Un drame dans le monde[1]


PREMIÈRE PARTIE


I. — L’EGAREMENT

Madame la comtesse, dit la Religieuse en entrant dans la chambre à coucher, monsieur le comte est là. Elle avait parlé à voix basse, les yeux tournés anxieusement du côté du lit où se dessinait, dans l’ombre et sous les rideaux, une forme vague de malade. Au chevet une jeune femme était assise, qui se leva vivement, et, à voix basse, elle aussi :

— Hé bien ! ma Sœur, prenez ma place. Je n’ai à causer avec M. de Malhyver que quelques minutes. Je reviens, et vous pourrez vous reposer un peu encore.

— Et Mlle de Sailhans ? interrogea la Religieuse, en désignant le lit d’un geste de la tête.

— Ma tante semble tout à fait tranquille, dit l’autre. Voyez…

Elle souleva de la main le sombre lampas à plis lourds. Une face vieillie et douloureuse apparut sur l’oreiller, les paupières fermées, la bouche ouverte et tirée à droite. La Sœur eut un hochement significatif en s’asseyant dans le fauteuil, tandis que Mme de Malhyver passait dans un salon attenant, où l’attendait son mari. Cette vaste pièce était éclairée d’une lumière à peine plus forte que celle de la chambre à coucher, par une grande lampe Carcel en bronze, posée sur un pied du même métal. Le demi-jour projeté à travers le globe permettait de distinguer un de ces mobiliers comme il s’en trouve, encore aujourd’hui, dans les hôtels du faubourg Saint-Germain qui n’ont pas changé de maîtres depuis plusieurs générations. Des bergères, des paravents, des consoles qui sont des objets de musée y voisinent avec des poufs capitonnés, du goût le plus démodé. Cet hôtel-ci était classiquement situé entre cour et jardin, dans la partie de la rue de l’Université qui va de la rue de Bellechasse à la rue du Bac. L’absence d’électricité dans ce large salon du premier étage, aux fenêtres hautes, attestait que la propriétaire de cette demeure continuait d’y vivre dans les us et coutumes des aïeux de qui elle l’avait héritée. Elle allait y mourir, soignée par une nièce dont la physionomie et la toilette révélaient une Parisienne aussi éprise de la mode que la tante avait pu lui être hostile. Mme de Malhyver était grande et mince, avec un profil d’une extrême finesse, où chaque trait disait la race ; mais ce joli visage aristocratique était fait, pour employer la vulgaire expression courante. Elle avait du rouge aux lèvres et aux joues, un rien de noir autour de ses yeux bruns. Ses beaux cheveux châtains, lavés au henné, montraient des reflets facticement dorés. Quoiqu’il fût onze heures du soir, elle portait une robe d’après-midi, trop courte. Sur des bas de soie noirs, presque transparents de finesse, se nouaient les rubans des cothurnes qui chaussaient ses pieds étroits. La nouvelle d’une attaque dont venait d’être frappée sa tante l’avait surprise rentrant de ses courses, comme elle allait s’habiller. Elle était accourue telle quelle, laissant son mari se rendre seul au dîner en ville auquel ils étaient priés tous les deux.

— J’arrive très tard, expliqua celui-ci. On s’est mis à table à neuf heures. Comment va la tante ? Que dit le docteur Graux ?

— Qu’elle est bien mal, mais qu’elle peut s’en tirer. Ce sont ses mots : elle a toujours eu une telle volonté de vivre !

— Elle a retrouvé la parole ?

— Non. Du côté droit, même impossibilité de bouger. Graux a parlé d’une hémorrhagie dans le côté gauche du cerveau, due à l’artério-sclérose. Ce sont toujours ses mots. Le plus terrible, c’est que la pauvre femme a elle-même assisté à son attaque, raconte la Sœur. Elle s’est plainte de fourmillements dans la main, puis la jambe lui a manqué. Elle a bredouillé. Alors elle a perdu connaissance et on m’a envoyé chercher. Maintenant, elle repose. Ce qui inquiète Graux, c’est la faiblesse du cœur. Il a ordonné de la digitaline.

— Vous voilà rassurée pour le moment. Vous rentrez avec moi ?…

— Non. Je voudrais veiller la tante encore une heure ou deux pour que Sœur Félicité puisse dormir un peu. Elle a été sur pied toute la nuit dernière. La tante était si agitée ! C’était la crise qui se préparait. Renvoyez-moi la voiture. S’il ne se passe rien, je serai à la maison vers minuit et demi.

— Alors, je vous quitte. J’embrasserai Roger pour vous, si ce petit ne dort pas déjà. Quand nous habiterons Malhyver définitivement, nous vivrons au moins avec notre fils… Au lieu qu’à Paris !…

Un silence tomba entre les deux époux. Géraud de Malhyver avait eu, pour prononcer cette dernière phrase, un regard singulier, anxieux et scrutateur. C’était un homme de trente-cinq ans qu’un éclat de grenade reçu sous Verdun marquait à la joue d’une large et profonde cicatrice. Cette noble défiguration donnait aux traits, naturellement heurtés, de son visage, une dureté tragique, démentie par l’expression méditative de ses yeux bleus. Ce contraste était rendu plus sensible par un autre : sous le drap mince du frac de soirée se devinaient des épaules étroites, des bras à peine musclés, la physiologie pauvre d’une très vieille race. Deux minces rubans à sa boutonnière, celui de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre, racontaient quelle âme d’énergie habitait cet organisme tout voisin d’être fragile. Troisième contraste : celui de sa tenue presque négligée et de la toilette presque provocatrice de sa femme. Son habit, un peu lustré au col et aux manches, datait d’avant la guerre. Sa cravate était nouée tellement quellement. Ses cheveux trop longs avaient été peignés à la diable. Ses gants placés dans l’échancrure de son gilet laissaient voir qu’il y manquait un bouton. D’une main il les tortillait nerveusement, tandis que de l’autre il tiraillait sa moustache, du geste de quelqu’un qui a sur les lèvres des mots qu’il ne prononcera pas, et il écoutait sa femme lui répondre :

— Hé bien ! bonsoir, Géraud.

— Bonsoir, Odette, dit-il, en prenant la petite main, baguée et parfumée, qu’elle lui tendait. Comme il la portait à ses lèvres, elle lui demanda négligemment : — Vous m’avez bien excusée auprès des Candale ? Qui avaient-ils à dîner ?

— « Mais leur sœur, Mme d’Arcole, Bonneville, Crucé, Larzac, Mme Machault… J’oubliais Lord et Lady Semley. Ça ne m’a pas rajeuni, ce dîner-là, ni amusé. Il y a eu pourtant la guerre. Ces gens ont tous l’air de l’avoir oubliée. En 1919 ! Que sera-ce en 1929 ?

Sur ce mot prononcé du même accent et avec le même regard que son exclamation contre Paris tout à l’heure, Malhyver sortit du salon, tandis que sa femme dont les sourcils, — passés au pinceau, hélas ! — s’étaient froncés à l’énumération des convives du diner Candale, rentrait dans la chambre à coucher. Elle vint pour reprendre sa place au chevet du lit.

— Rendez-moi ce fauteuil, Sœur Félicité, dit-elle. Vous ne pouvez pas veiller toute une autre nuit.

— Celle-ci sera plus paisible, répondit la Religieuse ; mais puisque ça vous arrange, madame la comtesse, je dormirai une petite heure sur la chaise-longue du salon. C’est une grande grâce du Bon Dieu, ajouta-t-elle, avec un large sourire sur sa large face de demi-paysanne. Je découpe mon sommeil par tranches, comme un chanteau de pain. Et, du seuil : Ainsi ne craignez pas de m’appeler, quand vous en aurez assez.

Mme de Malhyver était seule maintenant avec la malade qui continuait de reposer, immobile dans la pénombre des rideaux. Le souffle de ce sommeil, un peu rude, unissait son bruit à celui d’une grande pendule de Boulle, posée sur la cheminée où rougeoyait une flamme. On était dans les tout derniers jours du mois de mars, et les nuits restaient fraîches. Par instants, une sourde rumeur d’autobus arrivait de la rue et les vitres vibraient, — juste de quoi rappeler aux habitants des anciennes et aristocratiques demeures, telles que l’hôtel de Sailhans, que le monde moderne les cerne et qu’elles ne dureront point. La jolie comtesse Odette n’était pas de caractère, malgré le grand nom qu’elle portait, à s’attarder dans les réflexions de cet ordre, et cela d’autant moins qu’elle traversait en ce moment un douloureux drame moral, dont les quelques phrases, prononcées par son mari, insignifiantes en apparence, avaient ravivé la secrète angoisse. Effondrée dans la vieille bergère au pied du lit, elle avait mis ses coudes sur ses genoux, sa tête dans ses mains, et ses pensées allaient, allaient. — Quelques semaines auparavant, Géraud lui avait annoncé brusquement, pièces sur table, qu’ils étaient presque ruinés. Des cent cinquante mille francs de rente qu’ils possédaient à leur entrée en ménage, à peine, leurs dettes payées, leur en resterait-il quarante mille, et leur existence était montée sur le pied de trois cent mille. A son retour de l’armée, Géraud, effrayé par le désordre de leurs affaires, avait voulu y voir clair. Le résultat avait été cet entretien, continué sur une déclaration, dont Odette avait été sidérée, comme d’un coup de foudre :

— Il est encore temps de rétablir notre situation, mais il n’est que temps. Un seul moyen. Il est radical, mais c’est le seul. Je vous répète : quitter Paris, et nous retirer sur nos terres en Auvergne, à Malhyver. Dès demain, j’y envoie Eberlé, notre architecte, avec mission de mettre le château en état. Il n’y a pas grand’chose à y faire. Mon père a toujours tenu la main à cet entretien. Il s’y était réfugié pendant la Commune. Il en prévoyait une autre et nous gardait cet asile. Ce sera le nôtre. Dans dix ans, notre fils aura vingt ans. Nous relèverons là-bas. J’en ferai un homme et nous lui aurons refait sa fortune.

Contre ce projet, si absolument inattendu, et dont Géraud avait achevé de développer le détail, Odette n’avait dressé aucune objection. Il y avait eu dans son silence autre chose que l’instinctif emploi du grand et sûr procédé de diplomatie féminine : se dérober pour gagner du temps. Elle était demeurée déconcertée par le ton de ferme décision de son mari, non moins que par l’étonnante brusquerie d’une telle nouvelle ; ainsi annoncée sans préparation. N’y avait-il derrière cette volonté que la raison avouée, celle de leur ruine ? Depuis son retour de l’armée, Géraud était, pour elle, un autre homme. Un changement s’était produit en lui, dont elle n’osait pas rechercher le principe, tout simplement parce qu’elle avait elle-même un redoutable mystère dans sa vie de femme. Depuis 1012, elle était la maîtresse d’un ami de son mari, un des convives justement de ce dîner Candale, Xavier de Larzac. Elle l’aimait avec une passion accrue encore par la guerre et les dangers qu’il avait courus. Larzac s’était conduit, en effet, sur l’Yser, à Verdun, en Champagne, avec autant de courage que le camarade d’enfance qu’il trahissait indignement. La nature humaine a de ces paradoxes. Mais cette terrible aventure n’avait été pour lui qu’une aventure. Son hérédité militaire, — un Larzac s’est distingué à Fontenoy, — avait agi en lui, comme automatiquement, sans que sa moralité, ou plutôt son immoralité sentimentale en fût redressée. Le mot de Malhyver sur les oublieux de la guerre ne s’appliquait que trop à ce séduisant, mais déloyal amant. Sitôt libre, il avait recommencé de mener la vie du Parisien comblé, pour qui la fidélité envers une maîtresse est presque une tare. Sa liaison avec Mme de Malhyver datait de trop loin pour lui tenir au cœur autrement que par l’habitude, et l’appétit du fruit nouveau le travaillant, il était en coquetterie réglée avec la jeune et jolie Cécile Machault. Pourquoi Géraud, en énumérant les convives du dîner Candale, avait-il prononcé leurs deux noms, l’un aussitôt après l’autre ? Avait-il voulu constater l’effet produit par ce rapprochement sur Odette ? Soupçonnait-il sa femme ? Celle-ci s’était posé cette question, avec épouvante, quand son mari lui avait parlé de quitter Paris si impérativement. À cette minute, elle ne pensait plus à ce soupçon possible. La jalousie l’occupait tout entière. Que l’on commençât d’inviter les deux jeunes gens ensemble dans le monde, comme ce soir, cela prouvait que leur flirt était connu et reconnu. Jusqu’où était-il poussé ? Cécile était légère. Elle était libre, Machault se trouvant retenu aux États-Unis pour un assez long temps, par de grosses affaires industrielles. On comprend pourquoi Odette avait interrogé son mari sur la composition de ce dîner, et quelle menace lui représentait le départ de Paris, outre la tristesse d’une volte-face totale d’existence. C’était perdre celui qu’elle aimait, et le perdre en l’abandonnant à une autre.

« Elle l’aura ramené dans son automobile, songeait-elle. Pour que je ne le sache pas, elle aura attendu que Géraud ne fût plus là. »

Elle les voyait, sa hardie rivale et l’inconstant amant, assis dans la rapide voiture. Elle voyait les yeux gris — couleur de saphir étoile, — de Cécile, son frais visage potelé, ses cheveux blonds, sa nuque voluptueuse, et dans les prunelles noires de Xavier cet éclair de désir qu’elle connaissait si bien, et qui lui brûlait le cœur, chaque fois qu’elle le rencontrait. Mais Cécile était-elle la maîtresse de Larzac ? Y avait-il entre eux autre chose que la camaraderie, un peu trop intime, encore innocente cependant, d’une jeune femme très jolie et très garçonnière, avec un jeune homme très sensible à l’élégance et à la grâce ? C’était la réponse que l’amant avait faite à sa maitresse, chaque fois que celle-ci lui avait montré sa jalousie. Chaque fois Odette avait voulu croire à cette protestation, et toujours la jalousie était revenue, d’autant plus muette que la blessure était plus saignante. Elle reculait maintenant devant des scènes dont elle devinait qu’elles irritaient Xavier. Pour une femme qui aime, craindre d’irriter un amant, c’est reconnaître que cet amant l’aime moins, qu’il ne l’aime plus. Doute affreux et déjà si profondément entré dans le cœur d’Odette qu’elle avait tu à Larzac le projet de son mari. Elle avait tremblé de ne pas rencontrer un chagrin pareil au sien. Hélas ! si, présente, il l’aimait moins déjà : que serait-ce absente ? L’idée de cette reconduite en voiture, à ce même instant peut-être, lui fit soudain si mal, à une place si blessée de sa sensibilité, qu’oubliant l’endroit où elle était, l’heure, la malade, la Religieuse toute voisine, elle dit à voix haute :

— Ah ! Comment, comment rester à Paris ? Comment ? ? répéta-t-elle… Comment ?

Une plainte lui répondit, venue du lit. Rendue à la réalité par ce gémissement, Odette se leva, et la tête penchée dans l’interstice des rideaux, elle demanda, mais tout bas :

— Vous m’appelez, ma tante ?

Aucune réponse, cette fois. La paralytique avait, sans doute, entendu l’exclamation de la jeune femme, mais dans le sommeil, sans rien percevoir qu’un bruit qui l’avait troublée et ne l’avait pas éveillée. Elle continuait de dormir, sans plus gémir. Odette la considérait avec une pitié encore attendrie par la crise d’émotion qu’elle venait de traverser. A la faible lueur de la lampe, posée là-bas, dans un angle, elle regardait, comme la Sœur tout à l’heure, ce visage pâle et flétri, ces traits altérés, la terrible déviation de la bouche et de la narine, et elle se rappelait un tableau de famille, conservé dans son petit salon, à elle, où sa tante figurait, toute jeune, au milieu des siens. « Comme la vie est courte ! songea-t-elle, en calculant que ce tableau où se trouvait aussi représenté son père, le frère de la mourante, datait de 1860 : Oui, comme la vie est courte ! Et on n’en a qu’une, Pauvre tante ! Qu’a-t-elle fait de la sienne ? »

Il y avait, suspendu au mur, dans la ruelle du lit, un Christ d’ivoire, cloué sur une croix de bois noir, détachée elle-même sur un fond de velours d’un rouge sombre. Un cadre sculpté entourait le tout. Ce crucifix, traité dans la sévère et large manière du XVIIe siècle, venait d’un Monseigneur de Sailhans, ami de Bossuet, l’un des rédacteurs, prétend-on, de la fameuse Déclaration du clergé de France en 1682. La vieille demoiselle avait hérité ce magnifique objet, comme l’hôtel, les meubles, les portraits. Elle l’avait placé là comme un symbole de son double culte : sa race et sa foi. Tandis qu’Odette se prononçait mentalement sa phrase sur la triste destinée de l’agonisante, elle releva les yeux et vit ce crucifix. Elle eut un haussement d’épaules qui marquait, à lui seul, la différence des deux générations. Depuis longtemps ce Christ n’était plus pour elle qu’un bibelot précieux, et dont elle admirait le (in travail. En ce moment, elle ne voyait plus, dans cette image protégeant le sommeil de la vieille fille pieuse, qu’un indice d’une illusion à laquelle la dévote avait sacrifié cette « unique vie. » La suite de ce récit expliquera sous quelles influences la jeune femme était arrivée à un nihilisme religieux qui la laissait complètement désarmée devant certaines épreuves et certaines tentations.

— Quelle misère ! murmura-t-elle en se rasseyant pour reprendre sa méditation, aiguillée dans un nouveau sens. Oui, quelle misère que cette existence rétrécie de la vieille demoiselle ! Odette voyait en pensée tante Naïs, — comme elle continuait de l’appeler, — se levant le matin dès la première heure, pour aller jusqu’à l’église. Là, elle entendait une messe, deux quelquefois, quand, tourmentée de scrupules, elle craignait de n’avoir pas suivi la première avec assez de ferveur. Puis, c’était, rentrée chez elle, toute une suite de minutieuses occupations domestiques où elle se noyait. En dépit de son romanesque prénom historique, A thé naïs de Sailhans s’attardait, pareille sur ce point à la plus bourgeoise des bourgeoises, aux insignifiants détails de son intérieur, se minimisant, si l’on peut dire, dans la discussion indéfinie des plus mesquines dépenses. Elle semblait n’avoir, de sa grande fortune, qu’une crainte plus grande d’être dupée. C’étaient ensuite, dans l’après-midi, de monotones visites échangées et reçues, dans un cercle, de plus en plus restreint, d’amies semblables à elle. C’étaient des séances d’œuvres, des retraites, des saluts. Et les journées succédaient aux journées, toutes unies, toutes grises. Les événements importants en étaient, avec les difficultés du ménage, des susceptibilités de propos, autour d’une conversation, des racontages écoutés et répétés, des troubles de conscience à l’occasion de quelque péché imaginaire, des craintes de santé. Mademoiselle de Sailhans était devenue, avec l’âge et la maladie commençante, de plus en plus anxieuse. L’hémorrhagie actuelle marquait l’ultime accident d’un endurcissement progressif des artères cérébrales, manifesté par une irritabilité croissante, un puérilisme chaque jour plus accusé, une observation et une interprétation continue des moindres symptômes personnels. Cette hypocondrie durait depuis des années sans que rien parût la justifier. Elle avait fait s’établir dans la famille une légende : « Les gens qui se croient toujours malades sont ceux qui se portent le mieux. Voyez tante Nais. Elle se plaint sans cesse. Elle vivra cent ans. » De telles phrases, répétées indéfiniment, prennent, pour ceux qui les redisent et les entendent chaque jour, une certitude d’axiome. Odette de Malhyver était si profondément convaincue de la robustesse de la vieille fille atrabilaire qu’à son mari lui dressant leur bilan de ruine, elle n’avait pas objecté la fortune de leur tante qui pouvait, qui devait leur revenir. Elle en était l’héritière naturelle. Cette idée ne lui avait même pas traversé l’esprit, quoique, depuis deux mois déjà, Mlle de Sailhans eût dû prendre une garde à demeure, cette bonne Sœur Félicité dont l’optimisme professionnel avait dissimulé à l’entourage la gravité des signes prémonitoires d’une crise imminente : un mal de tête continu, l’insomnie nocturne et la somnolence diurne, des troubles de la station et de la marche. À la nouvelle de l’attaque, Odette n’avait éprouvé, sous le coup du saisissement, que deux impressions contradictoires et pourtant logiques : le frémissement de la fibre humaine devant une des innombrables déchéances physiques qui nous attendent tous sous une forme ou sous une autre, — la déception de cette soirée manquée, et qu’elle espérait passer avec son amant. Et voici qu’au chevet de la malade endormie, cette idée d’une fin toute proche et celle de l’héritage possible se levaient en elle, suggérées, l’une par le silence triste de cette chambre, cette demi-lumière, ces rideaux baissés, ce souffle inégal, — l’autre par la violente révolte de son amour contre la cruelle perspective du départ, et dans quelles menaçantes conditions ! Son instinct irraisonné fut pourtant de les repousser, ces dangereuses idées. Elle sentait déjà qu’elle allait souhaiter cette fin toute proche, et la seule ombre d’un pareil désir lui faisait froid à toute l’âme.

Oui, se disait-elle, pauvre tante Naïs ! Elle n’a pas vécu, et elle avait si peur de la mort ! Dans quel état sera-t-elle, quand elle se rendra compte de ce qui s’est passé ? Car elle s’en rendra compte, puisque le docteur prétend qu’elle peut sortir de cette crise et qu’alors elle retrouvera ses esprits. S’il avait cru à un danger immédiat, il aurait écouté la Sœur et fait appeler un prêtre. Il a eu peur d’une impression trop forte. Il croit donc qu’elle comprend un peu. Il a dit : demain jugera la situation… Demain ?… »

Elle avait répété ces syllabes : « Demain ? » à mi-voix, et ce point d’interrogation se traduisit pour elle en deux images… Demain, la malade, entièrement revenue à elle, sortait de son lit, paralysée de la moitié du corps, avait pronostiqué le médecin, parlant à peine, prononçant mal les mots et les uns pour les autres, puis les jours suivants, marchant mieux, parlant mieux, se reprenant à la vie… Demain, ce pauvre corps était secoué par la convulsion d’une attaque semblable à celle qu’avait décrite la Sœur. Un autre vaisseau se rompait sous ce front d’où la pensée s’en allait tout à fait, le sentiment, le mouvement, la vie… Encore vingt-quatre heures, douze peut-être, une de ces deux images serait une réalité. Si c’était la première, rien de changé dans les conditions où Odette se trouvait prise. Si c’était la seconde ?… Déjà elle n’évitait plus cette hypothèse. La vision se précisait, avec toutes ses conséquences, dont une capitale pour elle. Odette n’avait jamais escompté à date fixe la succession de sa tante ; mais elle n’avait jamais douté, sachant l’orgueil nobiliaire de la vieille fille et son culte pour la lignée des Sailhans, que cette succession ne lui fût assurée. Cette conviction n’avait pas été étrangère à la prodigalité avec laquelle son mari et surtout elle, avaient conduit leur vie mondaine. Et tout d’un coup, une appréhension commençait de s’emparer d’elle, d’abord incertaine et vague, puis brutalement angoissante. Dès le début de son mariage, dix ans auparavant, elle avait dû subir quelques remarques de Mlle de Sailhans sur ses relations trop mêlées, le luxe trop osé de ses toilettes, le train trop fastueux de sa maison, son absence de réserve avec tel ou tel homme. Plus tard, la vente d’une de leurs terres de famille à un marchand de bois avait provoque une scène dont elle avait longtemps gardé rancune à sa tante. Et puis celle-ci avait paru accepter le genre d’existence de sa nièce. Elle ne lui avait plus jamais adressé aucune remontrance. Les rapports entre elles étaient devenus de plus en plus conventionnels. Les visites au vieil hôtel de la rue de l’Université avaient pris rang, pour Mme de Malhyver, parmi ses devoirs de situation, comme de « cortéger » dans les mariages des proches, de mettre des cartes, d’en rendre, de paraître aux ventes de charité. Pendant la guerre, Odette avait choisi de s’occuper d’œuvres d’aveugles, et un rapprochement momentané s’était produit entre la nièce et la tante, avec ce geste de charité, — puis un nouveau refroidissement avec la reprise des sorties mondaines. Jusqu’où était allé ce refroidissement ? Il devrait rester, semble-t-il, chez les Parisiennes les plus follement emportées par le tourbillon des fêtes, une vigilance jamais endormie sur la question d’argent, puisque le coût de leurs plaisirs la leur rappelle sans cesse. Cette vigilance, elles l’ont bien, dans l’arrière-fond de leur pensée. Mais elles s’étourdissent, comme ces viveurs qui dévorent leur patrimoine, sachant qu’au terme de leur dissipation il y a la misère, peut-être le suicide. Il est encore temps d’enrayer, et ils remettent au lendemain, avec un fatalisme qui fait songer au nitchevo des Russes. Que d’héritages Odette avait vus se perdre autour d’elle, faute de petits soins ! Et jamais elle n’avait pris sur elle de les avoir, ces petits soins, envers cette sœur de son père, sa seule très proche parente. Si cependant cette négligence avait eu pour effet de lui aliéner le cœur de sa taule assez complètement pour que la dévote l’eût déshéritée ? Ce crucifix dont la forme indistincte blanchissait dans l’ombre des rideaux, de quoi avait-il parlé à la vieille demoiselle solitaire, chaque soir, avant qu’elle ne s’endormit, chaque matin, quand elle s’éveillait ? De sa famille, — il en venait, — mais aussi de l’Eglise. Qu’une part de cette grande fortune pût aller à des œuvres, Odette l’avait toujours admis. Pour la première fois, elle concevait comme possible que la fortune entière lui fût retirée.

« A-t-elle fait un testament ? » se demanda-t-elle tout à coup.

Cette parole, prononcée par la voix intérieure, la secoua d’un frisson. C’était le doute, et c’était la terreur. Cette dernière et unique chance d’échapper à cet exil loin de Paris, quelques lignes sur un morceau de papier suffisaient pour qu’elle la perdit ! Elle se redressa sur le fauteuil, mordue déjà par la tentation. Quelle tentation ? de savoir d’abord, de tenir la preuve que le sentiment de la famille l’avait emporté chez Mlle de Sailhans. Odette, après tout avait-elle à sa reprocher un tort sérieux vis avis de sa tante ? Des négligences de forme, des divergences dans la façon de vivre, prévaudraient-elles contre la communauté du sang ? Non. Elle ne pouvait pas être déshéritée. Elle se l’affirmait avec toute la force de son désir, et, en même temps, elle regardait autour d’elle. D’instinct, ses yeux cherchaient l’endroit où la vieille fille avait dû mettre ce testament, s’il existait. Athénaïs de Sailhans avait toujours été très secrète sur le maniement de sa fortune. Ces temps derniers, elle en était arrivée à une méfiance presque morbide, dont les Malhyver avaient reçu un témoignage bien significatif. Leur notaire, maître Métivier, qui gérait aussi les intérêts de leur tante, s’en était plaint à eux. Si donc elle avait écrit un testament, elle le gardait par devers elle, et certainement dans cette même pièce qu’elle ne quittait plus depuis des mois, laissant toutes les autres salles de l’hôtel houssées et fermées. Sa manie soupçonneuse s’étendait jusqu’à ses domestiques, qu’elle, avait pourtant chez elle de très longue date. Ces dernières semaines en particulier, elle avait réduit leur service à son minimum, n’acceptant plus que les soins de la Sœur Félicité. De cette réclusion volontaire résultait un tel encombrement de meubles de tous les styles que cette vaste chambre à coucher en paraissait étroite. Odette continuait de la scruter de son regard inquisiteur. Où se cachait son testament ? Dans ce bahut ou cette commode du temps de Louis XIV, dans ce bonheur du jour du temps de Louis XVI, dans cette armoire Empire, ou plutôt dans ce bureau massif à cylindre, placé contre le mur, près de la fenêtre ? La nièce avait vu sa tante assise devant, combien de fois, qui de là surveillait la cour. L’abattant était abaissé et fermé à clef. Ce détail attestait la constante précaution de la vieille demoiselle. Il fit surgir une autre question dans l’esprit d’Odette. Cette clef, où se trouvait-elle en ce moment ? Où celles des autres meubles ? A l’ordinaire, Mlle de Sailhans portait tout un trousseau dans une petite pochette cousue à son jupon de dessous. Surprise par son attaque, on avait dû la déshabiller en hâte. Où avait-on rangé ses vêtements, certainement sans les fouiller ? Un cabinet attenant à la chambre contenait une penderie. Odette se lève. Sa pensée se transformant en acte, d’une manière comme mécanique, tant son désir de savoir était fort, elle marche jusqu’à ce réduit, sur la pointe du pied. Lentement elle ouvre la porte, qui ne crie pas. Dans l’obscurité, ses mains se tendent et palpent les robes accrochées là. Elle tressaille de tout son corps, à rencontrer sous ses doigts une masse métallique qui tinte sourdement. C’est le trousseau des clefs, qu’elle tire de la pochette. Elle hésite une seconde, l’oreille tendue vers la chambre. Toujours le même silence, coupé par le même bruit monotone de la pendule et par ce même souffle de la malade, tantôt fort comme un ronflement, tantôt atténué comme un soupir. L’automatisme continue, l’idée s’exécutant à mesure qu’elle apparaît dans l’esprit. Munie du trousseau, Odette sort du cabinet avec les mêmes précautions que tout à l’heure pour y entrer de nouveau, elle écoute et vient au bureau. La lumière de la lampe éclairant mal cette partie de la pièce, il lui faut tâter la plaque, trouver l’ouverture, essayer le panneton de plusieurs clefs. Enfin elle a démêlé celle dont la tige forée épouse la serrure. Elle la tourne. Le pêne cède sous la pression. Elle relève l’abattant. Ses doigts errent partout sur l’intérieur du meuble. Ils rencontrent d’autres serrures, des boutons de tiroirs, un buvard, un porte-plume, un encrier…

Il y a dans les recherches clandestines, si voisines d’être coupables, comme celle où s’engageait Mme de Malhyver, un processus d’entraînement, analogue à la loi d’accélération de la chute des graves. On commence d’agir timidement. La hardiesse s’accroît à mesure, et l’on finit par tout oser. Que la malade dorme ou se réveille, Odette n’y pense plus. D’un pas délibéré, elle va prendre la lampe dans cet angle écarté là-bas. Elle la pose sur la tablette du bureau et commence d’ouvrir les tiroirs les uns après les autres. Toute une existence tenait dans les reliques, entassées aux profondeurs de ce meuble par la vieille fille. C’étaient des lettres jaunies, écrites par des mains aujourd’hui glacées par la mort, des photographies aux teintes foncées, et tout auprès, des notes de fournisseurs acquittées, des reçus de fermages, des contrats d’assurance, des bordereaux d’agents de change, des titres aussi, des billets de banque. L’ordre méticuleux de M, e de Sailhans avait placé, sur chaque tiroir et sur chaque liasse, une note détaillée, indiquant le contenu du tiroir et du paquet. Le cœur d’Odette bat à se rompre. Elle lit sur une de ces notes : « Papiers de famille, » et au terme d’une liste démesurément longue, ces deux mots qui lui brûlent les yeux : « Mon testament. »

Il était très court, ce testament, qu’Odette eut tôt fait de découvrir par-dessous les autres documents : extraits de naissance, lettres de part, actes notariés d’achat et de vente. La testatrice l’avait libellé sur une feuille de papier timbré qui portait cette date : 28 avril 1914. C’était le jour anniversaire de la mort de Guy de Sailhans, le propre frère de la malade et le père d’Odette, décédé en 1908, six ans auparavant. Ce 28 avril 1914, les Malhyver étaient priés au plus fastueux des bals costumés qui se multiplièrent ce printemps-là, comme si la haute société française d’alors subissait ce vertige de plaisir, avant-coureur des catastrophes. Odette se rappelait parfaitement être venue voir sa tante dans l’après-midi et l’accent amer de celle-ci pour lui dire : « Tu vas à ce bal, aujourd’hui ? » Elle avait feint de ne pas comprendre. Les lignes tracées par la main de la sœur du mort oublié disaient le résultat :


MON TESTAMENT

28 avril 1914.

Désireuse d’assurer le salut de mon âme par des aumônes et des prières et persuadée que ma fortune ne servirait qu’à finir de perdre mes héritiers naturels, déjà si exposés par leur genre de vie, je crois leur rendre service, et, encore une fois, assurer le salut de ma propre âme, en disposant comme je fais de la totalité des biens qui m’ont été transmis par mes ancêtres, tous gens de foi et à qui les mœurs du siècle actuel eussent été, comme à moi, un sujet de profonde douleur.

J’institue mon légataire universel Sa Grandeur Mgr l’évêque de Poitiers, d’où ma famille est originaire. Sa Grandeur emploiera cette fortune qui monte à près de cinq millions, non compris mon hôtel de la rue de l’Université, placés en valeurs de choix, à ses œuvres de charité. Sa Grandeur fera de l’hôtel l’usage qui lui semblera le meilleur. Je souhaiterais qu’Elle l’attribuât à des religieuses vouées au soin des malades. Je demande qu’Elle veuille bien, à chaque 28 avril, faire dire une messe dans toutes les églises de son diocèse à mon intention. Je prie aussi Sa Grandeur de maintenir leurs gages à mes domestiques jusqu’à la fin de leur vie.

Ecrit et signé de ma main, en pleine possession de mes facultés, après avoir assisté au salut à ma paroisse et demandé à Dieu, devant son très Saint Sacrement, d’éclairer ma conscience.

ATHENAÏS DE SAILHANS.


17 mars 1919.

Sa Grandeur voudra bien donner le Christ d’ivoire qui est au-dessus de mon lit à la bonne Sœur Félicité qui me soigne si bien. — A. S.

Odette de Malhyver lisait et relisait ces phrases, pour elle terribles. Elle en eût haussé les épaules autrefois, quand elle et son mari commençaient la folle existence qui les avait insensiblement et impitoyablement acculés à cette nécessité formulée par Géraud avec de telles preuves à l’appui : changer leur train du tout au tout, et d’abord s’en aller de Paris. Cette nécessité, le testament qui la déshéritait lui en renouvelait l’affreuse évidence. « Cinq millions !… » Ces syllabes fascinatrices dansaient devant ses yeux, avec une ironie qui lui faisait sentir trop cruellement ce qui aurait pu être… Elle les ferma, ces yeux, afin de ne plus voir la feuille de papier qu’elle repoussa pour ne plus même la toucher, et dans la chambre noire de son cerveau des visions surgissaient, rapides et torturantes : — celle du château de Malhyver, d’abord, froidement enseveli dans un bois de chênes et de bouleaux, entre les cratères égueulés des volcans, par-delà le Puy-de-Dôme, blanc de neige plus de six mois de l’année ; — puis, par contraste, vingt images de sa vie d’ici : les salons familiers où elle retrouvait son Xavier, les thés intimes où ils causaient à mi-voix, les loges de théâtre où il la rejoignait, l’appartement où il demeurait, avenue d’Antin et où elle se plaisait à venir audacieusement, un autre appartement mystérieux qu’il avait déjà quand elle s’était donnée à lui et qu’elle n’aimait pas. N’y était-il pas déjà venu avec d’autres ? N’y viendrait-il pas, elle partie, avec la jolie et perverse Cécile Machault, dont le souvenir, soudain évoqué, la supplicia de nouveau. De sa lointaine Odette, Xavier n’aurait plus que des lettres, de rares visites quelquefois, de pauvres huit jours volés à l’exil… Et alors ?… Elle demeurait immobile, comme brisée, comme atterrée par une menace qui exaspérait encore toutes les sensations de détresse traversées depuis ces trois dures semaines. Mais n’y avait-il pas une chance, même plus qu’une chance, une certitude d’échapper à cette détresse ? Du moment que la méticuleuse Mlle de Sailhans avait placé ainsi ce testament parmi ses papiers de famille, elle n’en avait certainement pas rédigé d’autre. Le codicille, tout récent, d’une écriture tremblée, le prouvait d’ailleurs et que la vieille fille, se sentant atteinte, avait passé une dernière revue de ses tiroirs, pour confirmer et compléter ses dernières volontés. Cette feuille détruite, c’était le retour assuré des cinq millions à ces héritiers naturels dont la dévote avait condamné les façons de vivre. Elle avait écrit le pluriel, ne voulant pas désigner nommément la fille de son frère. Pour écarter une autre tentation, plus coupable que n’avait été la première, Odette la replia, cette feuille de papier, vivement. Elle la remit à sa place sous la liasse des autres papiers en ayant soin de retourner vers la table le côté de l’écriture pendant ce temps-là, pour ne pas être tentée de relire les mots qui la déshéritaient. Elle repoussa le tiroir non moins vivement, le ferma, fit le geste d’abaisser l’abattant… Elle s’arrête. On dirait qu’un pouvoir, plus fort qu’elle-même, la contraint, comme tout à l’heure, de réaliser le projet apparu avec une si troublante netteté dans le champ de son esprit. Ses doigts qui tenaient les deux boutons de cuivre de l’abattant, au lieu de l’abaisser, le relèvent. Brusquement, elle rouvre le tiroir, défait la liasse, prend le testament, marche vers la cheminée, où le bois continue de brûler paisiblement. Elle pose le papier sur la braise. La flamme palpite autour, le cerne et soudain s’élève toute claire. Comme égarée, elle regarde le feu dévorer la feuille, qui se recroqueville en grésillant. Avec une pincette, elle écrase dans les cendres les débris noirâtres. Alors, ramenée, comme il arrive, par l’accomplissement de son acte, au sentiment du danger, elle se relève. Avec des précautions, cette fois, lentement de nouveau et sur la pointe des pieds, elle marche vers le secrétaire, en répare le désordre. Elle écoute. Il lui semble qu’elle n’entend plus venir du lit cette respiration de personne endormie qui la rassurait. Elle a pris la lampe, afin de la reporter sur la console, dans l’ombre, mais d’abord pour mieux regarder du côté du lit. Elle la repose, saisie d’un tremblement. Une nouvelle plainte est venue de ce lit. Elle avance et voit les yeux de la mourante fixés sur elle, l’un grand ouvert, l’autre avec sa paupière à demi fermée.

— Ma tante ?… dit-elle d’une voix étouffée par la terreur, après un silence durant lequel le gémissement ne se renouvela point. Ma tante !… répéta-t-elle, avec plus de force. Dans son désarroi, elle oubliait que la paralytique n’avait plus l’usage de sa langue. La parole lui reviendra sans doute, avait annoncé le médecin, « mais dans quelques jours. » Odette cependant marchait vers le lit. Les yeux continuaient de la fixer, avec cette inégalité sinistre de leur ouverture, et d’un regard d’autant plus effrayant pour elle qu’il était plus indéchiffrable. Qu’avaient-ils vu, ces yeux, de l’action scélérate ? Qu’avait compris cette intelligence qui ne pouvait plus se traduire au dehors ? « Ne la contrariez pas surtout, avait dit encore le médecin. Si la parole manque, je crois la pensée intacte. » Cette phrase revenait à la mémoire d’Odette, tandis qu’elle demandait, à nouveau, comme si l’autre avait pu lui répondre : « Ma tante ? Vous souffrez ? » Mais déjà les paupières de la malade se refermaient sur les prunelles. La respiration se régularisait. Mlle de Sailhans s’était de nouveau endormie. Le temps de reprendre presque machinalement le geste interrompu, de reposer la lampe dans son coin abrité, de remettre le trousseau de clefs dans la pochette du jupon pendu au portemanteau du cabinet, d’en refermer la porte, et Odette avait repris sa place de garde-malade au pied du lit, non sans avoir épié, la tête penchée vers le salon, si ces allées et venues n’avaient point réveillé la Sœur.

« Non. Elle dort aussi, » s’était-elle dit, en constatant qu’aucun bruit n’arrivait à travers la cloison.

Maintenant, assise dans la bergère, elle méditait sur l’acte irréparable qu’elle venait d’oser. Que signifiait cette plainte de sa tante, et ce regard fixe, suivi d’un assoupissement presque immédiat ? La vague stupeur d’un demi-réveil sans conscience ? Ou bien un éclair de lucidité, interrompu aussitôt par une défaillance physique ? Que demain, après-demain, ce retour à une vie plus normale prophétisé par le médecin, se produisit, la malade retrouverait-elle le souvenir de cette scène : sa nièce brûlant son testament ? Mais qu’en avait-elle vu ? Cette plainte n’était-elle pas l’appel inarticulé d’une indignation, incapable de se manifester autrement, devant une vision d’horreur ? Mais alors, à peine revenue à elle, dès que la malade pourrait non pas même parler, mais un peu écrire, elle ferait vérifier par la Sœur le contenu du tiroir. Elle aurait là une preuve qu’elle n’avait pas rêvé. A supposer même qu’elle n’eût rien vu, rien compris, le danger restait le même. Aucun doute qu’avec sa méfiance coutumière, aussitôt le mouvement retrouvé, — et, d’après le médecin, elle le retrouverait, — Mlle de Sailhans n’allât à son secrétaire vérifier les billets et les valeurs qu’elle gardait là. Elle voudrait revoir son testament. Qui pourrait-elle accuser alors, sinon la seule personne qui eût intérêt à le supprimer et qui l’avait veillée dans cette première nuit d’après son attaque ? A supposer même qu’elle n’accusât qui que ce fût, elle voudrait le refaire, ce testament. Elle trouverait le moyen, même incapable d’écrire et presque de parler. Quoique Mme de Malhyver ignorât les articles 967 et suivants du Code civil, elle avait entendu raconter, dans son monde, trop d’histoires d’héritage, pour ne pas savoir qu’il y a des testaments dictés. Elle vit distinctement en pensée la mourante faisant venir Métivier, le notaire, avec quatre témoins, et cela, même si tout à l’heure elle ne l’avait pas reconnue et observée. Mais si elle l’avait reconnue ? Odette voyait maintenant son mari dans cette chambre, au chevet de ce lit, et sa tante la dénonçant. Un nouveau frisson de terreur la parcourut. Le vague malaise, éprouvé ces derniers mois devant l’étrangeté des allures de Géraud, l’avait mise vis à vis de lui trop souvent dans des états appréhensifs. Ces impressions, comme accumulées quotidiennement dans sa sensibilité, produisaient en elle une tension émotive qui lui rendait insupportable l’idée d’une confrontation avec lui, et sur une pareille accusation. En ce moment, et comme elle passait ses mains sur son visage, afin d’exorciser ce cauchemar et de se reprendre, son regard rencontra un verre posé à même le marbre de la table de nuit, et qui contenait un liquide. Pour soutenir le cœur affaibli de la malade, le médecin avait envoyé chercher, chez le pharmacien, une préparation de digitaline. Il avait voulu que le verre fût gradué, pour mesurer avec plus d’exactitude la quantité d’eau où il avait lui-même compté les gouttes. Puis il avait placé le flacon à étiquette rouge sur la cheminée, en recommandant bien qu’on l’attendit pour donner à Mlle de Saillians une nouvelle dose, et en insistant sur la toxicité du remède. Odette considéra longtemps ce verre où la redoutable boisson avait un aspect d’eau inoffensive, et une lueur passait dans son regard, celle qui s’y était allumée, une demi-heure plus tôt, quand elle maniait le testament…

Il y a, dans l’assassinat par l’empoisonnement, un caractère de clandestinité qui en fait le crime par excellence de l’hystérie perverse. Certaines crises de déséquilibre nerveux, comme celle qu’Odette de Malhyver traversait, depuis ces quelques semaines et surtout ces dernières heures, amènent-elles des désordres qui équivalent à la dégénérescence mentale des grands anormaux ? Une troisième tentation l’envahissait, pire que la seconde, de même que celle-ci avait été pire que la première. Et déjà elle ne se révoltait pas contre une idée qu’elle n’aurait même pas imaginée comme concevable ce matin, cet après-midi. Déjà le forfait commis avait faussé en elle ce cran d’arrêt de la conscience qui suspend le travail de la pensée mauvaise. Elle se déclenchait dans cette âme coupable, cette pensée. Elle s’organisait en gestes qui la rendaient plus précise, moins indéterminée, moins lointaine. Impulsivement Odette s’était levée, comme auparavant pour rechercher le trousseau de clefs. Cette fois, c’était pour aller à la chemines et regarder le flacon à étiquette rouge. Le poison qui le remplissait avait, lui aussi, la couleur de l’eau. Le sinistre désir montait, montait, favorisé par une circonstance qu’il faut signaler pour être tout à fait juste. On l’a souvent remarqué : les périodes de guerre et de révolutions sont suivies d’une recrudescence d’attentats, comme si les troubles publics prolongeaient leur contre-coup dans les sensibilités privées. Ce phénomène s’explique très simplement. Les gens ont si souvent entendu parler d’épisodes tragiques, de violences, de malheurs, de morts, que leur imagination s’est habituée à considérer comme naturels des faits et gestes, si exceptionnels autrefois qu’ils en paraissaient monstrueux. Même des femmes très protégées par leur éducation et leur milieu contre une telle contagion, comme une comtesse de Malhyver, ne peuvent s’y dérober entièrement. Le mari d’Odette avait tué. Son amant avait tué. Ils le lui avaient raconté. Tuer dans le combat, en risquant sa vie pour son pays, n’a certes rien de commun avec un empoisonnement tel que celui dont elle accueillait déjà l’affreux projet. Mais le récit des grandes hécatombes quotidiennes de la guerre finit par insinuer dans les esprits ce sentiment que la vie humaine est peu de chose, et celle de Mlle de Sailhans était réellement si peu de chose, au regard de la femme passionnée et anxieuse, dont les yeux allaient et venaient de cette fiole de poison à ce lit d’agonie ! Si la mourante s’en levait demain, ce serait pour végéter misérablement, dans la dégradation physique et morale, traînant la jambe, disant les mots les uns pour les autres, inhabile à se servir elle-même, impotente, comme Odette se rappelait avoir connu son propre père, mort lui aussi hémiplégique. Et puis, dans ce va-et-vient irraisonné de son esprit, ce souvenir en provoquant d’autres, des épisodes de son enfance ressuscitaient dans sa tête : des souhaits de fête et de bonne année apportés ici. Comme son cœur de petite fille battait alors dans l’attente du cadeau que lui avait préparé tante Naïs ! Ce cœur se réveillant en elle tout d’un coup : « Non, dit-elle à mi-voix, je ne peux pas. » Pour mettre l’irréparable entre elle et l’horrible désir, elle marcha vers la porte du salon. Qu’elle appelât seulement la Sœur, et elle était délivrée. Devant cette porte pendait une tapisserie sous laquelle sa main étreignit la poignée, — qu’elle ne tourna point. Le tableau intérieur avait changé. À cette seconde, elle pensait à son amant, avec une fièvre qui ne laissait plus de place qu’à son amour et à sa jalousie.

— Ah ! dit-elle en secouant sa tête. Il n’y a que cela de vrai : lui, lui !…

Brusquement, les yeux hagards, la bouche frémissante, comme raidie dans une crispation de tout son être, elle revient vers la table de nuit. Elle prend le verre, le soulève pour mieux observer à quelle hauteur monte le liquide préparé par le médecin. Elle va vers la cheminée, jette le contenu dans le foyer qui fume. Elle ouvre le flacon à étiquette rouge. Elle verse dans le verre la quantité de poison suffisante pour que la ligne de tout à l’heure soit atteinte. Une carafe d’eau est posée sur un plateau. Elle lui sert à remplacer dans ce flacon le poison qu’elle en a distrait. A la lueur de la lampe, elle étudie et le verre et le flacon. Aucune différence de couleur qui puisse dénoncer la substitution, ici de l’eau, au poison, là du poison à l’eau. Il y faudrait une analyse. Elle sera faite si les symptômes qui suivront l’absorption du mortel breuvage attirent l’attention du médecin. C’est alors qu’Odette sera vraiment perdue. De penser à cette menace la suscite au lieu de l’arrêter. C’est un suprême danger à braver, — pour lui, pour son amant, pour rester là où il vit, où il respire, où elle peut le disputer à un autre. Elle se sent courageuse et son dernier scrupule s’abolit. Elle retourne vers le lit, pose le verre sur la table de nuit, esquisse un geste pour réveiller la malade et lui donner à boire le poison. Ce geste, elle ne l’achève pas… Elle reste là, retombée sur le fauteuil, comme hypnotisée devant ce verre qui porte en lui la mort. Qu’elle le reprenne, qu’elle jette le poison dans le feu, comme elle y a jeté le remède voici dix minutes, et tout sera réparé. La Sœur pensera qu’elle a fait boire la malade. Ce nouveau petit geste, celui du salut définitif, Odette va pour l’accomplir. Elle ne l’achève pas non plus. Le bruit d’une automobile entrant dans la cour et s’arrêtant sous la fenêtre, lui annonce que son mari lui a renvoyé la voiture. Elle regarde la pendule. Il est tout près de minuit. Demeurer dans cette chambre où elle vient de vivre ces instants tragiques, lui est une souffrance intolérable. L’affreuse action, elle ne peut pas y renoncer. Elle ne peut pas non plus l’oser jusqu’au bout. Un appétit de fuite s’éveille en elle, impérieux, immédiat, irrésistible. Sans regarder derrière elle et dans un élan, elle a ouvert la porte d’un geste délibéré. Cette fois, elle est dans le grand salon. C’est encore la respiration d’une personne endormie, mais si paisible, qui remplit d’un bruit doux et léger la grande pièce obscure. Odette est rassurée par ce signe : aucun de ses mouvements n’est arrivé jusqu’à la Religieuse qui sommeille ainsi. Comme elle est troublée en même temps par le contraste entre la tempête intérieure où sa moralité vient de sombrer et le calme repos de cette pieuse servante d’un Dieu en qui elle ne croit plus ! Pour se délivrer de cette impression, premier sursaut du remords, — ah ! que n’y cède-t-elle tout à fait en rentrant dans la chambre et jetant enfin le poison criminellement préparé ? — elle réveille Sœur Félicité. Elle lui dit qu’elle se sent fatiguée, qu’elle lui demande de la remplacer auprès de la malade. Elle s’en excuse dans un balbutiement où la Religieuse voit une charité pour elle.

— Mais vous êtes trop bonne, madame la comtesse, dit la simple et sainte fille. C’est notre métier, nous faisons ça pour le bon Dieu. Il nous récompensera, si bien que nous n’avons pas de mérite. Allez dormir en paix. Moi, j’ai bon espoir. Demain vous retrouverez votre chère vieille tante bien améliorée. Si elle ne parle pas encore, elle entendra, elle comprendra. Je lui dirai qu’il ne faut pas qu’elle vous donne des émotions comme ce soir. Pauvre chère dame ! Vous êtes toute pâle, toute frissonnante. Rentrez. Rentrez…

Odette écoute ce discours, comme dans un rêve. Comme dans un rêve, elle laisse la Religieuse l’aider à remettre son chapeau et sa fourrure déposés dans le salon. Comme dans un rêve, elle descend l’escalier. Elle monte dans l’automobile. Elle a rendu sa scélératesse plus scélérate encore, s’il est possible, en n’ayant pas l’énergie d’agir elle-même. Une autre va-t-elle être l’innocente exécutrice de l’assassinat ? Il est encore temps peut-être de retourner rue de l’Université. — Mais non. Il faudrait parler, avouer, et si la chose est déjà faite, si la malade a bu ?… L’automobile roule toujours. Il y a pourtant des hasards. Un verre peut tomber et se briser. Mlle de Sailhans peut ne pas se réveiller de la nuit. Elle peut avoir une autre attaque dans son sommeil, et la jeune femme se surprend à se prononcer tout bas une parole dont elle n’aurait su dire si elle exprimait la crainte ou l’espérance :

— « Le destin est maître. »

Ces mots empruntés au ressouvenir d’une affiche de théâtre, que de fois Larzac les lui avait répétés, lorsque les deux amants se retrouvaient pendant la guerre et qu’elle lui montrait ses terreurs du danger où il allait rentrer. Le hardi jeune homme les disait avec un sourire de joyeuse bravoure qui rendait de la force à sa maîtresse. Cet adage d’insouciance la faisait frémir à cette minute en lui donnant une sensation bien étrangère à sa nature de Parisienne, passionnée, mais frivole, — celle du mystère de la fatalité.


II. — GÉRAUD DE MALHYVER

Les Malhyver habitaient, dans la partie de la rue du faubourg Saint-Honoré qui va de l’Elysée à la rue Royale, un hôtel acheté à un maréchal de l’Empire par l’arrière-grand-père de Géraud, lors de son élévation à la Pairie en 1816. Ce Malhyver avait émigré, dès le mois de juillet 1789, avec le Comte d’Artois et le Prince de Condé, et tout naturellement servi dans leur armée. Il avait dû la quitter à la suite de trois duels provoqués par un caractère qui justifiait l’origine du nom des Malhyver : Male hibernatus, — le mal hiverné. C’est ainsi que le célèbre cartulaire de Brioude qualifie leur plus lointain aïeul, d’un sobriquet que les chroniqueurs s’accordent à traduire par « mauvaise tête. » De l’armée de Condé il avait passé à Londres. Là il s’était marié, avec une jeune fille de l’aristocratie anglaise, très riche et qui s’était éprise de sa belle mine. Rentré en France sous la Restauration, il avait, grâce à la fortune de sa femme, reconstitué le domaine familial d’Auvergne, — Ad pompam, comme on eût dit dans le même cartulaire. Car il n’avait plus habité que Paris. Entré dans le monde un peu avant la Révolution, il avait pris dès lors un goût de la vie de société, que le séjour à Londres, dans son opulent mariage, avait encore développé. Sa femme était comme lui, et cette maison du faubourg Saint-Honoré représentait un brillant passé de grandes réceptions parisiennes, comme les hôtels, ses voisins, d’ailleurs. Ce quartier fut celui des financiers de l’Ancien Régime et des hauts dignitaires de Napoléon, personnages tous également fastueux. Leurs demeures leur ressemblaient. Celle-ci offrait, par ses dimensions, un contraste significatif avec le sobre aspect du vieil hôtel de Sailhans, construit au commencement du XVIIIe siècle à la mesure d’une habitation de ville, appropriée à l’existence noblement modeste d’autrefois. A la veille de la ruine, la vaste cour dans laquelle évoluait l’automobile qui ramenait Odette, le perron dont ses pieds gravissaient les marches, le large vestibule, le grand escalier et sa décoration donnaient encore l’idée d’une vie princière, en attendant que les meubles, les tableaux, les tapisseries allassent figurer dans le catalogue d’un autre hôtel, celui des Ventes, sous la rubrique : « Collection de M. le Comte de M… »

Quand l’ascenseur eut déposé la jeune femme, toujours frémissante, au second étage, celui des appartements privés, elle se trouva en face de son mari, Géraud avait épié le retour de l’automobile et il attendait sur le seuil de la petite pièce qui lui servait de fumoir et de bibliothèque. Il demanda :

— Comment va la tante ?

Question si simple et à laquelle il était très naturel qu’Odette s’attendît ! Elle en tressaillit tout entière, comme brusquement réveillée du cauchemar d’anxiété subi durant le trajet d’une maison à l’autre, et, d’une voix mal assurée :

— Je l’ai laissée endormie, répondit-elle. Puis, se retournant vers le corridor qui, du palier, menait à sa chambre, elle ajouta : Si vous permettez, je vais reposer moi-même. Il est minuit. C’est un peu tard pour Elise. — C’était le nom de sa femme de chambre. — Bonsoir, cher ami.

— Envoyez Elise se coucher, dit-il en l’arrêtant d’un geste. Je ne vous retiendrai pas bien longtemps. Seulement… — Et sa voix se fit grave. — J’ai besoin de vous parler.

— Me parler ? interrogea Odette : mais de quoi ?

On a vu qu’elle éprouvait, en face de son mari, depuis qu’il était revenu de la guerre, une appréhension, et qu’un indéfinissable changement dans l’arrière-fond des prunelles de cet homme, dans sa voix, ses manières, son être tout entier, la déconcertait comme une énigme. Quel en était le mot ? On a vu encore qu’elle se répondait quelquefois : « Le mot, c’est Larzac. » Etait-ce un interrogatoire sur Larzac qu’annonçait ce désir, ainsi affirmé, d’un nouvel entretien, et à cette heure ? Le mieux était de le savoir tout de suite. D’ailleurs, ses nerfs, déséquilibrés par l’affreuse action qu’elle venait de commettre et l’attente du résultat, la laissaient désarmée devant une volonté forte, comme celle que révélait l’accent de son mari.

— Soit. Je renvoie Elise, ajouta-t-elle, et je reviens.

Resté seul dans la chambre, Malhyver parcourut du regard la bibliothèque haute qui couvrait l’un des murs, du plancher jusqu’à la corniche. Les livres qui en garnissaient les rayons étaient si disparates et classés si capricieusement qu’il eut de la difficulté à trouver l’ouvrage qu’il cherchait ainsi des yeux. A le voir absorbé de la sorte, Odette aurait compris le chimérique de ses craintes : Elle que la seule pensée d’une trahison possible de son amant agitait jusqu’à la frénésie, elle ne s’y serait pas trompée : ce regard jeté sur ces rangées de livres était celui, non pas d’un jaloux torturé par l’idée fixe, mais d’un méditatif emporté dans un de ces examens de conscience qui marquent les époques solennelles d’une vie.

Il y avait de tout dans cette bibliothèque, qui n’était celle ni d’un homme du monde, ni d’un artiste, ni d’un savant. Mais l’artiste y eut trouvé des poètes, des dramaturges, des romanciers. des essayistes ; — le savant, des ouvrages de médecine, de physique, de chimie, de philosophie — l’homme du monde, des mémoires, des traités de vénerie, d’équitation, d’escrime, des monographies écrites par des amateurs. Cet assemblage incohérent dénonçait les préoccupations d’une jeunesse sans idée directrice, et tour à tour attirée de tous les côtés, une pensée omnivore, à la fois insatiable et changeante, que des curiosités contrastées avaient menée sur vingt chemins divers, sans terme fixe auquel arriver. Dans la tragédie intime dont le criminel égarement d’Odette fut le prologue, le caractère de son mari a joué un tel rôle, et ce caractère avait lui-même été si profondément influencé par cette éducation de son esprit, qu’il est nécessaire d’y insister dès maintenant. C’est risquer de ralentir le récit, mais en même temps lui donner sa pleine signification. Cette bibliothèque ne mentait pas. Elle offrait le raccourci mental d’un homme qui s’était prêté à des études de tout genre sans se donner à aucune. Un dilettantisme inefficace, faute de jamais se ramasser, avait seul pu réunir ainsi les éléments d’une culture, trop peu persévérante pour n’être pas stérile. Géraud de Malhyver représentait une variété de notre aristocratie d’aujourd’hui : le noble intellectuel, dans quelques-uns de ses traits les plus contemporains. Tout patriciat qui n’est plus que nominal, — c’est le cas du nôtre depuis un siècle, — tend à développer chez ceux qui le composent un instinct de défense, lequel aboutit trop souvent à un étrange sentiment : le goût du mépris. Par un détour, inattendu, mais très logique, il arrive que ce dédain se retourne, dans certains de ses membres, contre la caste même qui l’a sécrété. C’avait été le cas pour Géraud. Il n’hésitait pas à dire avec un orgueil tranquille : « Quand on s’appelle comme nous… » et cependant il eût rougi de partager les plaisirs et les idées de la plupart des personnes de sa classe. A aucun prix, il n’eût consenti à épouser une bourgeoise, et ce qu’il estimait par-dessus tout, c’était la qualité la plus individuelle, la plus étrangère à la naissance, la plus bourgeoise, parce qu’elle est par excellence l’apanage des conditions moyennes : le talent. Quand une telle disposition d’esprit se trouve unie à un grand bon sens, elle produit des personnalités très complètes et supérieures. Notre âge peut en citer quelques-uns : un marquis et un vicomte de Vogué, un duc de Broglie, pour ne parler que des morts. Trop souvent ce désir de se distinguer par l’intelligence ne s’accompagne pas, chez l’aristocrate qu’il domine, de dons véritables. N’étant pas astreint, par la nécessité du métier, à spécialiser ses études, il les pousse au hasard de sa fantaisie, et prend aisément ses engouements pour des vocations. La science, la littérature, l’art le sollicitent. Il suit les cours de la Sorbonne et du Collège de France. Il y rencontre des jeunes gens dont l’ardeur mentale suscite la sienne. Ce goût de dédaigner qui est au fond de lui et qu’il ignore, lui fait préférer, parmi les théories en vogue, les plus nouvelles. Il s’habitue ainsi à penser pour se séparer. Ce n’est plus la vérité ni la beauté qui fait pour lui le prix d’une œuvre, c’est la rareté. De là bientôt, dans le résultat d’études conduites ainsi, une sensation de vide, d’insuffisance, et comme l’âme du chercheur reste tout de même fervente, il se tourne ailleurs. D’autres études le tentent, d’autres doctrines, d’autres œuvres. N’ayant pas compris son erreur précédente, de nouveau il choisit la rareté, pour rencontrer, au terme de cette nouvelle poursuite, une lassitude pareille. C’avait été l’histoire de Malhyver, qui, encore une fois, devait être résumée ici. Elle situera la conversation, qu’il allait avoir avec sa femme, lui, sur le plan de l’intelligence, elle, sur celui de la passion. Cette indication aura fait comprendre, aussi, pour quels motifs ce garçon, remarquablement appliqué et sérieux, se trouvait, à trente-cinq ans, avoir mené la vie d’un oisif et d’un inutile : l’adaptation à une activité ordonnée lui avait été rendue deux fois difficile, par sa naissance d’abord, et puis, par son dilettantisme entre son monde, les laboratoires et les cénacles. Paradoxale destinée dont cinq ans de guerre avaient encore accentué l’étrangeté ! Il en portait le symbole sur lui, dans le contraste entre sa tenue de soirée, qui était celle d’un Parisien de haute vie, et l’expression de son visage pensif, qui eut été celui d’un rêveur abstrait de cabinet, surtout à cette minute où il fouillait dans sa bibliothèque, debout sur un escabeau approché pour atteindre un des rayons d’en haut. Mais sa terrible cicatrice le marquait, même dans cette occupation d’homme d’étude, d’un caractère tragique. Il avait enfin découvert et retiré de sa tablette le volume désiré qui portait sur son des rouge et fatigué ce titre humblement scolaire : Manuel de pathologie interne. Cette fatigue, et aussi la certitude avec laquelle Malhyver le feuilleta pour s’arrêter à une page particulière, attestait qu’il avait jadis « potassé » ce bouquin, pour emprunter leur argot aux internes d’hôpital qu’il fréquentait à cette époque. Quand sa femme revint, après un quart d’heure, coiffée pour la nuit, et plus pâle encore dans sa robe de chambre de soie chinoise intensément orange avec de grandes fleurs, il posa le livre ouvert sur une table. Puis, visiblement gêné :

— L’entretien que je voudrais avoir avec vous, ma chère. Odette, commença-t-il, est bien délicat.

— Ne pourrions-nous pas le remettre à demain ?… dit-elle.

— Non, répondit-il nettement.

Cette fois, elle n’avait plus de doute. Cet embarras à l’entamer cet entretien, cette insistance pourtant à l’aborder s’expliquaient trop. Elle allait subir l’interrogatoire redouté, dans lequel il lui faudrait défendre son amour. Elle avait si peu de force, sous le poids de l’action qu’elle venait d’amorcer et qui avait peut-être son plein effet à ce même instant ! Qu’elle était troublée, et davantage encore, à constater dès les premiers mots que cette conversation allait rouler, non pas sur ses relations avec Xavier de Larzac, mais sur un sujet qui lui rendait plus cruellement présent son geste criminel de tout à l’heure !

— Le médecin vous a menti pour vous ménager, Odette, avait repris Géraud. Je viens de consulter ce livre de médecine. — Il le montrait. — Votre tante est en danger, dans un extrême danger. C’est le côté délicat, dans ce que j’ai à vous dire. Il est affreux, quand un être humain se débat entre la vie et la mort, de supputer les conséquences de son agonie sur des intérêts d’argent. Mais cette mort possible, prochaine, selon toute vraisemblance, de la tante Naïs, ouvre des perspectives sur lesquelles j’ai besoin d’être fixé. Je vous dirai pourquoi, quand vous m’aurez répondu.

— Expliquez-vous, dit-elle, je ne vous comprends absolument pas.

— C’est bien simple, fit-il, si votre tante meurt, vous en héritez. C’est du moins infiniment probable… Ce que je voulais vous demander, c’est ceci : au cas où cette éventualité se produirait, pensez-vous qu’il y ait lieu de rien changer à la résolution que nous avons prise en commun, l’autre semaine ?

— Celle de quitter Paris, d’aller vivre à Milhyver ?

— Oui.

— Je ne comprends toujours pas. Si nous devons avoir le malheur de perdre notre pauvre tante… — Ses paupières battaient sur ses yeux, en prononçant cette phrase qui lui fit honte, et le sang lui était venu au visage. — Oui, reprit-elle, si nous devons la perdre et que nous héritions d’elle, il me semble que les raisons de ce départ n’existent plus. Du moins…— Elle le regardait profondément. De nouveau elle entrevoyait la possibilité que cette décision de lui faire quitter Paris eût pour véritable motif chez Géraud un soupçon et une jalousie. Elle hésita, puis risquant le paquet : — Du moins les raisons que vous m’avez données… Vous m’avez dit que quelques placements trop hasardeux pour augmenter nos revenus, l’écroulement des valeurs russes et autrichiennes, l’augmentation des impôts, la hausse générale des prix de tout, le reliquat de nos dettes ne nous permettent plus de vivre comme avant. Vous m’avez démontré la nécessité de louer cet hôtel, de réduire notre train de maison et de nous retirer sur nos terres, pour éviter un désastre définitif et reconstituer la fortune de Roger. Si l’héritage de tante Naïs, comme il y a lieu de croire, est de plusieurs millions… — elle avait au bord des lèvres le chiffre lu sur le testament, — la situation change du tout au tout. Nous sommes plus riches qu’il y a onze ans, quand nous sommes entrés en ménage. D’ailleurs, vous venez de l’avouer vous-même, cette discussion est trop pénible. Nous la reprendrons, si le malheur doit arriver. Laissons-la pour le moment, je vous le demande. — Et se contredisant aussitôt, tant elle avait besoin d’une certitude, elle ajouta : — À moins, je vous répète, que vous n’ayez d’autres raisons que vous ne m’avez pas dites, et à ce point urgentes…

— En effet, répondit Géraud, je ne vous ai pas dit le fond du fond. J’ai une raison plus forte que la nécessité d’argent pour vouloir… — il souligna ce mot en le prononçant, — et ce départ et cette installation là-bas. Je me réservais de vous la dire, dans un moment où nous serions en confiance, où je ne vous verrais pas, comme je vous ai vue tous ces temps-ci, emportée dans le tourbillon. Et puis, je n’ai pas voulu vous gâter cette dernière saison. J’ai peut-être eu tort.

— Mais, demanda-t-elle, qu’avez-vous à me reprocher ?

— À vous ? Rien. À moi, tout.

Cette parole se traduisit immédiatement dans la pensée d’Odette : « Larzac vous compromet, j’aurais dû vous avertir plus tôt. » Évidemment de mauvais propos étaient arrivés à Malhyver, qui s’en tourmentait sans y croire. Mais non. Il continuait :

— Mon amie, vous venez de passer des heures dont je vois combien elles ont été cruelles, graves aussi, j’en suis sûr. Devant ce pauvre être humain qui vous touche de près par le sang et qui souffre, qui va peut-être mourir, vous avez senti, n’est-ce pas ? qu’il y a dans la vie autre chose que des visites, des essayages, des dîners en ville, des thés dansants et des parties de théâtre… « Comme il me connaît mal ! » songeait-elle. Et lui, indulgent et triste :

— C’est là ce que j’appelle le tourbillon, l’oubli de réalités profondes. On les retrouve, quand on rencontre la plus profonde de toute : la mort. C’est pour cela que je tiens à vous parler ce soir… Sous cette impression, vous me comprendrez mieux…

Cette solennité d’accent étonna Odette. Ce qu’elle avait tant redouté, une allusion à Larzac, lui eût été moins pénible que ce rappel de la criminelle veillée au chevet de sa tante. Mais où donc voulait en venir Géraud ? Elle était habituée, depuis des années, à le considérer comme un original sans suite dans les idées, incapable de savoir au juste ce qu’il voulait, un peu maniaque. Elle l’avait tant vu s’échauffer pour les études et les sociétés les plus déconcertantes ! À vrai dire, ce jugement sévère sur son mari ne lui était venu qu’avec sa passion pour son amant. Dans ses premiers temps de vie conjugale, elle avait accepté cette phrase, prononcée par sa mère, son père, tous ses parents : « Tu épouses un homme très intelligent. » Ce prestige avait eu ce résultat qui avait coïncidé avec les morts survenues coup sur coup de ce père et de cette mère : la perte de la foi. Elle s’était révoltée contre ce qu’elle avait appelé l’injustice de Dieu, et cette révolte s’était changée en une incrédulité totale, par la faute de Géraud. Celui-ci faisait profession de ne pas croire. Son fétichisme des idées les plus modernes l’avait jeté trop tôt dans des lectures qu’il n’était pas armé pour critiquer. Odette l’était moins encore, et puis, ne plus croire, c’était s’évader de disciplines qui l’avaient gênée dans sa première griserie dévie parisienne. Là s’était bornée l’influence du mari sur son ménage. Bien vite, puisqu’Odette, mariée en 1908, était devenue la maîtresse de Larzac en 1912. Tout de suite cette autre influence avait prévalu, souverainement. Malhyver était de ces hommes qui n’ont aucune notion des susceptibilités secrètes d’un cœur de femme, de ses besoins de tendresse, de caresses, de cour quotidienne. C’était le mari dévoué, mais mal apparié à sa compagne et qui ne le sait pas. C’était aussi l’intellectuel, répétons le mot, pour qui les menus événements autour desquels s’attarde l’esprit féminin n’existent pas, une sensibilité droite et loyale, mais sans nuances. Xavier de Larzac au contraire était de la race des séducteurs-nés, de ceux pour qui rien ne compte que les aventures d’amour et les détails d’élégance qui en font l’accompagnement dans un milieu de luxe et de loisir : une toilette, l’ordonnance d’une fête, les assiduités, les rencontres dans le monde. La camaraderie de collège qui l’unissait à Malhyver avait rendu facile l’intimité d’Odette avec cet ami sans scrupules, lequel pratiquait la maxime des roués du XVIIIe siècle, qu’une femme appartient de droit à qui sait la prendre. Le reste avait suivi. Que de fois ce fringant et léger Larzac avait ri avec Odette de ce qu’ils appelaient « le côté gobeur » du mari trahi ! Mais il y a une force dominatrice dans le son de voix d’un homme de cœur qui parle sa pensée la plus intime, comme Géraud à cette minute, et ce fut dans un silence à peine coupé de brèves réponses qu’elle écoutait cette confidence ainsi annoncée, ou plutôt cette confession. Quel contraste entre les pensées qui l’avaient assiégée au chevet de la mourante et cet examen de conscience où l’héritier des Malhyver ne se racontait pas seulement lui-même ! A force de sérieux et de sincérité, Il découvrait une des misères de la vie française depuis plus d’un siècle, et pourquoi, et comment cette misère essayait de se guérir en lui.

— Le tête-à-tête avec la mort, que vous venez d’avoir, Odette, au chevet de votre tante, je l’ai eu, plus de quatre ans, moi, dans la tranchée, dans la bataille, à l’hôpital. Ce sont les réflexions, suscitées en moi par cette longue épreuve, que je veux vous avoir dites d’abord. Elles vous éclaireront la suite. J’aurais dû, et c’est le reproche que je m’adresse, vous y associer par mes lettres de là-bas, par mes conversations à mon retour. Je ne l’ai pas fait. C’est mon défaut : plus je sens fortement, plus je me tais. Et puis, à chaque permission, je vous trouvais dans un tel état de nerfs ! Je me suis fait scrupule d’assombrir encore vos journées, que je devinais si anxieuses. Enfin dites-moi que vous ne m’en voulez pas de mes silences.

— Ne vous excusez de rien, dit Odette, et avec un accent dont Géraud devait se souvenir bien souvent plus tard, elle ajouta : Qui n’a pas ses silences ?

— Quand je suis parti au mois d’août 1914, reprit-il, vous vous rappelez mes idées. Tenez, à ce dîner avec Larzac, très peu avant, où tous deux vous m’avez reproché mon pacifisme, mon internationalisme… Je me rends compte qu’à cette époque j’étais en réaction contre toutes les idées de ma famille et de la vôtre. Cette réaction pouvait être légitime. Nous avons vraiment trop peu évolué. Ce que je sentais, en 1914, c’était l’insulation de notre petit monde. Ainsi, moi, j’étais un inutile. Pourquoi ? On ne m’avait préparé à aucune carrière. Pourquoi ? Parce que mon père n’aurait pas permis que je servisse le régime, — comme son père n’avait pas admis qu’il servit l’Empire, — comme mon grand-père n’avait pas permis à son fils de servir la monarchie de Juillet. Il y a de la grandeur dans ces fidélités, à une condition : c’est que l’on n’abrite pas, derrière de généreux prétextes, une existence de paresse et d’abus, qui finit par n’être plus que celle de riches égoïstes, autant dire de parasites sociaux. Le grand nom en plus n’améliore rien, au contraire. Mais il arrive que la fuite d’un préjugé vous jette dans un autre. C’était mon cas. Comment ne pas condamner un milieu qui vous étouffe, et dont on ne peut s’évader que par l’esprit ? Cette évasion, c’est toute ma jeunesse. Vous me direz que j’aurais pu entrer dans l’armée. Il y faut une vocation que je n’avais point. Vous vous rappelez encore dans quels termes j’en parlais, de l’armée. J’y voyais une école d’abêtissement. J’ai honte de ce blasphème, aujourd’hui…

— Qu’allez-vous chercher là ? interrompit-elle, de plus en plus étonnée par le tour que prenait cet entretien. Et quel rapport y a-t-il ?…

— Entre mes idées d’alors et ce projet de retraite à Malhyver ? J’y arrive. Donc, quand je suis parti dans ce mois d’août 1914, j’étais prêt à faire mon devoir, mais tout en moi protestait contre la vie de brute que j’allais mener comme simple soldat, et dans quelle société ! Cette société, je me félicite maintenant d’y avoir été mêlé. C’étaient des paysans, des commerçants. Les paysans, je ne les connaissais qu’en propriétaire et qui ne réside pas. Je savais leur avidité, leur défiance, leur astuce. Les ouvriers, je ne les avais vus que du dehors. C’étaient les gens qui venaient nous poser nos tapis, installer notre électricité, faire le ravalement de l’hôtel, réparer l’automobile. Avec les commerçants, les petits bourgeois, je n’avais jamais eu que des rapports sans vérité. A la guerre, dans le danger, ces hommes me sont apparus autrement. Quand je causais avec Larzac et vous, vos objections m’enfonçaient encore dans mes théories d’individualisme anarchique. Je n’étais pas au régiment depuis deux semaines qu’une évidence surgissait, m’enveloppait, s’imposait à moi, contre laquelle mon esprit critique a bien essayé de lutter, mais en vain. Paysans, ouvriers, bourgeois, une même force les animait, les soutenait. Cette force, c’était la France. Comment avait-elle dormi en moi ? Comment avais-je pu m’appliquer, m’acharner à ne pas laisser frémir en moi le Français, tout simplement ? La, jour par jour, dans les trains, dans les cagnas, dans les abris, sous les obus, le Français s’est réveillé. Une communion s’est établie entre ces humbles camarades et moi, qui m’a fait sentir que j’étais d’un pays. Cela semble fou que l’on puisse vivre trente ans sans comprendre que l’on est d’un pays, sans le réaliser vraiment. C’est ainsi.

— Quelles imaginations allez-vous vous faire ? dit Odette. On est toujours de son pays.

— Non, répliqua-t-il fermement, quand on y habite sans y servir, quand on y est, ce que je vous disais tout à l’heure, un inutile, donc un parasite. Tous ces Français, aux côtés de qui je me battais, avaient un métier, celui-ci de cultivateur, celui-là de mécanicien, cet autre d’ingénieur, de professeur, d’industriel. J’ai toujours eu l’esprit chercheur. Cette bibliothèque ne le prouve que trop… — Il montrait ses livres, d’un geste, fier à la fois et découragé. — Je m’amusais, dans les heures de repos, à questionner ces camarades d’aventure sur ces métiers. Puis, la nuit, quand je ne dormais pas, je m’imaginais la France comme un grand corps, dont des milliers et des milliers de gens pareils étaient les cellules agissantes. C’étaient ces gens qui faisaient vivre ce corps pendant la paix, ou plutôt ce corps et eux n’étaient qu’un. En se battant pour lui, ils se battaient pour eux. Ils avaient servi d’une façon. Ils servaient d’une autre. Et moi aussi, maintenant, je servais. Avant, je n’avais pas servi. J’avais été l’atome mort… Un jour… En vous parlant, je crois y être encore, dans ce boyau, dont nous devions sortir pour être première vague. Il faisait noir. On attendait l’aube. J’étais dans un angle d’ombre. J’entends deux de mes camarades qui causaient. L’un disait à l’autre : « On va voir s’il aura le trac, le comte. » C’était moi, le comte. A l’accent dont ce mot fut dit, je compris que si j’avais regardé ces gens, ils m’avaient regardé aussi. J’avais senti cela vaguement, à des coups d’œil, des attitudes, des sons de voix, à ce je ne sais quoi qui dénonce la sympathie ou l’antipathie. Pour mes camarades, j’étais, — je vous parle leur langage, — un type à part, le comte, l’aristo…

— Ils vous détestaient, voilà tout, fit Odette. Nous le savons bien qu’ils nous détestent.

— Non. Ils étaient curieux de moi, oui, — susceptibles, oui, — malveillants, sur l’œil, sarcastiques, mais pas haineux, — en somme, aussi prêts à s’attacher à moi qu’à me haïr. Cela dépendait de moi. Le lendemain, après ce que j’avais entendu, j’y ai mis de l’amour-propre. J’ose dire que, ce jour-là, j’ai bien fait, ainsi que disaient nos pères. J’en ai réchappé, je ne sais comment. Notre lieutenant fut tué. On le remplaça par un sous-officier d’une section voisine, un homme du peuple, très brave. Je ne l’avais pas été plus que lui. Pourtant, c’était vers moi que tous les hommes se tournaient. Il avait le grade ; en réalité, c’était moi qui commandais. Pourquoi ? Parce qu’à mérite égal, j’étais le comte, le type à part. Le type à part, c’est celui qu’on remarque. Celui qu’on remarque peut être un exemple. Etre un exemple, c’est être un chef. Vous voyez où je veux en venir ?

— Alors vous regrettez de n’être pas resté dans l’armée ? Vous disiez vous-même que vous n’avez pas la vocation.

— On est chef ailleurs que dans l’armée, répondit-il, en mettant dans ces simples mots une conviction qui fit lumière chez sa femme.

— Oui, dit-elle, autrefois, sur ses terres et parmi ses vassaux. Je n’imagine pourtant pas que cette mystérieuse raison d’aller vivre à Malhyver soit d’y devenir le chef de vos fermiers. Un rire nerveux souligna l’ironie de cette réponse. Elle avait écouté son mari, avec un étonnement de plus en plus hostile et dédaigneux. Jusqu’ici le côté spéculatif du caractère de Géraud ne l’avait jamais menacée dans sa vie de plaisir et de passion. Tout au contraire, l’atmosphère d’idées abstraites où s’attardait son mari avait été pour elle une sécurité. Cet irréalisme l’avait rendu indulgent, indifférent, facile à abuser. Et voici que cette idéologie se dressait soudain devant elle, comme un obstacle absurde. Le double crime qu’elle venait d’accomplir, ce testament brûlé, ce poison versé, continuait de la surexciter. Au lieu d’en avoir du remords, dans ce moment, elle en éprouvait un étrange sentiment de supériorité. Elle du moins, elle était dans la passion, et, cette passion la rendant agressive, elle insistait :

— Mais voyez donc la réalité telle qu’elle est. Nous ne manquons pas d’amis qui passent des mois et des mois sur leurs terres. Est-ce qu’ils n’ont pas des ennuis de fermages, tout comme nous ? Est-ce que leurs paysans votent mieux que les nôtres ? Vous ne voulez pas faire de la politique, n’est-ce pas ? Alors, qu’est-ce qui reste ? L’école libre où l’on installe une malheureuse petite sécularisée pour faire la classe à douze enfants ? Les patronages de paroisse à soutenir ? La grand’messe où figurer le dimanche au premier banc de l’église ? Avec les idées que je vous ai toujours connues, je ne vois pas que vous puissiez…

— Ça, c’est un autre point, interrompit-il. Nous le toucherons un autre jour. — Et, presque douloureusement : — Vous plaisantez, Odette, quand je vous parle, moi, avec le plus sérieux de moi-même. Hé bien ! oui. Ce sentiment que je peux, que je dois être un chef, sur le domaine héréditaire, je l’ai. Je l’ai, en dépit des misères et des médiocrités que vous rappelez. Je les connais. Il ne s’agit pas de vassaux, ni de retour à des choses mortes, ni d’une parodie de tradition. Il s’agit… — En parlant, il s’échauffait et marchait dans la pièce. Il ne voyait plus Odette. Il ne voyait que sa pensée. — Il s’agit que je suis revenu de l’armée avec une résolution arrêtée, celle de servir dans la paix comme j’ai servi dans la guerre. Et l’on ne peut servir qu’avec ce que l’on est. Je suis l’héritier des Malhyver. Je n’ai pas choisi cela. Je le suis. Comme tel, je représente une force, pas ici, pas à Paris, où je n’ai jamais été qu’un homme riche, avec un beau nom, mais là-bas, où le mariage de notre race avec le sol a pour symbole l’identité de notre nom et de celui du pays. Oui, à Malhyver, je suis une force et qui peut être utile. La France d’après la guerre a besoin d’être soutenue, d’être développée dans sa vie rurale. Il lui faut des propriétaires qui résident, et pas pour toucher des fermages, pour triturer des votes, pour subventionner telle ou telle œuvre, mais pour être des terriens d’abord, des cultivateurs, simplement. Cela s’apprend, la culture, même à mon âge. Il lui faut, à cette France rurale, des exemples, des conseillers, des amis, qui retiennent le paysan à la campagne, qui ralentissent son émigration vers la ville, rien que par la présence, qui l’éclairent aussi, qui l’aident non pas à voter, mais à penser. C’est l’humble et grande tâche que j’ai décidé de me donner. Je n’ai pas le choix. Continuer de vivre à Paris comme nous y avons vécu, non, non et non. Je ne m’en estimerais pas. Et d’ailleurs je ne pourrais plus. Quand on s’est battu quatre ans, on a traversé l’enfer, vous savez. On est changé. Il est si intense, en moi, cet appel du devoir nouveau, que j’ai vu, dans notre demi-ruine, un événement providentiel… Mais, — conclut-il en s’arrêtant de ses allées et venues, comme un homme qui s’est libéré le cœur, dans un sursaut d’absolue sincérité, — mais je vous ai retenue trop longtemps. Nous reprendrons cette conversation une autre fois. J’ai voulu seulement, à la veille peut-être d’un dénouement fatal de la maladie de notre tante et d’un changement possible dans notre situation de fortune, vous avoir prévenue. Il n’y aura pas de changement dans la résolution que je vous ai dite, voici trois semaines. Elle est définitive. J’espère que votre acceptation sera définitive aussi…

— Et si elle ne l’était pas ? osa répondre Odette.

— Je ne suis pas un tyran, mon amie, dit Malhyver, avec une douceur triste dans la voix qui faisait contraste à son énergie de tout à l’heure. Je pense, et c’est un de mes motifs encore pour vous avoir parlé ce soir, que vous sentirez, vous aussi, qu’une femme française doit aux morts de la guerre, qui se sont fait tuer pour défendre nos foyers, qu’elle se doit à elle-même de ne pas toucher aux pierres du sien. Mais allez reposer, et, avant de nous séparer, laissez-moi vous embrasser.

Il l’attira contre lui et lui mit sur le front un baiser qu’elle ne lui rendit pas. Il la regarda franchir la porte sans qu’elle eût eu un geste, un mot qui prouvât chez elle un effort quelconque pour s’associer aux émotions de son mari, et lui, recommençait de marcher d’une extrémité à l’autre de la chambre, en méditant :

« Comme nous sommes séparés ! Je ne l’ai jamais senti davantage. J’ai cru que cette émotion de ce soir l’ouvrirait, que nous serions à l’unisson. Rien, je n’ai rien éveillé en elle ! J’aurais dû lui parler de l’enfant, insister sur son éducation, sur notre devoir d’en faire un homme… Mais qu’est-ce qu’elle entend par éducation ? Une jolie tenue, de jolies manières, savoir entrer dans un salon en baisant la main des dames, quêter dans les mariages, bien danser. Quel néant ! C’est l’impression que j’ai depuis mon retour : le vide de son âme. Mais qu’y ai-je mis dans les premières années de notre mariage ? Me suis-je vraiment occupé d’elle, de ce qu’elle pensait, de ce qu’elle sentait ? Non. C’était la camarade, l’associée, comme j’aimais à dire, au scandale de notre monde, une liberté à côté de la mienne. C’est une autre tâche, cela, puisqu’elle est ma femme et la mère de mon fils, de la gagner, cette âme, de la reconstruire. Là-bas, ce serait possible, dans un tête-à-tête où je la reprendrais. Pour elle aussi, cette retraite est nécessaire. Elle n’a pas refusé nettement. Je trouverai bien le moyen de la persuader, surtout si ce malheur n’a pas lieu… »


PAUL BOURGET.

  1. Copyright by Paul Bourget, 1921.