vierges mondaines annoncent qu’elles veulent se soustraire à toute souillure, puis, au bout de quelques instans, sans s’être consultées et pourtant d’un commun accord, elles se levèrent; colombes en fuite et non point cependant effarouchées, elles allèrent d’un vol mesuré et paisible se poser à une autre extrémité du salon.

Elles s’abattirent sur un divan rose auprès d’une table consacrée à l’innocente littérature des keepsake. Cosme hésita un instant à les suivre. Pendant longtemps, il avait accordé fort peu d’intérêt aux jeunes filles : ce n’était pas d’elles qu’il faisait dépendre ses destinées; mais, après avoir regardé Mmes de Courgey et de Blesmau, il se sentit tout à coup pris d’éloignement pour les beautés de l’automne, et il fit comme les hirondelles, il alla chercher le printemps. Amicie regardait avec Juliette, c’est ainsi que s’appelait sa compagne, une gravure représentant la vieille du Lido, comme dit un poète que nous avons déjà cité. Giuli se mit à parler de Venise. Tous ceux qui l’ont connu savent comment il improvisait sur le thème le plus banal des variations d’une singulière originalité. Aucun esprit n’eut jamais plus de soudaineté et d’inattendu. On l’accusait souvent d’être paradoxal; il était indépendant de toute chose, même du paradoxe. Naturel et prime-sautier par excellence, il disait constamment ce qu’il sentait, et il avait une manière de sentir qui en faisait le plus gracieux comme le plus profond humoriste qu’à coup sûr j’aie jamais connu. Aurait-il eu cent fois moins de séduction, il aurait encore plu certainement à Mlles Juliette et Amicie, car les jeunes filles ne sont pas accoutumées à être gâtées sous le rapport intellectuel. Si j’osais faire une comparaison bizarre, je dirais qu’elles ressemblent au soldat qui se met à rire au moindre lazzi. Cosme, en leur parlant de Venise, trouva le moyen de les divertir. Il leur raconta l’histoire d’une famille anglaise qu’il y avait autrefois rencontrée ; le portrait d’une jeune miss à l’éternel album leur arracha de grands éclats de rire. Quand il les vit bien en gaieté, il prit plaisir à les faire changer d’humeur. — Je ne devrais jamais, leur dit-il, songer à Venise sans être pénétré de tristesse, car c’est là que j’ai perdu mon meilleur ami, le comte Ascanio Rubieri, qui descendait d’une famille dogale. Il y a quelques années, lors de cet énergique effort qui se fit sur plusieurs points de l’Italie contre la domination autrichienne, Ascanio prit les armes. Il fut tué au siège de Venise, grand fait militaire qui a passé presque inaperçu, car dans notre temps le sang sèche vite; les morts ne vivent que dans le cœur de leurs mères. Moi-même j’avais oublié ce pauvre Ascanio, qui, avant de mourir cependant, m’a écrit une lettre bien touchante. Il me parlait d’une jeune fille qu’il devait épouser et dont il se croyait aimé éperdument. — Ici il y eut dans l’auditoire de Cosme ce mouvement que, dans les assemblées, les sténographes expriment par le mot « attention ». — Il me chargeait, poursuivit Giuli, s’il était tué, de lui porter un souvenir, et de lui répéter quelques-unes de ces paroles sacrées par lesquelles on espère laisser quelque chose de soi dans les cours où l’on a placé son bonheur terrestre.

— Eh bien! interrompirent en même temps les deux jeunes filles, qu’est devenue la pauvre fiancée? Qu’a-t-elle dit, qu’a-t-elle éprouvé quand vous vous êtes acquitté de votre mission?

— Quand je me suis acquitté de ma mission, la fiancée a un peu pleuré, pas assez cependant pour rendre ses yeux rouges. C’est du reste une banale histoire dont je ne voulais pas vous entretenir. J’ai fait la guerre avec bien des hommes qui portaient au cou des cheveux, des portraits, que sais-je? toutes les reliques de l’univers; je n’en sais pas un que l’objet de son culte n’ait abandonné quand la campagne se prolongeait un peu. Je ne connais pas de tendresse qui ait suivi personne au-delà de quatre ou cinq combats et de deux batailles rangées. Il n’est réellement dans les amours militaires qu’une heure sublime, celle des adieux. Quand on part, on s’en va tout imprégné d’une affection héroïque; — Tu sentiras éternellement mes deux bras autour de ton cou, vous crie la dame de vos pensées, tu m’emportes eu croupe! — Elle est de bonne foi, mais peu à peu l’étreinte s’affaiblit, et si votre cheval n’avait pas à porter autre chose que le fardeau adoré, il pourrait faire de longues routes.

— Quels horribles discours vous tenez! s’écria Juliette avec une expression agaçante.

— J’espère, fit à son tour Amicie d’un air pensif, que vous-même ne croyez pas à ce que vous dites? — Pourquoi pas? reprit Cosme; mais je n’ai jamais pensé qu’une chose n’existait point parce que je ne l’avais pas rencontrée. Je crois volontiers au contraire à tout ce que je n’ai pas vu. Ainsi il y a une constance romanesque à laquelle j’ai foi tout comme si j’avais vingt ans.

— A la bonne heure, dit joyeusement Juliette, voilà de bonnes paroles et des sentimens qui méritent d’être récompensés.

Amicie garda le silence, mais elle tourna vers Giuli des yeux où rayonnait quelque chose de si confiant, de si honnête, de si enthousiaste et de si pur, que cet homme, familier avec tant de regards, sentit au fond de lui la fraîcheur d’une nouvelle impression. Puis la pensée, nous l’avons dit, qui s’offrait à son esprit depuis quelque temps lui apparut avec un éclat et une puissance inusités. — C’est peut-être ma femme qui me regarde ainsi, se dit-il à part lui; ma femme! mot étrange et qui me touche. Pourquoi n’aurais-je pas, comme Adam, ma femme et mon paradis terrestre? — Mais le fruit défendu, le diable qui vous joue son premier et son plus mauvais tour. Dieu lui-même qui est jaloux!... Et la lutte éternelle, dont l’issue produit tant de célibats poussés jusqu’aux derniers confins de la vie, s’engagea de nouveau dans son cœur. Toutefois il luttait, et contre ses argumens il y avait ce qui met en déroute la philosophie et les philosophes, deux yeux remplis de la toute-puissance féminine.


IV.

Le château de Vesprie recevait chaque jour de nouvelles visites; un matin Giuli vit arriver don Gil Valdez de Hermosa. Il s’aperçut que la présence de l’Espagnol n’était point pour tous un sujet de joie. M. de Blesmau appartenait à l’espèce assez commune de ces maris qui ont, à l’endroit des amitiés un peu vives de leurs femmes, une tolérance pleine de malveillance sournoise. Il adressait rarement la parole à Hermosa, dont il semblait fort peu apprécier l’esprit. Il avait vu dans l’âme de Clotilde (c’est ainsi que s’appelait la baronne) bien des règnes se succéder. Il attendait sans impatience, mais il voyait toujours avec plaisir la fin de ces gouvernemens variés. Amicie, malgré la douceur de sa nature, n’avait jamais cessé de montrer une réprobation des plus marquées pour toutes les affections maternelles; elle avait voué au comte d’Hermosa une haine particulière. Avec ce pédantisme bizarre dont la pratique assidue du monde. ne garantit pas certains esprits, don Gil avait imaginé d’exercer chez Mme de Blesmau une haute influence domestique, et c’était la pauvre Amicie qu’il avait particulièrement résolu de placer sous son autorité. Il voulut la diriger dans ses lectures, dans ses goûts, dans ses habitudes, jusque dans ses paroles. La jeune fille éprouvait des irritations indicibles que parfois elle se plaisait à montrer. Sûre de n’avoir rien à redouter de sa mère, qui était peu disposée à la tyrannie et qui tolérait, sans les soutenir, les essais despotiques du Castillan, elle avait quelquefois avec ce tuteur illégitime les luttes les plus divertissantes. Quoiqu’elle ne fût point portée à la moquerie, elle trouvait à l’endroit du comte Gil de véritables mots de génie. Jamais aucun journal de Madrid, ni aucun membre des certes n’avait poursuivi Hermosa de railleries plus sanglantes que l’honnête et douce Amicie, quand décidément la colère s’était allumée dans ses jolis yeux. Cosme, qui avait pour l’ami de Mme de Blesmau une très médiocre sympathie, se sentait toujours du parti de la jeune fille dans les débats auxquels il assistait. Il comprenait d’ailleurs, lui qui connaissait si bien le jeu des passions dans son âme, qu’un sentiment nouveau allait disposer de sa vie. Était-il amoureux d’Amicie? C’est pourtant ce qu’il ignorait encore! Il ne pouvait plus se déclarer à lui-même la naissance d’un nouvel amour dans un coin quelconque de son cœur sans une tristesse ou une moquerie également poignantes. Seulement il se disait : En vérité, cette gracieuse enfant m’inspire une fantaisie vertueuse.

Et, comme la lune sortant tout à coup des flancs d’un ciel orageux, la pensée du mariage se dégageait des sombres nuages de son esprit. Il est vrai que c’était alors en cette pauvre âme le signal d’un vrai sabbat. A la mélancolique apparition de l’idée conjugale, c’était sous le cerveau de Cosme une véritable insurrection de spectres. Souvenirs tendres, souvenirs joyeux, tous les fantômes chers à Giuli se révoltaient contre la lumière inattendue qui s’introduisait dans leurs ténèbres. Cette révolte devait être vaine. Déjà le descendant des Jules appartenait fatalement à l’hymen.

Une série de hasards semblèrent faire vis-à-vis de Giuli l’office de ces matrones que Fourier, dans une page pleine d’une verve ardente, mais un peu brutale, représente poussant l’homme au mariage comme on pousse le bœuf à l’abattoir. Un jour, au milieu d’un bois, Cosme fut amené à échanger avec Amicie des paroles sérieuses de tendresse. Les hôtes de Vesprie avaient organisé une promenade. Mlles de Blesmau et de Courgey devaient monter à cheval avec le marquis de Giuli. Leurs mères devaient les suivre en calèche avec le comte d’Hermosa et le baron de Blesmau. Au dernier moment, le baron, fidèle à sa répulsion pour la société de don Gil, prétendit qu’il avait à surveiller un essai de grande culture; puis il se trouva que Mlle Juliette, dans la cargaison des toilettes qu’elle avait apportées à Vesprie, avait précisément oublié son habit de cheval. Grand désespoir de cette beauté, qui se résigna de fort mauvaise grâce à prendre dans la calèche la place que M. de Blesmau laissait vacante. Amicie se trouva donc sans compagne pour monter à cheval. Don Gil voulut lui faire comprendre qu’en pareil cas une jeune fille bien élevée renonçait à ce plaisir. L’Espagnol eut des airs anglais. Monter avec un jeune homme, quelle inconvenance! Amicie regarda sa mère, dont les yeux n’avaient jamais pu prendre une expression sévère. Après ce regard, elle répondit au malheureux don Gil de manière à lui faire perdre pour longtemps le goût des conseils : — Votre opinion a un prix inestimable, je le sais, en certaine matière, monsieur le comte; mais en celle-ci, permettez-moi de vous dire qu’elle n’a, pour moi du moins, aucune valeur. Ma mère ne se choquera point, ni Mme de Courgey, j’en suis sûre, ni Juliette, j’imagine, ni, je crois, aussi M. de Giuli : vous serez donc seul à être indigné, et comme vous êtes accoutumé à respecter les majorités, vous laisserez là votre indignation, je l’espère. Je dis « je l’espère » par courtoisie. — Là-dessus profonde révérence et sortie joyeuse de la jeune fille, qui reparut prête à monter à cheval dans ce costume qui donne aux femmes, lorsqu’elles ont le visage frais et la taille mince, quelque chose de pur et de hardi.

— Un de nos grands poètes, lui dit Giuli, a créé l’ange de l’assassinat, vous êtes l’ange de l’équitation. — Et riant lui-même de cette sottise, il s’élança sur une jument ardente qu’il montait avec vigueur et souplesse. On se mit en route, les sentimens fatigués déjà en voiture et les amours naissantes à cheval.

On s’engagea dans un bois de haute futaie disposé avec art pour les chasses à courre. Cosme et Amicie, laissant la calèche qu’ils escortaient rouler doucement sur un terrain sablé, mirent leurs montures au galop. Les chevaux donnent des ailes au cœur. Au bout de quelques instans, Giuli se sentit presque heureux. Un ciel d’été, de grands arbres, cet éternel attrait de la nature, qui depuis les premières heures du monde semble toujours près de nous révéler un grand secret, maints charmes se réunissaient pour agir sur un esprit prompt à toutes les espèces d’émotions. Amicie avait vraiment de la beauté. Toute femme qui monte à cheval avec audace, à moins que Dieu ne l’ait dépourvue de toute grâce, mérite au moins un moment qu’on lui adresse les paroles d’Othello à Desdémone : « Ma belle guerrière! » En la regardant, Cosme éprouva tout à coup un élan inattendu d’espérance. Peut-être brillait-elle dans ces yeux charmans, derrière ce voile vert, la pierre philosophale dont la poursuite lui avait coûté les plus fécondes richesses de son cœur. Chez Cosme, la pensée et l’action s’unissaient comme la poudre et le boulet dans la gueule embrasée du canon. « Pourquoi ne l’aimerais-je pas et pourquoi ne lui dirais-je pas que je l’aime? Allons, mes lèvres, tâchez de répéter encore avec ardeur ces vieilles formules murmurées tant de fois! » Puis, se penchant à l’oreille de la jeune fille : — Savez-vous, dit-il, qui le comte d’Hermosa aurait dû empêcher aujourd’hui de monter à cheval?

— Ce n’est pas moi, répondit-elle joyeusement, qui suis en ce moment si heureuse.

— Non, c’est moi, qui tout à l’heure peut-être serai malheureux. — Et toujours aiguillonné par la course : — Aussitôt que je vous ai vue, ne vous êtes-vous donc pas aperçue que j’allais vous aimer? Aussitôt que vous m’avez parlé, n’avez-vous donc point compris que je vous aimais?

Une branche d’arbre enleva le voile d’Amicie. Il saisit ce tissu tiède encore d’une haleine virginale, il y plongea sa bouche. — Reprenez ce voile, dit-il, avec le baiser que je viens d’y mettre, et je dis adieu à toutes les tristesses de ma vie; rejetez-le, et ma foi! je dis adieu à ma vie elle-même.

On continuait à galoper. Cette déclaration équestre, pleine de fougue et d’imprévu, était débitée avec tant de vaillance et de franchise, qu’Amicie prit lestement le voile et le remit à son chapeau sans mot dire. Pour ne rien céler, l’aimable fille s’attendait à l’aveu de Giuli, et ne le redoutait point. Malgré les gens qui l’entouraient, la région où elle s’était développée, elle avait gardé une nature droite, simple et même candide. C’est là ce qui devait avant toute chose la livrer à un homme, sinon corrompu, du moins versé dans tous les secrets de la vie. Clarisse appartiendra toujours fatalement à Lovelace. Ne vous attendrissez pas trop cependant. C’est dans le roman qu’elle meurt; dans la vie, elle prospère, elle se moque de celui qui l’a initiée à la science du bien et du mal. Elle regarde en riant ce pauvre serpent qui la contemple avec une sorte d’effroi honnête et mélancolique, tandis qu’elle mord à belles dents le fruit qu’il lui a montré.

Tout contribua, je l’ai dit, à livrer Cosme au mariage. Le soir de cet aveu fait au galop. Mlle de Courgey n’imagina-t-elle pas d’entrer en rivalité avec son amie? Cela devait être. L’amitié féminine, on le sait, n’a jamais été qu’un prétexte à mille jeux charmans et à mille affreux tours. Pendant qu’Amicie servait le thé, Juliette trouva le moyen, dans un coin du salon, d’entretenir le marquis à voix basse. Avec cette témérité de jeune fille qui déconcerte souvent les hommes les plus versés dans la science du monde, elle entra dans le vif des pensées où Giuli s’enfermait depuis plusieurs jours. — Vous êtes épris d’Amicie, lui dit-elle; sous peu, vous serez son mari. — Cosme lui jeta un regard étonné. — Vous savez, poursuivit-elle intrépidement, si celle que vous aimez m’est chère; mais excusez une franchise qui doit vous paraître bien bizarre et à laquelle je me livre ce soir : je ne sais trop pourquoi, c’est une union qui m’effraie pour elle et pour vous, Alors elle fit deux portraits, l’un de Cosme, l’autre d’Amicie, qui, pour être dus à un pinceau inexpérimenté, ne laissaient pas, il faut en convenir, d’avoir une certaine vigueur de coloris. Giuli était un peu défectueux, c’était une étude trop forte pour elle; mais Amicie était d’un style magistral, comme on dit, et Dieu sait qu’elle n’était pas flattée. Une sorte de Charlotte, moins l’intelligence rêveuse et la grandeur domestique, c’est-à-dire un être doux, faible, léger, incapable de grande passion, voilà comme elle représentait son amie. — Je ne vous donne pas quinze jours, dit-elle à Cosme en manière de conclusion, pour traiter votre femme comme les enfans traitent leurs jouets; vous la briserez afin de savoir ce qu’elle renferme, et vous ne trouverez rien. Heureusement, ajouta-t-elle en souriant, qu’Amicie ne sera pas aussi irréparablement cassée qu’une poupée de Nuremberg. Rassurez-vous, je me suis servie d’une comparaison; je veux dire tout simplement qu’emporté par toute sorte de curiosités inquiètes auxquelles la pauvre fille ne sera pas en état de répondre, vous lui ferez subir des souffrances morales bien inutiles; mais elle guérira de ces souffrances-là, et, malgré cette douceur que je lui connais, monsieur le marquis, quand sa guérison sera accomplie, si vous essayez sur elle de nouvelles tortures, elle trouvera assez d’énergie pour s’y soustraire.

Cosme aimait l’esprit, même quand il lui était hostile, quand il combattait un de ses goûts, quand il frappait une de ses illusions, et un moment Mlle de Courgey, qui n’avait vraiment manqué ni d’originalité, ni de verve, ni de malice, fut sur le point de l’ébranler; mais Juliette, qui vit le succès de sa manœuvre, eut l’idée malencontreuse d’en démasquer trop tôt le but. Elle essaya un éloge sentimental d’elle-même, et dans cette tâche l’inspiration l’abandonna. Ce fut une conjuration rompue. Amicie profita de ce qui venait d’être tenté contre elle. Cosme la regarda; précisément en cet instant elle servait le thé avec une délicatesse, une réserve, une grâce chaste et digne, qui la faisaient ressembler à une Hébé chrétienne. La pauvre Juliette au contraire, sur laquelle il ramena son regard, manquait complètement, il faut en convenir, de cette austérité dont il avait la fantaisie d’être épris. Elle lui rappelait les débuts de mainte aventure. C’était la préface de cet éternel roman qu’il n’avait plus le courage de lire jusqu’à la dernière page. — Amicie, se dit-il, charmante révélation d’un monde nouveau, c’est vers toi que s’en va mon âme! — Et, quittant brusquement Juliette, il se dirigea vers la nouvelle souveraine de ses destinées.

Ce qui porta le dernier coup à Giuli fut un incident d’une nature toute particulière, délicat et pénible à raconter, que je ne veux point pourtant passer sous silence. Il y a des détails où doivent se résoudre à entrer certains récits, destinés comme les débats judiciaires à faire sortir bon gré, mal gré, la vérité de son puits. J’ai dit, je crois, que le parc de Vesprie rappelait les jardins du XVIIIe siècle par les recherches et les élégances de toute nature qu’on y avait entassées. Il renfermait, entre autres ornemens, une sorte de construction champêtre dans le goût des chalets de Trianon. C’était un pavillon en bois rustique curieusement travaillé, avec une couverture en chaume propre, lisse, brillante, et des fenêtres à vitraux coloriés. Cosme rencontra un matin devant ce pavillon Mlles de Blesmau et de Courgey. Les deux jeunes filles venaient visiter cette retraite; elles lui permirent d’y pénétrer avec elles. L’intérieur de l’ermitage répondait à ses dehors. Il y régnait un jour mystérieux caressant une tenture soyeuse et se jouant à travers des meubles gracieux. Une table svelte portait des romans et des fleurs, ce double luxe du monde apparent et du monde caché. Toute habitation humaine où l’on entre pour la première fois offre un genre d’attrait vif et singulier. Maintes rêveries, maintes pensées qu’y ont laissées des êtres inconnus vous reçoivent comme des hôtes invisibles. Giuli se livrait entre les deux jeunes filles à une agréable songerie, quand il entendit une voix vibrante : c’était celle d’Antonin Guéroux, ce peintre qui reproduit avec tant de verve les scènes que les Anglais appellent de high life. On ne peut nier qu’Antonin n’ait infiniment plus d’élégance dans son pinceau que dans sa personne. Il tient à honneur de conserver, dans un monde où cependant il se plaît à vivre, les souvenirs de l’atelier. — Je veux, dit-il, que mes pieds ne secouent jamais la poussière de la patrie.

Je n’entends ni le louer ni le blâmer. Je constate seulement une manière d’être dont il va donner une preuve trop éclatante. Amicie avait peu de penchant pour cet artiste; en l’entendant, elle avait mis son doigt sur sa bouche et fermé doucement la porte. — Me disons rien, murmura-t-elle à voix basse, laissons passer M. Guéroux. C’est peut-être un grand peintre, mais à coup sûr c’est un homme insupportable. S’il se joignait à nous, adieu pour moi le plaisir de la promenade. Il me gâte la nature partout ailleurs que dans ses tableaux.

On obéit à ses paroles, et un profond silence s’établit dans le chalet. Cependant Guéroux s’avançait toujours; il était avec un jeune homme dont je tairai le nom, qui lui servait en même temps de Mécène et de Pylade. Arrivé devant le pavillon muet et clos, où il était loin de soupçonner un auditoire caché, Antonin cria sur un ton des plus perçans :

— Voici un petit objet Pompadour qui doit avoir une destination galante et sentimentale. C’est ici que notre hôtesse et son vieil Espagnol viennent tous les deux faire de la bergerie. Là Clotilde échange des paroles ardentes avec Gil, car après tout l’amoureux se nomme Gil. Force lui est bien de dire à l’objet aimé: «Appelle-moi Gil! » À ces paroles, d’un odieux goût, prononcées avec les inflexions de voix que vous devinez, imaginez ce qui se passa dans l’intérieur du pavillon. Feindre de n’avoir rien entendu était impossible pour aucun des trois personnages qui s’y trouvaient. Mlle de Courgey cacha son détestable plaisir sous une expression sévère et triste; une rougeur ardente et deux grosses larmes parurent sur le visage d’Amicie. Giuli fut sur le point de briser la porte et de s’élancer sur Guéroux. Un regard de celle qui lui inspirait cet élan d’indignation chevaleresque l’enchaîna. Se penchant alors à l’oreille de la belle désolée : — Mon enfant, lui dit-il, ma bien-aimée, calmez-vous, je vous arracherai à des personnes et à des choses que vous ne devez pas supporter plus longtemps, vous qui êtes la pureté aussi bien que la grâce. Être charmant, que je respecte et que j’adore, je comprends tout ce qui se passe en vous; mais dites adieu à vos chagrins de jeune fille. Dès à présent, si vous le voulez, ils sont finis. Est-ce à ma femme que je puis dire : Ne pleurez plus?

— Oui, répondit-elle, gagnée par l’élan enthousiaste de Giuli; oui, c’est votre femme qui vous répond, qui vous remercie, et qui sèche ses larmes pour vous sourire.

Et elle lui sourit en effet de manière à rendre brûlantes des natures plus glacées que celle de Giuli. Juliette, elle, ne souriait pas. Elle comprit qu’un tendre mystère venait de s’accomplir à ses côtés. Amicie était persuadée qu’elle venait de donner son cœur; Cosme sentait que dans un élan généreux il venait de donner sa vie !


V.

Quelques semaines après ce jour, voici ce qu’écrivait Cosme à son confident le plus cher :

« Demain le Giuli que je connais ne sera plus; je vais devenir un être nouveau pour moi-même. Je me marie. Depuis hier je me répète sans cesse le mot de Shakspeare : « Dormir, peut-être rêver! » Sais-je de quels songes je serai poursuivi sur l’oreiller conjugal? Rêver éternellement aux choses dont je suis las, dont je suis attristé, que je veux fuir, voilà ce que je redoute dans cette mort où je me précipite. Depuis que je suis dans l’ombre du mariage, maintes choses déjà qui me paraissaient pâles et inertes reprennent de nouveau pour moi la couleur et la vie. Quand je serai demain à côté de cette femme, dans cette église, quel chœur ironique et lamentable de souvenirs j’entendrai chanter autour de moi! J’ai eu cette nuit un rêve qui avait presque l’air d’un songe de tragédie, tant il s’accordait avec ma situation, tant il l’exprimait avec lucidité et énergie. La femme près de qui j’étais agenouillé, dont je tenais la main, à qui je remettais un anneau béni, changeait à chaque instant de visage. Je reconnaissais toute sorte de sourires oubliés, toute sorte de regards que je croyais à jamais disparus, et que je retrouvais tout chargés des mille émotions de mon cœur. Il y a un de ces regards, un regard bleu sombre, où rayonnait avec tant d’éclat encore un bonheur que j’ai cru immortel, qu’il m’a été impossible de le soutenir. Je me suis réveillé. Pendant une heure, je me suis senti une vraie fièvre; j’avais envie de tout abandonner et de courir après celle... Quelle folie! Je devrais être heureux de congédier toutes ces ombres; je veux aimer la compagne que me donnent d’honnêtes et paisibles destinées. Paisibles ! pourquoi? Voilà bien un mot qui m’est inspiré déjà par le tour vulgaire que prend ma vie. Avec l’âme que je me sais, si je suis réservé à cet heur formidable d’aimer ma femme, est-ce la paix que j’aurai conquise? Quoi! par instans je crois sentir encore dans chaque goutte de mon sang les souffrances que m’ont données des créatures dont je connaissais le néant, que je savais faites et vêtues de mes songes : quelle douleur me donnera la seule femme qu’il nous est défendu ici-bas de traiter comme une illusion, l’être à qui la société, plus puissante en cela peut-être que Dieu lui-même, vous unit par des liens plus forts que ceux des premiers époux de ce monde, qu’elle fait plus que de votre chair, qu’elle fait de votre honneur, de votre nom! — Tu parles de paix, mon pauvre Giuli! Aux armes! Tu entres en campagne et tu passes à l’ennemi. Tu es l’ennemi, car je ne puis pas me le nier, après tout, il y a quelques mois encore, le mari, c’était l’ennemi pour moi. Contre lui, tout était permis, même la trahison. Mon expérience dans la guerre que je vais faire sous de nouveaux drapeaux me sera-t-elle utile ou nuisible? Je n’en sais rien. Heureuse fortune de la jeunesse! Voilà ce qu’à propos de la guerre j’ai eu presque toujours l’occasion de dire, quoique j’aie été battu par Radetzky. Or tu n’as plus de jeunesse, Cosme, à moins que tu n’appelles ainsi ce perpétuel bouillonnement qui donne à ton cœur le fatigant et inutile fracas d’un torrent. »

Ce fragment de lettre, je l’espère, vous fait bien complètement connaître l’homme que j’ai promis de vous montrer. Cependant Giuli, le jour de son mariage, ne sembla pas éprouver, ou du moins ne laissa point paraître la tristesse presque farouche qu’en pareille occurrence ne dissimula point lord Byron. Il se mariait à la campagne, on ne fut pas obligé d’aller le chercher au fond du parc. Dès le matin, il s’était habillé avec soin, et paraissait s’être étudié à toutes les allures régulières. A l’église, il eut une tenue excellente. Les pleurs de Mme de Blesmau, qui, à l’étonnement général, se mit à sangloter comme une mère de province, ne lui inspirèrent aucune irritation. Loin de là, il prit lui-même un air attendri qui cependant n’arrêta pas sur ses traits l’épanouissement d’un sage bonheur. Le monde le trouva charmant, sa femme dut le trouver plus charmant encore, lorsque, seul avec elle, il lui dit, en se mettant à ses genoux : — Amicie, regarde-moi, et vois dans mes yeux tout ce que je n’osais pas y laisser paraître. J’ai joué mon rôle. Le monde ne veut voir jamais que des sentimens mesurés et discrets; mais je vous aime d’un amour sans limites et sans frein que j’espère bien garder toujours. Ce sont les sots qui veulent la raison dans le mariage, toute femme y cherche la passion. Tu l’y trouveras, ma bien-aimée.

Cosme était sincère en parlant ainsi. C’était par excellence une âme amoureuse. Puis, de toute manière, je trouve que son langage était fort opportun. Quoi qu’en ait dit Montaigne, je ne crois pas, pour parler vieux français, que vous preniez le bon moyen d’éviter la male chance en apparaissant toujours à votre femme comme un sénateur sur sa chaise curule. Tâchez de ne point lui faire penser que le mariage est une sorte d’état spécial, tout particulièrement solennel et auguste, qu’elle le considère tout simplement comme une forme heureuse et bénie de l’amour. Seulement ne vous bornez pas à promettre, comme Giuli, une passion sans mesure; promettez aussi, et tâchez de tenir votre promesse, une passion unique. Les âmes jeunes sont exclusives; mais nous voici dans le vif de notre histoire.

Ce fut, à mon sens, en trois soirées que Cosme joua et perdit son bonheur conjugal. Pendant trois mois, il avait mené la vie que désigne ce mot consacré : « la lune de miel. » Amicie, dont il me semble que je n’ai pas encore assez parlé, éprouvait pour lui une affection vive, sincère et pleine de grâce. Je ne sais pas si la marquise de Giuli, qui a encore de longues années à passer dans le monde, aura une de ces renommées qui sont le partage d’un si petit nombre de femmes. A vrai dire, je ne pense pas qu’on ait l’idée de renouveler pour elle, dans quelques siècles d’ici, la cérémonie qu’une ville de province vient de consacrer à Mme de Sévigné; mais on ne peut nier qu’elle n’ait une intelligence bien suffisante pour tous les besoins réels de cette vie. Sans avoir rien de vulgaire assurément, elle n’a pas une originalité extrême. C’est la jeune femme telle que les destinées du mariage la livrent à nombre d’hommes, qui, suivant leur instinct ou leur caprice, leur esprit ou leur sottise, leur bonne ou leur mauvaise chance, en font soit l’esprit bienfaisant, soit le génie brouillon et maudit de leur foyer. Si elle ne comprenait pas dans toute la grandeur de son ensemble, encore moins dans toute l’élégance exquise de ses détails, la nature si puissante et si fine de son mari, cette âme était bien loin d’être pour elle un mystère impénétrable : par maint endroit, elle en soulevait le voile; ce qu’elle découvrait lui donnait le désir ardent et tendre d’une complète initiation. Elle aimait cette parole de Cosme, cette parole si bizarrement émouvante, qui n’était ni celle de l’orateur, ni celle du poète, ni celle de l’artiste, et qui cependant offrait le langage de ces trois hommes, avec je ne sais quel ton héroïque et preste où l’on sentait le guerrier et ce qu’on nommait autrefois le courtisan. Souvent, assise à ses genoux, le regardant pendant qu’il parlait, elle s’appliquait ces mots adorables de l’Évangile : « J’ai pris, disait-elle, la bonne place; je me suis mise aux pieds de mon seigneur. » Son seigneur alors l’embrassait, et c’étaient des scènes a précipiter sous le poêle nuptial les plus farouches partisans du célibat.

Ainsi vivaient ces deux époux, quand un soir Cosme, par une malencontreuse inspiration, supplia sa femme de ne pas manquer, comme elle en avait l’intention, à un certain mercredi de la duchesse de Tenais.

La duchesse de Tenais a un de ces innombrables salons qui s’appellent chacun tour à tour, depuis plus de soixante ans, le dernier salon où l’on cause. Elle a écrit autrefois Adolphine de Nisdale, un très agréable roman qui a fourni une fort honorable carrière, n’a fait dire que du bien de lui, n’a vécu ni trop ni trop peu, et repose à présent dans un galant mausolée que chaque jour encore on orne de fleurs. C’est au demeurant une gracieuse femme à qui la malveillance est inconnue, et qui honore l’idéal à sa manière, disait Cosme avec ce sourire à la fois attendrissant et moqueur dont il eut seul le secret. Maintenant, s’il faut être franc, ce qui donnait à Giuli cette affectueuse indulgence pour Mme de Tenais, c’était la comtesse Renée de Matte. Renée était une nièce de la duchesse, nièce chérie imposée à l’adoration de tout ce qui voulait plaire à l’auteur d’Adolphine. Reconnaissons-le du reste, c’était chose facile que d’adorer cette charmante créature. Sans avoir rien de la femme qui écrit. Mme de Matte avait un esprit d’une culture singulière; c’était un jardin merveilleux, où l’on trouvait de tout, des fleurs précieuses, des pelouses élégantes, des allées finement sablées, même de grands arbres et du mystère. Les femmes de notre temps, lorsqu’elles ont vraiment de l’esprit, en ont plus que les femmes d’aucune autre époque. Elles ne sont sous l’influence d’aucune de ces passions passagères qu’elles servirent avec tant d’ardeur dans des luttes oubliées; elles ne sont plus jansénistes, ni molinistes: elles appartiennent aux passions vraies et éternelles. Ce trésor céleste par excellence, ce don divin de la lumière qu’elles partagent avec l’onde, la fleur et le diamant, elles le prodiguent à tout ce qui les attire, et elles sont attirées par maintes choses. De là cette éclatante variété de leur entretien. Je vois d’ici plus d’un sourire moqueur. Je pense ainsi, et Giuli pensait comme moi quand il écoutait Mme de Matte. Mais disons jusqu’au bout une vérité qui du reste ne sera une révélation pour personne : tout Paris a su qu’il l’avait éperdument aimée. Comment, pourquoi cet amour a-t-il fini? Voilà par exemple ce que je ne veux pas dire, ce qui d’ailleurs serait inutile à ce récit. Je puis seulement affirmer qu’au moment où Giuli, pour me servir d’une de ses expressions, prit ce grand et violent parti de se faire mari, Renée était pour lui dans le pays des ombres. Il aurait dii la laisser dans ce pays, ou, s’il eût voulu à toute force évoquer ce gracieux fantôme, ne point faire cette conjuration devant sa femme.

Il y avait déjà une heure à peu près que durait la visite conjugale lorsque Mme de Matte entra. A cet instant même, Amicie, quoiqu’elle fût d’une très réelle ignorance sur l’histoire des salons avant son mariage, regarda son mari et tressaillit : c’était une vraie divination magnétique. Renée a encore une beauté singulière : elle appartient à cette race de femmes qu’un homme très versé dans une certaine espèce d’études secrètes appelle les magiciennes. Ce nom, à mon sens, désigne merveilleusement les filles des sociétés raffinées à ce moment de leur vie où elles opposent au temps des conjurations plus puissantes que ses maléfices. Elles semblent avoir échappé à toutes les lois terrestres, elles bravent également la jeunesse dont le secours leur est inutile et la vieillesse qui fuit devant elles. Il ne leur reste plus qu’à passer déesses. Malheureusement tout à coup leurs sortilèges deviennent impuissans; le miracle cesse, les voilà de nouveau mortelles. Un soir, au commencement d’un hiver, on entend dire : — Avez-vous vu Mme de B... ou Mme de C... cette année-ci? Comme elle est changée! Ce n’est plus elle. — Non, ce n’est plus elle, vous avez raison. — Mauvaises fées, génies malfaisans, puissances ennemies de la beauté et de la splendeur humaines, réjouissez-vous, il y a une vieille femme de plus!

Eh bien! la comtesse de Matte ce soir-là était à l’état de magicienne. Jamais sa taille n’avait été plus souple, son regard plus ardent, jamais sa chevelure noire, d’où pendaient de longues fleurs rouges, n’avait eu plus de voluptueux attraits. Toute sa personne était un véritable élixir diabolique à troubler la cervelle d’un saint. Elle s’assit sur un grand divan placé derrière la table où était le thé. Bientôt Cosme fut auprès d’elle. Il lui présenta sa femme, qu’elle n’avait pas encore vue. Renée eut un sourire charmant pour Amicie; mais pour le pauvre Giuli quel sourire! Quand le destin vous a enchaîné sur le rocher du mariage, c’est ce sourire-là qui vous fait sentir des griffes de vautour. Il y avait peu de monde chez Mme de Tenais. La duchesse, à sa grande joie, put établir une conversation générale. On parla d’un roman et d’un livre théologique. Renée eut une manière ravissante de juger en même temps le livre sacré et le livre profane. — Pourquoi le ciel, s’écria-t-elle, n’a-t-il pas donné à l’auteur du roman la passion du théologien? C’est le livre saint qui est la coupe pleine d’ivresse! — Et la voilà qui sur ce vieux thème de l’amour mystique improvise mille variations. Giuli suivait l’une après l’autre toutes ces agiles et savantes mélodies, résurrection pour lui de tout un passé. Il voulait garder le silence; malgré lui, il prit part à la conversation et s’anima. Ces propos brillans et légers de Renée, c’étaient pour Cosme les Willis de la ballade. Il oubliait, pour danser avec les sorciers, sa fiancée, mieux que sa fiancée, sa femme, qui le regardait d’un air pensif, car Amicie appartenait encore à cette classe d’êtres et à cette époque de la vie où l’on a pour les jeux intellectuels une sorte de sombre moquerie, d’hostilité farouche. Elle contemplait du haut de sa jeunesse et de sa beauté des ébats auxquels elle se dépilait de ne pas prendre part. Elle se promettait quelque mot vengeur sur la comtesse de Matte, quand elle serait seule avec son mari.

Cosme surprit un de ses regards chargés de songerie malveillante, au moment même où il jouissait d’une repartie de Renée qui venait de mettre en relief une de ses paroles. Il avait à coup sûr l’âme trop élevée pour être sensible à des triomphes de salon, mais il avait aussi une nature trop fine pour repousser toute une espèce délicate de plaisirs. Ce n’était pas la marquise de Giuli qui pouvait lui donner cette joie d’un sourire pénétrant dans les plus secrètes parties de votre pensée pour y répandre la lumière et la chaleur; trop de choses étaient inconnues à cette âme nouvellement épanouie. Ce n’était pas elle qui pouvait lui apporter cette aide charmante, cet appui ingénieux que certaines femmes savent prêter à l’homme qu’elles aiment et dont elles sont fières. Quand elle fut seule en voiture avec Cosme en sortant de chez Mme de Tenais, Amicie, pour la première fois depuis son mariage, le trouva muet et rêveur. Elle-même, préoccupée, jalouse, cherchait silencieusement dans son esprit quelque parole amère. C’était ainsi qu’ils regagnaient leur logis; mais la réflexion chez Giuli avait un caractère ardent et mobile. En songeant à la comtesse de Matte, son esprit vint probablement se heurter à quelque pénible souvenir, car tout à coup il jeta sur sa femme un regard où rayonnait le plaisir d’un heureux réveil, il la pressa sur son cœur. — Aimable et cher refuge! s’écria-t-il. — C’étaient-là de malheureuses paroles. Une femme de vingt ans n’aime pas à jouer le rôle de havre pour les vieilles nefs désemparées. Amicie toutefois ne comprit pas d’abord la portée de ces mots, et ne vit que le sentiment qui les dictait. Elle rendit à Cosme son étreinte, et il y eut joie encore pour ces deux êtres dans le royaume de l’hymen. Amicie trouva le moyen de dire pourtant : — N’est-ce pas Mme de Matte qui a écrit Adolphine de Nisdale? — Non, répondit Cosme avec bonhomie, c’est sa tante, Mme de Ténais. — Ah ! reprit-elle toute triomphante d’avoir amené cette écrasante parole, c’est qu’elles ne sont ni l’une ni l’autre de mon temps. — Hélas! mon pauvre amour, lui dit Cosme en souriant, moi aussi, je ne suis point de votre temps. — Vous ! s’écria-t-elle avec un gracieux enthousiasme, vous, mon cher grand homme, mon héros bien-aimé, vous êtes de tous les temps, vous avez des siècles à vivre. — Je ne sais pas si j’ai des siècles à vivre, pensa Giuli; mais je suis sûr d’avoir vécu des siècles déjà, des siècles dont je sens la poussière sur mon cœur.


VI.

Quelques jours plus tard, Cosme racontait ainsi une autre soirée qu’il venait de passer avec sa femme à l’Opéra :

« Hier vendredi, 7 février, j’ai pu savoir quelle était de toutes mes affections passées celle qui a laissé les plus cruels instrumens de torture au démon, au terrible démon des souvenirs. J’ai revu Augusta. C’était bien elle dans tout l’éclat de sa beauté; je retrouvais ce profil de camée qui s’était gravé en moi avec une force et une netteté si étranges, vision intérieure dont je ne pouvais pas me délivrer, et qui a failli détruire ma raison. C’est tout au plus si elle a vingt-cinq ans aujourd’hui. Quand je l’ai connue, elle était aux débuts de cette brûlante et funeste vie où je l’ai suivie avec de folles espérances et des tristesses encore plus insensées, avec toute sorte de joies et de douleurs qui renfermaient également la mort. Elle s’essayait à son rôle de Laïs, et cependant elle gardait une sorte de parure virginale qui était peut-être le plus dangereux de ses charmes. Il semblait que l’innocence se fût faite la complice du vice pour l’orner d’un divin attrait de pureté, dont aucun visage à coup sûr n’a jamais resplendi comme le sien. Cette race d’êtres splendides et déchus, qui semble connaître à la fois tous les secrets ardens de ce monde et le mystère idéal d’une patrie céleste, est assurément chez les hommes la source des plus meurtrières amours. Quelles bizarres ivresses elle m’a données! quelles prières extravagantes je lui ai adressées maintes fois! — Ma chère âme, lui disais-je, ma bien-aimée, ma vie, viens chercher avec moi quelque paradis solitaire où je défierai le plus subtil démon de pénétrer; renonce à ces pompes coupables, à ces vanités douloureuses qui te dégradent et qui m’affligent. Qu’elle devait rire de cette requête mystique! Eh bien! non, elle n’en riait pas, et quelquefois je l’ai vue pleurer. J’ai cru par momens que j’avais vaincu. Je me rappelle un soir surtout. Elle venait de jouer les Sept paroles du Christ, cette étrange mélodie où Haydn a rendu la vision de Klopstock. Sa tête était tournée vers moi, et ses mains étaient restées sur le piano. Je courus auprès d’elle, je me mis à ses genoux, je saisis ses doigts tout ruisselans d’harmonie, ses doigts d’où venaient de tomber des roses célestes, et j’y déposai un long baiser. Puis avec plus de ferveur que, pour mon malheur, je n’en ai jamais assurément apporté dans la maison de Dieu : — Oh! je t’en supplie, m’écriai-je, ne sois jamais qu’à ces choses divines que tu rends si bien, et à mon amour qui, lui aussi, est chose sacrée.

« Il y avait chez ma grand’mère ce charmant tableau du siècle dernier représentant une petite fille poudrée et en falbalas, qui, placée sous une fontaine, essaie avec énergie et gravité d’enlever à un nègre sa couleur de suie. Cette ingénue en paniers n’est-elle pas le modèle que je me suis toujours proposé de suivre? J’ai passé ma vie à vouloir donner aux nègres la blancheur des lis. Ainsi pensais-je en fumant un cigare quelques jours après la soirée où j’avais cru transformer mon Aspasie en une sainte Cécile d’une nature particulière, faisant deux parts de son amour : une pour le ciel et une pour moi. Oui, Augusta m’a aimé, j’en suis sûr; ce n’est pas la voix misérable de la fatuité qui à cette heure encore me le répète, c’est la voix de la reconnaissance et celle de la justice; oui, elle m’a aimé, et cela du reste n’a rien d’étrange. L’amour sérieux, l’amour ardent, l’amour dont le monde antique a fait l’époux de Psyché, ne perd ses droits sur aucune créature parmi celles même qui se vouent avec le plus d’insouciance à tout ce qui est périssable et passager. Mais c’est en vain que j’essayais de faire avec toutes les vertus de mon cœur un philtre pour la rendre à la vie dont elle s’était arrachée. J’obtenais des triomphes de quelques instans qui de jour en jour devenaient plus rares. Un moment arriva où je me séparai d’elle, emportant une blessure dont je désirais passionnément mourir. Je ne suis pas mort. Suis-je guéri?

« Elle était dans une loge d’apparat avec un gros bouquet de fleurs éclatantes, qu’elle portait de temps en temps à son visage, et qui alors offrait un triomphe à la merveilleuse fraîcheur de son teint. Son regard avait ce mystère de certains regards féminins dont je me suis toujours inquiété. Il semble que la beauté, comme le génie, doit avoir quelque secret avec Dieu. Il y avait à côté d’elle une femme jeune, aux formes opulentes, aux couleurs vives, mais aux traits écrasés de quelques courtisanes parisiennes. Elle semblait plus étrange, plus divine encore près de ce masque grossier du plaisir. Puis derrière elle était un personnage grotesque, un homme âgé déjà, au front fuyant, au regard hébété, un de ces laids et ridicules Jupiters que les Danaés devraient repousser loin d’elles quand ils cessent de se transformer en pluie d’or.

« O faiblesse honteuse des hommes! cette bacchante et ce vieux satyre, cette odieuse enseigne de sa vie, voilà qui représente assurément l’obstacle invincible entre elle et moi, voilà qui me rappelle toutes mes colères, toutes mes tristesses! Eh bien! je le sens avec honte, avec rage, avec dégoût, peut-être ce misérable entourage augmente-t-il l’effet de sa beauté sur mon âme et sur mes sens. C’est un jeu cruel du destin que cette rencontre, c’est l’accomplissement douloureux d’une prophétie faite, il y a quelques années, entre une larme et un sourire, entre un soupir et un baiser. — Je te reverrai peut-être, lui disais-je un soir où par les plus tendres paroles elle conjurait mes pensées chagrines, je te reverrai peut-être tout à coup, dans deux ou trois ans, aux Italiens ou à l’Opéra; depuis longtemps déjà nous serons devenus étrangers l’un à l’autre, bien des heures seront tombées une à une sur le souvenir de notre pauvre amour, comme des pelletées de terre sur un cercueil. Tu seras engagée plus que jamais dans la triste vie où les destins cruels t’ont jetée, tu seras belle, parée, divine; qui sait même si tes traits n’auront pas gardé cette pureté étrange qui me rend fou ? mais autour de toi il y aura d’odieuses figures, près de ton adorable visage on verra la grimace du vice. Avec qui serai-je, moi? je n’en sais rien; j’ignore à quelle existence tu me rendras. Tout ce que je puis te dire, à ma chère et fatale souveraine, c’est que toute mon âme tressaillera si tes yeux viennent à se tourner vers moi, c’est qu’une grande joie et une grande douleur enlacées l’une à l’autre sortiront sous ton regard du même sépulcre.

« Cette prédiction s’est donc accomplie. Amicie s’est aperçue de mon trouble : — Qui donc regardez-vous? m’a-t-elle dit avec cette singulière expression, n’est-ce pas cette dame au bouquet rouge? Si vous la connaissez, mon cher Cosme, vous me donnez une fâcheuse idée de vos relations. — J’ai répondu je ne sais quoi, Augusta me regardait : ou ma réponse était bien malencontreuse, ou il y avait dans le regard qui s’adressait à moi une révélation tout entière. Amicie s’est levée brusquement en se disant malade; je l’ai suivie. A peine a-t-elle été en voiture à côté de moi qu’elle a caché sa figure entre ses mains. Je les ai saisies, ces mains délicates, et je les ai couvertes de baisers; mais pas une seule parole n’arrivait à mes lèvres. Le démon qui me faisait muet, qu’il fallait exorciser pour me rendre la voix, c’était Augusta, Augusta qui m’avait envahi tout entier. En rentrant au logis, je me suis dit malade à mon tour, et sans avoir pu trouver un élan expiatoire, j’ai été m’enfermer chez moi….. »

Le lendemain de cette funeste soirée, un soleil presque gai pour un soleil d’hiver envahit la chambre de Cosme, qui s’était débattu toute la nuit contre des visions fatigantes. Giuli fit seller un cheval, obéissant à cet invincible instinct qui nous pousse aux courses désordonnées dès qu’une douleur fond sur nous. Quoique le bois de Boulogne ne soit guère un asile favorable aux cœurs blessés, c’est toujours un bois après tout; peut-être était-ce un lieu d’ailleurs armé d’une puissance particulière pour ce malheureux Giuli, qui trouvait des souvenirs embusqués derrière les buissons de tant de routes. Ce qui est certain, c’est qu’il prolongea sa promenade; à l’heure où sa femme avait toujours l’habitude de le voir, il ne parut pas. Amicie, cédant à une sérieuse inquiétude, entra dans sa chambre. Jusqu’alors elle n’avait guère été blessée que par des ombres, là elle devait commencer à sentir les coups de la réalité.

Il y avait dans cette chambre une sorte de grand secrétaire en laque, à toute sorte de tiroirs, meuble ténébreux dont une jeune femme eût du s’écarter prudemment; mais la légende de Barbe-Bleue est immortelle. Point de main féminine qui ne pousse éternellement la porte derrière laquelle sont les épouvantes. La négligence de Cosme avait d’ailleurs préparé une provocation insensée à la curiosité d’Amicie en laissant entr’ouverts des tiroirs qu’il aurait dû fermer soigneusement. Giuli avait une de ces natures qui ont l’habitude indestructible de traiter avec une perpétuelle insouciance toutes les espèces de périls. Il était de ceux que sur les navires on ne peut empêcher de fumer leur cigarette près d’un amas de poudre. Amicie n’essaya même point de lutter contre la tentation que le hasard lui offrait, et voici ce qu’elle découvrit.

C’étaient de véritables catacombes renfermant toute une longue histoire d’amours trépassés. J’ai déjà dit, je crois, que Giuli ne pouvait se résoudre à rien détruire. Il avait, comme toutes les âmes chez qui le besoin d’affection est une véritable maladie, le culte superstitieux des monumens les plus fragiles, je dirai même volontiers les plus vulgaires de la tendresse humaine. Depuis la lettre qui commence une liaison jusqu’à celle qui la finit, depuis le petit billet provocant où l’on offre une place dans une loge jusqu’à l’épître découragée où l’on vous retire une place dans un cœur, pas un chiffon de papier qu’il n’eût gardé. Puis venait un musée d’objets exhalant un parfum plus séculaire que celui d’un musée antique, malgré tout ce que des sentimens violens et débiles avaient voulu leur confier d’impérissable jeunesse. Le scalpel d’un grand chef huron n’amasse pas plus de chevelures qu’il n’y en avait dans ces malheureux tiroirs. Des mèches blondes gisaient près de boucles brunes. Des gants, des rubans, des pantoufles, des fleurs fanées, rien ne manquait à ce reliquaire mélancolique des passions terrestres. Amicie sentit au fond de son âme un tumulte de pensées nouvelles. Les femmes auront toujours par excellence le goût des choses contradictoires. Elles ne veulent de la candeur à aucun prix chez l’homme qu’elles aiment; elles sont heureuses, elles sont fières de savoir vaguement que rien ne lui est étranger de ce qui fait à leurs yeux la science suprême de la vie; mais si par hasard une lumière soudaine leur découvre d’une manière nette, précise, dans tous ses détails, ce passé qu’elles ont exigé de lui, les voilà qui se livrent à toute sorte de mépris et de colère. En pénétrant dans l’existence de Cosme, Amicie ne pouvait s’empêcher de faire un retour sur son existence à elle. Ces amours innombrables la faisaient songer à l’amour unique qu’elle avait porté avec tant de joie et d’orgueil dans son cœur. « Ah ! se dit-elle, ne dois-je pas mourir à mon tour dans cette âme où tant d’autres avant moi sont mortes? Je m’explique à présent les nuages qui passent à chaque instant sur ce front où mes baisers rencontrent la trace d’innombrables baisers. Quelle parole pourrais-je lui dire que ne renferment ces horribles lettres? Celui à qui je me suis donnée tout entière ne m’a jamais appartenu, ne m’appartiendra jamais; il appartient à toutes ces créatures disparues qui ont charmé sa jeunesse. — Et ses yeux se remplirent de ces larmes avec lesquelles s’écoule l’affection déçue qui les fait verser. En ce moment Cosme rentra. Son bureau ouvert, l’attitude, le visage d’Amicie lui découvrirent ce qui venait de se passer. Il revenait avec l’espoir d’avoir triomphé du souvenir d’Augusta, et le désir de regagner dans le cœur qu’il avait pris pour dernier refuge ce que lui avaient fait perdre peut-être ses émotions de la veille. Il jugea d’un seul coup d’œil les nouveaux obstacles qu’il serait obligé maintenant de surmonter. Il ne vit reparaître un sourire clément sur le visage de la marquise qu’après lui avoir, pendant des heures entières, prodigué mots ingénieux, tendres caresses, regards supplians, tout ce que lui fournissait dans les occasions difficiles sa longue habitude de la vie romanesque. Quand il se releva, car il s’était mis aux genoux d’Amicie, il était, malgré son triomphe, rempli de lassitude et de découragement. Il se disait à part lui ce mot tant de fois répété : Encore une pareille victoire, et c’en est fait de mon bonheur conjugal! Or, comme une semblable victoire était encore la moins mauvaise chance qu’il pût avoir, puisque l’avenir à coup sûr lui réservait plus d’un combat, il pouvait le mettre dès lors, ce bonheur, dans la fatale nécropole où sa femme avait pénétré.

VII.

J’ai dit que trois soirées avaient été particulièrement funestes à Cosme. Laissons-lui la parole encore une fois. Il nous fera connaître en quelques mots le dernier acte de cette pénible trilogie :

« J’ai commis cette nuit la plus impardonnable et la plus inexplicable des sottises. Je viens de conduire Amicie à un grand bal chez la maréchale de P... Jamais je ne l’avais trouvée plus charmante. Elle avait une toilette bleue qui lui allait merveilleusement : c’était une fleur animée, un rêve visible et vivant. Elle semblait m’aimer, et je l’adorais. Je la suivais des yeux avec fierté. Elle dansait nonchalamment, et comme si elle se fût fait violence. Je ne danse pas, et j’ai toujours eu un grand éloignement pour la danse, à qui maintenant je ne pourrais plus rendre que de tardifs hommages. Il y avait dans sa manière d’être une tendre flatterie dont j’appréciais toute la valeur, dont je savourais tout le charme. Eh bien! voilà tout à coup que je rencontre Juliette de Courgey, qui depuis quelques mois a épousé un vieil Anglais, lord Clingham. Juliette, je ne sais trop pourquoi, avait refusé de valser. Elle me fait signe de m’asseoir auprès d’elle, et me demande comment je la trouve, si le mariage l’a changée, si je suis heureux, si ma femme m’aime, si ma vie est close désormais, enfin toute sorte de choses intimes provoquant des réponses périlleuses. Chacune de ses questions est accompagnée d’un regard où se montre la plus franche et la plus audacieuse coquetterie. Dieu m’est témoin que j’ai en horreur toute espèce d’aventures galantes, qu’excepté sous la forme où je pourrais encore le rencontrer près d’Amicie, l’amour m’est devenu odieux. Léger, il me répugne, il m’ennuie comme un dandy; romanesque et passionné, il m’effraie comme un bourreau. Telle est néanmoins la force de l’habitude que je cours au-devant du piège où je serais si penaud de tomber. Je ressemble à ces vieux chevaux de bataille qui dressent sur-le-champ l’oreille au moindre sifflement des balles. Je lui réponds, et je sens dans mes yeux toute cette série de sottes expressions attentives, animées, désireuses, qui me feraient prendre mon visage en horreur, si je le voyais dans une glace. Tandis que je me livre à ce fatal marivaudage, j’aperçois Amicie qui me regarde en valsant, et je comprends tout ce que son regard veut dire. Depuis quelque temps, elle apprend la science de la vie, et, comme tous les écoliers à leur début, elle s’exagère infiniment la portée de ce qu’elle connaît déjà. La voici convaincue qu’elle découvre un grand secret, c’est-à-dire que je suis voué pour toujours aux affections rapides et changeantes. « Je me suis unie à l’inconstance, » voilà ce qu’elle se dit. L’inconstance, elle ne sait pas que j’en suis l’enveloppe, mais que cette passion, comme tant d’autres, est à jamais morte dans mon cœur. J’espère que je pourrai la détromper, et je continue mon manège. La valse finie, elle regagne sa place, je reste où je suis. Juliette ce soir repousse obstinément tous les danseurs. Amicie, en dansant de nouveau, me retrouve auprès d’elle. Cette fois elle ne me regarde plus, elle semble prendre plaisir à la danse. C’est un petit drame qui se complète. Aux reproches a succédé le silence, ce sombre dénoûment de toutes choses. Décidément j’abandonne Juliette; aussitôt la contredanse finie, je vais trouver Amicie, et je lui demande si elle veut partir. Pour la première fois, elle me répond qu’elle s’amuse au bal; puis au bout de quelques instans c’est elle qui se lève et me donne le signal du départ. Tout a tourné contre moi dans l’explication que j’ai provoquée à notre retour. Elle était sérieusement froissée. A tout ce que j’ai pu lui dire elle a répondu d’une manière désespérante, par quelques mots toujours les mêmes, signes certains d’une mauvaise pensée qui s’est établie dans sa cervelle et que je n’en pourrai pas déloger. Elle me répète cette maudite phrase de roman : « L’amour, c’est la foi, et je sens que ma foi est ébranlée. » Un peu de lassitude, un peu de dépit et beaucoup de tristesse m’envahissent. En traversant un salon qui précède ma chambre, je m’aperçois par hasard dans une glace : les glaces ont toujours exercé sur moi un genre d’attraction fort étranger assurément à celui qu’elles ont pour les jolies femmes; je contemple avec une sorte de curiosité mêlée de terreur ces tableaux magiques où l’on voit le personnage par excellence mystérieux et inconnu pour chacun de nous, c’est-à-dire où l’on se voit soi-même. Je remarque au milieu de mon front une grande ride qui est d’un aspect assez chagrin. Je ne la croyais pas si profonde. Cette ride-là, Giuli, c’est le véritable abîme qui existe entre toi et le seul bonheur dont tu te sois jamais soucié. »

A partir du moment où il écrivit ces lignes, Cosme cessa d’être dans la lumière de la lune de miel : il n’aperçut plus que par instans cette riante et sereine clarté. Amicie devint une femme que, malgré toute la sagacité de son esprit et l’expérience de son cœur, il avait à peine soupçonnée. Elle mettait autant d’ardeur à rechercher les plaisirs extérieurs qu’elle en avait mis jadis à les éviter. Cette solitude à deux, où Giuli trouvait tant de bonheur à s’ensevelir, l’ennuyait. Elle n’avait plus pour les paroles de son mari la divine repartie d’un serrement de main, d’un baiser, ou d’un regard doux et profond. Giuli crut pouvoir la ramener par des élans surhumains de tendresse. Il se trompa : ces élans passionnés étaient encore des fautes. Un jour, après des heures pleines de trouble, où les douleurs orageuses de sa vie s’étaient présentées à lui tour à tour, où il s’était livré sans défense aux serres des plus cruels souvenirs, il s’élança tout à coup près d’elle, la prit dans ses bras sans mot dire, et la tint étroitement serrée sur sa poitrine. Elle sembla irritée plutôt qu’attendrie de cette caresse imprévue; elle comprit sans en avoir pitié le besoin de secours qui poussait vers elle cet homme blessé. — Mon ami, lui dit-elle avec autant de discernement que de cruauté, vous venez à moi comme certaines âmes viennent à Dieu, en proie à ces mouvemens fébriles que la vraie piété condamne, parce qu’ils ne produisent rien que d’incertain et d’éphémère. Que puis-je pour vous? Je veux ignorer les maux dont vous avez souffert. Si l’un de nous deux doit être pour l’autre un appui, assurément ce n’est pas moi.

Et comme les yeux de Giuli se remplissaient de larmes : — Allons donc ! s’écria-t-elle, songez que je suis votre femme et non point votre maîtresse. De pareils pleurs sont faits pour couler aux pieds d’une dame semblable à celle que vous avez rencontrée à l’Opéra. Aimez-moi, si vous pouvez encore aimer, avec plus de simplicité et plus de calme.

— Ah! dit Cosme, vous avez raison, je suis un fou; pardonnez à une nature nerveuse qui serait tout au plus excusable chez une femme, qui en vérité est ridicule et presque odieuse chez un soldat. Regardez-moi à présent, je vais sourire. — Et il s’enfuit.

Quand il fut chez lui, il se laissa tomber sur un sofa; il mit sa tête dans ses mains, et il se livra tout entier à ce désespoir où Dieu prend plaisir à plonger les âmes possédées d’un amour dont il n’est pas le but.

Cependant avec les grandes tristesses venaient tous les tracas infimes. Ce qu’il y a de terrible dans l’hymen, c’est qu’au jour de ses colères il ne se borne pas, comme l’amour, à convoquer la troupe majestueuse des douleurs; il n’est pas de misérables chagrins, d’ennuis gauches et rechignés qu’il n’appelle. Cosme eut à subir des tourmens qui devaient amener de fatales violences chez une âme telle que la sienne. Ses goûts étaient méconnus ou froissés dans tous les détails de sa vie. On peut juger par exemple de la répugnance, de l’amertume, de la fatigue que certaines réunions mondaines devaient lui causer. Eh bien ! sa femme imagina de ne plus manquer un seul bal. Elle affecta pour la danse une passion où Giuli sentait un défi cruel et moqueur. Vous représentez-vous ce grand écrivain, ce vaillant soldat, cet homme dont l’Italie était fière, ce bon et noble Cosme faisant le métier de mari dans ce qu’il a de plus détestable et de plus vulgaire, transformé en une sorte de duègne dont sa femme bravait le pouvoir, forcé de supporter les veillées insipides des fêtes, lui qui n’avait encore connu que les veillées augustes et meurtrières de la guerre ou de l’étude? Un incident, en apparence des plus insignifians, des plus mesquins, amena chez lui une explosion de colère qui décida de sa destinée. Un certain soir, il avait fait vainement depuis une heure des signes désespérés à sa femme pour l’engager à sortir d’un bal où un spleen à tuer dix Anglais s’était emparé de lui. Amicie semblait insensible à ce muet langage. Il s’était décidé enfin à lui présenter de vive voix sa requête, quand tout à coup survint un magnifique valseur dans la tenue irréprochable de son emploi, un personnage échappé d’une gravure de modes, un de ces automates perfectionnés, chefs-d’œuvre de la civilisation moderne, qui savent exécuter avec précision des pas variés sur différens airs, et même, en se livrant à cet exercice, former de temps en temps, avec le secours des lèvres, un certain nombre de sons connus. Le vicomte de Presle, c’était le nom auquel répondait cette figure, se tourne vers Giuli, dont il vient d’entendre les dernières paroles. — Je suis sûr, dit-il, que vous n’aurez pas la cruauté d’emmener Mme la marquise, vous qui savez si bien, monsieur, ce qu’on doit au poste de l’honneur. Pour madame, partir avant le cotillon serait une désertion avant un combat.

Rendre l’expression de sottise irritante dont ces paroles furent accompagnées, c’est ce que je ne veux pas essayer. Pour Giuli, ce malheureux danseur, ce fut l’incarnation en un seul être de tous les ennuis vulgaires qui l’assassinaient. Il eut un de ces accès de violence que nul motif ne justifie aux yeux du monde, il répondit à M. de Presle d’une manière si blessante, que le lendemain eut lieu au bois de Boulogne ce duel dont tout Paris a parlé.

M. de Presle reçut dans la poitrine un coup d’épée auquel il ne survécut que quelques instans. Il était jeune, sa grimace était partout la bienvenue, et cette pauvre grimace, il faut le reconnaître, était d’habitude fort inoffensive. On s’attendrit démesurément sur son sort, et Giuli fut accusé dans tous les salons d’avoir été changé en bête féroce par le mariage.

Deux jours après ce duel, Amicie rejoignait sa mère, qui partait pour une terre du Midi, où elle se rendait tous les deux ans. — Des emportemens qu’on pourrait à peine excuser chez un homme au début de la vie, livré aux émotions nouvelles d’un grand amour, ont quelque chose de brutal et d’odieux chez un homme blasé; ils annoncent une âme destinée à faire naître autour d’elle toutes les variétés du malheur. — Voilà ce qu’elle dit à peu près à son mari en s’éloignant de lui, et parmi toutes les ombres qui peuplaient déjà sa vie Giuli désormais peut compter l’ombre de sa femme.

VIII.

J’ai traité Giuli comme il se traitait lui-même. Je ne me suis occupé que de son âme. Son corps souffrait. Sa nature matérielle, ainsi que sa nature morale, était une véritable exception. Rien de plus fragile en apparence que la pâle et délicate enveloppe où vacillait la flamme ardente de sa vie, et cependant nul ne supporta mieux que lui toutes ces fatigues, toutes ces misères qui triomphent des plus vigoureuses organisations. Ce fut un soldat aussi robuste qu’intrépide. Le seul glaive qui pût le frapper mortellement, c’était cette épée invisible qui sut se frayer un passage même à travers la poitrine d’un Dieu. Comme tant d’autres glorieuses victimes, il devait succomber sous le faix des choses humaines. Après le départ de sa femme, sa santé s’altéra visiblement. Au lieu de combattre l’œuvre de la destruction, il prit plaisir à la hâter. Il répudia l’un après l’autre chacun des exercices violens qui lui étaient nécessaires et familiers. Il passait ses journées au fond d’un fauteuil, un cigare ou une chibouque entre les lèvres, mettant entre lui et les choses extérieures le voile de la fumée.

Quelques semaines avant sa mort, un homme qui l’aimait tendrement, qui avait peut-être quelques-unes de ses qualités et à coup sûr nombre de ses défauts, s’imagina un soir d’aller lui rendre visite. Je ne dirai pas le vrai nom de ce personnage, qui craint singulièrement d’être mis en scène. Je le nommerai, si vous voulez, M. de Mestin. Ainsi s’appelait quelqu’un qui fut emporté il y a trois ans par un boulet, et qui n’eût pas craint de prêter son nom à celui que je fais paraître un moment dans ce récit. M. de Mestin se rendit donc un soir chez Giuli; il le trouva seul, au coin du feu, dans sa chambre à coucher, occupé à modeler une figure en terre, car j’ai oublié de dire que Cosme était un peu sculpteur. Comme ces grands artistes qui furent au XVIe siècle la gloire de sa patrie, rien ne lui était étranger de ce qui fait l’honneur et l’ornement de ce monde. La figure qu’il modelait, c’était la sienne. Il n’est point de Giuli qui n’ait son effigie en marbre sur son tombeau. Il se conformait à l’usage de ses ancêtres, et faisait d’avance le modèle sur lequel des mains étrangères devaient travailler.

Il montra à M. de Mestin cette œuvre mélancolique. Sur le sépulcre même qui devait servir de socle à sa statue, il avait gravé ce verset du livre de Job : « Mes jours sont passés, les pensées qui faisaient le tourment de mon cœur sont dissipées. »

— Mon ami, dit-il à son visiteur, j’espère que ces paroles de mon tombeau ne seront point des paroles menteuses. Mes souffrances sont, je l’espère, de celles que l’on quitte avec ce monde.

Alors, en termes pleins de grâce et d’abandon, il se mit à parler des dernières épreuves de sa vie. Loin d’accuser sa femme, ce fut lui seul qu’il accusa. Il énuméra l’une après l’autre toutes les fautes qu’il avait fatalement commises à l’endroit d’une créature qui ne pouvait pas avoir en elle les trésors d’intelligence et de miséricorde dont il aurait eu besoin. — Et pourtant, dit-il en finissant, je ne suis pas tout à fait sûr que le bonheur m’eût été impossible. La femme qui aurait su répandre un baume sur toutes mes blessures existe peut-être; qui sait si je ne la trouverai pas là où je vais? — Là-dessus il sourit, comme il souriait parfois, de ce sourire dont il me semble que j’ai déjà parlé. — Dans mon amour pour l’élément féminin, je crois, dit-il, que je tourne au musulman, et que je vais croire à des houris. Je veux mourir en chrétien.

M. de Mestin lui dit ce que l’on répète éternellement aux mourans quand ils vous parlent de leur fin. — Mais vous ne mourrez pas encore. Dieu vous conservera pour tant de gens qui vous aiment.

— Dieu ne vous entende pas! répondit-il. J’ai eu vers la mort autrefois les aspirations vaguement poétiques qu’elle inspire, je crois, à toutes les natures élevées. Aujourd’hui je la désire simplement et sincèrement. Ceux qui m’aiment! dites-vous? — Et il sourit de nouveau, puis il se tut... Évidemment il craignait de répondre par une parole sceptique à une marque d’affection. J’ai connu peu d’âmes plus vraiment douces que la sienne. — Ceux qui m’aiment, répéta-t-il encore après un moment de silence... eh bien! ceux-là me rejoindront, mon ami, je l’espère; nous nous reverrons.

Le reverrons-nous en effet? Celui à qui furent adressés ces mots ne l’a pas revu. Le lit dressé pour lui dans les ténèbres (je prends à la Bible ses expressions) le reçut quelques jours après cet entretien. Depuis qu’il n’est plus, on a dit sur lui nombre de paroles déjà plus glacées que sa dépouille. Ce que nous avons dit à notre tour retiendra peut-être plus longtemps un peu de chaleur, car ce que nous avons recueilli est le sang des plaies dont il est mort. Nous avons dit le secret de sa vie; Dieu le sait, et elles aussi le savent, celles qui furent toujours entre lui et la gloire, entre le ciel et lui.


PAUL DE MOLENES.