Un Economiste inédit, à propos d’un livre posthume de M. le duc Victor de Broglie

Un Economiste inédit, à propos d’un livre posthume de M. le duc Victor de Broglie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 427-445).
UN
ECONOMISTE INEDIT

Le Libre Échange et l’Impôt, études d’économie politique, par le feu duc de Broglie, publiées par son fils, Paris, 1879 ; Calmann Lévy.

La Revue a publié, il y a quelque temps, des Considérations du feu duc Victor de Broglie sur la liberté commerciale[1]. Ce travail a été fort remarqué et il méritait de l’être. D’abord il arrivait fort à propos, au milieu de nos discussions sur le renouvellement des traités de commerce ; ensuite, comme il émanait d’un homme éminent qui avait passé par les affaires publiques, il y avait intérêt à connaître son opinion sur la matière. Cet écrit n’était qu’un chapitre détaché d’études plus étendues que l’auteur a faites de l’économie politique, dans les loisirs que lui créa la révolution de 1848. Son fils, M. le duc Albert de Broglie, publie aujourd’hui ces études et les accompagne d’une préface fort intéressante, où il montre qu’il n’est pas étranger lui-même aux questions économiques, qu’il les comprend parfaitement et en saisit tous les points délicats. S’il ne propose pas toujours une solution, c’est par modestie, beaucoup plus que par insuffisance de lumières. Le livre est intitulé le Libre Échange et l’Impôt. Ce sont là en effet les principales questions qui y sont traitées, mais on y trouve aussi, sous forme d’introduction, des considérations générales excellentes sur l’économie politique qui pourraient passer aisément pour un traité si elles étaient plus développées et embrassaient plus de sujets.

L’auteur définit d’abord la science elle-même ! il l’appelle une science d’ordre mixte, expérimentale, ayant l’utile pour but et se rattachant à la morale et à la politique. Voici ce qu’il dit du rapport avec la morale : « Les relations qui existent entre les hommes ont pour mobile l’intérêt personnel, le plus actif, sinon le plus puissant de tous ceux qui exercent leur influence sur le cœur humain. Or, ce mobile, il appartient à la morale de l’apprécier en lui-même ; il appartient à l’économie politique de le montrer en action et dans ses conséquences. » Cette définition, bien qu’excellente, laisse cependant quelque chose à désirer. On voit bien comment l’économie politique se rattache à la morale, mais on ne voit pas de même si les deux sciences sont d’accord. En effet, de ce que la morale apprécie le mobile qui fait agir les hommes, et de ce que l’économie politique le montre en action, il ne s’ensuit pas qu’il y ait accord et que la morale sanctionne ce que l’économie politique indique ; c’est là pourtant ce qu’il eût été intéressant de savoir. Il répugne à beaucoup de gens d’admettre que ce qui est utile doive être en même temps moral ; on est plus généralement disposé à croire le contraire. Le duc de Broglie aurait donc bien fait de montrer, par des argumens comme il aurait su en trouver, avec le grand sens philosophique qu’il possédait, que les deux sciences au fond marchent ensemble ; du moment que l’utile est envisagé à un point de vue général et embrasse l’humanité, il doit être nécessairement moral et reposer sur les lois éternelles qui président à la conservation des sociétés ; autrement il ne serait plus l’utile. « Les hommes, a dit Pascal, n’aiment naturellement que ce qui leur est utile, » et, si cette utilité ne devait pas s’accorder avec la morale, ce serait la condamnation des lois mêmes de la civilisation. Atque ipsa utilitas justi prope mater est et œqui, avait déjà déclaré autrefois Horace, et Bentham lui-même, le grand docteur du principe de l’utilité, ne l’admet que d’accord avec la morale. Du reste, c’est bien ainsi qu’a dû l’entendre le duc de Broglie ; seulement il aurait pu l’accentuer davantage.

Il a été plus explicite en ce qui concerne les rapports avec la politique, et c’est un point d’autant plus important qu’il est fort négligé dans les livres ; on y fait trop souvent de la science pour la science sans se préoccuper de l’application. Le duc de Broglie a envisagé les choses autrement. Il a montré d’abord qu’il n’y avait pas d’économie politique sans société : l’une sert de base à l’autre. Supprimez la société, et il n’y a plus d’économie politique ; cela n’est pas contestable. Il importe donc de savoir à quelles conditions la société peut vivre et prospérer ; ces conditions, c’est la politique qui les enseigne, c’est-à-dire une autre science qui apprend à gouverner les hommes en tenant compte de leur caractère, de leurs passions et même de leurs préjugés, et qui par conséquent n’a rien d’absolu. Cette science, fort difficile du reste, bien que chacun ait la prétention de la connaître et l’arrange à sa manière au gré de son ambition, est peut-être la plus importante de toutes, car elle est la clé de voûte de l’édifice social. Sans l’art de gouverner les hommes et de les maintenir en paix, que deviendraient les recherches pour améliorer leur bien-être matériel et élever leur niveau moral ? L’économie politique est plus qu’aucune autre dans la dépendance de la politique, précisément parce qu’elle s’occupe de ce bien-être. Avant de savoir comment on peut enrichir les sociétés, il faut apprendre d’abord comment on les fait vivre. Voilà ce qu’on n’a pas toujours parfaitement compris et pourquoi l’économie politique s’est quelquefois égarée dans des discussions oiseuses. M. Thiers, dans un accès de mauvaise humeur, lui a dénié un beau jour le nom de science, et a déclaré que c’était de la littérature ennuyeuse : le mot était dur et nullement justifié. S’il a trouvé de l’écho, c’est, je le répète, parce que l’économie politique ne tient pas assez souvent compte des nécessités de la politique ; c’est comme la branche d’un arbre qu’on aurait la prétention de faire vivre en dehors du tronc auquel elle se rattache ; elle ne tarderait pas à sécher et à périr. Si l’économie politique n’a pas toute l’autorité qu’elle devrait avoir, ce n’est pas parce qu’elle est une littérature ennuyeuse, ainsi que le dit M. Thiers ; elle est ennuyeuse comme toutes les sciences lorsqu’elle est mal exposée, et elle peut être intéressante quand c’est un écrivain habile qui tient la plume. Les œuvres de Bastiat et celles de beaucoup d’autres en sont la preuve ; ce n’est pas non plus parce que les principes en sont faux, personne ne les conteste au fond ; c’est tout simplement parce qu’on veut leur donner une rigueur inflexible, absolue, qui n’appartient qu’aux sciences mathématiques, et alors on les voit se heurter contre les faits et la pratique générale. Le duc de Broglie a eu raison de dire que c’était une science expérimentale, et encore l’expérience n’est-elle jamais absolue et varie-t-elle suivant les temps et les circonstances. L’expérience d’il y a cent ans peut n’avoir plus d’autorité aujourd’hui. Qui oserait soutenir, par exemple, que les questions de monnaie et de crédit se présentent encore maintenant comme il y a un siècle ? Mais, dira-t-on, si l’économie politique est ainsi réduite à n’être qu’un accessoire de la politique, il suffira de connaître celle-ci et on n’aura pas besoin d’autre chose. C’est une erreur. Les deux sciences vivent à côté l’une de l’autre et se prêtent un mutuel appui. L’une apprend à gouverner les hommes, à assurer leur tranquillité et reste ou doit rester dans cette haute sphère ; l’autre descend un peu plus bas et enseigne à les satisfaire au point de vue matériel. N’est-ce donc rien que de démêler les lois qui président à la formation et à la distribution de la richesse, que d’indiquer les règles à suivre en fait d’impôts et d’emprunts, et de montrer quelles sont les choses que l’état doit laisser à l’initiative individuelle et celles qu’il doit faire lui-même ? Le champ est encore assez vaste pour constituer une science, et si l’on sait s’y renfermer, on ne risque point de s’égarer dans les nuages, comme on le fait trop souvent. Le duc de Broglie, en indiquant les rapports étroits qui unissent l’économie politique à la politique, a voulu prévenir ces égaremens, et en même temps, comme c’était un esprit très ferme et très élevé, il savait se dégager des passions du jour, s’abstraire dans la recherche de la vérité et la proclamer hautement, malgré les préjugés contraires.


I

Ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans récrit qui a été publié ici sur la liberté commerciale, c’est l’époque à laquelle H fut composé. On était au lendemain du jour où, en réponse à une proposition de libre échange, faite en 1851, par un jeune membre de l’assemblée législative, M. Thiers avait prononcé un fameux discours en faveur de la protection. Ce discours avait obtenu un tel succès à la chambre et était tellement dans le courant des idées de l’époque qu’il fallait un certain courage et une grande indépendance d’esprit pour réagir contre l’effet qu’il avait produit. Le duc de Broglie eut l’un et l’autre ; il ne se laissa pas séduire par le brillant mirage qu’avait fait naître la parole de l’orateur, et voici ce qu’il écrivait alors : « Les adversaires de la liberté du commerce ont aujourd’hui le haut du pavé, presque partout, hormis en Angleterre ; mais leur position n’en est pas moins précaire et périlleuse ; presque partout il leur arrivera, s’ils n’y prennent garde, ce qui leur est arrivé en Angleterre. Ils passent en général, et non sans raison, pour des esprits étroits, des hommes à préjugés, ou, pis encore, pour les représentans, les organes d’intérêts privés en lutte contre l’intérêt général. Un beau jour, il s’élèvera, je ne sais d’où, je ne sais quel vent de réforme, au besoin même de révolution, qui soufflera sur l’édifice un peu vermoulu derrière lequel ils s’abritent et le dispersera sans en laisser pierre sur pierre, dépassant ainsi le but, comme il arrive toujours en temps de réaction, au lieu de se borner à l’atteindre. » On voit qu’il avait ainsi prévu bien au delà des traités de 1860.

Il rappelait ensuite ce qui s’était passé en Angleterre, montrait Robert Peel, d’abord fort opposé aux idées de la liberté commerciale, qu’il couvrait de sarcasmes, venant plus tard les défendre lui-même, en ouvrant sans précaution les portes de l’Angleterre aux blés étrangers, et il concluait en conseillant aux protectionistes de France et d’ailleurs d’abandonner « des principes qui ne sont que des pétitions de principes, des argumens surannés et rebattus, et de se placer sur un terrain solide pour défendre ce qu’il y a de légitime dans leurs prétentions, en sacrifiant le surplus de bonne grâce. » Au fond, disait-il, en principe, entre les adversaires de la liberté commerciale et ses défenseurs, le dissentiment déjà, dans l’état de la science, n’est pas aussi grand qu’on le croit et que le croient eux-mêmes les intéressés. Ce qui est règle pour les uns est exception pour les autres, et réciproquement. Mais, de part et d’autre la règle est si souple et l’exception tellement élastique, qu’il ne faudrait qu’un peu de logique, aidée d’un peu de sincérité pour ménager une transaction amiable. » Et, en effet, de quoi s’agit-il ? Est-il question de renverser tout d’un coup les barrières de douane qui séparent les états ? Personne ne le demande. Les maîtres de la science économique eux-mêmes ont mis des restrictions à la pratique absolue de la liberté commerciale. Turgot a déclaré que, pour bien traiter une question économique, il fallait oublier qu’il y a des états politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, — ce qui voulait dire qu’en dehors de la pure théorie, dans la réalité des choses, il est nécessaire de tenir compte de ces constitutions diverses. Et quant à Adam Smith, il est plus net et plus explicite : il reconnaît deux cas où l’industrie nationale doit être protégée, et deux autres où elle peut l’être. Dans les deux premiers se trouve la nécessité de défendre la sécurité du territoire, et c’est pour cela qu’il avait approuvé l’acte de navigation de Cromwell, qui était pourtant un code de droits protecteurs. Il reconnaît encore, ce qui est plus délicat dans l’application, que, quand un produit de l’industrie nationale devient l’objet d’un impôt et que le prix de ce produit s’élève en conséquence, il convient de le protéger contre la concurrence étrangère et de rétablir ainsi l’équilibre ; pourvu toutefois, ajoute-t-il, qu’on puisse discerner suffisamment et jusqu’à quel point le produit est affecté par l’impôt. C’est là, en effet, le point délicat, car il faut discerner aussi quels impôts le produit étranger a déjà supportés chez lui, à quels frais exceptionnels de transport il a été soumis, afin d’établir des droits compensateurs très exacts. Ensuite, parmi les cas où la protection paraît licite à Adam Smith, sans qu’il la recommande pourtant d’une façon expresse, se trouve le droit de réciprocité. Il l’admet quand l’étranger repousse vos produits, et quand, repoussant les siens ou les imposant fortement, on espère l’amener à composition. Alors on peut user de ce droit momentanément, en vue du grand avantage que la liberté doit en tirer un jour. Il déclare enfin que, quand un nombre plus ou moins grand d’établissemens s’est formé dans un pays, à l’abri du droit de protection, il y aurait de grands inconvéniens à le lui retirer brusquement, qu’on ne doit y procéder que peu à peu et avec circonspection.

Telles sont les réserves mises à la pratique absolue du libre échange par Adam Smith. Le duc de Broglie n’en admet pas d’autres, et il s’applique particulièrement à justifier la dernière, qui est la plus contestable et la plus contestée, celle du ménagement à garder vis-à-vis des industries anciennes, que l’abaissement trop soudain des douanes pourrait compromettre. Si on objecte qu’on a renversé les barrières qui existaient autrefois entre les provinces d’un même état, et qu’on s’en est bien trouvé, on répond que la situation ne serait pas la même pour les barrières entre nations. Quand on a aboli les douanes entre provinces, les industries que la protection avait fait naître dans telle ou telle localité, et qui ont dû se déplacer pour chercher un milieu plus favorable, ne sont pas sorties, en général, des frontières d’un même état ; ç’a été un malheur local, bien vite compensé par des conditions meilleures qu’a réalisées le travail, et il en est résulté un surcroît de richesses pour l’ensemble du pays. En serait-il de même avec l’abolition des douanes entre états ? Il n’est pas indifférent que telle industrie, qui a pris un développement considérable dans un pays, ne trouve plus à y vivre et soit obligée de s’expatrier, emportant peut-être avec elle les capitaux qui l’alimentent, les intelligences qui la dirigent et les ouvriers qui la servent.

On ne voit pas trop quelle compensation on pourrait espérer. Mais, dira-t-on, on ne quitte pas ainsi son pays natal, trop de liens y rattachent, et d’ailleurs, si on le quittait, ce serait pour en porter ailleurs les goûts et les habitudes, par conséquent pour augmenter son influence au dehors et lui créer de nouveaux marchés. À cela on peut répondre que les liens qui retiennent dans un pays se relâchent de plus en plus avec les facilités de locomotion et de communication que présentent les chemins de fer et les ressources de la science moderne, et quant à l’émigration, en elle-même, si elle a des avantages, ce qui est incontestable, elle a aussi des inconvéniens, et ce sont peut-être ces derniers qu’on serait appelé à recueillir tout d’abord. Enfin on ajoute que la Providence a distribué ses faveurs entre tous les peuples. Aux uns elle a donné les mines, la houille, le fer ; aux autres les bois, les prairies, les terres arables ; à celui-là un climat plus favorable et une aptitude plus grande pour les arts industriels. Chacun fera ce qui lui est le plus facile et ce qui est le mieux approprié à son climat, il n’y aura plus de forces perdues ; la production augmentera, la consommation de même, et tout sera pour le mieux. Cela est possible, mais cela n’aura pas lieu du jour au lendemain ; dans l’intervalle, il peut se produire des ruines plus ou moins considérables qui ne seront pas les mêmes pour tout le monde et qui pourront changer l’équilibre des forces entre nations. Je suppose qu’une de ces nations qui éprouvera le moins de préjudice par l’abolition soudaine des douanes, qui y trouvera peut-être même des avantages, se serve de ses avantages pour opprimer ses voisins et porter atteinte à leur dignité et à leur indépendance : cela s’est vu et se verra encore. Comment fera le pays ainsi opprimé pour retrouver son équilibre ? Il ne le retrouvera peut-être jamais et perdra son indépendance pour avoir imprudemment et prématurément aboli ses barrières commerciales.

Ceci est grave et mérite considération. Si ces barrières doivent disparaître, ce sera le jour où tous les états de l’Europe seront reliés par le système fédératif et auront associé leurs intérêts matériels comme leurs intérêts politiques. Ce jour-là, en effet, la liberté commerciale absolue n’aura plus d’inconvéniens. L’industrie qui se déplacera pour chercher un milieu plus favorable ne sortira plus des frontières, elle sera toujours dans les limites du même état, et ce qu’on perdra d’un côté, on le gagnera de l’autre ; ce sera comme la révolution qui s’opère à la suite d’innovations utiles, comme celle qui a eu lieu, par exemple, après l’invention du chemin de fer. Beaucoup d’industries se sont trouvées sacrifiées par suite de cette découverte, mais peu à peu les pertes se sont compensées. Nous n’en sommes pas encore à cet idéal, et tant que nous resterons divisés en nations, ayant des intérêts divers et souvent opposés, il faut agir avec précaution et n’abaisser les barrières que progressivement et lorsqu’on se sentira assez fort pour lutter contre les autres. Il y a même des industries qu’il faut conserver quand même ; ce sont celles qui intéressent la sécurité du pays. — Voilà la théorie du duc de Broglie. Et on peut s’étonner après cela qu’on l’ait qualifié de protectionniste, et qu’on ait considéré les objections qu’il a cru devoir faire contre l’établissement sans réserve de la liberté commerciale comme des illusions patriotiques. Si ce sont des illusions, il les partagé avec beaucoup de monde et les a empruntées à Adam Smith lui-même. Il a eu en outre la prétention de croire que, si elles étaient admises, cela enlèverait beaucoup de leur ardeur aux discussions qui ont lieu sur les questions de liberté commerciale. « Du moment, dit-il, où les protectionnistes renonceraient à demander protection pour toute industrie quelconque, par cela seul qu’elle existe ou qu’elle peut exister, du moment où ils consentiraient à prendre l’intérêt général, l’intérêt bien entendu des consommateurs, pour arbitre entre eux et les consommateurs, du moment, en revanche, où leurs adversaires admettraient que toute industrie dont le maintien importe à la sécurité publique doit être protégée coûte que coûte, que toute industrie grevée d’impôts doit être protégée dans la mesure de l’impôt qu’elle supporte, que toute industrie qui promet de soutenir un jour la libre concurrence, doit être protégée dans une juste mesure durant sa minorité, qu’enfin les représailles contre les étrangers sont permises en matière commerciale, lorsqu’elles ont chance de réussir et d’atteindre leur but, du moment, en un mot, que protection ne serait refusée qu’aux industries qui n’en ont pas besoin, ou à celles qui ne pourraient subsister qu’au détriment des consommateurs, tant actuellement qu’à l’avenir, sur quoi disputerait-on ? » Hélas ! dirons-nous, on disputerait encore, sur l’application, parce qu’il y a toujours loin de la théorie à la pratique ; mais au moins on serait d’accord sur les principes, tandis qu’aujourd’hui, à voir la vivacité de la lutte, il semble qu’il n’y ait point de principes reconnus ; chacun tire de son côté, pousse ses argumens à l’extrême, et on assiste à une véritable anarchie économique.


II

Ce traité du duc de Broglie sur la liberté commerciale a incontestablement beaucoup de valeur, et, pour les esprits désintéressés et politiques, il est bien près de dire le dernier mot sur la question. Cependant ce n’est pas, dans le livre que nous avons sous les yeux, le chapitre qui nous a le plus intéressé. Il y en a un autre sur les impôts et les emprunts qui nous a plus particulièrement frappé. Après tout, sur la liberté commerciale, malgré l’agitation des esprits, la lumière est à peu près faite, Tout homme sensé et de bonne foi apprécie les avantages de cette liberté et ne discute plus que sur des questions de mesure et d’opportunité. Il n’en est pas de même sur les impôts et les emprunts. Ici, comme nous l’avons écrit bien souvent, tout est obscur et incertain. Adam Smith, avec son esprit philosophique, a bien posé en fait d’impôts des règles qui passent pour fondamentales, mais ces règles n’embrassent pas tous les cas et ne disent pas toujours nettement ce qu’on aimerait à savoir ; par exemple, on n’y voit pas lesquels il vaut mieux choisir des impôts directs ou des impôts indirects. L’auteur semble bien, il est vrai, se prononcer pour les derniers ; mais, comme en fait d’impôts de consommation, il n’admet que ceux qui frappent les objets de luxe et qu’on ne peut en obtenir que des produits insignifians pour faire face à des budgets qui deviennent de plus en plus gros, il en résulte que la question n’est pas tranchée. Cette lacune s’explique par l’époque où vivait Adam Smith. Ce qui le frappait alors, c’était la nécessité d’élever beaucoup les tarifs pour réaliser une contribution tant soit peu importante, et il craignait qu’en les élevant on n’apportât un certain trouble dans l’industrie et qu’on n’arrêtât la consommation ; il n’admettait donc les taxes indirectes que sur les objets de luxe. S’il avait vécu de notre temps, qu’il eût vu d’abord que ces choses de luxe, parmi lesquelles il rangeait le sucre, sont devenues des choses de consommation générale, presque de première nécessité, et qu’il eût constaté ensuite qu’en leur appliquant un tarif modéré on pouvait en obtenir des sommes considérables sans aucun trouble, il est probable qu’il aurait modifié ses idées et aurait eu moins d’éloignement pour les impôts de grande consommation. Il y aurait trouvé d’ailleurs l’application de sa troisième règle, qui est de percevoir l’impôt suivant le mode le plus favorable au contribuable : quoi de plus favorable pour celui-ci que de le payer quand il le veut et en général sans s’en apercevoir ? Adam Smith n’a pas montré non plus très nettement que les impôts, sous quelque forme qu’ils se présentent, entrent en définitive dans les frais généraux de la production, et que la seule question à examiner en conséquence est de savoir s’ils ne chargent pas trop ces frais et si l’état rend réellement des services en proportion de l’argent qu’il reçoit. Les questions de justice et de proportionnalité, grâce à la répercussion, sont d’ordre secondaire à côté de celle-là.

Le duc de Broglie s’est attaché, quant à lui, à combler en partie cette lacune. Il a démontré d’abord par des argumens péremptoires que les services rendus par l’état étaient non-seulement productifs, mais les plus productifs de tous, en ce sens qu’ils assurent le premier des biens qui est la sécurité, celle-ci nous permettant de développer en paix toutes les facultés que nous possédons. L’état rend d’autres services encore qui ont leur importance et pour lesquels il ne pourrait pas être suppléé. Cela étant, il est naturel de considérer ces services comme une des charges de la production au même titre que tous les antres. Et cette production, quelle est-elle ? Elle est le résultat du travail de l’année, l’ensemble du revenu brut sur lequel nous vivons tous, qui sert à payer le salaire de l’ouvrier, le traitement de l’employé, les honoraires du médecin et de l’avocat, qui supporte en un mot toutes les dépenses, l’impôt comme le reste, et il est bien évident que, si, une fois les dépenses payées, il y a un excédent, cet excédent, qui constitue le revenu net, ne peut pas supporter d’impôt, ou plutôt, car c’est ici une querelle de mots, il Va supporté par avance et a été diminué d’autant. C’est en vain qu’on chercherait à atteindre, séparément et comme revenu net, la rente du propriétaire ou le revenu du capitaliste, la taxe serait toujours prélevée sur le fonds même de la production ; seulement elle le serait par un effet indirect et grâce à la répercussion. Le propriétaire et le capitaliste augmenteraient en conséquence l’un le taux de sa rente, l’autre l’intérêt de son capital, et quant à ceux qui auraient à subir cette augmentation, le fermier ou l’emprunteur, ils se dédommageraient en vendant plus cher leurs produits. Et la taxe retomberait en définitive sur le prix des céréales ou de toute autre marchandise. Cette rente du propriétaire et ce revenu du capitaliste n’ont pas été fixés au hasard, ils sont le résultat de l’offre et de la demande : c’est la force des choses qui les a établis. Personne ne s’amuse à les payer pour être agréable à ceux qui les reçoivent, et du moment qu’ils sont dans la force des choses, il faut bien que l’équilibre s’établisse et que le propriétaire et le capitaliste aient le revenu net auquel ils ont droit ; autrement il y aurait des gens qui consentiraient à payer un impôt qu’ils peuvent rejeter sur d’autres, ce qui n’est pas admissible. « Les impôts, a dit J.-B. Say, tombent sur ceux qui ne peuvent pas s’y soustraire, parce qu’ils sont un fardeau que chacun éloigne de tout son pouvoir. »

Les états qui ont établi des taxes sur les valeurs mobilières ont cru faire merveille et n’imposer que le revenu net des détenteurs de ces titres, sans qu’il en résultât aucune charge pour la production : ils se sont trompés complètement. Ceux qui paient les taxes et qui ont droit à un certain revenu, étant données les conditions du marché, ceux-là les rejettent sur d’autres. Et qui est-ce qui les paie ? Ce ne sont pas même les emprunteurs, ce sont les industries auxquelles les capitaux auront été consacrés. La houille, le fer, etc., se vendront un peu plus cher, et les compagnies de transport augmenteront leurs tarifs. On imposerait directement les salaires que l’effet serait encore le même ; du reste, les économistes qui ont bien voulu réfléchir à la question ne s’y sont pas trompés. « Imposer les salaires ou les profits, a déclaré Ricardo, c’est toujours la même chose. » Il aurait pu y comprendre la rente et le revenu des capitaux. « De toutes les recherches auxquelles se livre l’économie politique, fait observer justement le duc de Broglie, la plus vaine, la plus inutile, quelque place qu’elle occupe dans les livres, est celle de constater sur quelle classe de citoyens tombe en dernière analyse tel ou tel impôt. Il tombe en dernière analyse sur le consommateur. Chaque chose, au moment où le consommateur l’achète pour son usage, vaut ce qu’elle a coûté et rembourse dans son prix tous les capitaux partiels qui ont successivement concouru à sa production, y compris l’impôt, et en plus les profits afférens à ces capitaux. » — Il n’est pas moins inutile de s’ingénier, continue-t-il, pour découvrir les moyens de proportionner l’impôt aux facultés des contribuables, d’exiger plus de qui a plus et moins de qui a moins. La dépense de chaque membre de la société se règle naturellement sur sa fortune, et puisque l’impôt se confond inévitablement avec le prix des choses, qui a beaucoup et dépense à l’avenant paie beaucoup d’impôts, qui a peu dépense peu et paie peu d’impôts. » C’est ce qu’avait déjà dit du reste en 1848, M. Thiers dans son excellent livre sur la Propriété : « Par une loi des plus sages et des plus rassurantes de la Providence, avait déclaré l’illustre homme d’état, de quelque façon que s’y prenne le gouvernement, le riche est après tout le plus soumis à l’impôt. » Et si on est arrêté par l’idée, qui existe dans quelques esprits superficiels, que le riche peut bien ne pas consommer en raison de sa fortune et échappera l’impôt sur les économies qu’il fait, nous demanderions la permission de nous citer nous-même pour compléter la démonstration. « Ceux qui ne dépensent pas leur revenu, avons-nous dit, et qui en économisent une partie qu’ils prêtent, s’ils ne paient pas l’impôt directement, le paient indirectement par la consommation de ceux auxquels l’argent a été prêté. Ils le retrouvent dans l’intérêt qu’on leur sert, et qui est d’autant moins élevé que l’emprunteur a plus d’impôts à subir[2]. »

Il paraît donc bien établi que les idées de justice et de proportionnalité sont à peu près hors de cause dans les questions d’impôts ; cependant ce sont toujours celles dont on s’occupe de préférence, et il vient rarement à la pensée d’examiner en première ligne l’effet que peut produire tel ou tel impôt sur le progrès de la richesse, ce qui est le point essentiel. Le duc de Broglie l’a négligé comme les autres, et c’est d’autant plus regrettable que cette thèse rentrait naturellement dans le cadre de sa discussion ; après avoir dit qu’on faisait une œuvre vaine en cherchant à atteindre le revenu net exclusivement, il aurait pu ajouter que c’était en outre une œuvre dangereuse. En effet, ce qu’il appelle le revenu net, c’est-à-dire le surplus annuel des économies, toutes dépenses payées, s’ajoute au capital de la société, soit à celui qui est immobilisé, et dont on se sert pour créer des usines, construire des chemins de fer, creuser des canaux, faire des ponts ; en un mot, pour augmenter l’outillage industriel qui rend la production plus facile et moins coûteuse, soit au capital roulant, que le duc de Broglie appelle par excellence le fonds productif, et qui est représenté par toutes les marchandises dont l’usage est nécessaire pendant le travail de la production. En imposant le revenu net, on diminue l’un ou l’autre de ces deux fonds. Si c’est le capital immobilisé, on aura pour 2 ou 3 milliards de moins de chemins de fer, d’usines, d’outillage industriel, ce qui est à considérer au milieu de la concurrence universelle, et lorsque chacun a besoin d’augmenter ses forces pour produire à bon marché. Prendra-t-on au contraire les 2 à 3 milliards sur le capital roulant, sur le fonds de marchandises destiné au travail de la production, l’inconvénient est encore plus grave ; si ce capital est, par exemple, de 50 milliards, on le réduit tout à coup d’environ 5 ou 6 pour 100, et comme ces 5 ou 6 pour 100 utilisés auraient produit plus que leur équivalent et donné un bénéfice, il en résulte qu’en prélevant 2 ou 3 milliards à l’origine de la production sur le fonds de roulement, on lui fait tort, non-seulement de l’importance du prélèvement, mais de ce que le bénéfice y aurait ajouté. Tandis que, si on les prend lorsque la production a accompli son œuvre, que les objets vont aller à leur destination définitive, c’est-à-dire au consommateur, le dommage est beaucoup moindre ; on diminue la part de chacun de ce qui a été enlevé par l’impôt, mais rien de plus. Et comme ce prélèvement s’est exercé en général d’une façon très facile, sans qu’on s’en aperçût beaucoup, il n’a point causé de découragement. Il a pu même arriver que chacun a fait un effort de plus pour regagner le montant de l’impôt de façon à désintéresser le fisc sans qu’il en coûtât rien à la richesse publique. Par la voie inverse, vous commencez par diminuer la force productive, l’impôt est fortement senti, et loin d’être un stimulant pour le travail, il peut amener du découragement. En un mot, la question est de savoir s’il vaut mieux prendre l’eau à sa source lorsqu’elle est encore peu abondante, ou à son embouchure lorsqu’elle s’est grossie de tous ses affluens.

Le duc de Broglie a disculpé aussi les impôts indirects d’un autre reproche qu’on leur adresse souvent, qui est de pouvoir élever beaucoup sans qu’on s’en aperçoive et de pousser ainsi les états à des dépenses exagérées. Ce reproche n’est pas très fondé. Les impôts indirects se sentent parfaitement lorsqu’ils dépassent la mesure. Et alors il se produit un double phénomène : ils ne rendent pas en proportion de l’élévation dont ils ont été l’objet, et la consommation se ralentit, ou tout au moins reste stationnaire. C’est surtout en matière d’impôts indirects, comme l’a dit spirituellement Swift, que deux et deux ne font pas toujours quatre. L’expérience le prouve constamment. Après 1870, à la suite de nos désastres, on a porté de 20 à 25 centimes la taxe des lettres. Cette mesure n’a pas produit les résultats qu’on attendait, et depuis qu’on a abaissé la taxe à le centimes, on est presque arrivé aux mêmes chiffres comme recettes, et on a réalisé un immense progrès dans la correspondance. On s’aperçoit parfaitement aussi que le droit de mutation sur les immeubles est trop élevé ; il donne lieu à une fraude considérable, et ne rend pas autant qu’il devrait le faire ; on gagnerait certainement à le diminuer. Par conséquent, pour les taxes indirectes comme pour les autres, il faut de la mesure. Seulement les premières, lorsqu’elles sont modérées, passent à peu près inaperçues et ont même quelquefois pour effet d’activer le progrès de la richesse si l’état emploie bien l’argent qui en provient, tandis que les secondes, mêmes modérées, se sentent toujours et n’ont d’autre avantage que de procurer au trésor des ressources assurées et fixes qui ne dépendent pas des crises ou des révolutions ; mais que sont ces ressources à côté de celles dont on a besoin, et que fournissent aisément les impôts indirects sans qu’on force la mesure ? L’Angleterre trouve les quatre cinquièmes de son budget dans ces dernières taxes, la France à peu près les deux tiers ; et ce sont certainement les états les plus riches et qui ont les meilleures finances. Si l’on met à côté la situation de la Turquie et même de la Russie, où les taxes directes prédominent, on verra la différence. Enfin, quand un homme aussi avisé que M. de Bismarck a voulu assurer l’indépendance financière de l’empire qu’il a créé avec tant de suite et après tant d’efforts, à quels moyens a-t-il eu recours ? A-t-il augmenté les taxes matriculaires que lui fournissaient directement et péniblement les états confédérés ? Pas du tout, il s’est adressé aux impôts indirects, et il obtiendra ainsi non-seulement ce dont il a besoin pour l’empire, mais de quoi même venir en aide à ses alliés si c’est nécessaire.

Nous ne voulons pas insister davantage. La cause des impôts indirects nous paraît gagnée, sinon en principe ou dans les livres, au moins dans la pratique, auprès de tous les hommes d’état vraiment financiers. Il n’en est pas un qui oserait, en France et en Angleterre, changer sensiblement l’équilibre actuel entre les deux natures d’impôts. Les économistes même les plus opposés aux taxes indirectes, s’ils arrivaient au pouvoir, et cela s’est vu, n’y changeraient rien non plus, ou presque rien. Autre chose est la théorie, autre chose est la pratique. Seulement on se demande pourquoi le désaccord. On comprend parfaitement que la théorie aille toujours en avant de la pratique, qu’elle enseigne la voie à suivre, comme lorsqu’il s’agit, par exemple, de la liberté commerciale. Encore faut-il qu’elle soit elle-même dans le sens du progrès. Si elle lui tourne le dos, si plus elle prêche la supériorité des impôts directs, plus., les nations adoptent les taxes indirectes et s’en trouvent bien, le désaccord devient fâcheux et diminue un peu l’autorité de la science.


III

J’arrive maintenant à la question des emprunts, qui est aussi traitée dans le livre du duc de Broglie. On est généralement d’avis que lorsque l’état a besoin de ressources extraordinaires pour faire des travaux utiles ou pour des améliorations de diverses natures, il doit les demander à l’emprunt plutôt qu’à l’impôt ; ces travaux et ces améliorations profitent à l’avenir encore plus qu’au présent, et il ne serait pas juste que ce dernier fût seul à en supporter la charge. Mais les emprunts pour travaux utiles ou pour améliorations sont les plus rares. Les gouvernemens ont le plus souvent besoin d’argent pour couvrir des déficits de budgets, pour faire face à des dépenses mal justifiées et quelquefois même pour entreprendre la guerre. Dans ces derniers cas, lequel vaut mieux de l’emprunt ou de l’impôt ? Les économistes se prononcent généralement pour l’impôt. Ce sera une charge très lourde pour le contribuable. Tant mieux ! disent-ils, on se montrera plus vigilant pour en surveiller l’emploi, et pour arrêter les entraînemens fâcheux du gouvernement ; s’il s’agit d’une guerre à soutenir, par exemple, on voudra qu’elle soit bien justifiée, et ne s’étende pas au delà de ce qui est raisonnable. Il est bien certain en effet qu’on mettra plus de zèle à empêcher une grande dépense qu’on devra solder immédiatement qu’à prévenir celle dont le poids ne se fera sentir que petit à petit par les intérêts à payer chaque année tout en devant durer plus longtemps. Mais il faut se placer à un autre point de vue, se mettre en présence d’une dépense nécessaire, eût-elle pour objet de couvrir un déficit ou de faire la guerre ; il y a des déficits qu’on n’aurait pas pu éviter, et des guerres qui sont utiles, celles par exemple qui ont pour but de défendre l’intégrité et l’indépendance du territoire. Dans ce cas, la dépense doit être faite, et il s’agit de chercher le moyen de la rendre le moins préjudiciable à la fortune du pays. Les financiers répondent que c’est par l’emprunt plutôt que par l’impôt, et le duc de Broglie est de leur avis. On dit en faveur de l’impôt que, s’il se fait sentir durement et s’il apporte un certain trouble dans les relations commerciales, par le renchérissement qu’il produit, le malaise est tout à fait momentané ; aussitôt la crise passée ou la guerre finie, les choses reviennent à leur taux normal, et le capital social n’a pas été diminué. C’est comme une bourrasque qui passe sans laisser de trace. Cette appréciation, suivant les financiers, est tout à fait erronée. L’impôt extraordinaire, à moins qu’il ne soit de peu d’importance, non-seulement se fait sentir très durement, mais il a des conséquences qui ne s’effacent pas avec la crise qui les a faits naître. Le renchérissement qui en résulte bouleverse un certain nombre d’industries, on ne peut plus produire aux conditions nouvelles, parce qu’il n’y a plus de consommateurs. Les ruines s’accumulent, les capitaux se déplacent, et quand la crise est passée, les ruines subsistent encore. On ne retrouve plus l’ancienne situation ; la bourrasque qu’on a subie est de la nature de celles qui renversent les arbres, les maisons, et dont on ne répare pas aisément les ravages. C’est donc une erreur de croire que pour une dépense sérieuse l’impôt extraordinaire vaut mieux que l’emprunt ; il est au contraire plus préjudiciable. Sans doute l’emprunt grève l’état d’intérêts que les contribuables ont à payer pendant un temps plus ou moins long. Ces intérêts entrent dans les frais généraux de la production, pour parler comme le duc de Broglie, et la rendent plus coûteuse. Mais c’est ici une question de mesure ; et il est bien certain au moins qu’il sera toujours plus facile de payer les intérêts d’une dette pendant un temps plus ou moins long, que d’en rembourser le capital en un ou deux ans. Ce capital, si vous le demandez à l’impôt, vous ne pouvez le prendre, je le répète, que sur le fonds productif de la société, c’est-à-dire sur le fonds de roulement ; vous diminuez celui-ci d’autant, ce qui est déjà grave, et vous courez, en outre, le risque de faire naître des inégalités choquantes. Toute taxe établie précipitamment et pour peu de temps ne peut pas se répercuter ; elle reste sur ceux qui en sont atteints d’abord, sans qu’il y ait pour eux aucun moyen de compensation. Et alors on verra des gens dont la fortune est à découvert, facile à saisir, qui paieront 20 et 25 pour 100 de leur revenu par suite de cette taxe, tandis que d’autres dont les ressources sont moins ostensibles, tout en étant plus considérables, ne paieront que 5 pour 100. Ce sera une violation de toutes les règles. S’il s’agit d’un emprunt, au contraire, on le prend sur un capital qui n’est pas nécessaire au fonds productif de l’année. On le prend sur le capital en réserve qui peut être plus ou moins utile au fonds d’immobilisation, mais qui n’a pas une importance de premier ordre, comme celui dont on se sert pour la production annuelle. Du reste, Stuart Mill l’a parfaitement reconnu lorsqu’il a dit qu’un emprunt de quelque importance ne saurait être prélevé sur les capitaux engagés dans l’agriculture, le commerce et l’industrie, mais seulement sur les économies annuelles ; or, qu’il s’agisse d’un emprunt ou d’un impôt extraordinaire, le résultat est toujours le même.

Reste maintenant la question de l’amortissement. Le duc de Broglie n’est pas plus que nous de l’école de quelques financiers modernes qui voient sans inquiétude la dette des états augmenter continuellement et qui condamnent l’amortissement comme une doctrine surannée. Dépensons, disent ces financiers, dépensons toujours, mais d’une façon productive, la richesse s’accroîtra, et ce sera le meilleur des amortissemens. Qu’importe l’accroissement des charges si on est plus riche pour les supporter ? Tout est relatif, dans ce monde ; nous sommes moins accables en France avec 22 milliards de dette que la Turquie ne l’est avec 4 ou 5, et la Russie avec 10 ou 12. Cette théorie, nous l’avons discutée et combattue assez souvent pour n’avoir pas besoin d’y revenir. Nous dirons seulement qu’en renversant toute idée de prévoyance, elle peut mener les états à la banqueroute. Nous considérons au contraire l’amortissement comme la pierre angulaire du crédit et comme une nécessité de premier ordre dans tout pays qui veut avoir de bonnes finances.

Si nous préférons ; l’emprunt à l’impôt pour couvrir certaines dépenses extraordinaires et urgentes, c’est à la condition que cet emprunt ne restera pas perpétuel et qu’on se préoccupera de le racheter le plus promptement possible. Nous ne voulons pas de l’impôt pour acquitter en un an ou deux une dépense de 3 ou 4 milliards, le trouble qui en résulterait serait trop considérable ; mais nous l’acceptons volontiers pour rembourser cette somme en quinze ou vingt ans, comme ont fait les Anglais après la guerre de Crimée, comme sont en train de faire les Américains, et comme nous aurions dû faire nous-mêmes, après nos grands désastres, si nous avions eu un peu plus de résolution. Il suffisait pour cela de maintenir au budget obligatoirement les 200 millions par an de ressources extraordinaires qui nous ont servi à rembourser la Banque de France. — Avec ces ressources, en vingt-deux ans, à partir de ce jour, le superflu de la dette contractée pour la guerre aurait pu être éteint.

Quand on réfléchit à l’amortissement, on trouve qu’il a deux grands avantages : d’abord il exonère au bout d’un certain temps d’une dette plus ou moins lourde qui entre dans les frais généraux de la production et rend la concurrence plus difficile au dehors. On peut dire aujourd’hui, en voyant le peu de marge qu’il y a poulies bénéfices industriels et commerciaux, que l’avenir appartient aux nations qui auront le moins de dettes ; car elles pourront produire à meilleur marché, c’est probablement pour cela que les Américains, gens très avisés, mettent tant d’ardeur à diminuer la leur. Supposons qu’en France nous puissions amortir dans un délai de vingt-deux ans les 7 milliards dont sont encore grevées nos finances par suite de la dernière guerre, et que nous ayons ainsi prochainement 300 millions de moins à payer par an. Quel allégement pour nos impôts ! quelle facilité plus grande pour le commerce au dedans et pour la concurrence au dehors ! Cela vaudrait mieux que tous les. systèmes de protection qu’on invoque en ce moment. Le second avantage qui est à considérer dans l’amortissement, c’est l’élévation immédiate du crédit qui en résulte. Quand les Américains ont commencé à réduire leur dette, après la guerre de sécession, leur crédit était à 6 et 7 pour 100, et il se serait probablement aggravé encore, s’ils étaient restés impassibles en face de cette dette qui était alors de 15 milliards. Au lieu de cela, ils se sont imposé des sacrifices considérables pour l’amortir et ils en ont été bien vite récompensés. Le secrétaire général pour les finances affirmait dernièrement qu’au 1er juillet de cette année ils auraient plus de 300 millions de moins à payer par an comme intérêts, et ils sont arrivés à ce résultat en quatorze ans. C’est vraiment prodigieux. Leur crédit est aujourd’hui à 4 pour 100 comme dans les grands états européens, ils empruntent à ce taux pour rembourser la dette qu’ils ont contractée à 6 et à 7 pour 100. En vingt autres années, s’ils le veulent, ils auront amorti à peu près le reste de cette dette et en employant seulement chaque année une somme égale à celle qu’ils viennent d’économiser. Quelle sera alors leur puissance ? Déjà avec, leur activité commerciale, leur génie industriel et les ressources de leur sol, ils sont redoutables, et on s’inquiète de la concurrence qu’ils font à l’Europe. Que sera-ce lorsqu’ils n’auront plus de dette et presque point d’impôts ? — Ah ! nos hommes d’état, nos financiers devraient bien s’inspirer de cet exemple et chercher à limiter dans la mesure où ils le peuvent. Quand on pense, au contraire, que chez nous, pour des raisons de politique étroite, on renonce à exécuter l’œuvre la plus simple et la plus facile du monde, celle de la conversion du 5 pour 100, qui en dehors d’un amortissement important nous aurait procuré une économie annuelle de 40 millions, on est vraiment stupéfait et on se demande de quel esprit d’aveuglement nous sommes frappés.

Le duc de Broglie, comme tous les hommes d’état éminens, était très préoccupé de cette nécessité de l’amortissement ; il aurait voulu qu’on l’organisât d’une façon sérieuse sans qu’on pût jamais le détourner de sa destination. Mais le moyen qu’il proposait d’une dotation spéciale affectée à chaque emprunt a déjà été essayé et n’a jamais réussi. Il faut quelque chose de plus aujourd’hui, il faut que la somme qui sera consacrée à l’amortissement ait un caractère obligatoire, comme l’intérêt de la dette elle-même ; quand les deux engagemens seront de même nature, on ne pourra pas plus manquer à l’un qu’à l’autre, à moins de faire banqueroute ; — c’est la garantie qu’on trouve avec le système des annuités. On s’engage à rembourser le capital dans un délai déterminé, et pour cela on affecte chaque année une certaine somme qui, grossie des intérêts de la partie de la dette déjà remboursée et que l’on continue de payer, produit des résultats étonnans avec un point de départ minime. Ce système est employé par toutes les grandes compagnies financières pour se libérer des emprunts qu’elles ont contractés. C’est celui auquel l’état se propose d’avoir recours lui-même pour exécuter les grands travaux d’utilité publique qu’il a en vue. Il est le seul efficace et le seul aussi qui satisfasse tous les intérêts en jeu. On a quelquefois reproché à ce système, tel qu’il est organisé par les compagnies financières, de créer une prime de remboursement. Cette prime est parfaitement justifiée, elle est fondée sur la dépréciation possible des métaux précieux et sur le développement naturel de la richesse publique, qui rend la vie plus chère après un certain temps. Elle est aujourd’hui d’une nécessité absolue. Il faut bien que le prêteur retrouve la compensation de l’élévation du prix des choses. A l’époque où écrivait le duc de Broglie, on n’était pas très frappé encore de cette nécessité. On n’avait pas vu l’élévation du prix se produire avec la rapidité qui a eu lieu depuis. Aujourd’hui, le capitaliste et le père de famille qui prêteraient à condition de ne recevoir après un certain nombre d’années que la même somme nominale qu’ils auraient prêtée, manqueraient complètement de prévoyance et s’appauvriraient fatalement. Quant à l’état qui emprunte, le sacrifice que lui impose chaque année la prime, s’il s’agit d’un remboursement à long terme, est si minime qu’il ne peut pas lui causer d’embarras sérieux. C’est d’ailleurs de la bonne économie financière, car on emprunte à de meilleures conditions.

Ce qu’il faut retenir des idées du duc de Broglie sur l’amortissement, c’est qu’il en était grand partisan et qu’il ne comprenait pas le crédit d’un état sans cet auxiliaire indispensable. C’était aussi la pensée de M. Thiers, et il en a donné la preuve en maintenant au budget, malgré tout et dans les circonstances les plus difficiles, les 200 millions destinés à rembourser la Banque de France. Ce remboursement, qui est aujourd’hui à peu près effectué, a diminué notre dette de 1,500 millions.

En résumé, il résulte de l’analyse que nous venons de faire du livre du duc de Broglie que l’auteur a, dans des chapitres spéciaux, mis en relief trois idées principales : 1° la nécessité de subordonner la réalisation de la liberté commerciale, qu’il considère d’ailleurs comme un progrès, à certaines réserves qui sont établies dans un intérêt politique, pour maintenir la sécurité et l’indépendance du pays ; , 2° l’obligation où l’on est de faire rentrer tous les impôts, quelque forme qu’ils prennent, dans les frais généraux de la production, et partant de les faire supporter par le consommateur sans qu’il puisse en être autrement ; 3° enfin l’avantage qu’il y a à recourir à l’emprunt plutôt qu’à l’impôt quand il s’agit de subvenir à une dépense extraordinaire de quelque importance.

Il est regrettable que le duc de Broglie n’ait pas poussé plus loin sa théorie sur les impôts et démontré que la seule chose à examiner en fin de compte était l’effet qu’ils produisaient sur la richesse publique. Il ne nous paraît pas douteux, après ce qu’il en avait déjà dit, qu’il aurait conclu comme nous en faveur des impôts indirects, et particulièrement des impôts de consommation. Ces taxes, on ne peut trop le répéter, lorsqu’elles portent sur des objets d’un usage général, ont trois grands avantages : d’être modérées, de se faire sentir très peu et de rendre beaucoup. Ce sont les qualités principales qu’on doit chercher dans tout impôt. Mais, dit-on, elles sont d’une perception plus coûteuse que les autres et entraînent quelquefois à des procédés vexatoires. Ces reproches n’ont plus aujourd’hui beaucoup d’importance ; les frais de perception s’atténuent de plus en plus, et quant aux procédés vexatoires, ils tendent aussi à disparaître avec la faculté d’abonnement qui est accordée à certains contribuables et le paiement des droits à l’entrée des villes.

Reste l’entrave qu’elles apportent à la libre circulation des marchandises. Cet inconvénient, nous ne le contestons pas ; mais nous demandons quelle est la liberté qui n’est pas soumise à certaines restrictions. On a restreint la liberté politique parce qu’il faut maintenir l’ordre avant tout et que l’ordre ne se concilie pas toujours avec une liberté absolue. On restreint de même la liberté commerciale, parce que l’état a besoin de ressources et que le plus sûr moyen de lui en procurer de considérables est de mettre des taxes sur les objets de consommation ; une fois ces taxes établies, il faut bien faire ce qui est nécessaire pour en assurer la perception.

Sur la question de l’emprunt préféré à l’impôt, lorsqu’il s’agit d’une grande dépense à faire, les argumens du duc de Broglie sont péremptoires et ne laissent rien à désirer ; s’il n’a pas proposé la meilleure solution en ce qui concerne l’amortissement, cela tient, je le répète, à l’époque où il écrivait ; on ne connaissait guère alors que le système des dotations spéciales ; l’expérience n’avait pas encore démontré, comme elle l’a fait depuis, tout l’avantage qu’on peut tirer du système des annuités et combien ce système satisfait à la fois le prêteur et l’emprunteur. En somme, M. le duc de Broglie a fait là un excellent livre que tout homme politique aura intérêt à lire et que les économistes pourront étudier avec profit. La qualité qui y règne d’un bout à l’autre, indépendamment de l’élévation des vues, est une grande clarté d’exposition unie à beaucoup de bon sens. Cette qualité est assez rare dans les travaux économiques. On a donc à remercier M. le duc Albert de Broglie d’avoir mis au jour les œuvres posthumes de son illustre père sur ces questions ; il a rendu service à la science.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 15 Juin.
  2. La Question des impôts, page 227, Paris, 1879 ; Plon.