Un Essai d’histoire religieuse - Les Origines du Christianisme d’après M. Ernest de Bunsen

Un Essai d’histoire religieuse - Les Origines du Christianisme d’après M. Ernest de Bunsen
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 712-737).
UN ESSAI
D'HISTOIRE RELIGIEUSE

LES ORIGINES DU CHRISTIANISME D'APR7S M. ERNEST DE BUNSEN.

The hidden Wisdom of Christ and the Key of knowledge, or History of the Apocrypha (La Doctrine secrète du Christ et la Clé de la science, ou Histoire des Apocryphes), by Ernest de Bunsen, 2 vol. in-8o. London, 1863.

Établir en théorie l’unité des dogmes religieux dans l’humanité, si cette unité n’est pas une chimère, serait le but suprême de la science des religions. Montrer que sous leur variété apparente ces grandes institutions cachent une même doctrine fondamentale, ce serait restituer à chacune d’elles le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire et faire disparaître, autant qu’il est possible, l’antagonisme qui les tient séparées, et qui par elles a brisé le faisceau du genre humain. Si cette doctrine universelle, étudiée dans ses principes, venait ensuite à être reconnue pour vraie, nous aurions gagné une belle partie dans le jeu redoutable qui se joue depuis des siècles, car, les sciences marchant à coup sûr dans les voies qui conduisent à la vérité, nous aurions acquis la certitude que ces deux grandes créations de l’esprit, la religion et la science, tendent vers un terme commun où leurs théories doivent à la fin s’identifier. Une telle assurance nous étant donnée, nous aurions une réponse toujours prête contre ceux qui s’efforceraient encore de rétablir la lutte sur quelque terrain nouveau, et chacun de nous dans le for de sa conscience goûterait cette paix que les luttes de la raison et de la foi ont si souvent troublée. Au point où la science des religions est parvenue et à voir les pas qu’elle fait d’année en année, une telle espérance doit-elle encore nous paraître vaine ? Je n’hésite pas à répondre non. Le beau livre publié récemment à Londres par M. Ernest de Bunsen, digne successeur du célèbre ministre de Prusse Christian de Bunsen, d’autres documens propres à compléter l’œuvre du savant théologien m’aideront sans doute à faire passer cet espoir dans l’âme de mes lecteurs.


I

Le titre choisi par M. de Bunsen répond de la manière la plus exacte à la pensée qu’il développe dans tout son ouvrage. C’est un fait connu de tout le monde aujourd’hui que dans les premiers temps du christianisme il existait une doctrine secrète transmise par la voie de la parole et en partie peut-être par l’écriture ; cet enseignement mystérieux excluait d’abord ceux qu’on appelait catéchumènes) c’est-à-dire les païens convertis, mais non encore instruits dans les choses de la foi et n’ayant pas reçu le baptême. Une fois chrétiens, ils n’étaient pas pour cela initiés aux plus profondes doctrines, car celles-ci se transmettaient en quelque sorte de la main à la main entre les hommes dont la foi plus ardente était éclairée par une intelligence plus vive ; à ce titre, ils pouvaient devenir docteurs à leur tour, instruire et diriger la masse des fidèles. Sur quels points de doctrine portait le mystère ? C’est une question qu’il est impossible de résoudre à priori et que l’étude des textes peut seule éclaircir : on est néanmoins en droit de penser que le voile du secret couvrait les parties les plus profondes de la science sacrée et celles qu’il eut été le plus dangereux de découvrir à tous au milieu du monde païen, dans une société chrétienne composée de personnes pour la plupart ignorantes. Vint-il un temps où la doctrine cachée cessa de l’être ? On s’accorde généralement à dire qu’après Constantin il n’y eut plus de tradition secrète dans aucune église, ni en Orient ni en Occident. En reconnaissant la religion chrétienne comme une des religions autorisées dans tout l’empire, cet empereur ôta une de ses deux raisons d’être à la discipline du secret, en se faisant chrétien, il convia tout le monde romain à faire de même, et fit naître une émulation qui contribua beaucoup aux progrès du christianisme. Par cela même, les églises furent ouvertes à tous ; l’affluence y fut grande ; il devint impossible aux diacres d’arrêter à la porte les catéchumènes ou les païens. Or la prédication, s’adressant à tous, dut perdre en profondeur ce qu’elle gagnait en étendue, se faire populaire, prendre une couleur de plus en plus moraliste et pratique. Aussi est-ce à cette époque que l’église sentit le besoin de fixer ses principes essentiels dans une profession de foi désormais invariable qui les mît à l’abri des attaques de l’ignorance et de l’oubli ; ce fut l’œuvre d’Eusèbe pour la partie historique et du concile de Nicée (325) pour le dogme ; l’un et l’autre accomplirent leur tâche sous l’impulsion et presque par l’ordre de Constantin.

Pour connaître les points de doctrine qui constituaient l’enseignement secret, il n’est donc pas nécessaire de consulter les monumens postérieurs au concile de Nicée, si ce n’est pour y chercher les documens qui peuvent s’y trouver encore touchant la période primitive du christianisme. Le livre de M. de Bunsen s’arrête à cette époque, où l’on voit que tout ce qui devait être révélé de la doctrine chrétienne l’avait été en effet. D’ailleurs les premiers siècles abondent en renseignemens de toute sorte. Il y en a de trois espèces, les livres, les rites primitifs de l’église conservés ou abolis, et enfin les monumens figurés tels qu’il s’en trouve en si grand nombre dans les catacombes de Rome. Je ferai à M. de Bunsen le reproche de n’avoir usé que des premiers et d’avoir, totalement négligé les autres. Les doctrines, surtout quand elles sont mystérieuses, sont quelquefois exprimées avec plus de netteté dans les cérémonies du culte que dans les livres ; ceux-ci d’ailleurs peuvent n’offrir que la pensée personnelle de l’auteur ou la tradition comme il l’a comprise : il n’en est pas de même des prières, des formules de foi et des autres parties du rituel qui, devant se reproduire constamment dans le lieu saint, peuvent être justement considérées comme exprimant la pensée commune. Quant aux monumens figurés, ils sont naturellement symboliques et faits pour parler aux yeux ; ils sont comme autant de comparaisons ou de souvenirs pleinement intelligibles pour les seuls initiés et ne livrant au vulgaire que la partie la plus superficielle de ce qu’ils veulent exprimer ; rapprochés des livres et des formules, ils répandent souvent dur eux une lumière inattendue, et, se répétant de siècle en siècle, ils peuvent quelquefois nous conduire aux vraies origines de tout un ordre d’idées onde faits.

Cette querelle une fois vidée, je me hâte de revenir au livre de M. de Bunsen. Les monumens écrits des premiers siècles chrétiens ont été pour lui l’objet de longues et persévérantes recherchés : un travail de comparaison lui a permis de rétablir avec la plus entière vraisemblance l’ordre chronologique de ces ouvrages et de saisir la suite des doctrines qui y sont consignées. On les voit, à partir de Jésus-Christ, apparaître les unes après les autres dans leur ordre naturel à mesure que les événemens extérieurs et le progrès interne de la chrétienté leur permettent de se produire. Dans aucun des ouvrages d’exégèse parvenus à ma connaissance, la suite de la religion ne se montre avec autant de clarté ; on peut, selon nous, considérer comme résolu le problème, jusqu’à présent si compliqué et si controversé, de la formation des dogmes chrétiens. La solution qu’en donne, M. de Bunsen est d’une simplicité qui frappera tous les lecteurs ; nous la résumons de cette manière : le dogme chrétien, dans ce qu’il a d’essentiel, ne s’est pas formé peu à peu, il est sorti tout fait de l’enseignement de Jésus ; mais la mort, qui avait déjà frappé le précurseur et qui l’avait frappé lui-même, menaçant toujours ses disciples, la doctrine qu’il avait enseignée secrètement à ses apôtres fut tenue cachée par eux et transmise à voix basse à leurs principaux sectateurs. De cette obscurité où ils la conservaient avec la plus stricte vigilance, elle ne sortit que par fragmens, à mesure que les circonstances permirent de la révéler sans péril. Enfin elle ne fut entièrement promulguée que quand elle fut menacée à son tour de se dénaturer sous l’action des hérésies naissantes. Les quatre Évangiles, les Actes, les Épîtres et plusieurs autres écrits des temps primitifs de l’église marquent les étapes que la promulgation de la foi eut à parcourir. La discipline du secret dura jusqu’au jour où la manifestation put être regardée comme complète : ce ne fut que vers la fin du second siècle ; alors seulement la publication de l’Évangile de saint Jean montra sous sa forme théorique la doctrine confiée par Jésus à ses disciples favoris. Ainsi près de deux cents ans ont été nécessaires pour que les chrétiens répandus dans l’empire fussent en pleine possession des grandes formules de la foi. La première forme sous laquelle elle avait été proposée est celle qu’employa exclusivement Jésus dans son enseignement public, la forme de la parabole ; c’est celle qui se rencontre à peu près seule dans l’évangile de saint Matthieu, le plus ancien des quatre et celui qui reproduit le plus exactement les propres paroles du Christ. La théorie commence à se montrer dans l’Évangile de saint Luc, le second en date ; ce nouveau livre fit avec le premier un contraste apparent, car il supprimait d’une façon systématique l’élément juif, que Matthieu, organe de Pierre, avait étroitement conservé. Saint Marc n’apporta presque rien de nouveau ni dans l’histoire du maître, ni dans l’expression de la doctrine ; son Évangile fut publié pour rapprocher les chrétiens judaïsans, dont Pierre était le chef, des chrétiens grecs et romains, pour qui saint Luc avait composé le sien.

Quel événement s’était-il donc passé qui eût produit dans l’église naissante cette scission un moment dangereuse ? Un seul : la prédication de saint Paul. Paul n’était pas un disciple de Jésus ; marchand juif d’Asie-Mineure, son commerce l’avait amené aux lieux où ses coreligionnaires lapidaient le malheureux Étienne, et lui-même avait pris part à cet attentat. Fuyant à son tour la persécution, il s’était, par une résolution soudaine, tourné vers la religion nouvelle. En possession des mystères, il se donna pour mission de faire parmi les gentils ce que Pierre avait fait parmi les Juifs de Jérusalem ; il les évangélisa. Or la condition où se trouvait Paul au milieu de la société grecque n’était point celle de Pierre en Judée. Ceux des apôtres qui étaient restés parmi les Juifs étaient tenus par la loi mosaïque et par l’esprit du peuple dans un silence qu’ils ne pouvaient rompre sans être frappés ; mais le monde grec jouissait d’une liberté de penser que pourraient envier plusieurs peuples modernes : depuis la fondation d’Alexandrie et du Musée régnait en matière de religion, comme en toute autre chose, cette indépendance de la parole sans laquelle les nations ne peuvent faire aucun progrès. Paul ne devait donc rencontrer hors des hommes de sa race aucun obstacle à sa prédication. Il pensa que le moment était venu de livrer à tous la science secrète, il la prêcha dans les rues et sur les toits. Dans l’église, dont le centre était désormais à Rome, elle fut mal accueillie parce que les chefs qui la gouvernaient étaient judaïsans et ne concevaient encore le christianisme que comme une application plus complète de la loi de Moïse. Tout le monde connaît la lutte qui s’éleva entre saint Pierre et saint Paul : M. de Bunsen démontre que les mauvais traitemens auxquels ce dernier fut soumis ne peuvent être attribués à Pierre, et que la responsabilité tout entière en retombe sur les chefs de l’église de Rome, constituée alors comme une synagogue et animée de l’esprit israélite. C’est Luc qui exposa la doctrine de Paul dans cet évangile connu sous le nom d’Évangile des gentils, comme celui de Matthieu était l’Évangile des Hébreux. Peu après, les deux grands apôtres Pierre et Paul furent martyrisés ; une menace commune étant suspendue sur les Juifs et sur les chrétiens que l’on confondait dans une même haine, il se produisit parmi les fidèles un apaisement à la faveur duquel fut publié l’Évangile de saint Marc, sorte de compromis entre les deux autres.

Or le mystère que les apôtres et les docteurs de l’église avaient fait des doctrines du maître, l’ignorance où le commun des fidèles était retenu, avaient suscité dans l’église naissante des interprétations arbitraires en désaccord avec la doctrine du secret : elles devinrent assez puissantes pour que ceux qui conservaient les dernières formules cachées se crussent obligés de les divulguer entièrement, afin de rétablir la vraie tradition de Jésus et des apôtres. Ces derniers étaient tous morts ; on était en plein second siècle. C’est alors que parut, probablement à Rome, la première version de l’Évangile de saint Jean, dont le texte était demeuré secret depuis l’origine. On peut dire qu’à partir de cette époque la manifestation chrétienne est complète, et que l’enseignement caché n’a plus de raison d’être. Cependant il est hors de doute que cet enseignement dura quelque temps encore : à cette époque, un livre ne se répandait point aussi promptement que de nos jours ; les églises comptaient déjà un très grand nombre d’adhérens dispersés dans presque tout l’empire. De plus l’Évangile de Jean peut être lui-même l’objet, sinon d’interprétations opposées, du moins d’explications plus ou moins approfondies qu’il fallait mesurer à la capacité intellectuelle des catéchumènes. Les plus ignorans ne pouvaient guère recevoir que l’enseignement populaire contenu dans les récits et les paraboles ; les autres recevaient toute la doctrine telle que l’apôtre l’avait exposée, avec les développemens que l’instruction orale pouvait lui donner. Cette distinction dura tant que les réunions des chrétiens furent clandestines ou simplement tolérées ; elle ne cessa qu’après l’édit de Constantin, lorsqu’il fut devenu impossible d’exclure des églises aucun assistant.


II

On voit par ce court exposé que, selon M. de Bunsen, ce ne fut point par une évolution spontanée de l’idée primitive que le dogme chrétien se forma, mais qu’il existait tout fait dans la pensée de Jésus, et qu’il ne fut livré que par portions et par des publications successives, volontaires et préméditées. Cette pensée est-elle historiquement vraie ? Le livre de M. de Bunsen nous paraît ne laisser aucun doute à cet égard, et nous croyons que son idée sera également bien accueillie par toutes les églises chrétiennes et par la critique indépendante. Il semble néanmoins qu’il aurait dû y apporter quelques restrictions, car, s’il est vrai par exemple que les livres canoniques sont sortis l’un après l’autre du mystère où ils étaient tenus, la forme sous laquelle nous les possédons n’est pourtant pas celle que les auteurs leur avaient donnée. Ainsi l’Évangile de Jean avait été composé d’abord en araméen ; le texte sorti des mains de l’apôtre ne nous est point parvenu et n’a probablement jamais été publié intégralement ; la traduction qui en fut livrée au public vers la fin du IIe siècle, et que la critique attribue à Jean le Majeur, était-elle la reproduction exacte de ce texte ? Non, puisque les fragmens cités dans les auteurs du Ier siècle ne reproduisent pas comme nous les avons les textes de cet Évangile. Il est donc probable que les textes primitifs, conservés dans le secret, ne furent publiés qu’après avoir subi les modifications exigées par les circonstances, c’est-à-dire pour servir de réponse aux opinions dissidentes à mesure qu’elles se produisaient. D’où venaient à leur tour ces altérations dès textes ? Évidemment de l’esprit individuel des maîtres, lequel marchait lui-même avec le temps. Aussi, lorsque les textes canoniques eurent tous été publiés et avec eux la doctrine secrète, l’esprit des docteurs et des pères continua-t-il à s’immiscer dans le dogme fondamental, sinon pour le changer, au moins pour l’interpréter plus librement, car en réalité le dogme est exprimé dans les livres saints d’une manière souvent bien succincte et qui appelle les commentaires. Dans l’église catholique, le dogme ne fut définitivement fixé dans tous ses détails que par le concile de Trente ; encore pouvons-nous dire que depuis cette époque il a reçu de nouveaux développemens. Quant aux rites, qui font également partie de la religion et dont le sens a été, lui aussi, tenu secret, ils m’ont jamais cessé d’éprouver des changemens et de recevoir des additions, ils en reçoivent encore de nos jours et sous nos yeux.

Il est donc vrai que la doctrine du Christ s’est transmise secrètement dans la primitive église ; mais il ne faudrait pas dire d’une manière absolue qu’il en a été ainsi de toute la doctrine, et que durant sa transmission elle est demeurée intacte sans recevoir ni altérations ni développemens. Il y a lieu de prendre un moyen terme entre la pensée de M. de Bunsen, qui n’admet rien de nouveau dans le christianisme pendant les deux premiers siècles et n’y voit que la transmission intégrale de dogmes complets, et la pensée de l’école critique, suivant laquelle tout y est nouveau, les doctrines et les livrés.

M. de Bunsen met hors de doute, soit par des citations, soit par l’examen des doctrines, que Jésus eut deux enseignemens, l’un public procédant par paraboles et ne livrant du dogme que ce qu’il avait de pratique, l’autre secret ou ésotérique donné seulement aux disciples et non.pas même à tous. dans sa totalité, mais seulement à Pierre, à Jacques et à Jean. Cette science cachée, Jésus ne prétendait pas en être l’auteur ; mais, opposant la religion du cœur à la religion tout extérieure des pharisiens, il leur reprochait de tenir en réserve la science dont ils avaient le dépôt et de fermer aux hommes le royaume du ciel. Ce royaume ne pouvait être ouvert à tous que par le Messie fils de Dieu ; la filiation divine du Messie faisait partie de la doctrine secrète, tandis que le commun des Juifs n’attendait qu’un messie terrestre, un roi-prophète, descendant de David. Or publiquement Jésus ne se donnait que comme fils de l’homme, expression qui ne pouvait s’entendre ni de l’un ni de l’autre des deux messies. Quand Pierre eut confessé le Christ en Jésus et que les autres disciples l’eurent aussi reconnu en lui, Jésus leur interdit d’en parler à personne. A mesure qu’il avance dans la carrière, son caractère messianique se montre de plus en plus clairement aux yeux de ses compagnons ; mais le peuple ne voyait tout au plus en lui qu’un prophète et un homme d’une science et d’une puissance extraordinaires. Quant aux pharisiens, leurs craintes et leur hostilité allaient croissant, parce que, connaissant eux-mêmes par tradition la théorie du Messie, ils redoutaient de la voir se réaliser en Jésus. On se ferait une idée très fausse du fondateur du christianisme, si l’on pensait qu’en prêchant sa doctrine il se jetait dans les hasards et courait volontairement à la mort ; il l’a subie, il ne l’a point recherchée ; la conscience supérieure qu’il avait de sa destinée ne l’a point fait reculer devant le dernier supplice. S’appliquant à lui-même tout le premier la théorie du Christ, quand il vit qu’il ne pouvait réaliser sa mission sans mourir, il accepta la mort avec cette douceur ineffable que nul homme n’a égalée ; mais durant toute sa prédication ses disciples le virent user pour lui-même d’une prudence quelquefois supérieure a la leur et leur livrer à eux seuls un mystère que le peuple juif n’était pas préparé à entendre. Ce fut au dernier moment qu’il avoua presque malgré lui, en termes équivoques, sa qualité de fils de Dieu, aveu que ses ennemis déclarèrent un blasphème. S’il eût proclamé tout d’abord ce mystère, il est à croire que sa mission eût échoué dès le début. La prudence qu’il montre si souvent dans les Évangiles exclut de sa personne toute exaltation et rehausse encore sa douceur.

Jésus mourut donc sans avoir divulgué la théorie secrète sans laquelle son rôle était inexplicable et sa religion impossible : sur ce point, l’apparence même du doute doit disparaître, tant les textes sacrés sont formels. A partir de ce moment, l’apparition progressive du mystère se déroule comme un drame qui commence à Pierre et ne se dénoue que par l’Évangile de Jean. On ne connais, sait de Jésus que ses discours publics et ses miracles ; sa vie était presque inconnue, sa mort seule avait frappé d’étonnement ceux qui en avaient été les acteurs ou les témoins. Quant à sa pensée intime, on l’ignorait ; on savait seulement qu’il avait une doctrine mystérieuse dans laquelle un rôle extraordinaire lui était assigné, et dont il avait livré le dépôt à ses plus chers confidens. Ceux qu’on a nommés les apôtres, et dont le nombre a été fixé à onze, si l’on en retranche le traître Judas, ne furent pas les premiers qui parurent en scène après la mort de Jésus. Ils étaient demeurés à Jérusalem : Juifs, frappés de terreur par la mort du maître, relevant d’ailleurs de la loi dont l’application était aux mains de leurs ennemis, ils gardaient le secret et ne le confiaient qu’à un petit nombre de fidèles ; publiquement ils affirmaient, Pierre à leur tête, que Jésus n’avait point voulu renverser la loi mosaïque ; ils assistaient aux cérémonies du temple et reconnaissaient la circoncision. Étienne, le premier, nia hautement que la loi de Moïse fût la foi nouvelle. Grec, probablement d’Alexandrie, il allait disant dans Jérusalem, avec la liberté des hommes de sa race, que l’ancienne loi était une figure, et que le temps était venu où l’image devait faire place à la réalité. Il déclara que Jésus était le Messie, c’est-à-dire le Christ, mais le Christ Verbe de Dieu, et que lui-même avait vu la gloire de Dieu dans le ciel et Jésus-Christ se tenant à sa droite. Cette première manifestation du secret fut mal accueillie : Étienne fut tué à coups de pierres par les Juifs ; Saul, qui fut Paul, était parmi eux. Les apôtres continuèrent de vivre dans Jérusalem, n’avouant rien de la doctrine secrète et judaïsant. Cependant les chrétiens dispersés se répandirent hors de la contrée : l’un d’eux, Philippe, Grec aussi sans doute et différent de l’apôtre du même nom, prêcha dans Samarie, fit des miracles et convertit un grand nombre de personnes, parmi lesquelles se trouva Simon, un des disciples de Philon d’Alexandrie. Ainsi les premiers progrès du christianisme ne furent pas dus aux apôtres, qui restaient paisibles dans Jérusalem.

Cependant, la mort horrible d’Étienne et son angélique prière ayant frappé la pensée de ses assassins, Paul se convertit sur le chemin de Damas, et à son tour commença de prêcher la doctrine du Christ. Par quelle voie était-elle parvenue jusqu’à lui ? C’est une question qui n’est pas encore entièrement résolue. Paul ne connut point Jésus et ne vit les apôtres que dix-sept ans après sa conversion ; ils étaient encore à Jérusalem. Il était né à Tarse, ville d’Asie-Mineure, l’un des deux centres de philosophie théologique, dont l’autre était Alexandrie. Il avait eu pour maître le rabbin Gamaliel, que l’on disait avoir été baptisé secrètement par Jean-Baptiste, et qui défendit les apôtres dans Jérusalem. Gamaliel avait pour père Siméon, fils de Hillel. Hillel, le premier des trois docteurs de ce nom, était né à Babylone au commencement du siècle ; il était pharisien ; fondateur d’une école restée célèbre, il avait soutenu contre le fameux Shammaï la doctrine orale, qui se perpétuait par l’enseignement secret en opposition avec l’Écriture, et dont lui-même avait approfondi l’étude dans sa ville natale. Ce fut certainement une des voies par lesquelles parvinrent jusqu’à Paul les théories secrètes dont nous aurons à parler ; mais, comme son commerce le mettait en relation avec des hommes de toute doctrine et de tout pays, il est probable qu’il reconnut l’identité de ce qu’il avait appris par Gamaliel avec la doctrine dont les apôtres de Jésus gardaient le secret. Cette doctrine, il en avait d’ailleurs saisi quelques formules dans la bouche du malheureux Étienne.

Il vit et il désapprouva la conduite trop prudente ou trop résignée des apôtres. A cette époque circulait parmi les fidèles, sous le nom de Matthieu, un évangile écrit par lui en langue hébraïque ou plutôt en syro-chaldéen, seule histoire authentique de Jésus-que l’on eût jusque-là ; elle avait été composée pour les Hébreux de Palestine, et reproduisait fidèlement la pensée de Pierre et sa manière d’enseigner la religion nouvelle. Comme elle n’allait pas au-delà des prédications de Jésus, elle procédait exclusivement par des récits et par des paraboles, ne pénétrant point au fond des choses et laissant la doctrine secrète sur un arrière-plan impénétrable. Nous pouvons nous convaincre en effet, par notre version de l’Évangile selon saint Matthieu, que, si le christianisme n’était pas sorti de cette voie, il n’aurait été qu’une réforme judaïque et ne serait jamais devenu une religion universelle. C’est ce que Paul comprit, et il se donna la double mission de proclamer la doctrine secrète « jusque sur les toits » et de la prêcher aux gentils. On sait avec quelle vivacité éclata l’antagonisme de Pierre et de Paul, celui-ci accusant l’autre de tenir la lumière sous le boisseau, d’être un Israélite soumis et de trahir la cause du maître. Il prêcha donc un « autre évangile, » qui cependant « n’était pas un autre, » évangile qui devait différer profondément de la prédication de Pierre, puisqu’il dévoilait une doctrine « demeurée secrète depuis le commencement du monde, » et qui pourtant était le même, puisque cette doctrine était précisément celle que Pierre avait reçue de Jésus et qu’il retenait par faiblesse ou par obstination. La prédication de Paul fut comme une seconde apparition du Christ, dont elle dévoilait la nature, l’origine divine et la pensée suprême. De cet antagonisme naquit la lutte que tous les chrétiens connaissent, lutte qui ne se termina qu’à Rome un peu avant la mort des deux apôtres. Pierre défendait les tendances judaïques ; Paul les attaquait, disant que les Juifs étaient insensés et que les Grecs seuls étaient sages, faisant porter uniquement par les Juifs la responsabilité de la mort de Jésus et absolvant les Romains. La question entre eux était donc de savoir si la doctrine nouvelle resterait enfermée dans Jérusalem pour y végéter un peu de temps et y mourir, ou si elle devait en sortir pour vivre et grandir parmi les nations. Le fait donna raison à saint Paul, car, tandis que Pierre présidait à Jérusalem une réunion d’hommes qui n’avaient pas encore un nom à eux et que l’on appelait nazaréens, du nom d’origine de Jésus, Paul fondait à Antioche la première église véritable, et ceux qui l’entouraient prenaient pour la première fois le nom de chrétiens.

La doctrine de Paul nous est connue par des documens variés, dont les principaux sont ses épîtres et l’Évangile de saint Luc. Les épîtres sont authentiques à l’exception d’une seule, l’épître aux Hébreux ; M. de Bunsen attribue avec vraisemblance cette dernière à un Juif converti, l’Alexandrin Appllos, dont l’autorité fut mise en balance avec celle de Paul lui-même. Luc était le disciple et le compagnon de voyage de Paul. L’intention manifeste de son Évangile est de frapper d’abord de discrédit les écrits antérieurs relatifs à Jésus, puis d’harmoniser entre eux les récits les plus authentiques, d’en faire sentir l’insuffisance et de les compléter avec la doctrine secrète révélée par Paul. La lecture comparative des Évangiles de Luc et de Matthieu met le contraste dans toute son évidence. Tout ce qui dans ce dernier paraît favorable aux Juifs ou à la loi mosaïque est supprimé dans saint Luc : Matthieu conserve la pâque, Luc la supprime et la remplace par une autre où un agneau n’est plus immolé et où la victime n’est autre que le Christ lui-même. Le royaume du Messie est juif et matériel dans Matthieu, il est spirituel et universel dans saint Luc ; le Dieu de Matthieu, c’est le Père assis dans le ciel, sur un trône, comme le chef du peuple choisi ; le Dieu de Luc est universel, il habite en chacun de nous, et nous-mêmes habitans en lui. Luc décrit l’aveuglement et l’hypocrisie des chefs israélites, il n’a point de paroles amères contre Pontius-Pilatus ; par lui, Hérode et ses soldats sont substitués aux soldats romains ; ce sont eux qui livrent Jésus au supplice. Matthieu avait commencé la généalogie de Jésus à Abraham et par là en avait fait un Juif fils de David par Joseph ; Luc la commence à Adam, fils de Dieu et père des hommes ; Joseph n’est à ses yeux qu’un père supposé ; le vrai père de Jésus, c’est Dieu, qui l’a choisi pour être crucifié par les Juifs. On trouvait dans Matthieu les mages, l’étoile, la fuite en Égypte, le massacre des enfans ; dans saint Luc, il n’y a plus ni mages ni massacre ; Joseph le Juif disparaît de la scène, et à sa place on voit paraître sur le premier plan Marie, Galiléenne, de race peut-être étrangère à Israël, modèle de sainteté et de bénédiction, dont la vertu purifiante est ressentie par tous ceux qui l’approchent. Le récit de la naissance de Jésus au lever du jour, de l’approche des bergers, des anges chantant en chœur : « Gloire à Dieu au haut du ciel, » tout cela forme dans saint Luc un tableau d’une harmonie orientale et presque védique contrastant merveilleusement avec l’esprit étroit des sadducéens et des pharisiens eux-mêmes. C’est en Galilée, parmi les gentils, que Jésus reçoit le baptême, et que le Christ se révèle à Jean le Baptiseur ; celui-ci, selon saint Luc, baptisait par l’eau en attendant qu’un autre baptisât par l’esprit et par le feu, nouveau rit qui n’a rien de commun avec le baptême hébraïque de saint Matthieu. Luc cherche à diminuer l’autorité des apôtres en omettant toutes les paroles de Jésus qui dans Matthieu la confirment ; pour lui, Judas est bien plus coupable que pour Matthieu ; Luc rabaisse Pierre ; il ôte aux douze le mérite d’avoir fondé la religion du Christ en leur ajoutant soixante-dix envoyés dont la mission est contraire aux usages israélites les plus autorisés. « Allez, leur dit le maître, comme des agneaux parmi les loups ; ne portez ni bourse, ni sac, ni souliers ; ne saluez personne en chemin ; en quelque maison que vous entriez, faites d’abord le salam, et demeurez là, mangeant et buvant de ce qui sera mis devant vous. » Luc fait à Paul des allusions évidentes et le déclare le premier des apôtres. Quand Paul fut persécuté, Luc resta fidèle à Paul au moment où tous les autres le trahissaient. Enfin les plus anciens pères de l’église, Irénée, Tertullien, Origène, Eusèbe, Jérôme, identifient la pensée de Luc avec celle de Paul.

Les faits que nous venons de citer après M. de Bunsen montrent clairement que si Jésus fut le fondateur du christianisme, saint Paul en fut le vulgarisateur, et qu’il le fit sortir de Jérusalem pour le répandre parmi les nations. Or il survint bientôt un événement qui devait changer la face des choses : Jérusalem fut détruite et ses habitans dispersés. Pierre, forcé de fuir, transporta le centre de son église à Rome. Elle se composait primitivement de Juifs et d’un petit nombre de gentils, ne connaissant que l’Évangile de Matthieu et ignorant la doctrine secrète ; après la conversion de saint Paul, elle éprouva une sorte de schisme, les uns continuant de judaïser, tandis que les autres se rangeaient sous la bannière du nouvel apôtre. L’épître de Paul aux Romains, écrite vers l’année 54, était l’apologie de sa doctrine : cette lettre fut mal reçue, comme il le fut lui-même quatre ans après, car son séjour à Rome accrut la scission qui divisait l’église, et Paul ne cachait pas qu’à ses yeux la plupart des chrétiens de Rome n’étaient pas de vrais chrétiens qui pussent être comparés à ceux de Corinthe. La lutte commençait à se calmer quand les deux rivaux subirent le martyre sous Néron en l’année 64. À cette époque, Pierre paraît s’être rapproché de Paul ; il avait renoncé dans son église aux usages hébraïques, et reconnu que Paul n’avait pas eu tort de dévoiler le mystère du Christ que lui-même avait cru devoir tenir caché. Il y eut donc lieu, après la mort des deux chefs de l’église, d’écrire un troisième évangile servant à concilier les deux autres et à constater dans la foi l’unité de pensée ou les deux apôtres venaient de se rencontrer. Ce fut l’œuvre de saint Marc. Son Évangile fut écrit à Rome, en langue grecque, après ou un peu avant la mort des deux martyrs ; il ne parut dans sa version latine que vers la fin du IIe siècle, après les écrits apologétiques de saint Justin et le Pasteur d’Hermas. Le procédé suivi par l’auteur fut simple : il retrancha de saint Luc tout ce qui par sa nouveauté avait pu donner lieu à quelque mésintelligence, et de saint Matthieu tous les passages qui montraient une tendance judaïsante exclusive. Il en résulta une œuvre décolorée qui fut comme un abrégé de saint Luc et de saint Matthieu, et qui ne dut être considérée que comme un compromis.


III

Nous devons maintenant faire quelques pas en arrière pour reconnaître les opinions dissidentes nées dans les églises à la faveur du secret où la doctrine métaphysique avait été cachée. Les discussions fondamentales portaient sur la nature de Jésus dans ses rapports avec la théorie du Christ. Nous avons vu que chez les Juifs eux-mêmes le futur règne du Christ était compris de deux façons : les uns attendaient un roi de la souche de David destiné à étendre sur la terre la puissance de la théocratie mosaïque et à placer le peuple d’Israël à la tête d’un vaste empire dont ce roi serait le chef. Les autres, et parmi eux les pharisiens, entendaient le règne du Christ dans un sens idéal. Cette question avait été fort agitée, on l’a vu, pendant le dernier siècle entre les docteurs juifs Shammaï et Hillel ; l’apparition de Jésus, sa prédication, sa vie et sa mort la compliquèrent. Les uns reconnaissaient en lui un fils de David, un futur roi des Juifs ; mais, comme il était mort sans avoir établi aucun royaume, ils étaient déconcertés dans leurs espérances et attendaient ce second avènement de Jésus glorieux dont lui-même les avait une fois entretenus. Les autres se sentaient confirmés dans leur doctrine : en regardant Jésus comme le Christ, ils voyaient surtout en lui le fils de Dieu et marchaient peu à peu vers la suppression, de sa nature humaine. On voit par l’Évangile de saint Matthieu, par la réaction paulinienne et par le témoignage des homélies qui, sous le nom de Clémentines, retracent la doctrine des apôtres que la première doctrine était celle de Pierre et des judaïsans. C’est au temps de saint Paul que la seconde se manifesta. M. de Bunsen en trouve le premier symptôme dans l’épître aux Hébreux, vulgairement attribuée à Paul, mais écrite en réalité par Apollos aux Juifs chrétiens d’Alexandrie. Dans cette ville régnait une liberté de pensée qui altérait aisément le canon des Écritures et introduisait souvent dans la doctrine de Jésus des interprétations individuelles. Nous ne connaissons presque rien de la primitive église d’Alexandrie, si ce n’est qu’elle contribua pour une part considérable aux accroissemens du christianisme et au progrès de ses dogmes. Apollos ne rompt pas seulement de la façon la plus nette avec la loi mosaïque, mais il soutient que le Christ n’a rien d’humain, qu’il est simplement le fils de Dieu apparu sous des formes humaines. Il reproche à saint Paul de ne pas dire tout le secret, et d’en garder pour lui-même la partie la plus importante. C’est donc dans cette épître aux Hébreux que se trouvent les premières formules de la doctrine nommée plus tard docétisme, d’un mot grec qui signifie sembler, parce que le corps du Christ n’avait, selon elle, qu’un semblant de réalité. Elle se produisait ainsi en pleine période apostolique. L’épître faussement attribuée à Barnabé marque la seconde étape du docétisme ; elle est postérieure à l’épître aux Hébreux, antérieure à l’Évangile de Jean. L’auteur appartenait à l’église d’Alexandrie ; il regardait, ainsi qu’Apollos, le christianisme comme une nouveauté sans racines dans le judaïsme, niait que Jésus fût un fils de David, et ne reconnaissait point son humanité.

Cette doctrine ne resta pas concentrée dans Alexandrie ; elle se répandit promptement dans d’autres églises. La pensée d’Apollos, portée à Corinthe, y produisit un véritable schisme. Déjà Paul avait, pour la réfuter, écrit sa première aux Corinthiens, mais, sa propre opinion n’ayant point prévalu, ils reçurent bientôt une seconde lettre de l’évêque Clément de Rome, constatant et déplorant la division qui régnait parmi eux, les prévenant contre les faux maîtres qui ne reconnaissaient ni Paul ni Pierre, et les engageant à imiter ces deux apôtres, qui, après avoir été divisés quelque temps, s’étaient enfin réconciliés. La lettre de Clément prouve qu’à la fin du Ier siècle, époque où elle fut écrite, le docétisme régnait dans certaines églises d’Orient ; mais elle prouve en même temps que l’église de Rome en était exempte, et que, si la doctrine de Paul n’y était pas encore seule en vigueur, du moins toute influence juive en avait définitivement disparu.

Le Pasteur, composé par Hermas, frère de Pie, évêque de Rome, parut vers les années 130 ou 140. Il fut comme une suite de la lettre de Clément et de l’Évangile de saint Luc. Quoiqu’il n’avançât pas beaucoup au-delà de saint Paul dans l’exposition des doctrines secrètes, il avait l’avantage de les répandre dans l’église, de les préciser sur un grand nombre de points, de les approfondir, et surtout de les poser nettement en face de ceux qui niaient soit la divinité du Christ, soit son humanité. Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène, considérèrent cet écrit comme canonique, et nous pouvons le regarder comme formant dans la manifestation du secret un anneau de la chaîne qui unit saint Paul à saint Jean.

Nous ne voulons pas, malgré l’intérêt du sujet, obliger le lecteur à nous suivre à travers les écrits d’Ignace, de Polycarpe, de saint Justin, ni à travers ces récognitions et homélies qui portent le nom de Clémentines et retracent la doctrine des apôtres. Nous arrivons à cette belle œuvre d’un auteur contesté qui a pour titre Epître à Diognète. M. de Bunsen la considère comme une œuvre de Marcion, écrivant, tout jeune encore, au jeune Diognète, ami de Marc-Aurèle, vers les années 135 ou 140 de notre ère. Elle est donc presque contemporaine du Pasteur d’Hermas. La forme en est si belle, surtout quand on la compare aux écrits des premiers chrétiens, que M. de Bunsen n’hésite pas à lui accorder toute son admiration et à la citer en grande partie. L’éloquence de cet écrit est constamment soutenue par une élévation de pensée et une précision de doctrines que le Pasteur n’atteignait pas. Si Marcion en fut l’auteur, il faut avouer que ses opinions avaient beaucoup changé à l’époque où dans Rome, en présence d’une église déjà fortement constituée et de dogmes que saint Paul avait définis clairement une première fois, il devint le chef d’une école où l’on niait absolument l’humanité du Christ et sa réalité charnelle, car la lettre à Diognète porte un caractère tout à fait évangélique, le docétisme n’y paraît pas : elle n’est qu’une affirmation nouvelle de la science secrète enseignée par Paul ; enfin elle est une véritable introduction à l’évangile de saint Jean.

Trente ans s’étaient à peine écoulés, qu’un docétiste de Babylone, Tatien, publiait l’Harmonie des quatre Évangiles, L’Évangile de Jean était donc connu à cette époque, et son apparition doit être placée entre les années 160 et 170 de notre ère. Dans l’intervalle, Marcion, se posant comme l’antagoniste de Polycarpe, évêque de Smyrne, soutenait, avec une grande apparence de raison, que le Dieu des chrétiens n’est pas celui des Juifs, que le Christ n’est pas leur Messie, que le Messie leur est particulier, tandis que le Christ est universel ; mais il ajoutait que le Christ ne s’était point incarné, si ce n’est en apparence, que les Juifs à Capernaüm n’avaient vu devant eux qu’un fantôme, qu’il n’avait pas souffert sur la croix et qu’il n’avait pu mourir. Marcion ne connaissait pas l’Évangile de Jean, mais il adoptait celui de Luc en l’altérant selon ses propres idées. Une grande partie des chrétiens se ralliait aux opinions de Marcion, rendues vraisemblables par un style élégant et une éloquence persuasive ; la doctrine du secret était menacée dans ses fondemens. C’est alors que parut l’Évangile de Jean, le dernier et le plus métaphysique des quatre récits qui composent le canon évangélique. M. de Bunsen pense qu’il était tenu en réserve depuis le temps des apôtres par les chefs de l’église, opinion tout à fait vraisemblable et conforme à ce que l’église a toujours pratiqué. A la vérité, tout paulinien a pu l’écrire ; mais il est plus probable qu’il existait déjà, et qu’il était connu des docteurs chrétiens-, car plusieurs phrases sont citées dans les Clémentines et dans les écrits théologiques de l’évêque Hippolyte[1], du premier Tatien, disciple de saint Justin, du philosophe chrétien Athénagore et de Théophile, évêque d’Antioche, dont l’Apologie fut composée au milieu du IIe siècle. Pierre, Jacques et Jean étaient les trois plus chers disciples de Jésus, et nécessairement ses trois plus intimes confidens ; mais, comme disciple bien-aimé ; Jean dut être celui à qui Jésus confia le secret tout entier. Son Évangile, écrit en araméen ; dut être traduit pour être compris de ceux qui suivaient les doctrines de Marcion, d’Ébion ou de Cérinthe. Comme la vie supérieure du Christ était un mystère divin, Jean avait pu la raconter en cette langue en se plaçant déjà à ce point de vue élevé ; mais le temps où elle pouvait être comprise n’arriva que quand les controverses eurent préparé les esprits, et que la vie réelle de Jésus eut pris les vagues aspects que donne un passé déjà lointain.

C’est donc dans l’Évangile de saint Jean qu’il faut chercher les formules définitives de la métaphysique chrétienne, formules que saint Paul lui-même n’avait qu’incomplètement révélées. Il est nécessaire pour la suite de ce travail de les résumer en peu de mots. Jean admet que le Verbe divin était connu longtemps avant Jésus, qu’il existe éternellement, qu’il éclaire tout homme venant en ce monde, qu’il fût pour Dieu le médiateur de la création, qu’il s’est fait chair et qu’il a placé en nous son séjour : Dieu est un et indivisible. Le Verbe est son fils unique, sa gloire, sa lumière ; il dévoile aux hommes les choses du ciel. L’Esprit est Dieu incarné, il devient le Christ, premier-né des créatures, organe de sanctification pour les hommes. C’est l’amour divin qui est le sauveur universel, car c’est par lui que Dieu a donné au monde son fils unique, et par leur communion avec lui les hommes deviennent comme lui enfans de Dieu. La justification s’opère par la grâce de Dieu, c’est-à-dire par son action directe en nous, et l’expiation s’opère, non par les œuvres de la loi, mais par la justice. Le consolateur que Jésus a promis à ses disciples n’est pas autre que l’Esprit de Dieu, qui, sous le nom de Christ, habitait avec eux, mais non encore en eux ; et qui, après le départ du Christ, quand ils seront livrés à eux-mêmes, demeurera en eux et fera que par eux les hommes continueront à faire les œuvres de l’Esprit. C’est dans saint Jean que se trouve pour la première fois exposée sous sa forme authentique la théorie du Christ éternel, antérieur à Abraham et à Adam ; mais à côté de cette doctrine se trouve nettement affirmée l’humanité du Christ, son incarnation en Jésus et la réalité de sa vie et de sa mort.

L’Évangile de saint Jean est le terme où s’arrête le livre de M. de Bunsen. L’auteur n’a pas cru devoir descendre plus bas, parce que dès ce moment, selon lui, tout le mystère de la discipline du secret se trouve dévoilé.

IV

J’arrive à la partie la plus originale de l’ouvrage, celle où l’auteur expose, non plus la promulgation successive de la doctrine cachée, mais l’origine et la transmission de cette doctrine jusqu’à Jésus. C’est à ce problème que répond le second titre de l’ouvrage : Histoire des apocryphes. On sait que ce mot a eu plusieurs significations : il désigne d’ordinaire les œuvres dont les auteurs ou l’époque ont été l’objet de fausses suppositions ; il désigne quelquefois celles dont les auteurs ou l’époque sont simplement inconnus ; enfin, en langage ecclésiastique, il désigne les livres exclus du canon. Ces livres contiennent presque toujours des doctrines dissidentes et dont l’étude peut être nécessaire pour l’intelligence et pour l’histoire des dogmes.

Le premier auteur qui du temps même de Jésus s’offre à M. de Bunsen est le Juif Philon, dont nous possédons de volumineux ouvrages. Il représente dans la société hébraïque la fusion des idées orientales et des idées occidentales ; sa méthode est de ne prendre à la lettre ni les écrits des Juifs ni les traditions religieuses de la Grèce et des autres peuples. Du reste, il ne donne point comme nouvelle sa méthode d’interprétation ; il la tenait du Juif alexandrin Aristobule, et nous savons par l’exemple de plus d’un auteur païen qu’elle était en usage chez les Grecs depuis longtemps. Le Dieu de Philon n’est pas seulement l’architecte du monde comme celui de Platon, il en est le créateur. Sa première production est le Verbe, image de Dieu, premier-né de toutes les créatures, type de l’homme, Adam céleste. Le Verbe, né avant le monde, est fils de Dieu sans lui être ni égal ni identique. Philon donne la théorie de l’incarnation et du rôle du Verbe dans l’homme à peu près dans les mêmes termes où elle fut donnée après lui. Comme chez les chrétiens, l’Esprit, qui procède du Père et du Fils, est vivificateur, c’est-à-dire auteur de la vie, et de même que le Verbe habite le νοϋς, qui est la raison, l’Esprit habite la ψυχή qui est l’âme vivante. Philon admet et explique la chute de l’homme et la nécessité d’un sauveur : ce sauveur est donné sans cesse à chacun de nous par la grâce de Dieu ; mais l’accomplissement parfait de la ressemblance de l’humanité avec le Verbe requiert la plénitude des temps, car, pris en lui-même, le Verbe divin ne peut pas descendre sur la terre, et demeure éternellement dans la gloire de Dieu.

Il n’est pas besoin de faire remarquer l’analogie profonde de ces doctrines avec celles que saint Jean tenait du maître ; mais il est curieux de les voir exposées cent ans auparavant presque avec les mêmes expressions dans le Livre d’Enoch. Cet apocryphe » qu’on ne trouve ni dans la Bible chrétienne de saint Jérôme ni dans le canon hébraïque de Jérusalem, est un écrit palestinien composé tout à la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ. Il ne pouvait pas être inconnu à Philon, car les doctrines qu’on y trouve sont celles qui régnaient de son temps dans deux sectes affiliées, les esséniens de Judée et les thérapeutes d’Égypte, sectes qui partageaient les idées de Philon lui-même ; ce philosophe ne faisait que les reproduire, comme les premiers chrétiens, longtemps confondus avec les esséniens, les reproduisirent à leur tour dans des conditions nouvelles.

Le Livre d’Enoch nous conduit très directement aux apocryphes alexandrins, c’est-à-dire aux livres contenus dans la Bible des Septante et qui ne faisaient point partie du canon hébraïque. Les deux plus importans sont la Sagesse et l’Ecclésiastique. Le premier a été attribué, mais faussement, tantôt à un ami de Salomon, tantôt à Salomon lui-même ; il est de beaucoup postérieur à ce prince. Le second lui est antérieur, puisqu’il fut composé par Jésus, fils de Sirach, qui vivait sous le pontificat de Simon, au commencement du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Outre ces deux écrits essentiels, il est d’un intérêt majeur de rechercher dans la Bible des Septante les passages du canon hébreu altérés par les traducteurs grecs. On s’aperçoit alors que toutes ces altérations ont été faites systématiquement dans la pensée d’harmoniser tous les livres hébraïques avec la doctrine secrète des apocryphes. Il en résulte que, tandis que les livres du canon hébreu ont pour unité la loi mosaïque, la Bible des Septante cherche son unité ailleurs, dans une doctrine qui, à beaucoup d’égards, est en opposition avec cette loi. La Bible grecque en effet tend toujours à séparer entièrement Dieu du monde visible et à donner au Messie une nature éternelle et céleste. Cette séparation conduit à la théorie des médiateurs, et le Messie est indiqué comme le plus grand d’entre eux. Dans les deux apocryphes que nous avons nommés, ces théories s’accusent nettement. Là, Dieu est déclaré un et invisible ; le premier-né parmi les créatures, c’est l’Esprit, qui est aussi le Verbe, le médiateur, le principe de sainteté et d’immortalité ; le Verbe lui-même, figuré jadis sous le nom de kabôd comme une apparition lumineuse au sein d’un nuage qui monte en colonne, devient la séchina qui habite le saint des saints, la science créée avant le commencement du monde et qui ne peut jamais défaillir, en communion perpétuelle avec l’homme, dont elle n’est point séparée. C’est la théorie du Verbe immanent, du « Dieu-avec-nous, » que les apôtres Paul et Jean ont enfin dévoilée aux peuples occidentaux.

M. de Bunsen établit de la manière la plus précise ce que l’on savait déjà moins sûrement, qu’en dehors des Écritures il y avait dans la nation juive une doctrine secrète transmise verbalement dans certaines écoles dissidentes, et dont l’identité avec celle des apocryphes est par lui mise en lumière. Les gardiens de cette tradition étaient, durant les siècles antérieurs à Jésus-Christ, les deux sectes que nous avons nommées, les esséniens et les thérapeutes. Les premiers étaient en Judée et habitaient particulièrement les bords de la Mer-Morte ; ils y étaient nombreux : au temps de Josèphe, malgré les progrès de la nouvelle église, on en comptait encore quatre mille. Ils avaient pour méthode d’interpréter allégoriquement la loi mosaïque, ce qui les conduisait à ne point reconnaître les interprétations officielles des rabbins et à substituer à la caste des prêtres un sacerdoce universel. Ils n’enseignaient point en public leur doctrine secrète et ne parlaient jamais que par paraboles ; leur morale avait pour base l’abstinence pour soi-même, la charité pour les autres, l’égalité des hommes et la négation de l’esclavage. Un lien étroit les unissait aux alexandrins : ils connaissaient leurs livres, parmi lesquels il y en avait un, intitulé la Science de Salomon, qui leur était familier. La doctrine essénienne et sa transmission orale forment donc le passage qui conduit de la doctrine des apocryphes à la doctrine secrète des chrétiens.

Aux esséniens de Palestine répondaient les thérapeutes d’Égypte : c’était, comme eux, une sorte d’anachorètes d’un caractère tout à fait oriental. Ils vivaient dans des monastères, s’occupant de commenter la loi et les prophètes, de composer et de chanter des hymnes ; ils faisaient la prière au lever et au coucher du soleil ; dans celle du matin, tournés vers l’orient, ils demandaient d’être éclairés par la lumière intérieure ; ils avaient remplacé l’agneau par l’eau et le pain dans le saint sacrifice, et aboli par là l’immolation sanglante. Ils avaient des symboles profonds et cherchaient la science du secret. Eusèbe et saint Jérôme les considéraient comme chrétiens ; mais Philon en fait une secte juive, et Philon devait bien savoir ce qu’ils étaient. On ignore cependant l’origine de ces deux sectes. Nous trouvons les esséniens dans histoire au milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ ; mais à cette époque ils se présentent comme une secte déjà fort ancienne, opposée aux sadducéens et se donnant pour rôle de conserver une tradition orale et secrète différente de la tradition mosaïque, et destinée à la remplacer un jour. Nous savons de plus par Eusèbe, par saint Épiphane et par saint Jérôme, qu’il existait chez les Juifs une pareille tradition orale longtemps avant le IIe siècle, transmettant les mêmes idées qui furent adoptées par les esséniens et les thérapeutes et finalement par les chrétiens.

Or, si l’on étudie attentivement les livres, du canon hébreu, on n’y trouve aucune trace de cette doctrine, si ce n’est peut-être dans les Proverbes, attribués au roi Salomon ; mais ce livre est d’une authenticité douteuse, il est formé de sentences le plus souvent sans lien, par conséquent il a pu recevoir toutes les interpolations imaginables. Tous les livres canoniques de l’Ancien Testament, sauf les trois petits prophètes, Aggée, Zacharie et Malachie, sont antérieurs à la captivité de Babylone. Les vingt-deux derniers chapitres du livre attribué à Isaïe sont contemporains de cet événement, et ont été écrits par un prophète inconnu au moment où le retour des Israélites allait se faire en l’année 536. Jérémie et Ezéchiel étaient les derniers qui eussent prophétisé lorsqu’en 586, sous Nabuchodonosor, le temple fut détruit et les Juifs transportés au centre de l’empire assyrien. C’est donc dans la période qui suivit la destruction du temple que se formèrent parmi les Israélites les doctrines secrètes et les sectes par lesquelles ces doctrines se transmirent jusqu’à Jésus. Or cette formation ne peut s’expliquer que de deux manières, ou par un mouvement interne et spontané de l’esprit juif, ou par une influence venue du dehors. La première explication est peu vraisemblable, car, ces doctrines se trouvant en opposition formelle avec la loi mosaïque, celui qui le premier les aurait émises aurait trouvé des adversaires puissans dans les sadducéens conservateurs de la loi, et la lutte aurait laissé quelques traces dans l’histoire. Il n’en est pas de même quand l’action venue du dehors s’exerce peu à peu sur des individus isolés, car ils n’en sauraient être responsables. Or une telle influence a pu s’exercer sur les Israélites pendant les cinquante ans qu’ils ont passés en contact avec les peuples de l’Asie centrale. Nous voyons par le grand prophète inconnu de la captivité que l’édit de Cyrus rappelait les Israélites de tous les points du monde médo-perse où ils étaient dispersés. Quand ce roi eut conquis toute l’Asie occidentale et pris Babylone, il leur apparut comme un libérateur ; ils le jugèrent digne d’être appelé le Christ de Dieu, tandis qu’au même moment ils chargeaient de malédictions leurs anciens oppresseurs. Ainsi un lien d’amitié et de reconnaissance, par conséquent un échange d’idées, s’établit entre eux et les Perses, non-seulement dans Babylone, centre de la captivité, mais dans les autres parties de l’empire. Nous voyons que depuis cette époque les relations n’ont plus cessé d’exister entre les Israélites et les Médo-Perses, relations d’autant mieux suivies que la Judée était sur le passage des Perses allant en Égypte, pays qu’ils possédaient. Cet état de choses dura jusqu’à la conquête d’Alexandre, qui mit en mouvement toute l’Asie, ouvrit des voies nouvelles où elle se précipita, et concentra bientôt dans Alexandrie les idées et les doctrines du monde entier.

Puisque la doctrine secrète date de la captivité de Babylone et qu’elle n’est point née d’un mouvement interne et spontané du judaïsme, il ne reste plus qu’à chercher si dans la société persane il existait alors une telle doctrine. Or les travaux des orientalistes de notre siècle ont mis entre nos mains les livres sacrés de la Perse en vigueur au temps de Darius le Grand, de Cyrus et de leurs prédécesseurs. Ces textes, dont une traduction grecque courait de main en main plus de deux siècles avant Jésus-Christ, sont connus de tout le monde sous le titre de Zend-Avesta, et l’on sait qu’ils sont attribués à Zoroastre, l’antique législateur des Aryas de l’Asie centrale. La doctrine du secret s’y trouve tout entière, presque dans les termes employés par saint Jean ; il n’y manque que Jésus, fils de Marie. Est-il possible de douter qu’elle n’ait passé de là chez les Hébreux, lorsque déjà sous Nabuchodonosor nous voyons le prophète Daniel, tout Juif qu’il était, recevoir le titre de rab-mag (maître des mages) et occuper ainsi la première place parmi les prêtres de la religion aryenne ? Pourquoi cependant cette religion publique de l’empire n’a-t-elle produit chez les Hébreux qu’une doctrine cachée et une secte mystérieuse ? Il ne pouvait guère en être autrement chez un peuple dont toute la constitution religieuse, politique et civile procédait de Moïse, et ne pouvait admettre une religion étrangère sans se détruire : aussi depuis le temps de la captivité les sectaires ont-ils vécu à part dans la société Israélite, jusqu’au temps où, Jésus ayant donné par sa vie et sa mort un élan irrésistible à leurs idées, on les vit par la bouche de saint Paul prêchées parmi les Grecs et les Romains, et sous la plume de saint Jean et de ses traducteurs devenir le code de la société nouvelle.

Le Zend-Avesta renferme explicitement toute la doctrine métaphysique des chrétiens, — l’unité de Dieu, du Dieu vivant, l’Esprit, le Verbe, le Médiateur, le Fils engendré du Père, principe de vie pour le corps et de sanctification pour l’âme. Il renferme la théorie de la chute et celle de la rédemption par la grâce, la coexistence initiale de l’Esprit infini avec Dieu, une ébauche de la théorie des incarnations, la doctrine de la révélation, de la foi, celle des bons et des mauvais anges connus sous le nom d’amschaspands et de darvands, celle de la désobéissance au Verbe divin présent en nous et de la nécessité du salut. Enfin la religion de l’Avesta exclut tout sacrifice sanglant expiatoire, et en passant chez les Israélites elle devait nécessairement supprimer le meurtre de l’agneau pascal, remplacé par une victime idéale. C’est en effet ce qui eut lieu d’abord parmi les esséniens et les thérapeutes, ensuite parmi les chrétiens.

Voilà donc un ensemble de faits bien acquis ; essayons de le résumer. Au temps de la captivité de Babylone, la religion perse, dont les dogmes sont contenus dans l’Avesta, fit naître parmi les Juifs une secte cachée dont la doctrine, transmise par la tradition orale, se manifesta de temps en temps, mais incomplètement. La secte paraît au IIe siècle avant Jésus-Christ sous le nom d’esséniens, et bientôt après en Égypte sous le nom de thérapeutes, sorte de religieux qui vivaient réunis dans des couvens. La doctrine apparaît d’abord dans l’Ecclésiastique de Jésus fils de Sirach, dans le livre de la Sagesse et dans les altérations apportées à la Bible par les traducteurs grecs nommés les Septante. La secte et la doctrine avaient pris un grand développement sous les Ptolémées lorsqu’elles appelèrent l’attention par la lutte de Hillel et de Shammaï au premier siècle avant notre ère. La doctrine secrète avait passé presque entière, mais en s’altérant, dans les livres du Juif hellénisant Philon, qui vivait dans Alexandrie au temps de Jésus. C’est cette doctrine que Jésus enseigna secrètement à ses disciples, et surtout à Pierre, Jacques et Jean, leur ordonnant de la tenir en réserve pour des temps meilleurs, tandis que lui-même, par sa prédication, préparait les âmes à la recevoir. Les apôtres la conservaient secrète dans Jérusalem à la façon des esséniens d’autrefois, lorsque Paul, qui la connaissait, se donna pour mission de la répandre parmi les gentils, c’est-à-dire surtout parmi les Grecs et les Romains. Recueillie par saint Luc, cette doctrine ne prit pied dans Rome qu’après la destruction de Jérusalem et après la mort de Pierre et de Paul. Cependant l’ignorance où étaient tenus les premiers chrétiens avait fait naître des opinions dissidentes qui attaquaient la doctrine, les unes (ébionites) en niant la divinité du Christ, les autres (marcionites) en niant son humanité. L’église était solidement établie ; le moment devint propice à la publication définitive du secret, et c’est alors, dans la seconde moitié du IIe siècle, que fut livré aux fidèles dans leurs langues l’Évangile selon saint Jean. Le mystère avait donc été gardé pendant sept cents ans : il avait fallu tout ce long intervalle pour que les peuples de l’Occident se missent en état de recevoir les principes de foi légués par Zoroastre.


V

Au point où nous a conduits cette étude, je ne crois pas qu’aucune des conclusions de M. de Bunsen puisse être sérieusement contestée, car elles sont toutes appuyées sur les textes les plus précis, les plus variés, les plus authentiques, sur des faits généralement reconnus et sur les données les plus certaines de la science moderne. La conséquence que nous pouvons en tirer, c’est que le christianisme est dans son ensemble une doctrine aryenne et qu’il n’a pour ainsi dire rien à démêler avec le judaïsme. Il a même été institué malgré les Juifs et contre eux : c’est ainsi que l’entendaient les premiers chrétiens, qui l’ont défendu au prix de leur repos et parfois même de leur vie. Si le christianisme n’était qu’un développement du mosaïsme, son histoire primitive et la destinée ultérieure du peuple juif seraient inexplicables ; il serait impossible de comprendre comment les Israélites ont pu si longtemps être mis au ban des nations et surtout des nations chrétiennes ; nous ne verrions pas non plus pourquoi saint Paul reprochait si amèrement au chef des apôtres d’être encore judaïsant et de cacher la lumière. A présent toute cette longue histoire s’explique jusque dans ses menus détails : la transmission antique, le développement dans Alexandrie, l’incarnation vivante des doctrines dans la personne de Jésus, la vie et la mort de ce grand initiateur, puis les terreurs et les luttes des apôtres et le mystère dont s’entourait la primitive église, bientôt après la haute philosophie des pères grecs et latins, dont la couleur orientale contrastait avec les systèmes gréco-romains, enfin le prodigieux établissement d’une église qui, par ses dogmes, ses rits, ses constructions, ses institutions et son influence, embrasse depuis plusieurs siècles tout l’Occident.

Le rôle antique du peuple juif par rapport au christianisme s’explique aussi. Il devient en effet manifeste qu’Israël a conservé comme un dépôt la doctrine aryenne ; mais ce rôle n’est pas échu à tout Israël, car, tandis que les Hébreux vivaient sous la loi mosaïque, quelques-uns d’entre eux seulement se transmettaient, comme le font aujourd’hui les Parsis, ces dogmes secrets et contraires au mosaïsme destinés à devenir les dogmes chrétiens. M. de Bunsen affirme que ces dépositaires du secret le recevaient par un choix spécial de Dieu : je n’examine point cette question, qui n’est pas du ressort de la science, et je crois que l’ouvrage de M. de Bunsen gagnerait en valeur scientifique, si toute expression de la foi personnelle de l’auteur en était retranchée.

Ce même besoin du cœur le conduit à de nouvelles conséquences qu’il me reste à faire connaître. M. de Bunsen avait encore à faire rentrer dans sa grande théorie les livres mosaïques antérieurs à la captivité de Babylone, car affirmer simplement que le christianisme procède de Zoroastre, c’est repousser presque toute la Bible et l’isoler dans l’histoire. Il fallait donc assigner à ces vieux livres sémitiques un rôle essentiel dans les origines de la foi. De plus il fallait que ce rôle fût en harmonie avec la doctrine générale de l’ouvrage, qui attribue au christianisme une origine aryenne. On peut juger d’avance qu’il a fallu beaucoup de science à l’auteur, et peut-être même un peu d’artifice, pour accommoder ces nouveaux et obscurs problèmes avec les solutions lumineuses qui viennent d’être exposées. Voici ce que remarque à ce sujet M. de Bunsen. On sait que les anciens livres de la Bible avaient été détruits lors de la captivité de Babylone, que les Hébreux revenus les premiers en Judée, sous la conduite de Zorobabel, en 536, ne s’occupèrent d’abord que de rétablir leurs tribus et de reconstruire le temple, et que ce fut seulement après le retour de la seconde colonne, vers l’an 447, qu’Esdras, avec les plus savans rabbins, s’occupa de restituer les écritures ; elles furent alors recomposées et rédigées sur un nouveau plan, d’après les souvenirs personnels ou les notes des docteurs. Or il y avait à cette époque plus de cent ans que les Hébreux subissaient l’influence aryenne ; on peut donc admettre que la rédaction d’Esdras ne put s’y soustraire entièrement et qu’elle accueillit des traditions antiques en circulation parmi les Hébreux, traditions que ceux-ci avaient eux-mêmes rapportées de Babylone. M. de Bunsen pense, comme à peu près tout le monde aujourd’hui, qu’il faut expliquer allégoriquement une grande partie de la Genèse, et il voit dans ce qui concerne Adam et ses fils une reproduction orientale et figurée de l’ancienne histoire des Aryas. Zoroastre vivait sous le roi Vistâspa, fils dix fondateur de Bactres ; on ne sait pas combien de règnes s’écoulèrent entre lui et Oxathrès (Suxattra), dernier roi de Bactriane, dont le royaume fut conquis par Ninus vers l’année 1230 ; mais l’intervalle dut être fort long, car dans l’Avesta, où l’on trouve une géographie détaillée des pays aryens, il n’est fait mention ni d’Ecbatane, ni de Pasargade, ni de Persépolis, ni même de Babylone, ou de Ninive. Le pays, qu’habitait Zoroastre avoisinait les sources de l’Oxus et du Yaxarte, la région même où la Genèse place le pays d’Éden. Selon M. de Bunsen, c’est du temps de Zoroastre qu’eut lieu la première migration aryenne vers le sud-est, c’est-à-dire celle des Indiens, dont la cause aurait été un conflit survenu entre les tribus, qui de pastorales devinrent agricoles après la fondation de l’état bactrien. Zoroastre, ayant reçu de Dieu la révélation de la loi, avec l’ordre de la proclamer, convoqua une grande assemblée des tribus aryennes, et, en présence du feu sacré les engagea à quitter le culte des dieux (dêvas) pour adorer le seul Ahura-Mazda (Ormuzd), c’est-à-dire le Dieu de vie. Les agriculteurs se tendirent et devinrent monothéistes ; les pasteurs conservèrent leurs dieux et se retirèrent vers l’Orient. Comme vers l’année 1300 le Gange était déjà conquis par ces derniers et qu’il n’est pas mentionné dans le Vêda, le séjour des Aryas pasteurs sur l’Indus, c’est-à-dire la période védique, a dû être de longue durée et répondre à l’intervalle qui en Bactriane sépare Oxathrès de Zoroastre. De plus les traditions aryennes nomment comme dixième roi bactrien Xisuthros, sous qui arriva le grand déluge. Zoroastre doit donc être reculé de plusieurs siècles avant l’Abraham de la Génèse, et même avant Noé. Cette conclusion est confirmée par les observations astronomiques envoyées de Babylone à Aristote par Callisthène, car elles remontaient à l’an 1903 avant Alexandre, ce qui fait supposer que Zoroastre était de beaucoup antérieur à cette époque.

Or c’est toujours dans un langage figuré que parlent les Orientaux : saint Paul avait déjà interprété comme une figure le récit biblique relatif aux enfans d’Abraham, tous les modernes interprètent de même celui qui concerne les enfans de Noé ; à plus forte raison est-on en droit d’appliquer le même système aux enfans d’Adam. Le récit de la Genèse touchant la lutte d’Abel et de Caïn et la fuite de celui-ci vers l’orient au pays de Nod (Indus) s’accorde singulièrement avec la tradition aryenne de la lutte des tribus et du départ des Aryas pasteurs. La suite de cette tradition est reproduite de la manière la plus exacte par les trente-cinq périodes ou générations que la Bible énumère d’Adam à David. Enfin on est étonné que les interprètes de la Genèse en soient venus à considérer Adam comme le premier homme quand il est visible, dans la Genèse même, qu’il existait d’autres hommes et d’autres femmes au temps d’Adam. Ce personnage ne peut donc être pris qu’au sens figuré, et si Abel et Caïn représentent les Aryas de Zoroastre et ceux de l’Indus, Adam lui-même, recevant la révélation de la bouche de Dieu, ne peut représenter que Zoroastre.

Si maintenant nous descendons la chaîne des temps, nous voyons les pères du peuple juif établis à Ur en Chaldée, qui était alors un des centres de la civilisation aryenne. C’est de là qu’Abraham partit avec Taré son père pour le pays de Chanaan et marcha vers le sud jusqu’en Égypte, où le poussait la famine. D’après la tradition qui fait remonter à Abraham l’alliance de Dieu avec son peuple, il faudrait donc admettre que Zoroastre avait été son précurseur, et que le sémitisme, dont ce patriarche est le père, est un des courans de la tradition aryenne, comme le vêdisme en est un autre. Or le courant sémitique, se développant chez un peuple où il n’était pas indigène, était sans cesse vicié par des retours au matérialisme. C’est pour empêcher cette dégradation de la doctrine que fut institué le prophétisme avec ses trois classes (les rabbonis, les rabbis et les rabs), exactement calqué sur l’antique organisation des mages. Un premier courant de doctrines aryennes existait donc chez le peuple hébreu lorsque la captivité de Babylone vint le revivifier par un mélange de cinquante années, et dès lors il ne fut plus interrompu. Toutefois la facilité avec laquelle le peuple juif s’écartait de la tradition sacrée conduisit ses chefs de Jérusalem à l’isoler entièrement des autres peuples et à s’opposer à tout développement additionnel de la loi. Une plus grande liberté régnait parmi les Juifs d’Alexandrie : là prévalut la doctrine secrète. Il est bien remarquable que dans l’Évangile de saint Matthieu tous les anciens textes cités sont empruntés dans les discours de Jésus à la Bible des Septante, et que dans tout le reste de cet Évangile ils le sont au canon hébraïque : la pensée de Jésus, même dans saint Matthieu, procède donc d’Alexandrie.

Je n’ose affirmer, malgré les savantes pages de M. de Bunsen, que telle soit la véritable interprétation des écrits bibliques antérieurs à la captivité de Babylone. J’aurais voulu trouver dans cette partie de son livre autre chose que des calculs : des textes hébraïques rapprochés des textes aryens de l’Avesta auraient plus fait peut-être pour la démonstration que des dates toujours incertaines et des interprétations toujours attaquables. J’avoue que la lecture de David me jette souvent au milieu de souvenirs orientaux ; je suis frappé de ce que l’église romaine, dans ses rituels, place si souvent des psaumes à côté d’oraisons d’une origine évidemment aryenne, et de ce qu’elle a nettement adopté l’idée de la vocation d’Abraham. Il y a là une partie du problème que l’on voudrait voir traitée à fond par M. Ernest de Bunsen. L’identification de Zoroastre avec Adam ne me paraît ni évidente ni nécessaire : si les fils d’Adam sont des symboles, Adam n’en est-il pas un lui-même ? Et Zoroastre, est-on bien sûr qu’il ait jamais existé autrement que comme une personnification ? S’il est tel qu’Adam et tel que le Manou des Indiens, il devient inutile de chercher sa date. Il en faudrait peut-être dire autant d’Abraham et penser de lui ce que saint Paul pensait de ses enfans. Le peu de solidité de ces antiques figures nous oblige à traiter la question des origines suivant une autre méthode, à reléguer au second plan une chronologie fantastique, à reconnaître les routes que l’humanité a suivies au moyen des doctrines qu’elle-même a consignées dans ses plus anciens monumens. C’est ce qu’a fait M. de Bunsen pour les dogmes chrétiens, dont il a, selon nous, parfaitement retrouvé la trace en remontant de l’Évangile de Jean à la captivité de Babylone. Qu’avant cette époque il y ait eu chez les Juifs un ancien courant d’idées aryennes, c’est ce qui nous semble probable, mais pour des raisons dont M. de Bunsen ne parle pas. Quoi qu’il en soit, nous n’hésitons pas à dire qu’il a le premier restitué dans sa réalité historique la grande tradition orientale dont le Christ et les apôtres ont été les derniers promulgateurs.


ÉMILE BURNOUF.

  1. Voyez sur Hippolyte une étude de M. A. Réville dans la Revue du 15 juin 1865.