Un écrivain hollandais : Multatuli


MULTATULI

Lorsque, le 19 février 1887, Édouard Douwes Dekker, ce Hollandais évadé, s’éteignit dans la petite maison de campagne qu’il habitait depuis dix-sept ans sur les bords du Rhin, tous les journaux démocratiques et libres penseurs de son pays, imités par quelques recueils littéraires, parurent encadrés de noir. Les Pays-Bas venaient de perdre une de leurs intelligences les plus vives, sinon les mieux équilibrées, et surtout un de leurs plus brillans écrivains. Pendant plus d’un tiers de siècle il avait, d’une main fiévreuse, jeté ses écrits, comme autant de quartiers de roc, dans l’étang hollandais, dont ils avaient remué les eaux dormantes, faisant monter à la surface beaucoup d’écume et quelque peu de vase. Il avait dénoncé les abus du système colonial, stigmatisé l’égoïsme de la bourgeoisie commerciale, percé à jour de ses sarcasmes l’hypocrisie des mœurs calvinistes, fait des appels désespérés à la pitié, à la justice, en faveur des déshérités, rhabillé à neuf quelques vieilles vérités et pas mal de sophismes, soulevé des rancunes profondes et de chaudes sympathies, provoqué des courans d’opinion comme jamais publiciste ne l’avait fait avant lui dans le pays classique du flegme et du froid calcul.

Pourtant, au-delà des frontières de son pays, on ne s’est guère occupé de lui. Son nom n’est pas devenu, et ne deviendra probablement jamais européen. Il a eu la mauvaise chance de naître dans un petit pays, et d’écrire dans une langue qu’on ne lit pas à l’étranger. Dans un milieu plus vaste, il se fût élevé plus haut. Pour le penseur, l’écrivain, il n’est pas désirable d’être le premier d’un village.

Tel qu’il est, cependant, ce révolté qui tient de Proudhon et de Heine, ce Batave réchauffé au soleil des Indes, mérite d’attirer quelques instans l’attention du public français. Nous essaierons de le juger plus impartialement que ne l’ont fait, dans son pays, des détracteurs systématiques et des admirateurs passionnés.


I

Édouard Douwes Dekker, plus connu sous son pseudonyme significatif de Multatuli, naquit à Amsterdam le 2 mars 1820.

Son père, capitaine d’un navire marchand, était un vrai loup de mer, renommé à cause de son habileté nautique et de sa froide résolution. Un trait peindra l’homme, flegmatique même pour un Hollandais. Il était au gouvernail, un soir de tempête. Soudain on crie : « Un homme à la mer ! » — En voilà un qui ne reparaîtra plus, grommela-t-il. Qui diable est-ce ? — C’est moi, père, répondit son fils aîné, qui, par un bonheur providentiel, avait pu se saisir d’une amarre, et qui venait de regrimper, ruisselant d’eau, sur le pont. — Tiens ! dit le père, sans trahir l’ombre d’une émotion.

La mère était une de ces robustes Hollandaises de l’île d’Ameland qui offrent, dans toute sa pureté, le type blond, aux yeux bleus, au teint blanc et vermeil de la Germanie maritime. Elle avait la tête près du bonnet, le verbe haut, et, à l’occasion, la main leste. Édouard eut une sœur, qui se maria, et trois frères, dont les deux aînés suivirent la profession paternelle. Le troisième devint prédicant baptiste. C’est à cette secte, presque déiste, qu’appartenait la famille. L’atmosphère du logis était religieuse. On y lisait la Bible à haute voix. De là peut-être, chez le penseur émancipé, cet acharnement contre l’idée chrétienne. Il en avait subi l’influence et se rendait bien compte de l’obstacle qu’elle opposait à son projet de transformer l’idéal humain.

L’enfant avait une intelligence vive et beaucoup d’esprit naturel. On ne songea pas à tirer parti de ses heureuses dispositions. Après l’école primaire, il fit peut-être une classe inférieure au gymnase ; puis on le plaça dans un comptoir de commerce, où il ne puisa qu’une grande aversion pour les affaires et pour ceux qui en faisaient ; ce que voyant, son père, qui partait pour Java, l’emmena avec lui.

Arrivé à Batavia le 6 janvier 1839, Douwes Dekker entra dans l’administration des Indes néerlandaises. On lui donna un petit emploi dans le bureau de la comptabilité, en attendant qu’il apprît le malais et quelques autres des cinquante langues ou dialectes parlés dans l’Insulinde. Actuellement on exige des aspirans fonctionnaires un diplôme délivré par l’école de Delft, où l’on enseigne les langues orientales. Poussé par le désir de se mettre en contact plus direct avec les populations indigènes et de demander à la vie orientale ces confidences intimes qui ne se traduisent pas, au moins autant que par la volonté de faire son chemin, il se mit en peu de temps en état de parler et d’écrire, non-seulement le malais, mais encore deux ou trois des langues les plus répandues dans l’archipel. Ses loisirs, il les partageait entre des études faites un peu au hasard et des travaux littéraires destinés à rester inédits, car l’Inde n’offrait aucune possibilité de les publier. En passant, il avait trouvé moyen d’apprendre le français, l’anglais, l’allemand, et de se donner une idée superficielle des trois grandes littératures de l’Europe occidentale. Si peu instruit qu’il fût, d’ailleurs, il l’était plus que la plupart de ses collègues ; il avait une compréhension vive, le désir de se rendre utile, une grande facilité à s’exprimer et une rédaction des plus alertes. Aussi, dès l’été de 1842, fut-il promu au grade de contrôleur à la côte ouest de Sumatra. Pendant les huit années qui suivirent, il occupa successivement des positions analogues à Natal, à Kroewangie, à Bagalen, à Menado. Ses allures indépendantes et l’irritabilité de son humeur, encore exaspérée par le climat, lui valurent sans doute ces fréquens déplacemens, ainsi que deux mises en non-activité temporaire.

Pendant qu’il était comptable à Batavia, il s’était converti à la religion romaine, par amour pour une demoiselle Caroline V…, fervente catholique, qu’il finit cependant par ne point épouser.

En 1846, il se maria dans des circonstances caractéristiques. Un jour, dans un bal officiel, il dansa avec une jeune personne dont le mouchoir portait ces initiales : E. H. V. W. Everdina H. van Wijnbergen. Dekker lut : Eigen haard veel waard ! (rien ne vaut un foyer à soi), et demanda la jeune fille en mariage.

Cette union fut très heureuse pendant quelques années. La jeune baronne de Wijnbergen appartenait à une famille de bonne noblesse hollandaise presque complètement ruinée. « Elle n’était pas jolie, nous apprend-il lui-même, mais elle avait dans le regard et la voix quelque chose d’agréable. Elle n’avait rien de cet air contraint et guindé des bourgeoises qui affectent la distinction. » Dekker aimait beaucoup sa femme, pour laquelle il se montra toujours tendre et affectueux. Pour troubler la paix du ménage, il fallut la terrible question du pain quotidien.

À cette époque, Dekker était un beau garçon, svelte, élancé, fort pâle, les cheveux et la moustache blond clair, avec des yeux d’un bleu pâle où la passion, la colère, l’enthousiasme, mettaient souvent des flammes.

En 1851, il fut nommé résident assistant à Amboine, aux appointemens de 5,000 florins (10,650 francs).

Si l’indépendance de son esprit et de ses allures lui avaient quelquefois aliéné la faveur de ses chefs, Douwes Dekker, partout où il résida, fut toujours aimé de ses collègues et populaire parmi les indigènes, qu’il traitait avec une douceur affable, dont il défendait les intérêts, épousait les griefs, qu’il aidait en toute circonstance de ses conseils et de sa bourse. Compatissant et généreux jusqu’à l’imprudence, on le vit à Padang se jeter à l’eau pour sauver un chien qui se noyait. Européens et Javanais mêlaient à leur sympathie pour lui un peu de pitié souriante. « C’est un excellent garçon, » disaient les premiers. « C’est un digne seigneur, » déclaraient les seconds. Et les uns ajoutaient comme les autres : « Mais il est un peu fou. »

Il ne remplit pas longtemps ses fonctions de résident assistant à Amboine. Le climat de l’Inde commençait à exercer sur lui et les siens son influence débilitante ; un accès de nostalgie le prit, il voulut revoir Amsterdam et faire un pèlerinage au tombeau de sa mère. En avril 1852, il obtint un congé de deux ans, et s’embarqua pour la Hollande.

Ce retour temporaire dans la mère patrie fut pour lui la source des plus cruels déboires. Le fonctionnaire des Indes qui rentre en Europe est presque toujours un déclassé. Il pense et vit autrement que ses compatriotes. Chose pire, une société qui a le commerce pour base, et qui mesure sa considération à la fortune, n’a que froideur et dédain pour l’employé à la demi-solde, qui naguère était un satrape entouré d’un respect presque religieux.

Orgueilleux et impressionnable, Douwes Dekker devait souffrir plus qu’un autre de ces froissemens, de ces humiliations de tous les jours. Il s’était aisément habitué à la politesse cérémonieuse, au caractère expansif des Javanais, à leurs manières insinuantes, aux flatteries qu’ils ne ménagent pas à ceux qui les gouvernent. Quand il passait dans sa voiture à quatre chevaux, escorté d’un petit état-major de fonctionnaires subalternes, les indigènes se prosternaient sur la route, ou bien, fermant leur parasol, si brûlant que fût le soleil, ils tournaient le dos, par respect, et comme éblouis par la majesté d’un visage hollandais. Si l’un d’eux recevait une lettre en sa présence, il la lui présentait pour qu’il la fût d’abord. Devant le résident, comme devant un envoyé de Dieu, les disputes faisaient trêve, les conversations les plus animées faisaient place à un silence au milieu duquel on eût entendu une mouche voler.

Du temps de Douwes Dekker, le gouvernement néerlandais et ses représentans dans les Indes ne négligeaient rien pour maintenir les indigènes dans cet état d’infériorité. On les empêchait d’apprendre le hollandais pour leur fermer l’accès de la culture européenne, et, loin de favoriser leur conversion au christianisme, on faisait tout ce qu’on pouvait pour l’empêcher.

Dans le monde d’Amsterdam, on ne fait pas grande figure avec un traitement de non-activité de 2,700 florins (environ 5,800 fr.), surtout lorsqu’on est marié et père de famille. Dekker, qui n’hésita jamais à braver l’opinion dans les grandes choses, manquait de stoïcisme et de philosophie pratique pour le dédaigner dans les petites. Il commença par mener un train disproportionné à ses ressources, s’habilla chez le tailleur à la mode, exigea que sa femme fit toilette, rendit ses visites en voiture à deux chevaux, précédé d’un piqueur. En même temps, son excellent cœur l’entraînait à des actes de générosité irréfléchie. Les mendians qui l’accostaient recevaient de lui plus souvent un écu de cinq florins qu’une pièce de deux sous. Il lui arriva de régaler de gâteaux et d’orgeat tous les pensionnaires d’un orphelinat, rencontrés dans un jardin public, de racheter le piano d’un pauvre diable qui avait fait faillite, et dont les enfans se désolaient d’être privés de leur plus cher passe-temps, de payer à souper à des filles, afin de les affranchir pour un soir de la servitude du vice, de conduire en voiture à la kermesse de Harlem une vieille femme qui avait souhaité, en soupirant, de ne pas mourir sans avoir eu cette joie, et à qui il persuada que le roi de Hollande l’avait chargé de procurer des distractions aux bonnes vieilles qui avaient toujours fait leur devoir.

Les petites économies qu’il avait faites dans l’Inde y eurent bientôt passé. Alors il emprunta, sans se demander s’il pourrait jamais rendre. Son congé expiré, il repartit pour l’Inde, criblé de dettes, et réduit à demander un délai pour acquitter le prix de son passage.

Le 4 janvier 1856, il fut nommé résident assistant à Bantam, arrondissement de Lebak. Il ne remplit ces fonctions que pendant six semaines. Ayant refusé de se conformer aux instructions de ses supérieurs dans des circonstances sur lesquelles nous reviendrons en parlant de son roman de Max Havelaar, il fut déplacé et donna sa démission.

Quelques semaines après, il s’embarquait de nouveau pour l’Europe, cette fois sans retour. Revenu en Hollande avec sa femme et son petit Max, auquel il ne tarda pas à donner une sœur, Dekker connut toutes les misères de la bohème obscure, cent fois plus horribles dans un pays où la richesse et une tenue irréprochable donnent seules droit à la considération. Il gagna son pain au jour le jour, faisant des traductions à la ligne pour les journaux, remplissant temporairement de petits emplois mal rétribués, tout en faisant des démarches auprès du ministre des colonies pour obtenir le redressement de ses griefs. Mais il posait des conditions et prétendait traiter de puissance à puissance. Il paraît qu’on lui offrit une place, qu’il qualifia lui-même d’honorable et de lucrative, mais qu’il refusa. Tout espoir fut alors perdu de ce côté. Il se rendit à Bruxelles, où il fut correspondant de divers journaux hollandais et collabora même à l’Indépendance belge. Il parlait et écrivait bien le français, ne trahissait son origine étrangère que de loin en loin par quelques abus de termes et des tournures d’une élégance douteuse. En même temps, il préparait le roman de Max Havelaar, son apologie et sa vengeance, qui devait faire connaître à la Hollande et au monde les abus du système colonial, et prouver au roi des Pays-Bas qu’il n’y avait qu’un moyen de réparer le passé et de sauver l’avenir, c’était de confier le gouvernement des Indes, avec des pouvoirs dictatoriaux, à M. Edouard Douwes Dekker.

Vers la fin de 1859, laissant sa famille à Bruxelles, il se rendit à Amsterdam pour tâcher de trouver un éditeur. Il reconnut bientôt qu’il lui faudrait publier le livre à ses frais. Mais où trouver les 1,200 florins qu’il fallait pour cela ?

C’est alors qu’il fit la connaissance de M. Jacques van Lennep, le romancier dont M. Albert Réville a apprécié l’œuvre ici même. M. van Lennep lui témoigna la plus cordiale sympathie.

« Je suis allé chez lui, écrit Dekker à sa femme, le 23 novembre 1859, et je ne puis t’exprimer comment cet homme m’a reçu. Voilà qui me dédommage complètement d’avoir été si longtemps méconnu. Jamais je n’aurais osé espérer quelque chose de pareil. Il m’a déclaré qu’il se charge de moi et de mon affaire. »

M. van Lennep s’engagea à publier Max Havelaar à ses frais, et prit les pertes éventuelles à sa charge. Les bénéfices, s’il y en avait, devaient être partagés par moitié entre l’auteur et l’éditeur.

En ce moment même, Douwes Dekker entamait des négociations avec le gouvernement, auquel il offrait de supprimer son livre à la condition qu’on le nommât résident à Java, en tenant compte pour la pension des années écoulées depuis sa démission, qu’on lui fît une avance de fonds et qu’on lui conférât l’ordre du Lion néerlandais. La façon dont il parle de cette affaire dans ses lettres à sa femme dénote une absence de sens moral qui va jusqu’à la naïveté.

Les négociations n’aboutirent pas, et Douwes Dekker fut obligé de se rejeter du côté de M. van Lennep.

C’est ainsi que, sous le patronage de l’un des membres les plus distingués du parti conservateur, parut en 1860 un livre qu’on ne tarda pas à qualifier de subversif, — et que le plus révolutionnaire des écrivains hollandais fit avec fracas son entrée dans le monde littéraire.


II

Max Havelaar n’est pas à proprement parler un roman. C’est un fragment d’autobiographie. Douwes Dekker, ou plutôt Multatuli, car c’est sous ce pseudonyme qu’il fut connu désormais, raconte simplement ce qui lui est arrivé et ce qu’il a vu pendant qu’il était résident assistant à Lebak. Il fait longuement, et sans fausse modestie, les honneurs de sa personne, sous un nom supposé, met en scène sa femme, « sa bonne Tine, » le seul être qui le comprit et lui rendit justice, » puis ses subordonnés, le lieutenant Duclari et le contrôleur Verbrugghe, enfin les chefs indigènes et le troupeau taillable et corvéable à merci des cultivateurs javanais.

Ce sont des fonctions importantes et auxquelles s’attache une grande responsabilité que celles des résidens. Les possessions hollandaises des Indes sont divisées en provinces, gouvernées nominalement par un régent, pris d’ordinaire parmi les anciens souverains médiatisés, ou parmi les familles les plus puissantes de la noblesse javanaise. Par une politique très habile, le gouvernement des Pays-Bas s’est assuré l’appui de ces personnages influens, qui l’aident à maintenir sa domination sur les indigènes. Le régent touche de gros appointemens, une part dans le produit des impôts et des prestations en nature, et de plus s’arroge le droit de pressurer les habitans par des corvées, des réquisitions et des dons volontaires, qu’il n’est pas prudent de refuser.

A côté de ces grands seigneurs, qui mènent un train presque royal, font grande dépense, ont des harems bien peuplés et ne sortent que suivis de gardes et entourés d’une véritable cour, le résident de la province, ou le résident assistant de l’arrondissement, n’est en apparence qu’un bien petit personnage. En réalité, c’est le maire du palais d’un vice-roi fainéant. Il l’assiste, le conseille, c’est-à-dire lui dicte ses circulaires, ses ordonnances, ses moindres mesures, surveille ses démarches, l’encourage ou le réprimande, et fait sur lui des rapports, qui régleront l’attitude du gouvernement colonial à son égard. Il est tacitement entendu que le régent peut tout se permettre contre les indigènes, à la condition de ne rien entreprendre contre la domination hollandaise. En général, le régent et le résident sont dans les meilleurs termes, se passant mutuellement la casse et le séné.

Max Havelaar n’était pas homme à se prêter à de pareils accommodemens. Ses prédécesseurs, se conformant à l’esprit des instructions de leurs gouvernemens, avaient fermé les yeux sur la conduite des oppresseurs, et les oreilles aux plaintes des opprimés. Il y a deux stades dans la carrière de tout fonctionnaire des Indes. Le premier est celui du vertige, de la présomption, des illusions et des bonnes intentions. Le second, celui des désillusions, de l’indifférence, du scepticisme, du laisser-faire et du laisser-passer. Quelques atteintes de dysenterie servent ordinairement de transition.

Très clairvoyant, Havelaar n’avait pas connu la première période. Épris d’idéal, et soutenu par une rare énergie nerveuse, il échappa aussi à la seconde.

Sa tâche était rude, ingrate. Il avait devant lui une véritable écurie d’Augias, et ne devait attendre de ses collègues, et même de ses administrés, que le plus tiède, le plus timide des concours.

Lebak avait alors pour régent un adhipatti (prince), appartenant à l’une des races los plus illustres du pays, mais presque complètement ruiné. Son traitement officiel et sa part dans le produit des taxes ne pouvaient suffire à défrayer les énormes dépenses que lui imposaient un faste vraiment oriental, une nuée de parens pauvres, oisifs et vaniteux, et des largesses de musulman dévot envers les pèlerins, qui chaque année allaient en grand nombre à la Mecque à ses frais.

C’était naturellement aux contribuables, et surtout aux petits cultivateurs, à combler le déficit du trésor princier. Non content de les obliger à cultiver gratuitement ses domaines, à lui livrer sans paiement des matériaux pour ses bâtisses, et des rations pour ses innombrables serviteurs, il faisait enlever chez eux tout ce qu’il trouvait à sa convenance : buffles, volailles, meubles, denrées. Les chefs de district et de village prenaient exemple sur le haut dignitaire qui se trouvait à la tête de l’arrondissement, et le pays était mis en coupe réglée.

La situation des cultivateurs javanais est toujours et partout fort précaire. C’est à ces malheureux qu’on pourrait appliquer à la lettre le sic vos non vobis. Le gouverneur-général van den Bosch avait introduit en 1832 une sorte de régie du café et des épices, destinée à rétablir l’équilibre compromis du budget de la mère patrie. C’est ce qu’on appelle le système de culture, c’est-à-dire la culture forcée. Un cinquième du territoire de chaque commune fut cultivé pour compte du gouvernement, qui imposait aux indigènes une corvée d’un jour de travail sur cinq. Les propriétaires étaient obligés de livrer leur café à l’administration à un prix dérisoire, qui ne dépassait guère la moitié de celui du marché, et dont on déduisait encore le transport, et un impôt des deux cinquièmes de la valeur. Ce système fut pendant longtemps la source d’immenses bénéfices pour la Société néerlandaise de commerce, par l’entremise de laquelle s’effectuaient le transport et la vente du café. De son côté, le gouvernement des Pays-Bas en retirait un profit net, qui s’élevait parfois à 25 millions de florins par an. En revanche, la population javanaise était réduite à la plus extrême misère. Plus dense que celle de la France, et presque autant que celle de la Hollande, elle se nourrissait à peu près exclusivement de riz, et se voyait forcée d’abandonner cette culture. Il s’ensuivit de fréquentes et horribles famines. Java menaçait de devenir une sorte d’Irlande. Une famille javanaise, dont l’habitation de bambous pouvait bien valoir vingt francs, n’avait pour vivre que vingt-cinq à trente centimes par jour. Que prendre à ces malheureux ? Le diable y eût perdu son droit ; mais les régens javanais, favorisés par la complicité ou l’apathie des autorités hollandaises, n’y perdaient pas le leur.

Les cultivateurs, qu’on réduisait ainsi de la pauvreté au dénûment absolu, n’osaient pas même se plaindre. A Lebak, les plus résolus, ou les plus exaspérés, se mettaient en route la nuit, se glissaient comme des voleurs le long d’un ravin qui se creusait derrière les jardins du résident assistant, et rôdaient dans l’ombre sous les fenêtres de la maison, dans l’espoir d’être aperçus de lui et de pouvoir lui faire leur déclaration. Souvent ils avaient été épiés, et alors, vigoureusement bâtonnés par les bourreaux du régent, ils retiraient leur plainte, ou bien, quelques jours après, le courant de la petite rivière qui arrose Lebak emportait leur cadavre vers la mer.

Voyant son arrondissement se dépeupler par la famine et les maladies nées de la misère, et, chose pire au point de vue politique, par l’émigration des habitans les plus résolus, vers les provinces indépendantes ou insurgées de Sumatra, le résident assistant Slotering, prédécesseur de Havelaar, après de longues hésitations, s’était décidé à braver le mécontentement probable de ses supérieurs endormis dans un optimisme volontaire. Mais il ne put donner suite à son dessein. Au cours d’une tournée d’inspection, il fut pris de douleurs d’entrailles et mourut presque subitement. L’opinion générale fut qu’il avait été empoisonné par un des chefs de district les plus compromis.

Havelaar, esprit enthousiaste, passionné pour la justice et la vérité, ne se laissa pas détourner par le péril de ce qu’il considérait comme son devoir impérieux. Il encouragea les indigènes à lui révéler les exactions et les mauvais traitemens dont ils étaient victimes, s’efforçant de leur persuader qu’il avait le pouvoir de les protéger contre le ressentiment de leurs chefs. A peine en fonctions depuis un mois, il était entouré de renseignemens qui lui permettaient de porter une accusation formelle d’abus de pouvoir et d’exactions contre l’adhipatti qui gouvernait l’arrondissement en qualité de régent. Il concluait en demandant une enquête, durant laquelle il recommandait d’éloigner le régent pour empêcher qu’il ne pesât sur les déclarations des administrés.

Le résident de la province de Bantam, à qui Havelaar s’était adressé, se montra fort mécontent de ce qu’il appela la précipitation imprudente de son assistant. Il se rendit à Lebak sous prétexte de se faire donner des explications, mais, en réalité, pour se concerter avec l’adhipatti sur les moyens de se débarrasser d’un fonctionnaire maladroitement zélé.

Havelaar n’avait pas tardé à comprendre qu’aucune suite ne serait donnée à sa demande d’enquête, à moins qu’il ne recourût aux grands moyens. Il écrivit directement au gouverneur-général des Indes néerlandaises. Celui-ci avait été prévenu par le résident de Bantam. Aux dénonciations passionnées de Havelaar, il répondit par une verte réprimande, lui reprocha de compromettre les intérêts du gouvernement, en aliénant à celui-ci les précieuses sympathies des hauts fonctionnaires indigènes, ses fidèles alliés, et lui annonça qu’il le révoquait comme résident assistant de Lebak. En considération de ses services antérieurs, on l’envoyait provisoirement dans la même qualité à Ngawie, où il pourrait faire des réflexions sur le danger des jugemens téméraires et des accusations précipitées.

— Tine, vous avez du courage, n’est-ce pas ? demanda Max à sa femme, lorsqu’il eut achevé la lecture de cette dépêche.

— Oui, Max, lorsque vous êtes auprès de moi.

Il prit la plume, et, sans hésiter, envoya sa démission. C’était le sacrifice d’un avenir brillant peut-être, en tout cas d’une carrière assurée et honorable, c’était un bond les yeux fermés dans l’incertain, la nécessité de se frayer tardivement un chemin difficile dans une nouvelle profession, c’était le déclassement probable, la misère possible. Mais il avait enfin compris qu’il ne pouvait servir le gouvernement colonial comme celui-ci voulait être servi. Après avoir en vain attendu pendant des mois à Batavia que le gouverneur-général voulût lui accorder une demi-heure d’audience, il s’embarqua pour la Hollande avec sa femme et son enfant.

A Amsterdam, il se mit, presque quadragénaire, au régime de la vache enragée, si salutaire et si fortifiant quand on a vingt ans, et le grand horizon bleu dans les yeux, si cruel lorsqu’on a les charges de la famille en plus et les illusions en moins. C’est là qu’il rencontra par hasard un ami d’enfance, M. Batavus Droogstoppel, associé de la maison Last et C°, courtiers en café.

M. Droogstoppel a pris dans la littérature néerlandaise contemporaine l’importance d’un type idéal. On le cite, on y fait allusion comme, en France, à Tartuffe, à Gavroche, à Joseph Prudhomme. C’est le repoussoir, l’antithèse de Max Havelaar. A côté du philanthrope enthousiaste, généreux, désintéressé, du poète égaré dans le fonctionnarisme, c’est le bourgeois égoïste et borné, le commerçant cupide et retors, strictement honnête en ce sens qu’il respecte le code et ne laisse pas protester sa signature, mais, du reste, absolument étranger à toute délicatesse, à toute générosité. C’est, de plus, le bourgeois hollandais et le commerçant d’Amsterdam, esclave des préjugés, de la respectabilité et du cant, roide, gourmé et piétiste. Pour rien au monde il ne permettrait à ses filles d’aller au théâtre ou de lire un roman français ; mais il met l’aînée aux arrêts dans sa chambre, parce qu’au déjeuner elle a refusé de lire jusqu’au bout à haute voix l’histoire de Loth et de ses filles.

Cet homme sérieux fait un accueil peu empressé à son ancien camarade, qui lui paraît bien extravagant et surtout bien pauvre et bien râpé. Havelaar lui confie une liasse de manuscrits, qu’il feuillette négligemment d’abord. Quelques notes, où il est question de café, excitent cependant son intérêt, et il charge un jeune Allemand employé dans ses bureaux de coordonner les papiers du ci-devant fonctionnaire et d’en résumer le contenu.

Le résultat de ce travail, c’est le livre de Max Havelaar. Droogstoppel, qui s’attendait à tout autre chose, ne peut réprimer son indignation. Il traite son commis d’écervelé et Havelaar d’imposteur, d’intrigant, de coquin de bas étage.

Un homme si mal vêtu et qui n’avait pas même de montre dans son gousset, pouvait-il avoir raison contre tous les fonctionnaires des Indes, contre le gouverneur-général, contre le ministre des colonies, contre les deux chambres, contre le roi, contre Dieu même enfin, qui avait donné l’empire de l’Insulinde aux Hollandais, et décidé que tout contact, tout commerce entre des chrétiens et des infidèles, tourneraient au détriment de ceux-ci, au profit de ceux-là ?

Pouvait-il avoir raison contre le résident pensionné chez lequel Droogstoppel avait dîné dans une charmante villa des environs d’Amsterdam et qui prétendait que Java était un paradis terrestre pour les gens qui se conduisaient bien ?

Pouvait-il avoir raison contre le négociant en thé, qui avait un si beau coupé à deux chevaux et qui vantait en toute occasion la sagesse des lois grâce auxquelles il achetait à bas prix le thé qu’il revendait fort cher ?

Pouvait-il avoir raison enfin contre la Société néerlandaise de commerce qui faisait gagner chaque année de si beaux courtages à la maison Last et C° sur le café de Java qu’elle vendait aux enchères publiques ?

Décidément, ce Havelaar n’était qu’un fonctionnaire incapable ou infidèle, qui cherchait à se venger par de basses calomnies d’une disgrâce méritée.

Ici Multatuli, rompant brusquement avec la fiction, saisit la plume pour son propre compte. Après avoir adjuré en termes véhémens le peuple néerlandais de protester avec lui contre l’exploitation systématique des Javanais et contre les coûteuses et sanglantes expéditions destinées à réprimer les révoltes d’un peuple au désespoir, il déclare que, si l’on refuse de l’écouter, il traduira son livre dans toutes les langues de l’Europe, dans tous les dialectes de l’Insulinde, afin que le monde sache qu’il existe entre l’Ost-Frise et l’Escaut un État qui vit de piraterie, afin que l’Inde entière prenne les armes contre cette monstrueuse domination :

— Je ferai cela, dit-il, car je leur ai promis aide et secours à ces martyrs, moi, Multatuli.

Et s’adressant au roi des Pays-Bas, « souverain de ce bel empire de l’Insulinde qui se déroule le long de l’Equateur comme une ceinture d’émeraude, » il lui demande « si sa volonté impériale est que là-bas ses 30 millions de sujets soient maltraités et dépouillés en son nom. »

Si nous avions à juger Max Havelaar comme un roman ordinaire, nous en parlerions avec sévérité et peut-être n’en parlerions-nous pas du tout. L’action presque nulle, mal conduite et médiocrement intéressante, se traîne de chapitre en chapitre entre des conversations sans vivacité et des descriptions en style d’ingénieur. A moins d’être Hollandais ou d’avoir à écrire une étude sur Multatuli, on se décide difficilement à suivre jusqu’au bout ce flot de prose qui coule d’une allure à la fois saccadée et lente, charriant de distance en distance une observation neuve, une idée originale, comme les fleuves de l’île des Bataves portent sur leurs eaux grisâtres des bateaux richement chargés.

Vers la fin du livre, on trouve cependant quelques pages qui dédommagent du reste. C’est l’histoire de Saïdjah.

Le père de Saïdjah était un petit cultivateur de Lebak, qui avait beaucoup de peine à nourrir sa nombreuse famille. À deux reprises, le chef du district s’était emparé de son buffle de labour. Pour en acheter un troisième, il avait fallu se décider à vendre tout ce qu’on possédait d’objets de quelque valeur et de vieux souvenirs de famille. Il ne tarda pas à s’établir des rapports d’amitié entre le buffle et le petit Saïdjah, qui se faisait obéir d’un signe par le lourd et robuste animal. Un jour, celui-ci sauva la vie de l’enfant en éventrant d’un coup de corne un tigre qui se préparait à bondir sur lui. Alors le buffle devint presque un membre de la famille. Il n’en fut pas moins requis illégalement comme les autres, mené au marché et abattu. Il n’y avait plus moyen d’en racheter un autre. Le champ resta en friche, les taxes ne furent pas payées ; le fisc saisit les meubles et les instrumens de travail. La mère mourut de misère et de chagrin. Le père, qui avait émigré dans un district voisin, fut bâtonné pour s’être déplacé sans autorisation et mourut des suites de ce supplice. Les enfans se dispersèrent.

Saïdjah avait alors seize ans. Il se rendit à pied à Batavia, entra comme cocher au service d’un riche Hollandais et entassa sou sur sou jusqu’à ce qu’il eût réuni de quoi acheter deux buffles et un petit matériel d’exploitation. Alors il revint au pays pour épouser Adinda, la fille du voisin, à laquelle, suivant l’usage javanais, il avait été fiancé tout enfant. Avant son départ, la jeune fille lui avait promis de l’attendre le premier jour après la 32e lune, à l’ombre du Ketapan, sous lequel elle lui avait donné la fleur de mélati, symbole de la foi qu’elle lui engageait.

Saïdjah se mit en route, le cœur léger. Au jour dit, il arriva le premier au rendez-vous. Il attendit, confiant et joyeux d’abord, puis troublé, inquiet, puis triste et désespéré. Le soleil s’éteignit dans la mer. Adinda ne venait point. Alors, il se rendit au village. Mais il ne trouva plus la chaumière des parens de sa fiancée. Interrogés anxieusement, les voisins lui apprirent que la famille avait été ruinée à son tour par les corvées et les exactions. À bout de ressources, le père s’était emparé d’une barque de pêcheur et était parti avec les siens et une poignée d’autres désespérés pour Lampong, où avait éclaté une violente insurrection. De l’argent destiné à son établissement, Saïdjah acheta une barque et fit voile à son tour pour Lampong.

Il parcourut en tout sens le pays insurgé, à la recherche d’Adinda et des siens, et arriva un jour dans un village que les troupes hollandaises venaient d’occuper, et qui, par conséquent, était en flammes.

Ce par conséquent, souligné avec ostentation, a été sévèrement jugé en Hollande. On y a vu une insulte à l’armée, un acte antipatriotique. En réalité, ce n’est que la constatation du fait malheureusement trop certain que les guerres coloniales dépassent toutes les autres en atrocité, et renouvellent en plein XIXe siècle les horreurs des temps les plus barbares.

Parmi les décombres fumans, Saïdjah découvre le cadavre du père d’Adinda. Plus loin gît le corps souillé et mutilé de la jeune fille. Dans un désespoir sans larmes et sans paroles, Saïdjah se jette sur la baïonnette du premier soldat qu’il rencontre.

Cette histoire un peu monotone d’amour et de malheur est celle d’innombrables familles javanaises. Elle a sous la plume de Multatuli une simplicité biblique et une chaleur tout orientale. Il s’en exhale un charme pénétrant et indéfinissable. Dès les premières lignes, on s’intéresse à la vie simple de ces pauvres gens, à leurs sentimens naturels et primitifs ; on travaille, on espère, on aime, on souffre avec eux. Adinda paraît à peine dans le récit et ne dit pas vingt mots, et cependant on garde son image dans les yeux et le son de sa voix dans l’oreille. Nulle recherche d’expressions dans le style, nul éclat factice, nulle trace de ce pittoresque à outrance et tout superficiel qui est à la mode aujourd’hui et qu’on trouvera si ridicule dans cinquante ans. Le trait est net, la couleur sobre, le sentiment contenu et profond. Cette fois, l’écrivain a rencontré le grand art. S’il y avait beaucoup de pages de cette valeur dans Max Havelaar, ce ne serait pas seulement au point de vue de l’humanité, mais aussi au point de vue de la littérature, que Multatuli aurait eu le droit de prononcer cette fière parole : « J’ai écrit ce livre pour léguer un titre de noblesse à mes enfans. »


III

La publication de Max Havelaar fit l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages. Un frisson courut sur ce peuple, si lent d’ordinaire à s’émouvoir. C’est qu’à cette époque la sanglante et ruineuse guerre d’Atjeh n’avait pas encore éclairé les Hollandais sur les inconvéniens qu’il peut y avoir pour un petit peuple à posséder un vaste empire colonial. Il était convenu que c’était des Indes que venaient pour la nation toute prospérité, toute grandeur, qu’elle leur devait son rang en Europe, et, chose plus pratiquement utile, l’équilibre de son budget. Le boni de 25 millions de florins donné par les colonies était, suivant l’expression de M. Busken Huet, la ceinture de liège qui maintenait la Hollande à flot.

Et puis l’ordre, c’est-à-dire le silence, régnait à Java, à Sumatra, aux Moluques. On se figurait volontiers que les indigènes, contens, heureux, adoraient la domination bienfaisante et civilisatrice de la Hollande.

Brusquement, Multatuli fit s’évanouir cette heureuse et trompeuse sécurité. Du jour au lendemain, il fut célèbre. Tout le monde prit parti pour ou contre lui. Il n’y eut pas d’indifférens. Dans les régions officielles, parmi les gens qui profitaient des abus qu’il dénonçait, il souleva des haines froidement féroces. D’autre part, les esprits inquiets, avides de nouveautés, enthousiastes de liberté, de progrès, d’humanité, ou tout simplement mécontens de leur sort, lui firent un parti, une secte, presque une église. De toutes les parties du pays, on lui écrivait, on le félicitait, on le questionnait, on l’encourageait.

Dans la presse et dans le parlement, tous les partisans d’une réforme du régime colonial puisaient dans le livre de Multatuli des argumens à l’appui de leurs opinions et certainement, c’est à ses révélations, à sa longue et persévérante campagne contre des abus invétérés, qu’on doit les améliorations partielles réalisées depuis. Mais lui se contentait de hausser les épaules. Tout ce qu’on faisait sans sa coopération directe lui semblait efforts stériles et vains palliatifs. Lorsqu’on proposa de substituer dans les colonies au travail forcé le travail libre, c’est-à-dire l’exploitation des cultures par des compagnies privées, engageant à prix débattu des indigènes, il déclara que c’était substituer une machine d’épuisement à une autre machine d’épuisement et qu’il importait peu qu’on saignât le Javanais à blanc au profit du trésor et de la Société de commerce, ou bien au profit de quelques capitalistes.

« Il y a en Hollande, écrivait-il, deux partis, dont les principes sont bien différens : les conservateurs, qui veulent tirer des Indes tout le profit possible, et les libéraux, qui veulent tirer tout le profit possible des Indes. Aussi les libéraux ont-ils raison d’affirmer que les conservateurs grugent les Indes, et les conservateurs sont-ils dans le vrai en affirmant que les Indes sont grugées par les libéraux. »

En 1872, au congrès international des sciences sociales, il eut l’occasion d’attirer l’attention du public européen sur la question javanaise, et remporta devant ce tribunal une victoire morale qui dut le consoler de bien des dédains et de bien des injures. Il prononça en français un discours passionné, véhément, qui souleva une véritable tempête parmi les membres hollandais de l’assemblée. Rompant avec toutes les traditions de flegme national, ils se démenèrent comme des énergumènes, interrompant l’orateur par des apostrophes et des invectives violentes. Mais, du haut de son indignation, il dédaigna ces colères. S’inquiétant peu des blessures qu’il inflige à l’amour-propre national, il flétrit l’absolutisme, les exactions, les cruautés de l’administration coloniale ; il montre les cultivateurs javanais pressurés jusqu’à la dernière extrémité, la famine endémique dans le pays le plus fertile du monde ; le vol organisé systématiquement, et la répression féroce de la moindre velléité de résistance, les villages incendiés, les femmes violées, les enfans massacrés.

« On ne m’a pas répondu, conclut-il. La nation hollandaise, représentée par son gouvernement, est condamnée par défaut. »

Lorsque la sensation profonde produite par ces paroles se fut un peu calmée, un membre belge du congrès, M. Dumonceau, déclara qu’en présence des accusations dont le gouvernement des Pays-Bas venait d’être l’objet, il lui semblait nécessaire que quelqu’un des Néerlandais présens entreprît sa défense.

Tous gardèrent le silence, et le congrès se sépara sur une impression des plus pénibles.

La première édition de Max Havelaar fut rapidement épuisée. Il fallut en faire une deuxième. L’auteur, avide de renommée plus que d’argent, et désireux surtout de faire de la propagande, eût voulu une édition à bon marché. Il désirait que son livre fût lu « à l’atelier, à la cuisine, à l’écurie. » M. van Lennep s’y opposa. Il en résulta un procès que Multatuli perdit haut la main.

A partir de ce moment, oubliant l’immense service reçu, il n’eut plus pour l’auteur de la Rose de Dekama et de Klaasje Zevenster que paroles amères et sarcasmes haineux. M. van Lennep demeurait impassible et bienveillant sous les injures de son ancien protégé.

— Mais fâchez-vous donc ! s’écriait Multatuli exaspéré.

— Vous aurez beau faire, répondait le vieux patricien, avec son fin sourire de bonhomie sceptique, je ne me fâcherai jamais contre vous, monsieur Dekker.

Et régulièrement, il remettait au nerveux et irritable publiciste la moitié qui lui revenait dans le produit net de son livre. De 1863 à 1866, Multatuli toucha ainsi 2,210 florins ou 4,669 francs. L’année suivante, à la mort de M. van Lennep, la propriété du roman fut vendue publiquement pour compte de la succession. Une moitié du produit fut remise à Multatuli, l’autre moitié à l’éditeur.

La réputation de Multatuli comme écrivain était faite. Mais il lui était impossible de s’astreindre à un travail régulier. Des pamphlets, publiés de temps en temps, des lectures publiques, quelques travaux dans la presse, lui rapportaient maigrement de quoi subvenir aux dépenses de son ménage. D’ailleurs, quoiqu’il eût dépassé la quarantaine, il n’avait pas appris à ménager ses ressources. Ce qu’on pouvait appeler sa dette flottante allait croissant, et ses amis un peu aisés, toujours menacés de demandes d’emprunts, évitaient sa rencontre. Parfois, des admirateurs anonymes lui envoyaient des dons, qu’il acceptait sans scrupule, les considérant comme des tributs payés à sa royauté intellectuelle. Si ses fidèles avaient eu l’idée d’établir un denier de Multatuli, il eût trouvé la chose fort naturelle.


Hier soir, raconte-t-il dans ses Lettres d’amour, j’entrai dans une maison où l’on faisait de la musique. Mais il était tard. Comme j’entrais, les dernières notes s’éteignaient. J’ignore pour qui on avait joué ; il n’y avait personne dans la salle. Le public, c’était moi… Vous comprenez que je me sentis humilié.

Mon cœur était si malade que j’avais besoin de musique. Je demandai si l’on voulait jouer et chanter quelque chose pour moi seul. « C’est pour un malade, » ajoutai-je.

On tira le violon de sa caisse. Les jeunes personnes remirent leurs bagues et reprirent le sourire qu’elles avaient déposé parce que le public n’était plus là.

— Monsieur a-t-il quelque préférence ? me demanda un personnage, qui paraissait exercer une certaine autorité. Il prononça ce mot de monsieur, avec une certaine hésitation ; je le sentis bien.

La Chanson des larmes, répondis-je.

— Très bien ! s’écria l’homme en s’inclinant.

Et les jeunes personnes chantèrent tout autre chose. Mais elles me promirent d’apprendre la Chanson des larmes, et celle des Deux Rossignols, que j’aime tant.

J’étais dans l’impossibilité de payer. Je déclarai que je n’avais pas d’argent.

— Mais, monsieur, je vous prenais pour un prince ! ..

— Je suis un prince, il est vrai, mais détrôné, pour le moment, un prince en service extraordinaire.

— Serait-ce le roi de Naples ? chuchotèrent les jeunes personnes qui avaient chanté.

Je leur donnai un bon sur la caisse de l’Insulinde.


Il était de bonne foi. Comme Micawber dans David Copperfield, il s’attendait toujours à quelque changement de fortune soudain, magique, something turning up. Le destin, son débiteur, ne pouvait manquer de s’acquitter quelque jour envers lui.

En attendant, il n’était pas devenu plus capable de refuser un secours aux autres que de se passer lui-même d’une satisfaction. Un soir, il reçut en même temps une lettre d’un inconnu, qui lui envoyait un billet de cinquante florins, et une missive éplorée de sa femme, qui lui écrivait de Bruxelles qu’elle était sans habits et sans pain. Il met le billet sous enveloppe et court à la poste pour faire charger l’envoi. À l’idée des privations de ses enfans et de celle qu’il appelait son cher ange, sa bonne Tine, il avait les larmes aux yeux. Ce qui ne l’empêcha pas de laisser son billet aux mains d’une vieille juive, mendiante de profession, qu’il eut le malheur de rencontrer en chemin.

Lorsqu’il avait quelque argent, il voyageait, toujours inquiet, agité, incapable de se fixer, de rester tranquille. Un jour, croyant avoir trouvé une martingale infaillible, il se rendit à Wiesbaden dans l’espoir de faire sauter la banque, et y laissa ses dernières ressources. À Amsterdam, où il finissait toujours par revenir, il déménageait fréquemment, passait d’une modeste chambre au premier étage d’une boutique de pâtissier, dans un cabinet meublé du Café polonais, pour se réfugier enfin dans le grenier de l’éditeur Dalli, où il commença en 1862 la publication de ses Idées, le plus important et le plus étendu de ses ouvrages.

Sa femme, qu’il laissait dans un dénûment absolu, prit enfin le parti de se retirer avec ses deux enfans en Italie, où elle avait des relations de famille.

Vers cette époque, en 1866, il entra un soir dans un théâtre d’ordre inférieur, et se trouva assis à côté d’un jeune garçon, fils d’une actrice, qui, bien qu’elle ne manquât pas de talent, n’avait pas l’heur de plaire au public. Le parterre l’accablait de plates railleries et de lazzis grossiers. La douleur peinte sur le visage de l’adolescent toucha Dekker, qui, après avoir essayé d’imposer silence aux spectateurs, gifla rudement deux ou trois des plus bruyans. Cité en justice, il fut condamné à la prison et à l’amende.

Peu après cette aventure, il quitta la Hollande, le mépris sur les lèvres et l’amertume au cœur, pour aller se fixer près de Nieder-Ingelheim, dans la vallée du Rhin.

Il avait contracté une nouvelle union avec Mlle Hammink Schepel, qu’il connaissait depuis longtemps, ce qui fournit aux piétistes et aux bourgeois rangés, à qui il n’avait jamais ménagé les railleries ni les sarcasmes, une excellente occasion de le taxer d’immoralité et d’insouciance égoïste. Pour rendre hommage à la vérité, il faut constater qu’à partir de ce moment, un changement heureux se produisit dans l’existence de Multatuli. Que ce fût l’influence du séjour à la campagne, le calme qui se dégage des grands bois et des frais paysages où s’abrite la petite villa qu’il habitait, ou que sa nouvelle compagne eût mieux compris ce qu’il fallait à cette nature, foncièrement bonne et aimante, mais impressionnable à l’excès et malade de l’immense disproportion qu’il y avait entre ses espérances et les réalités de la vie, Multatuli devint plus calme, plus rangé, plus méthodiquement travailleur : à sa vie d’expédiens, aux âpres poursuites d’une meute de créanciers succéda une demi-aisance. Pour la première fois depuis son retour de Java, il eut une bibliothèque et un cabinet de travail, une vraie salle à manger où l’on était certain de souper après y avoir dîné, enfin un intérieur modestement confortable. Entre sa femme et le petit Wouter, son fils du second lit, dont il faisait lui-même l’éducation, il fut aussi heureux qu’un homme comme lui pouvait l’être.

Il voyageait encore de temps à autre, le plus souvent pour assister à des congrès, ou pour aller donner des conférences en Hollande. Plus fréquemment, il recevait des visiteurs. Nieder-Ingelheim était devenu un lieu de pèlerinage pour les radicaux et les libres penseurs hollandais. Il les accueillait avec cordialité, et les captivait irrésistiblement par le charme d’une conversation, qu’il menait capricieusement par tous les domaines de la pensée, revêtant les paradoxes et les sophismes d’une apparence de raison et de logique, donnant aux banalités le tour imprévu que lui fournissaient son imagination brillante et son humour fantaisiste. Si démocrate qu’il fût, du reste, il refusa toujours de frayer avec des gens mal élevés, et il lui arriva plus d’une fois de refuser sa porte à des radicaux trop mal peignés, ou dont le langage n’était pas celui de la bonne compagnie.

Depuis quelques années, il souffrait d’un asthme ; de violens accès de toux, de fréquentes oppressions épuisaient sa constitution, éprouvée déjà par dix-sept ans de séjour dans les Indes. Il mourut le 19 février 1887. Suivant ses dernières volontés, son corps fut brûlé à Gotha le 23 du même mois.


IV

Les opinions de Multatuli ne forment pas un corps méthodique de doctrines. On les trouve éparses dans ses pamphlets, dont les principaux sont le Dialogue japonais, les Lettres d’amour, le travail libre, Choses et autres, dans un drame intitulé l’École des princes, et surtout dans les sept volumes qu’il publia de 1862 à 1874 sous le titre d’Idées.

Les Idées ne sont pas un livre. C’est un amalgame incohérent de réflexions, de maximes, de diatribes, d’anecdotes, de paraboles, de dissertations philosophiques, morales, sociales, politiques, esthétiques, de chapitres de roman, de scènes de comédie, d’articles de journal, qui se suivent sans ordre, sans lien, sans plan arrêté. On peut commencer la lecture par n’importe lequel de ces sept volumes ; et il n’y a guère de raison pour ne pas commencer chaque volume par la fin. Tantôt trouble, tantôt bouillonnant et écumeux, parfois lamé d’or par un rayon de soleil, le flot coule, serpentant en méandres capricieux, parfois d’une allure rapide, plus souvent avec une pénible lenteur, s’élargissant en nappes stagnantes, se précipitant en cascades imprévues.


Mes Idées, a dit Multatuli lui-même, sont le Times de mon âme. J’écris pour traduire l’impression du moment, sans me préoccuper de la liaison, ni de l’homogénéité, ni de la conclusion possible.


Il a eu le mérite et le tort d’écrire avec une absolue sincérité tout ce qui lui passait par la tête. Tout ce qu’il a trouvé sur la pente de la méditation et de la rêverie, perles fines, scories, conceptions originales, vieilles défroques de toutes les philosophies et de toutes les morales, il a tout livré pêle-mêle à la publicité.

Il avait pourtant dit au début de l’ouvrage :


Un tas de bois, de pierres, de chaux, etc., ne fait pas toujours un édifice.


Les contradictions sont du reste au nombre des choses dont il ne faut pas s’étonner ni s’effrayer en lisant Multatuli ; les paradoxes non plus, ni les banalités usées jusqu’à la corde.

De ce chaos, dégageons quelques-uns des élémens essentiels de ce que nous n’osons pas appeler ses doctrines, car ce seul mot eût mis hors de lui l’homme qui prétendait n’avoir d’autre système qu’une aversion insurmontable pour ce qu’il y a de faux dans tous les systèmes connus.

Au fond, c’est un positiviste. Il n’admet que les vérités d’expérience. Il était même de ces positivistes qui penchent pour la négative et n’ôtent leur chapeau devant aucune insondable obscurité.

Les raisons qu’il allègue pour ne point croire à l’existence de Dieu ne sont d’ailleurs ni scientifiques, ni expérimentales, mais purement logiques.

Un dieu, c’est une sorte de croquemitaine. Naturellement, de tous ces divins épouvantails, le dieu des Juifs, le vindicatif Sabaoth, qui écrase la tête de ses ennemis au jour de sa colère, Jéhovah, l’associé, le complice des ambitions et des convoitises de ses fidèles, est surtout l’objet de ses sarcasmes indignés. Ce n’est pas qu’il ait trouvé pour combattre le monothéisme sémitique des armes bien nouvelles. Il a beau être plus familier que Voltaire avec la Bible, où sa mère lui a fait apprendre à lire, le plus souvent il se borne à rhabiller à neuf ses plaisanteries sur les récits bibliques.

Il a des sympathies personnelles pour le Christ, dans lequel il voit une espèce de Multatuli imparfait, tel que l’antiquité pouvait le produire. Mais le christianisme est à ses yeux le plus grand obstacle aux progrès de la civilisation et au bonheur de l’humanité. L’époque des pères de l’église est une tache noire dans l’histoire de l’humanité. Aussi Multatuli pardonne-t-il volontiers à l’empereur Constantin le meurtre de ses parens. La famille impériale était par trop nombreuse. Mais ce qu’il ne lui pardonne pas, c’est d’avoir assuré le triomphe des idées chrétiennes, et fait de la religion du Christ un culte d’État.

Pour l’exégèse du christianisme et l’histoire de l’Eglise, il en est encore au Dictionnaire philosophique et à l’Essai sur les mœurs. Il a longtemps frayé avec la pléiade philosophique du XVIIIe siècle, et doit beaucoup à Voltaire, à Diderot, à Rousseau même, qu’il maltraite souvent, et aussi aux dii minores, Helvétius et d’Holbach.

Élevé dans le protestantisme dissident, il s’est dégagé plus complètement encore des préjugés protestans que des croyances chrétiennes. C’est un effet naturel de cet esprit de contradiction qui est un des élémens de sa personnalité intellectuelle et morale.


A un certain point de vue, dit-il, l’Église catholique est une des plus belles créations des hommes. Elle est le résultat de la logique des faits… Je ne m’occupe pas ici de la vérité ou de l’erreur qu’il y a dans ses doctrines, mais de l’application de ces doctrines. Je trouve un reflet de poésie jusque dans les erreurs, — dans ce que ceux qui pensent autrement qualifient d’erreurs.


Et il vante le bonheur des catholiques italiens :


Qui vivent dans l’intimité des demi-dieux de la mythologie catholique. On s’entretient avec sainte Rosalie, avec sainte Lucie, avec sainte Monique. On est en relations avec la vierge Marie, on la remercie d’un service rendu, on stimule son zèle, on va jusqu’à la gronder comme un enfant qui n’est pas sage. Il a surtout la haine du calvinisme avec ses dogmes atroces de la prédestination et de la justification par la foi, sa morale dure, son absence de charité, la teinte sèche et froide qu’il jette sur les rapports de l’homme avec Dieu et des hommes entre eux.

Sa bête noire, à l’égal du haut fonctionnaire et du gros commerçant, c’est le pasteur, le dominé avec sa longue redingote, sa cravate blanche, sa raideur et le ton nasillard dont il ânonne les textes de l’Écriture. Il voit en lui le type de l’hypocrisie et du servilisme, et l’accable sans relâche de ses railleries et de ses sarcasmes. Plus le ministre du culte fait de concessions à l’esprit du siècle, aux progrès de la science, plus il le trouve inconséquent, plus il lui conteste toute raison d’être.

En résumé, pour Multatuli, la foi, c’est le sommeil ; le doute, c’est le désir ; l’examen, c’est le travail qui aboutit à la négation.

La morale de Multatuli découle de sa métaphysique, ou plutôt de sa négation de la métaphysique.

Le bien, c’est tout ce qui épargne à l’homme une souffrance ou lui procure une satisfaction.

Jouir, c’est être vertueux. Le perfectionnement moral consiste à accroître le nombre, l’intensité, et ce qu’on pourrait appeler l’altitude des jouissances.

« Mais la borne de ces jouissances ? »

La réponse se trouve clairement écrite dans le grand livre de la vérité, ouvert devant nous, et dont aucun texte n’est falsifié.

Celui qui poussera la jouissance jusqu’à l’excès deviendra malade. Celui qui tuera son prochain passera pour un homme désagréable. Celui qui volera sera garrotté par ceux qui possèdent quelque chose. Celui qui sautera par la fenêtre se fera du mal. Celui qui écrira des Lettres d’amour sera hué.

Nous voilà revenus à Diderot et à la morale du supplément au voyage de Bougainville. Les mœurs d’Otaïti, voilà l’idéal.

Le mariage chrétien paraît à Multatuli, comme au marquis d’Argenson, un droit furieux. La femme, servante ou poule couveuse, est sacrifiée au mari comme la fille l’a été au père. Pour la maintenir dans la soumission on la laisse dans l’ignorance. Il faut l’émanciper par l’instruction. Le seul droit qu’on ne lui ait jamais contesté, c’est celui de mourir en couches. Il faut lui accorder tous les droits qu’exerce l’homme, sans en excepter celui de suffrage et l’éligibilité. On l’a confinée dans des professions subalternes, dans des occupations machinales… Il faut lui ouvrir toutes les carrières. Il faut, en un mot, faire d’elle l’égale de l’homme. C’est alors seulement que pourra se réaliser l’idéal du mariage, qui est l’union libre des sexes, sanctionnée par la volonté et les convenances mutuelles et non plus par des lois religieuses ou civiles.

Involontairement, on se rappelle ici les vers d’Alfred de Musset :


De magistrats, néant ; de lois, pas davantage ;
J’abolis la famille et romps le mariage.
Voilà ! .. Quant aux enfans, en feront qui pourront,
Ceux qui voudront trouver leur père, chercheront.


En matière d’organisation sociale, les idées de Multatuli sont à la fois très radicales et très vagues.

Notre état social actuel est la consécration de toutes les injustices et de toutes les inégalités. Réduit au minimum de satisfactions physiques compatibles avec la possibilité de vivre et de travailler, le prolétaire est absolument privé de jouissances d’un ordre supérieur.


Qu’est-ce pour le pauvre que la beauté du printemps ? Rien. Le ciel étoile ? Rien. Que lui dit l’art ? Rien. Que sont pour lui la couleur, l’harmonie, le parfum ? Rien. Que sont la poésie, l’amour ? Rien… Tout essor lui est interdit par la réalité, qui de son poing de fer le courbe dans la fange et punit toute révolte du supplice de la faim.


Il constate avec un peu d’exagération que, parmi les travailleurs de l’Europe, le prolétaire hollandais est un des plus misérables et des plus dégradés. Sa famille, souvent nombreuse, s’entasse dans un galetas malsain ou dans une espèce de wigwam construit au moyen de matériaux provenant de démolitions. Pour nourriture, il a du pain noir, des pommes de terre assaisonnées d’un mélange d’eau et de vinaigre, du lard parfois, jamais de viande. Son unique délassement après le travail, c’est de se gorger de genièvre et de brailler quelque refrain stupidement obscène. Il est plus à plaindre que l’esclave antique, que le nègre des colonies, que le cheval de fiacre, que le bœuf destiné à l’abattoir. La naissance d’un veau est un accroissement de richesse, la naissance d’un enfant de travailleur est une aggravation de misère. L’esclave représentait une valeur, car on l’achetait. Nul n’achèterait, nul ne voudrait pour rien toute la population ouvrière des Pays-Bas, à la condition de la nourrir.

Ainsi, de sophisme en sophisme, il arrive à conclure que l’abolition de l’esclavage est un progrès douteux dans l’évolution sociale.

Comment procurer à tous ces déshérités, non-seulement le bien-être physique, mais les jouissances d’un ordre supérieur, les plaisirs intellectuels et esthétiques qui sont aujourd’hui le privilège d’une petite élite ? Il faut bien avouer qu’il ne trouve aucun moyen pratique et ne recommande même aucune mesure déterminée ; En tout cas, il ne sert de rien de faire des lois. Il serait plus utile de commencer par abroger la plupart des lois en vigueur.

Il se défend avec énergie d’être socialiste :


Je ne puis souscrire au programme de ce parti, écrit-il le 15 août 1886 au docteur Muller. C’est tant pis pour moi peut-être, mais certainement tant pis pour eux.

Je sympathise avec les mécontens. Je suis mécontent moi-même. Mais je prétends qu’ils se trompent dans le choix de leurs adversaires, comme sur les moyens de les combattre. Ils font le jeu de l’ennemi (en français dans le texte). Prudhomme et Cartouche, le bourgeois satisfait et le bandit en place leur doivent des remercîmens…

En politique, je ressemble plus à Danton, à Robespierre et même à Marat qu’à Lamartine, qui en 1848 inaugura sa carrière d’homme d’Etat par la suppression de la peine de mort en matière politique. Si j’avais été au pouvoir, j’aurais fait tomber des centaines, peut-être des milliers de têtes…

Mais on ne l’a pas voulu… Je ne puis suivre les socialistes… C’est moi qu’il faudrait suivre.

Je suis même antisocialiste. Les socialistes veulent rendre l’État tout-puissant ; j’insiste pour qu’on réduise son intervention au strict nécessaire.


Il ne demanderait pas mieux que de supprimer complètement l’État, qu’il regarde comme le plus grand ennemi du bien après l’Église. Laisser à toute force, à toute intelligence, à tout instinct, à tout désir, son cours libre et naturel ; abolir toute hiérarchie, toute subordination, toute discipline, supprimer toute autorité dans la famille, dans la nation, dans la société, voilà son idéal.

Le seul moyen d’y arriver, ce serait naturellement la dictature universelle d’un homme doué d’une haute et vaste intelligence, d’une volonté de fer, d’un amour ardent du bien, — d’un homme comme lui, enfin.

En dernière analyse, c’est plutôt aux anarchistes, aux nihilistes qu’il faut le rattacher. Mais, par une inconséquence qui fait plus d’honneur à ses instincts qu’à sa logique, il voudrait concilier l’anarchie aves l’urbanité, et ne pas sacrifier l’esprit et le cœur à la matière. C’est un anarchiste ganté de frais, — un girondin du nihilisme.

V

La Hollande est un petit pays, traité en marâtre par la nature, qui doit en partie son existence physique au travail opiniâtre de ses habitans, son indépendance à une guerre de religion, sa prospérité au commerce, son importance européenne à un empire colonial dont l’étendue et la population sont disproportionnées à celles de la mère patrie. L’action de ces facteurs historiques et économiques, modifiant le caractère de la race, a produit un type idéal particulier, celui du négociant riche, orgueilleux, calviniste zélé, un personnage enfin que Multatuli a peint sous le nom de Droogstoppel. C’est pour lui que Guillaume le Taciturne a secoué le joug de l’Espagne, que le grand stathouder a résisté à Louis XIV, que Tromp et De Ruyter ont tenu tête aux flottes de la France et de l’Angleterre, c’est pour lui qu’on légifère à La Haye, qu’on plante du café à Java, et qu’on se bat à Atjeh, c’est pour lui qu’on prêche et qu’on catéchise, qu’on enseigne l’histoire et l’économie politique, c’est pour lui qu’on écrit des livres et qu’on rédige des journaux.

Une société qui se résume en un pareil idéal devait accueillir Multatuli et ses idées, qu’on nous passe la vulgarité de l’expression, comme on reçoit un chien dans un jeu de quilles. Il fallait le chasser au plus vite, à grands coups de pied, avant qu’il mît le désordre dans la partie que depuis si longtemps on jouait si bien à son aise. Ce fut la besogne de la presse et des recueils littéraires. Dans les petits pays où, suivant l’expression du plus distingué des critiques hollandais, Busken Huet, on ne possède qu’une littérature de village, on en est, en fait de polémique, aux procédés du XVIe siècle. La personnalité, le commérage malveillant, l’invasion méchante dans la vie privée, voilà la première arme et la plus redoutable. On accumula sur la tête de Douwes Dekker toutes les accusations qui pouvaient le perdre dans l’opinion d’un public bourgeois et puritain. Homme sans religion, citoyen sans patriotisme, fonctionnaire insubordonné, mauvais mari, mauvais père, débiteur insolvable, c’était de plus un libertin et un ivrogne.

Quelques-unes de ces accusations étaient de pures calomnies, d’autres portaient sur des malentendus. Elles n’en trouvèrent pas moins de l’écho, et Douwes Dekker, par son humeur imprudente et hasardeuse, par son dédain systématique du qu’en dira-t-on, fut le premier à fournir des semblans de preuves contre lui.

Par un contre-coup naturel, tous les mécontens, tous les déclassés, tous ceux que la société mercantile et calviniste avait lésés ou froissés, tous ceux à qui elle n’avait pas fait la place à laquelle ils croyaient avoir droit, se rangèrent autour de l’auteur de Max Havelaar et des Idées. Les plus intéressés, ceux pour lesquels il avait parlé et souffert, les prolétaires néerlandais et les cultivateurs de Java, restèrent naturellement étrangers à ce mouvement comme à tout ce qui se passe en dehors du petit cercle de leurs occupations journalières. Aussi, dans les éclairs de clairvoyance qu’il avait parfois, s’irritait-il de ne compter de partisans que parmi les gens qui n’auraient pas demandé mieux que d’exploiter à leur profit les abus qu’il combattait. Ces thuriféraires, qui le portaient aux nues, lui firent d’ailleurs plus de tort auprès des hommes de bon sens que ses ennemis les plus acharnés et les moins scrupuleux.

Aujourd’hui, les colères se sont calmées, les illusions se sont dissipées, l’apaisement est venu, et après les démolisseurs et les panégyristes, les critiques sérieux se sont mis à étudier l’homme et l’œuvre pour essayer d’expliquer l’une par l’autre. Le plus sagace d’entre eux, le docteur Swartz Abrahamsz, s’est livré sur Douwes Dekker à une patiente analyse, véritable dissection, conduite avec le calme des chirurgiens de Rembrandt, et une sorte de bienveillance narquoise toute hollandaise. Sa conclusion, c’est qu’on se trouve devant un cas pathologique. Toute la conduite, toutes les idées, tout le talent et toute l’extravagance de Douwes Dekker s’expliquent par une neurasthénie congénitale, aggravée par un long séjour aux Indes, exaspérée par le contact hostile du milieu et des préjugés hollandais.

L’explication est juste, mais elle est incomplète. Douwes Dekker n’avait pas seulement un système nerveux irritable, il avait aussi, et surtout, un immense orgueil, et il a eu l’irréparable malheur de se tromper sur la nature de ses capacités.

Au cours de cette étude, nous avons eu plus d’une fois l’occasion de montrer quelle haute idée il se faisait de lui-même. Il avait la science infuse. S’il eût eu le temps de creuser pendant le jour les pensées qui la nuit illuminaient son cerveau comme des traits de feu, il eût renouvelé les sciences physiques et les sciences exactes. Il avait deviné avant Darwin la théorie de la sélection et du transformisme. « Pour moi, dit-il, ce n’est pas de Darwin que je tiens le darwinisme. Si l’on ne m’avait pas traqué comme une bête sauvage, il y a longtemps que j’aurais exposé l’idée mère de son système. »

Non-seulement, il se croyait capable de conduire les destinées de l’humanité, mais il n’hésite pas à déclarer, dans Max Havelaar, avec une sorte de pitié ironique pour lui-même, qu’il n’eût pas trouvé au-dessus de ses forces de diriger tout un système solaire. Il se croyait de bonne foi un apôtre, un messie. Auprès de lui, le Christ n’était qu’un petit personnage, et le drame du Golgotha pâlissait à côté de sa passion à lui.

Absolument incapable de concevoir et d’exécuter un plan ambitieux, étranger à toute intrigue, à toutes menées pratiques, impuissant en un mot pour l’action, il crut qu’il lui suffirait de penser et d’écrire, pour changer la face du monde.


— Je défie, s’écria-t-il, tous les pouvoirs, sur tous les terrains, dans l’État, dans l’Église, dans la famille, d’empêcher mes idées d’exercer leur influence sur le cours des choses !

Je veux voir, et je verrai, je veux écrire et j’écrirai. Je veux démolir, déblayer, édifier, et je ferai tout cela.


En réalité, il se borna le plus souvent à donner une forme nouvelle à des idées, à des théories que des lectures incohérentes et mal digérées faisaient entrer dans sa cervelle toujours bouillonnante. Les lacunes de son érudition d’autodidacte lui faisaient souvent prendre pour des découvertes de vieux haillons philosophiques ou humanitaires, qui avaient été abandonnés dans les carrefours, aux crochets des chiffonniers de la pensée. Ses connaissances étaient superficielles. De l’antiquité, il savait à peu près ce qu’en sait un élève de sixième. Un jour, Dumas père s’avisa de mettre au concours une série de bouts-rimés. Multatuli fut l’un des concurrens, et ses vers, pour être d’un Hollandais, n’étaient pas trop mal faits. Seulement, il avait pris l’Orestie pour un nom de pays, et rempli ses vers en conséquence. Dumas lui écrivit avec le plus grand sérieux qu’Orestie était le nom d’une femme à laquelle il s’intéressait beaucoup. Multatuli, qui raconte l’anecdote, rapporte l’explication avec la plus entière candeur.

Le sens critique lui fait défaut. En art, il sent, il ne juge pas. En littérature, en philosophie, il condamne en bloc une œuvre, il raie sans appel un auteur de ses papiers, pour une phrase, un mot qui lui a déplu. Les plus grands, ceux mêmes qu’il a le plus aimés, n’échappent pas à ses capricieuses sévérités. Goethe, Schiller, Cervantes, sont tour à tour arrachés d’une main impatiente et brutale des hauts sommets où les a placés l’admiration des générations. Renan est traité de charlatan, Hugo, de faiseur, Darwin, d’esprit timide, puéril : c’est le père d’une pauvre science incomplète ; Rousseau, qui le croirait ? est un écrivain négligent. Il est plus mauvais juge encore pour lui-même que pour les autres.

Il proteste lorsque l’on veut voir en lui surtout un écrivain et un artiste. Il s’indignerait tout à fait qu’on le prît pour un journaliste. Et cependant il est journaliste dans l’âme et dans la forme, il l’est par ses aptitudes et ses imperfections, par ses qualités et ses défauts. Comme le journaliste, il écrit au jour le jour, sans suite et sans liaison, sous l’inspiration du moment, il se répète, se contredit, s’arrêtant au milieu d’une thèse pour vider une querelle personnelle ou enregistrer une nouvelle à sensation. Comme le journaliste, il remplace souvent le raisonnement par l’invective ou la plaisanterie, et désarçonne d’une boutade l’adversaire trop robuste ou trop bien armé pour qu’il soit possible de le vaincre dans un duel régulier. Son style, quand il est bon, quand il ne s’égare pas dans la recherche et la subtilité, c’est celui d’un journaliste, clair, martelé et parfois asséné.

Il est si bien journaliste d’instinct qu’il a des inventions et des ruses dignes d’un reporter américain. Correspondant d’un journal hollandais pendant la guerre de 1866, on lui avait interdit les appréciations personnelles. Il devait se borner à traduire textuellement les journaux allemands. L’Allemagne ne tarda pas à posséder un journal de plus, le Mainzer Beobachter, à qui Douwes Dekker prêta toutes ses opinions personnelles, toutes ses remarques humoristiques, tous ses propos qui enlevaient la pièce. Le Mainzer Beobachter fut bientôt aussi connu en Hollande qu’il l’était peu dans la ville où il était censé s’imprimer, et on le tint pour le plus original, le plus spirituel des journaux allemands.

Malheureusement, dans les petits pays, on ne peut vivre du journalisme qu’à la condition d’être doué d’une grande fécondité, d’une facilité extrême, et de travailler comme un forçat. Multatuli était incapable d’une production régulière, il avait de l’esprit par intermittence et travaillait difficilement.

A Paris, assagi par le bon sens un peu sceptique qui forme comme l’atmosphère de la civilisation française, adouci par le contact d’un peuple communicatif et sociable, il eût pu écrire chaque semaine dans un grand journal un ou deux articles remarqués, et vivre heureux tout en exerçant une influence réelle par la vulgarisation d’idées philosophiques et sociales. Il eût été classé, mis à son rang, et traité selon ses œuvres, comme l’est tout producteur qui se présente sur un grand marché où les produits qu’il livre sont connus, cotés et demandés.

En Hollande, il eut le privilège et le malheur d’être un merle blanc. Ses livres, qu’il jetait à la face de la nation comme des projectiles, firent sensation et scandale dans le présent, pour lui assurer dans l’avenir une grande place dans une petite littérature.

Pour la postérité, ses véritables titres de gloire, ce ne seront pas ses théories humanitaires, ce sera l’histoire de Saïdjah, quelques apologues orientaux des Lettres d’amour, quelques souvenirs personnels racontés avec un mélange charmant d’émotion et de raillerie, enfin quelques chapitres du roman de Wouter Pieterse, où il raconte la vie, les impressions, la formation morale, religieuse, intellectuelle d’un enfant de la petite bourgeoisie, en s’inspirant de ses propres souvenirs.

La génération qui entrera dans quelques années aux affaires a beaucoup lu, beaucoup commenté et beaucoup admiré Multatuli. Elle lui doit d’avoir perdu des préjugés, des craintes puériles. Elle a bien moins que ses devancières le respect des usages surannés et des traditions peu respectables. Elle n’essaiera certes pas de faire passer dans l’ordre des faits les utopies négatives du publiciste, dont le matérialisme optimiste ne paraît pas de nature à relever la Hollande de sa décadence, toute relative d’ailleurs, et qui pourrait être considérée en d’autres pays comme une situation des plus prospères. Mais un peu de générosité entrera peut-être dans la politique, un peu d’altruisme dans l’activité pratique, un peu de chaleur dans les rapports sociaux. La maison est proprement tenue, richement meublée, mais on y sent le renfermé. Multatuli a voulu casser les vitres ; parmi ses disciples il s’en trouvera sans doute d’assez avisés pour se contenter d’ouvrir les fenêtres.

Multatuli a donc rendu un service à son peuple. Il ne lui a pas appris grand’chose de nouveau, car en Hollande, on lit, on traduit beaucoup, on se tient au courant du mouvement intellectuel européen, mais il l’a secoué, il l’a tiré de son repos flegmatique, il lui a fait sentir qu’il ne suffit pas de faire ses affaires pour faire son devoir, qu’il y a quelque chose au-dessus de l’égoïsme, même intelligent, et que l’amour de soi ne vaut pas l’amour de l’humanité.

Il y a là de quoi faire pardonner bien des erreurs de jugemens, bien des écarts de conduite. Eût-il même prêché dans le désert, il faudrait lui pardonner encore, car il a possédé au plus haut degré deux des qualités qui font le plus d’honneur à la nature humaine, la générosité native et la pitié désintéressée.


L. VAN KEYMEULEN.