Un directeur de l’Académie de France à Rome - Jean Alaux

Un directeur de l’Académie de France à Rome - Jean Alaux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 296-350).
UN DIRECTEUR
DE
L'ACADEMIE DE FRANCE A ROME

M. JEAN ALAUX.

L’académie de France à Rome existe depuis plus de deux cents ans, et il semble que l’on pourrait écrire son histoire. Pour mener à bien ce travail, les documens ne manquent pas. Les archives de l’académie sont intactes ; elles sont riches et très bien classées.

A la vérité on en a déjà tiré un ouvrage intéressant ; je veux parler du livre de M. Lecoy de la Marche intitulé : l’Académie de France à Rome. Il remonte à 1869. Il est extrait de la correspondance des anciens directeurs de l’académie, que l’auteur avait retrouvée et que l’on commence à publier. Mais il y aurait quelque autre chose à faire aujourd’hui. Ce ne serait pas seulement un récit plus étendu des faits, mais aussi un examen critique de l’institution elle-même. Partant de l’idée qui a présidé à sa création, on étudierait la manière dentelle s’est développée et l’influence qu’elle a exercée et qu’elle exerce encore sur l’art français. En même temps on pourrait rechercher quelle a été sur elle l’action personnelle des directeurs placés à sa tête et dans quelle mesure elle a été féconde en contribuant à former de jeunes talens. Ce point de vue ne serait pas le moins intéressant ; on le comprend assez quand on songe à l’autorité qu’ont eue dans leur temps des hommes qui se nommaient Errard, Vleughels, de Troy, Vien, Guérin et Ingres. La correspondance officielle, si explicite qu’elle soit, ne serait peut-être pas suffisante pour éclairer cette partie du sujet. Il faudrait consulter les dépôts des ministères et les procès-verbaux de nos académies de beaux-arts, puiser dans mille écrits épars. On arriverait ainsi à rétablir par périodes les annales des hautes études. Ce serait l’histoire des directorats, de magistratures ayant eu chacune un caractère et parfois un éclat particuliers, une suite de tableaux animés par des portraits. Le mérite de ce nouveau livre, que quelqu’un, j’en suis sûr, aura la pensée d’écrire, serait de nous montrer l’école de Rome par ses côtés vivans. On la verrait, non pas vouée à l’immobilité, mais poursuivant l’objet permanent qui lui est assigné au milieu des conditions changeantes que lui font les hommes ; continuellement renouvelée par l’esprit des générations qui s’y succèdent et le détail de ses règlemens.

La notice que je présente ici est une biographie ; elle ne saurait figurer dans le cadre que je viens de tracer. Elle y rentre cependant par plus d’un côté, car il s’agit d’un directeur de l’école de Rome ; et quoique les affaires de l’académie ne soient que des épisodes de mon récit, elles en sont cependant une partie importante. En réalité, l’idée du travail que j’entreprends m’est venue des souvenirs que j’ai gardés de mon séjour à la villa Médicis. Ce temps, heureux en partie, fut aussi plein de trouble et traversé par des événemens d’une extrême gravité. Il embrasse les cinq années qui se sont écoulées depuis les premiers mois de 1846 jusqu’à la fin de 1850, de la mort de Grégoire XVI à la restauration de Pie IX après l’occupation de Rome par les Français. L’académie s’est trouvée alors au milieu de circonstances difficiles, périlleuses ; et si elle les a honorablement traversées, elle le doit à l’artiste, à l’homme de cœur qui la dirigeait. Ce directeur était M. Jean Alaux. Cependant son nom paraît oublié. Sa conduite pendant les épreuves que nous avons subies n’a jamais été, ni officiellement louée, ni seulement signalée. Ce silence ingrat m’a toujours été pénible. Mais ce n’est pas tout : son talent même pourrait être méconnu, ce qui serait souverainement injuste. De là m’est venue la pensée de dire ce qu’a été sa carrière et au milieu de quel concours d’idées et de faits elle s’est poursuivie. Les événemens et les mouvemens d’opinion auxquels a été mêlée cette vie méritante sont, à plus d’un titre, dignes d’intérêt. D’ailleurs, cet artiste distingué, ce directeur plein de dévoûment et de courage, était le meilleur des hommes, et, de ce fait aussi, j’ai pu le connaître et l’apprécier. Aussi ai-je toujours eu pour lui attachement et respect. A mesure qu’on avance dans la vie, au moment où l’on sent qu’elle tourne à son déclin, il y a comme un renouvellement des affections de la jeunesse. Les souvenirs prennent une force plus grande. Ils s’élèvent du fond de l’âme et ils la remplissent, au défaut de l’espoir qui s’éteint, d’une clarté pénétrante. On pense à ceux qui vous ont tendu la main, qui vous ont introduit dans la carrière ; on les voit plus clairement que s’ils étaient vivans : c’est leur esprit même qui vous apparaît et que l’on aime. Alors, on comprend mieux ce qu’ils ont valu et on voudrait qu’ils fussent honorés comme ils méritent de l’être. On souhaite qu’ils soient connus de tous, comme ils le sont de nous-mêmes. Et si nous croyons que le monde n’a pas été équitable envers eux, nous en appelons de ses jugemens. Heureux ceux qui sont restés les amis de leurs maîtres ! En vieillissant, ils s’aperçoivent que la reconnaissance qu’ils leur ont gardée est un des meilleurs sentimens qu’ils aient portés dans la vie. Mais cela ne leur suffit pas. Ils ont besoin de dire ce que ces amis de leur jeunesse ont fait, ce qu’ils leur doivent.

C’est ainsi que j’ai été conduit à écrire cette notice. Je remercie le directeur de la Revue qui me permet d’acquitter ici une dette, de remplir un devoir.


I

M. Jean Alaux naquit à Bordeaux en 1785. Il était fils d’un peintre et le second de quatre frères qui tous furent peintres à leur tour. Son père était un de ces artistes comme la province en avait beaucoup au siècle dernier : c’était un homme habile à faire toutes sortes d’ouvrages et qui trouvait aisément à s’employer dans un pays que ses intendans rendaient magnifique. Peut-être découvrirait-on dans quelques vieux hôtels de la ville des œuvres de sa main, comme on en a trouvé du père d’Ingres à Montauban. M. Alaux, le père, semble s’être surtout occupé de décoration. Le Grand-Théâtre, chef-d’œuvre de l’architecte Louis, était alors dans sa nouveauté et devait faire appel à des talens comme les siens. Tous les arts étaient en grand honneur à Bordeaux. Parmi les métropoles de nos provinces, il n’en était pas dont les habitans montrassent plus de passion pour les choses du savoir et de l’esprit, et chez eux ce goût très vif est encore aujourd’hui le même. Non-seulement la capitale de la Guyenne avait son académie des sciences et des lettres sur laquelle Montesquieu a jeté tant d’éclat, mais encore elle se faisait gloire de son académie de peinture, sculpture et architecture civile et navale. Celle-ci avait le mérite de réunir les trois arts du dessin, tandis qu’à Paris les architectes étaient constitués en une compagnie séparée. Du reste, elle était organisée sur le modèle de l’académie royale de peinture et de sculpture. Fondée en 1768, elle ne reçut ses lettres patentes que quatorze ans après. Mais elle s’était mise à l’œuvre sans attendre. Un conseiller au parlement du nom de Bel lui avait légué sa maison : elle y tenait ses assemblées. Elle avait son école avec un directeur, des recteurs et toute la hiérarchie d’officiers et de membres que possédait son aînée. Dès 1771, elle eut ses salons, dont plusieurs livrets ont été récemment publiés par M. Charles Marionneau, correspondant de l’Institut. À Bordeaux, les talens et les vocations étaient assurés de trouver des encouragemens efficaces.

Les académies de province étaient alors affiliées aux académies de Paris et elles en étaient fières. Mais elles restaient provinciales et mettaient la plus grande ardeur à se distinguer là même où elles s’étaient formées. Elles travaillaient ainsi à maintenir et à développer les dons que chaque contrée de la France devait au génie de la race qui l’habitait et à des traditions séculaires. Elles étaient ainsi les foyers très actifs d’un patriotisme local éclairé. Parmi leurs membres elles comptaient des hommes de talent et aussi de grand caractère. Lorsque les académies furent supprimées en 1793, plusieurs de ces dignes artistes maintinrent sous leur responsabilité, et, au premier moment, à leurs frais les écoles académiques. Ce que François Devosges faisait à Dijon, un autre peintre nommé Pierre Lacour réussit à le faire à Bordeaux. Il continua, en enseignant son art, l’œuvre de la compagnie dont il avait été un des membres les plus distingués.

On me permettra de dire quelques mots de ce professeur dévoué. De Lacour, Delacour ou Lacour, comme il signa à partir de 1793, avait fait à Paris de bonnes études. Élève de Vien, il avait remporté un second prix de Rome en 1769. Après avoir obtenu ce succès, il était allé se perfectionner en Italie où il avait passé trois ans. Il en était revenu avec son talent varié, sérieux, mais qui semble un peu sec. C’est ce que l’on peut conclure de plusieurs tableaux de lui qui se voient maintenant au musée de Bordeaux. Dans le nombre cependant, il faut signaler le portrait d’un amateur du pays, François-Louis Doucet, qui est de tout point une œuvre remarquable. Homme du monde et lettré, ayant bien mérité des arts qu’il exerçait avec succès, Lacour était fort considéré. Lors de la création de l’Institut, il fut nommé associé non résident de la classe de littérature et des beaux-arts ; et en 1804 ses compatriotes le placèrent à la tête de l’école de dessin et de peinture de la ville, dont il resta directeur jusqu’à sa mort, arrivée en 1814. Je croyais trouver, au musée ou à l’école de Bordeaux, quelque inscription destinée à consacrer ces souvenirs ; mais je l’ai vainement cherchée.

M. Jean Alaux reçut de son père, sinon les premières leçons, du moins les premiers exemples. Mais son véritable maître fut Lacour. Celui-ci avait le don d’enseigner et il a formé plusieurs élèves qui se distinguèrent alors dans les grands concours : Léon Pallières, qui précéda M. Alaux à Paris et à Rome, et Monvoisin, qui l’y suivit. Il est certain qu’il avait porté les études à un niveau élevé, puisque M. Alaux, l’année même de son arrivée à Paris, fut honorablement admis à l’École spéciale de peinture et de sculpture qui était alors l’école des beaux-arts. C’était en 1807.

Je voudrais essayer de montrer ce qu’était à cette époque l’enseignement de l’art. On ne le sait que d’une manière incomplète. On est disposé à croire que, vers la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, le peintre Louis David régnait sans conteste et que tout se taisait autour de lui. Cette idée n’est pas absolument exacte. Certes l’autorité du maître était prépondérante, et elle lui était assurée par la supériorité de son talent ; mais il n’eut jamais raison de ses adversaires dans lesquels s’incarnait la tradition de l’ancienne académie. Plus que jamais, en 1807, il les trouvait en face de lui. Malgré sa situation et son mérite, il n’eut jamais victoire gagnée ; aussi resta-t-il toujours militant. De là ses déclamations et ses emportemens, son ton de persécuté quand il professait ses théories. Pour lui résister, ses contradicteurs n’avaient pas son génie. Qu’opposaient-ils donc à ses doctrines ? Au fond ce n’étaient pas des idées absolument contraires, mais seulement des tempéramens, et des raisons qui sont encore celles d’après lesquelles nous critiquons David tout en l’admirant.

L’école de David eut un déclin rapide, et l’école qu’elle avait entrepris d’extirper lui a survécu et subsiste encore. Elle n’a point échappé à son influence, mais elle n’a pas subi sa tyrannie. Après lui, elle a vu passer d’autres grands artistes qui ont été, eux aussi, des individualités brillantes et des exceptions. Cependant l’évolution du génie national n’en a pas été précipitée. Les traditions de raison et de mesure restent quand même celles de l’école française, qui leur doit le privilège qu’elle a d’être entre toutes une école enseignante. Au fond, ce sont les traditions des deux derniers siècles. Le goût n’est plus le même ; la figure de l’art a changé, mais notre génie n’est pas encore devenu méconnaissable. On a beau le surmener et surtout le malmener, il fait encore bonne contenance. Oui, nous aimons les talens excessifs et nous applaudissons sans réserve aux plus audacieux ; mais ceux-là ne se transmettent pas et notre vraie force est dans un équilibre que rien n’empêche d’enfreindre, mais auquel une force secrète nous ramène toujours.

Lorsque M. Alaux vint à Paris pour perfectionner son talent, David était à l’apogée de sa gloire. On approchait de l’exposition décennale dans laquelle le peintre des Sabines et du Sacre devait, au milieu de ses élèves devenus ses émules, résumer l’art de la révolution et de l’empire. Néanmoins, le jeune artiste n’essaya point de se faire admettre dans l’atelier du maître ; il entra chez le peintre Vincent. Lacour était condisciple de Vincent et l’avait en grande estime : il lui adressait ses élèves. Vincent est aujourd’hui à peu près oublié. Cependant il a tenu dans son temps une place importante, et l’école doit conserver son souvenir.

Fils d’un artiste genevois qui avait un certain talent pour la miniature, il avait été destiné à la banque ; mais après qu’il en eut essayé, sa vocation de peintre étant la plus forte, ses parens consentirent à ce qu’il entrât chez Vien. Il avait obtenu le prix de Rome en 1768, et presque aussitôt après son retour d’Italie, il avait été agréé par l’académie. On trouvait alors qu’il avait été des premiers à revenir aux bons principes du dessin et à étudier de près la nature.

L’école de Vien remplit toute la fin du XVIIIe siècle. Louis David a rompu avec elle ; mais à bien prendre, tous les artistes qui s’y sont formés sont restés fidèles aux enseignemens qu’ils y ont reçus : ils représentent, à proprement parler, l’école du règne de Louis XVI. Il faut convenir que tout ce qu’a produit cette époque est très inégalement apprécié. Les meubles, les bronzes, les porcelaines sont recherchés avec passion et atteignent à des prix énormes. Les édifices et les constructions privées de ce temps sont tenus en assez grande estime ; on ne conteste le talent ni de Louis, ni de Gabriel, ni d’Antoine. Les portraits d’alors sont aussi très recherchés pour leur finesse. Mais la grande peinture, la peinture d’histoire qui est contemporaine et qui a les mêmes qualités, est l’objet d’un invincible dédain. Quelle contradiction ! Cependant c’est bien le même art, le même retour aux anciens à travers les mœurs du temps. Déjà depuis longtemps Vien traitait à la grecque des sujets un peu vagues : jeunes filles offrant des colombes à Vénus, Amours jouant avec des cygnes et des fleurs. Vincent, Garnier, Lépicié, Ménageot, artistes habiles, venaient à sa suite. On sacrifiait à l’antique doucement, d’une manière un peu sèche, mais respectueuse et pure. Le goût mondain et aristocratique qui tempérait cette archéologie, la sauvait d’elle-même, et la peinture n’entrait pas dans le monde abstrait de la forme sculpturale. David a triomphé de cet art délicat et l’a mis dans un discrédit où il est encore ; il s’est comme effacé, avec l’ancienne académie et l’ancienne société. Mais son principe lui a survécu.

Quant à Vincent, on voit de lui un tableau au musée du Louvre ; il représente Zeuxis choisissant pour modèles les plus belles filles de la ville de Cortone. A mon sens, il fait grand honneur au peintre. Mais ce n’est pas seulement par cette toile qu’il doit être jugé. Il était abondant, et les anciens Salons ont reçu beaucoup de ses ouvrages de 1773 à 1799. Il cherchait le style, et il aimait la nature ; il réussissait dans le genre historique et dans le portrait. Chose à noter ! Il a traité quelques sujets que David s’est appropriés plus tard avec un très grand succès. C’est ainsi qu’il a exposé en 1777 Bélisaire, réduit à la mendicité, secouru par un officier des troupes de l’empereur Justinien, et qu’en 1781 on vit de lui un Combat des Romains et des Sabins, interrompu par les femmes sabines. Ces mêmes sujets furent repris par David, le premier en 1785, le second en 1795. On dirait que la lutte entre la nouvelle école et celle que l’on considérait comme appartenant à l’ancien régime s’établissait et se poursuivait sur un terrain commun. En cela, l’esprit d’antagonisme de David n’était pas douteux.

Vincent, en face de son grand rival, avait un atelier d’élèves bien dirigé et très suivi. Il était homme de sens et trop sage pour entrer en contradiction flagrante avec des idées dont il ne méconnaissait point la valeur. Au fond, il était plus combattu qu’il ne combattait lui-même. Il ne fallait pas lui demander de changer sa manière ; mais par la force d’un ascendant facile à comprendre, quelque chose de l’esprit nouveau pénétrait autour de lui, et il n’y faisait pas obstacle. Les ouvrages de David étaient un moyen de propagande plus puissant que son enseignement ; ils étaient admirés. Néanmoins l’école de Vincent a sa marque. Elle a du naturel et ne tombe pas dans l’affectation sculpturale. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler qu’Horace Vernet y a étudié, et il faut songer aux ouvrages de M. Heim. L’artiste qui a obtenu le prix de Rome avec le charmant tableau de Thésée vainqueur du Minotaure, qui a peint le Martyre de sainte Agathe et celui de Saint Hippolyte, — Charles X distribuant les récompenses à la suite du Salon de 1824, et plusieurs autres belles toiles, cet artiste était dans une voie très différente de celle qu’avaient suivie Gérard et Girodet et que d’autres suivaient après eux.

Vincent était entouré de beaucoup d’estime. Aussi dès le principe fit-il partie de la section de peinture de l’Institut national. L’année précédente, en 1794, il avait été nommé professeur. Il parlait, dit-on, avec facilité, sans compter les paroles, et il écrivait d’une façon claire et précise. Quand il cessa d’avoir un atelier ouvert, il envoya ses élèves étudier le nu chez Guérin, sans renoncer toutefois à donner des conseils. Il existe à l’École des Beaux-Arts un portrait de Vincent : il est peint en demi-figure. La tenue du peintre est soignée, ses traits sont fins et réguliers. Derrière ses lunettes, l’homme vous regarde d’un air circonspect et paisible. Il a sa palette à la main : les couleurs y semblent méthodiquement rangées et le mélange en est discret. C’est aussi une palette bien tenue et parfaitement correcte. Vincent a laissé le souvenir d’un homme d’une grande politesse, il était resté de l’ancien temps. Comme professeur, il estimait que l’objet des études est d’acquérir toutes les qualités en évitant tous les défauts. Esprit modéré et clairvoyant, il n’avait aucune prétention d’entreprendre sur les jeunes esprits. Cherchant à les éclairer et non à les dominer, il était un maître désirable : M. Alaux n’en pouvait rencontrer de plus digne.

Mais il n’était pas le seul à tenir école en face de David. La résistance avait encore un foyer très actif dans l’atelier de Regnault, l’auteur de l’Éducation d’Achille. Personne, je crois, ne conteste la valeur d’un artiste aussi habile. De brillans élèves s’étaient formés sous sa direction : Pierre Guérin, Hersent, étaient du nombre. Regnault, dans sa jeunesse, avait été marin. Son talent et son caractère s’étaient formés librement. Il avait remédié de son mieux à une éducation qui avait été négligée. Il en avait gardé une manière de parler de la forme et de la couleur qui n’était qu’à lui. Mais avec des expressions un peu singulières, il professait nettement, eu bon anatomiste et en bon peintre. Il passait pour représenter plus que tout autre les traditions de l’ancienne académie.

Quelle différence avec Girodet, qui s’était mis aussi à professer ! Dès son retour d’Italie, l’auteur d’Endymion s’était vu entouré de gens du monde, d’amateurs distingués par leur nom ou par leur fortune. De véritables élèves vinrent bientôt lui demander des leçons. Elles étaient, paraît-il, brèves et données dans un langage élégant, mais qui visait à l’effet. Il n’avait d’abord vu que par les anciens. Puis il était revenu à la nature, s’était passionné pour l’expression et surtout pour l’esprit. Il en était arrivé à faire cas, avant tout, de l’originalité. Chose extraordinaire pour le temps, il la voulait en principe, et il répétait qu’ayant à choisir entre deux défauts, il préférerait la bizarrerie à la platitude. À ce compte il devançait le romantisme. Mais, en dépit de ses discours, par l’exemple il prêchait le culte de l’antique. Nul aussi bien que lui ne connaissait la forme idéale et n’en savait la théorie. Il a écrit sur les arts en prose et en vers. Son poème, le Peintre, et une suite de morceaux intitulés les Veillées devraient avoir le mérite de nous faire connaître sa doctrine. Mais par malheur l’essentiel en a disparu. Coupin de la Couperie, en les publiant, ne voulut y voir que des œuvres littéraires, et il en retrancha tout ce qui lui parut n’être pas de la littérature. À ce point de vue, il aurait pu supprimer davantage. En 1807, Girodet venait de terminer son tableau d’Ossian, qui ne pouvait exercer une grande influence sur les études, et il entrait dans une vie de travail excessif et un peu mystérieux qui le rendait difficilement accessible. En résumé, son enseignement ne portait point de fruit. Le professeur, quand il s’adressait à ses élèves, était trop occupé de lui-même.

Tels étaient, en dehors de David, les peintres autour de qui se pressait la jeunesse. Guérin, qui devait être un maître d’un libéralisme sans égal et voir se former sous son influence les talens les plus variés, les personnalités les plus brillantes, Guérin se contentait de seconder Vincent. Gros, avec une incroyable modestie, se refusait encore à recevoir des élèves, convaincu que son art n’était pas un grand art. Il y avait bien quelques petites écoles comme celle de Sérangéli. Mais l’atelier de David était le plus en vue, et, pour compléter le tableau que nous avons entrepris, nous devons aussi nous y arrêter un instant.

Delécluze nous l’a dépeint, tel qu’il était en 1795. Quel milieu curieux il présentait alors, avec son élite de brillans travailleurs et son gros bataillon de fruits secs, avec ses originaux et ses rêveurs qui s’épuisaient en vaines théories et en singularités ! En 1807, l’école de David avait encore un peu le caractère d’un monde à part. Les idées d’après lesquelles elle se guidait n’étaient plus celles de 1780, idées toutes romaines sur lesquelles s’était formé le jeune Drouais. Ce n’étaient pas davantage celles qui avaient inspiré David pendant la période révolutionnaire. C’étaient toujours celles de 1705 d’où était sorti le tableau des Sabines, mais poussées à l’excès. En réalité, l’effervescence qui avait signalé les manifestations diverses d’une doctrine toujours absolue était tombée. Ingres avait été le dernier grand élève du maître, et celui-ci n’avait plus le pouvoir d’exalter les vocations.

Au milieu de ces enseignemens en lutte, comme un terrain neutre et comme un champ clos, l’École spéciale de peinture et de sculpture ouvrait ses concours aux élèves de tous les ateliers. Mais là encore il y avait un foyer d’opposition. L’Académie royale avait été supprimée le 8 août 1793 ; mais, le 28 septembre suivant, l’école qui avait dépendu de l’Académie avait été rouverte comme une institution indépendante. Quelles personnes y donnaient des leçons ? On ne sait. Mais avant la fin de l’année d’après, des arrêtés à la date du 15 novembre et du 28 décembre y attachaient dix-huit professeurs, pour la plupart anciens académiciens. Le corps enseignant s’accrut successivement jusqu’en 1804 ; en 1801, on commença à y introduire des architectes.

Dans son principe, cette sorte d’organisation, qui devait être en 1818 l’École des Beaux-Arts, devança la création de l’Institut, et elle se fit en dehors de David. La nomination des artistes chargés d’enseigner à l’École et autorisés à cet effet par la commission exécutive de l’Instruction publique date, je l’ai dit, de la fin de 1794. Elle coïncide donc avec la détention du peintre de Maral incarcéré à la suite des événemens de thermidor. Au premier moment aussi, on pourrait s’étonner de la manière dont la classe de peinture de l’Institut fut bientôt après composée. En effet, bien que David y figure au premier rang, il n’y est guère entouré que de contradicteurs tels que Vincent et Regnault. À ce moment encore il était sans crédit : on était au lendemain du décret d’amnistie qui lui avait rendu la liberté. A la vérité, il fut un des deux peintres nommés tout d’abord par le Directoire et chargés d’élire leurs confrères de concert avec les quarante-six membres des autres sections. Mais beaucoup de ceux-ci avaient appartenu aux anciennes académies et étaient peu favorables à David. Ainsi tout contribuait à mettre ses adversaires en mesure de le combattre.

Ces détails ne sont pas inutiles à connaître. Ils expliquent cette sorte d’amertume dans laquelle il vécut toujours et ses sentimens d’hostilité contre l’Ecole qu’il continuait à nommer l’Académie. Qu’on se rappelle les vives attaques auxquelles il se livrait contre elle ! Nous le savons par Delécluze : sur ce point, il était intarissable. Il faut dire aussi que sa rancune était excitée par le voisinage. Les salles où professaient ses confrères étaient au Louvre aussi bien que l’atelier de ses élèves. L’École y demeura jusqu’en 1807, et cette même année, lorsque M. Alaux arrivait à Paris, elle fut transportée à l’ancien collège des Quatre-Nations, qui prit alors le nom de palais des Beaux-Arts. David, on le comprend bien, empêchait ses élèves de la fréquenter ; aucun d’eux ne figure sur les listes d’admission qui existent encore. Il ne cessa jamais de la poursuivre. Cependant, en 1810, il chercha à s’en saisir : se prévalant de sa qualité de premier peintre de l’empereur, il en revendiqua, la direction. Mais encore une fois ses adversaires furent les plus forts, et l’autorité qu’il réclamait sur elle, il ne put l’obtenir.

Quand on voit les choses à distance, quand on les considère en elles-mêmes et sans s’occuper des personnes, elles prennent une grande simplicité. Quelles étaient donc les idées d’où naissaient des dissentimens si graves ? Elles touchent de très près à mon sujet ; je ne puis me dispenser d’en dire quelque chose. Aussi bien, avec les interprétations qu’elles pouvaient recevoir, étaient-elles le fond commun sur lequel se faisait alors l’éducation des artistes ; M. Alaux en a été nourri. Elles se résumaient en cette proposition : combiner l’étude de la nature avec l’étude de l’antique. Au fond, ce n’était pas une nouveauté : on ne songeait pas à autre chose depuis la Renaissance. Diderot, dans son Salon de 1765, en avait donné le commentaire pratique, quand il avait dit que l’antique doit nous apprendre à voir la nature. En réalité, cette pensée se rencontre à chaque pas dans les conférences de l’ancienne Académie. Bien avant 1765, Vien, qui passait déjà pour un novateur, Vien la proclamait dans son école et avait cherché à l’appliquer dans plusieurs de ses ouvrages. Il n’était encore question ni du Laocoon de Lessing, ni de l’Histoire de l’art de Winckelmann. Une autre influence avait tourné l’esprit de Vien vers ces spéculations : celle du comte de Caylus son protecteur. Caylus lui avait donné sur ce sujet les idées dont il était le véritable promoteur. Son action sur la renaissance classique du XVIIIe siècle est trop méconnue. Également passionné pour l’art et pour les antiquités, il fut le premier à marquer l’ascendant que les antiquaires allaient prendre sur les artistes.

Il y a bien des manières d’entendre l’imitation de l’antique et aussi l’imitation de la nature. Chacune de ces études embrasse un champ très vaste. Mais comment les associer toutes deux dans un travail unique ? Là est la difficulté. Et, en effet, comment réviser la nature à l’aide de l’antique sans lui retirer l’individualité et la vie ? comment introduire la nature dans l’antique, sans enlever à celui-ci son caractère idéal ? Deux siècles y avaient déjà mis leur effort. David, à son tour, aborda le problème. Mais sa tendance à considérer la forme indépendamment de l’idée, créait un danger. En effet, l’étude de l’antique nous conduit à reconnaître comment les anciens ont approprié la figure humaine à une grande variété de conceptions et à constater comment ils l’ont analysée. Notion de l’idéal et notion de la représentation de l’idéal par des formes adéquates à l’idée, voilà ce que l’on peut tirer de l’étude de l’antique. Mais, en dehors des sujets pour lesquels ils ont été créés, les canons grecs n’ont pas de raison d’être. Vouloir y ramener invariablement toutes les représentations figurées était une erreur. David pouvait se faire illusion sur son système et communiquer son illusion. Qu’il peignît les Sabines ou le Sacre, chacun de ses personnages était parfait. Ses ouvrages étaient admirables : son talent sauvait tout. Mais son école compromettait à la fois l’antique et la nature.

Bien que, vers 1807, il fût occupé à peindre la Distribution des aigles, il était toujours possédé de l’idée d’imiter les Grecs. Il l’avait déjà fait à sa manière dans le tableau des Sabines en traitant à la grecque un sujet romain. Il voulait y revenir dans son Léonidas, et il entendait même s’inspirer seulement de l’école antérieure à Phidias. Tout en exécutant les travaux officiels dont il était chargé, sa pensée ne se détachait point de cet objet. Ses conseils à son atelier se ressentaient de ses préoccupations constantes. La forme, la beauté de la forme passaient avant tout. L’expression était, selon lui, un écueil qu’il fallait redouter, car elle est propre à déranger l’ordre et la pureté des lignes et à produire la grimace. De là cet enseignement glacé que reçurent ses derniers élèves. Ses adversaires protestaient à bon droit contre de pareilles théories. Bien qu’un peu subjugués, ils se tournaient de toutes leurs forces vers la vérité. Ils lui rendaient hommage au moins dans leurs discours et ménageaient ainsi à l’école française un retour sincère à la nature. Telles étaient les idées qui divisaient l’enseignement et d’où naissait un violent antagonisme.

On le voit : avec de pareils élémens, les moyens d’étude que M. Alaux trouvait réunis à Paris étaient déjà considérables. Mais indépendamment des ateliers et de l’École, nous possédions, dans le musée Napoléon et dans le Musée des monumens français, deux incomparables réunions d’œuvres d’art. Le premier renfermait tous les chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture classique. Le second, établi dans l’ancien couvent des Petits-Augustins, avait recueilli et sauvé de la ruine les plus beaux spécimens de notre art national. Tous ceux qui ont vu cette collection rangée de la manière la plus méthodique et la plus pittoresque dans l’enceinte du monastère en ont conservé un grand souvenir. Ce fut le premier musée historique qui ait existé, et assurément le plus précieux de ceux que l’on a formés depuis, tous les morceaux qu’il renfermait étant des originaux. Il a puissamment contribué au développement d’une des plus grandes activités intellectuelles de notre siècle, en ouvrant la voie à l’étude combinée de l’art et de l’histoire.

On peut dire, enfin, que le théâtre était aussi une école pour les jeunes artistes. Jamais il n’avait exercé plus d’influence sur la peinture et sur la sculpture ; jamais il n’avait été plus en honneur. Monvel et Grandménil étaient membres de l’Académie des Beaux-Arts. Guérin résumait dans ses tableaux les tragédies de Racine. On allait voir Talma dans ses grands rôles, et quand, revêtu de la toge, le noble acteur apparaissait et se mouvait sur la scène en se livrant aux nobles inspirations de son génie, on l’admirait et on l’étudiait comme une œuvre d’art.

À ce moment, l’ardeur des artistes était donc extrême. La rivalité des maîtres et l’émulation des élèves produisaient, particulièrement dans la peinture, une activité passionnée. Déjà le Salon de 1808 avait été un événement : on y avait vu à la fois les Sabines et le tableau du Sacre. Mais quelle impression dut produire sur un jeune artiste, arrivé depuis peu de sa province, l’exposition décennale, qui réunissait aux derniers chefs-d’œuvre de David les plus beaux ouvrages de Girodet, de Gérard, de Gros, de Guérin et de Prud’hon ! Cette exposition provoqua l’enthousiasme, et les prix proposés par l’empereur excitèrent une ambition extraordinaire. Il est certain que l’art tenait alors une place considérable dans les activités de la nation. Les œuvres des artistes, comparées à celles des écrivains, jetaient un éclat supérieur. M. Guizot le remarquait au début de son étude sur le Salon de 1810 qui brilla à côté de l’exposition décennale et parut la compléter. Mais, arrivée à son apogée, l’école officielle menaçait ruine. Déjà de bons juges signalaient les entraves que la copie des plâtres et des marbres apportait à l’éducation des peintres en les éloignant du coloris, les conséquences fâcheuses que l’étude de la sculpture antique, poussée à l’excès, pouvait avoir même pour les statuaires. Ce n’était pas ce qu’avaient à apprécier les jurys des prix décennaux. Ils n’avaient à s’occuper que des talens acquis. Cependant, on était loin de s’entendre sur la valeur des ouvrages exposés ; les dissentimens étaient plus vifs qu’ailleurs dans la commission chargée de les classer. Là encore David se trouvait en présence d’un élément hostile, et il était considérable. La décision qui lui enleva le prix de la peinture d’histoire et qui mit au-dessus du tableau des Sabines le Déluge de Girodet émut l’opinion ; elle était restée dans l’esprit de M. Alaux comme un acte de souveraine injustice. Quoique élève de Vincent, il avait pour David une admiration sincère.

Rempli de droiture, il appréciait sans réserve systématique les ressources que Paris mettait à sa disposition. Il en jouissait avec une certaine facilité qu’il avait de comprendre et d’admirer. Les leçons de ses maîtres le laissaient accessible à un éclectisme conforme aux besoins d’un esprit naturellement ouvert. Il était sensible aux manifestations de l’art quelles qu’elles fussent, pourvu qu’elles répondissent à une certaine idée qu’il avait du caractère et de la beauté.

Les débuts de M. Alaux furent heureux. Admis à l’École dès son arrivée à Paris, il ne tarda pas à s’y placer au premier rang. Nouveau-venu, dès 1808 il était admis à concourir pour le grand prix de Rome, et en 1810, il gagna le prix de la demi-figure peinte qui avait la valeur d’une première médaille. A partir de ce moment, il ne paraît pas avoir travaillé avec la suite nécessaire pour obtenir le prompt couronnement de ses études. Ce fut une faute ; mais elle faisait honneur à son cœur. Les entraves qu’un jeune artiste rencontre dans sa carrière viennent souvent des meilleurs sentimens. M. Alaux avait un frère aîné qu’il aimait tendrement et qui l’avait devancé à Paris. Ce frère l’absorbait. C’était un décorateur habile et entreprenant. Il était fort occupé : car malgré le décret de 1807 qui avait réduit à dix les vingt-quatre théâtres qu’il y avait à Paris, il se brossait encore chaque année un grand nombre de décorations. Il peignait donc pour la scène, et en même temps il était employé par les architectes à des travaux d’intérieur. Il avait des connaissances en perspective et en optique, et son esprit n’était pas moins actif que sa main.

La faveur était alors aux panoramas. Le premier avait été établi à Paris à la fin du siècle dernier par l’Américain Robert Fulton. Deux peintres français, Fontaine et Constant Bourgeois, entreprirent de lui faire concurrence, et on put voir au Salon de 1801 les maquettes qui devaient être exécutées en grand au premier panorama qui fut construit sur le boulevard Montmartre ; c’était une vue de Paris. La vogue de ce nouveau spectacle fut extrême : deux autres panoramas vinrent s’ajouter au premier. En 1810, l’empereur étant venu visiter une de ces rotondes où l’on voyait l’entrevue de Tilsit, en fut frappé. Il voulut en faire un instrument politique et ordonna à l’architecte Cellérier d’en construire sept autres dans les Champs-Elysées. Après avoir montré à Paris des sujets propres à glorifier son règne, ces tableaux devaient ensuite être envoyés en province et y voyager. La réalisation de cette idée fut interrompue par les événemens.

M. Alaux aîné était mêlé à ces entreprises. Il rêvait d’ajouter au prestige de la récente, invention par des combinaisons nouvelles et méditait le néorama dont il fut le créateur, mais qui ne s’ouvrit qu’en 1827. Chargé d’engagemens, entraîné à des essais sans fin, il appelait continuellement son frère à son aide, et celui-ci, ne sachant rien lui refuser, quittait ses propres études pour le suivre. A la vérité, ce n’était pas en pure perte. Il se perfectionnait dans la connaissance de la perspective et de ses applications ; il devenait habile à manier l’architecture, les ornemens, tous les élémens de l’art décoratif. Mais il était constamment détourné du but qu’il s’était proposé, et malgré qu’il concourût chaque année, il n’obtenait pas le prix de Rome.

En 1814, il remporta le second grand prix et le premier en 1815 ; il avait près de trente ans. Ces succès n’avaient pas été obtenus sans peine. Il s’était plus d’une fois arrêté en route, et d’autres sujets de distraction plus sérieux naissaient alors des événemens dont l’Europe et la France étaient le théâtre. Le moment était grave et les deux invasions venaient aboutir à Paris. M. Alaux, reçu de la veille en loge, prit part à la bataille du 30 mars 1814. Il racontait que le matin, avant d’aller joindre le corps du maréchal Mortier qui était sur la gauche, il avait été porté avec les gardes nationaux volontaires, d’abord aux buttes Chaumont, et qu’en arrivant derrière la batterie de vingt-huit pièces qui, servie par des marins, rejetait sur Pantin la garde prussienne, ses compagnons et lui avaient marqué quelque étonnement en entendant dans l’air des sifflemens insolites. « Messieurs, leur avait dit le vieil officier qui les commandait, ce n’est rien ; ce sont des obus. » C’était affaire du premier moment : la garde nationale fit bien son devoir. La seconde occupation de Paris eut lieu sans combat. Les concurrens pour le prix de Rome poursuivirent leurs travaux ; mais des événemens pareils ne pouvaient s’accomplir sans être pour ces jeunes gens le sujet d’un trouble profond.

M. Alaux obtint le grand prix sans conteste. Le sujet du concours à la suite duquel il obtint cette récompense tardive était Briséis pleurant sur le corps de Patrocle. Le programme, emprunté à l’Iliade, était tiré de la traduction de Mme Dacier. Le tableau de M. Alaux est à l’École des Beaux-Arts ; il serre de près le texte. Briséis se jette sur le cadavre de Patrocle qui occupe le milieu de la scène. Achille, assis au chevet du lit funèbre, jure de venger son ami ; cette figure est habilement peinte. Je n’ai point à parler autrement de la valeur de l’œuvre. Les travaux de ce genre ont un caractère à eux. L’ouvrage de M. Alaux offre une composition claire, une exécution aisée. Il témoigne de tout l’acquis que l’on peut souhaiter d’un jeune artiste qui n’a plus rien à apprendre de ses maîtres. C’est le résumé de bonnes études. Ici se placent la conclusion et la justification de ce qui précède. Chose en effet bien digne d’être signalée ! au moment où M. Alaux devenait pensionnaire du roi en remplacement de Michel Drölling, sur les cinq élèves peintres de l’Académie de France, quatre étaient élèves de Vincent. C’étaient, par ordre de date : Léon Pallières, de Forestier, Picot et Alaux, le dernier venu. Thomas, un autre de leurs condisciples, devait les rejoindre l’année suivante. Bien plus, leur prochain directeur, Thévenin, qui allait entrer en fonctions en 1817, était élève du même maître. On peut donc dire que le succès des contradicteurs de David, des maîtres qui avaient maintenu les traditions de l’école française, était complet. Louis David partait pour l’exil, et son école était déjà finie : elle passait avec lui. Personne ne songeait à continuer son enseignement, personne, semble-t-il, ne voulait en assumer la responsabilité. Mais les idées qu’il avait combattues n’avaient rien perdu de leur vitalité. N’avais-je pas raison de le dire en commençant ? En dépit de théories absolues, la tradition féconde de la fin du dernier siècle, la tradition fondée à la fois sur l’amour de la nature et sur le respect de l’idéal, avait survécu à l’école de la révolution et de l’empire, comme elle survit encore au romantisme. Après Vincent et après Guérin, qui avait recueilli ses élèves, Picot ouvrit une école. Cabanel, après lui, continua à enseigner dans ce même ordre d’idées, que représentent aujourd’hui des maîtres renommés. On peut en médire ; mais, en matière d’éducation, c’est par eux que se maintient la tradition de l’esprit français.

Peut-être, en y réfléchissant, trouverait-on que les vies d’artistes tiennent trop de place dans l’histoire de l’art. Certes, l’étude des grandes personnalités qui se détachent de l’ensemble offre un attrait considérable. Mais la succession des faits et leur suite même un peu obscure, la transmission imperturbable de certaines idées à travers l’imprévu et les obstacles, constituent le vrai fond de l’histoire et son unité. Les talens extraordinaires apparaissent comme des phénomènes sublimes. Ils triomphent un jour. Mais il y a quelque chose de plus fort qu’eux, c’est le génie de leur propre race, qu’ils violentent quelquefois, et qui leur survit.


II

Au commencement de 1816, M. Alaux arrivait à Rome. Le directeur de l’Académie était alors Guillon Lethière, l’auteur du Supplice des fils de Brutus, tableau remarquable auquel nous trouvons beaucoup de caractère, mais que, peut-être, les contemporains n’ont pas apprécié suivant ses mérites. Lethière touchait à la fin de son exercice et allait être remplacé l’année suivante par Thévenin, qui devait être plus tard le chevalier Thévenin. Celui-ci, lauréat du prix de Rome en 1791, n’avait pu profiter de sa pension. Mais en 1798, lorsque Berthier eut proclamé la république à Rome, il s’était empressé de se rendre en Italie. Il avait suivi Championnet à Naples, et là, il avait été chargé de surveiller les fouilles de Portici. Mais ces fonctions avaient été de peu de durée, la république parthénopéenne n’ayant pas duré quatre mois. En 1800, il était en France et exposait au Salon de cette année la Prise de Gaëte par le général Rey. Quelques tableaux qu’il avait peints ensuite avaient réussi ; entre autres le Passage du Mont-Saint-Bernard, qui fut admis au concours des prix décennaux et fut très honorablement cité dans le rapport du jury immédiatement après la Peste de Jaffa. Thévenin, quand il fut nommé directeur de l’Académie de France, n’était pas membre de l’Institut ; mais il remplissait la condition essentielle prévue par le décret du Directoire : il avait séjourné en Italie. En réalité, il avait été envoyé à Rome au défaut de Guérin, qui, ayant été désigné, avait dû se démettre à cause de sa santé. Thévenin était un homme d’un caractère bienveillant et d’un jugement sage. Comme artiste, il avait plus de talent que ne lui en accordent ceux qui le jugent sur son peu de notoriété plus que sur ses ouvrages. Mais un certain laisser aller qu’il portait dans la vie était cause qu’il avait, en définitive, peu d’autorité.

Combien les premières années qui suivirent 1815 contrastaient avec celles qui avaient précédé ! Après de si grands événemens, quel calme et quel repos ! On l’a souvent répété ; pour les jeunes gens, c’était comme un bonheur de vivre. Une sorte de mollesse remplaçait alors l’activité et l’agitation d’esprit inséparables de circonstances qui pouvaient exiger à toute heure les plus grands sacrifices. Tant d’épreuves avaient causé une sorte de lassitude, et, quel que fût d’ailleurs le travail politique apparent ou caché qui s’opérait dans les esprits, on s’abandonnait généralement à une quiétude, on éprouvait un sentiment de délivrance et une confiance dans l’avenir, que la génération à laquelle appartenait M. Alaux n’avait pas encore connus.

Nulle part cet apaisement ne devait être plus profond qu’à Rome et dans les états de l’Église. Et, en effet, malgré le système de compression adopté d’accord par tous les gouvernemens d’Italie, le caractère paternel de Pie VII faisait disparaître tout au moins en apparence ce qu’un tel régime avait de rigoureux. En tout cas, on ne pouvait guère en ressentir les effets à la villa Médicis. Depuis son rétablissement, en 1804, l’Académie était installée dans ce beau lieu devenu terre française. À ce titre, la villa avait droit d’asile : on y vivait donc dans une entière liberté. Mais à quoi la surveillance du dehors eût-elle pu s’appliquer ? Les pensionnaires étaient tout au bonheur d’être à Rome. Ils y passaient cinq années sans que le règlement les autorisât à rentrer en France. Néanmoins ils se sentaient dans une situation privilégiée, ils ne se considéraient point comme en exil ; et, sous cette règle acceptée, personne n’eût songé à se trouver à plaindre. Après avoir désiré aller à Rome et ardemment travaillé à y conquérir une place enviée, les élus s’y tenaient et ne semblaient pas avoir la nostalgie de Paris. Les cinq années de la pension étaient considérées par tous comme le plus beau temps de la vie, et plus tard, on s’en souvenait comme d’une fête de la jeunesse.

L’époque du séjour de M. Alaux à Rome peut compter parmi celles qui furent honorables pour l’académie. Il y a, dans l’histoire de cette institution, des époques plus ou moins brillantes, plus ou moins favorables au développement de l’art. Quand on consulte la liste des pensionnaires, on voit que ceux qui furent les compagnons de M. Alaux sont devenus des artistes importans et ont été, en somme, les maîtres de toute une génération. Les peintres Drölling, Picot, Léon Cogniet, les sculpteurs David d’Angers, Pradier, Etienne Ramey, ont tous longuement tenu et fait école. Ils ont formé de nombreux élèves, et il faut passer au directorat d’Ingres et de M. Alaux pour trouver, parmi les pensionnaires de l’Ecole de Rome, des hommes destinés à exercer, sur l’enseignement, une pareille influence.

Cette influence, les contemporains de M. Alaux l’ont acquise sans y avoir songé. L’autorité qu’on devait, leur reconnaître leur est venue des circonstances dans lesquelles leurs talens se sont formés. La Restauration apportait un idéal nouveau. David n’était plus en France ; Gérard et Girodet jouissaient d’une grande considération, mais n’avaient pas de crédit sur la jeunesse. Gros commençait à peine à former un atelier. L’artiste qui représentait le mieux les idées de ce moment de transition était Pierre Guérin, esprit délicat, maître éclectique, mais dont le rôle n’était pas encore bien défini. Il n’y avait donc plus de direction imprimée aux études ; et, dans ces conditions, il s’établit, entre les idées qui avaient été en lutte depuis le règne de Louis XVI et la Révolution jusqu’à la fin de l’empire, une sorte de conciliation. Elle se fit à Rome, où les élèves des ateliers jusque-là rivaux, laissés à eux-mêmes et vivant dans une étroite camaraderie, se modelèrent sur des raisons communes. Elle eut pour base un amour sincère de la vérité. Ce fut le point de départ d’une réaction dont nous comprenons aujourd’hui la portée : car si l’école de David tendait à l’élimination de la nature, l’école qui s’établissait devait nous conduire à l’élimination de l’antique. Les artistes qui se sont ainsi formés ont été nos maîtres, et nous savons tout ce qu’ils ont valu. La jeunesse d’aujourd’hui les traite légèrement. Et cependant ils ont préparé l’évolution qui marque la fin de notre siècle.

On pouvait espérer que, grâce à l’Exposition du centenaire, nous aurions l’occasion de revoir les ouvrages qui ont établi leur réputation. On est trop disposé à penser qu’ils ont eu, dans leur temps, bonne renommée et autorité sans beaucoup de mérite. A mon sens, un des principaux intérêts qu’aurait dû présenter la solennité rétrospective de 1889 eût été de montrer les œuvres de ces artistes et de leur rendre ainsi un hommage auquel ils ont tous les droits ; de faire connaître l’art contemporain par son histoire et d’honorer ceux qui l’ont enseigné. Le manque d’espace, on le sait, empêcha cette prévision de se réaliser. Il faut donc aller dans les musées de province, dans les églises, aux galeries de Versailles pour voir leurs productions. Quelques-unes existent dans des collections particulières. Ainsi le charmant tableau de l’Amour et Psyché de Picot est chez M. le comte Lemarrois. D’autres ont été longtemps au musée du Luxembourg, comme le Lapithe et le Centaure de M. Alaux. On a pu les exiler, les oublier, mais non les faire déchoir. A l’heure où ils ont paru, ces tableaux, vieux aujourd’hui, semblaient des nouveautés, et leur place est marquée dans les annales de l’école française. Il n’est pas un de leurs auteurs qui n’ait fait, au sens que l’on y attache à présent, quelques bons morceaux de peinture, aucun qui n’ait été pour ses élèves un guide libéral et sûr.

Ils sont encore nombreux, ceux qui conservent pieusement la mémoire de ces hommes excellens. Il ne faut pas l’oublier : c’est chez Drölling que Henner, que Chaplin, que Galland et bien d’autres ont étudié avec Baudry. Léon Cogniet a été le maître de Donnât et de Jean-Paul Laurens ; Picot, de Pils, de Cabanel, de Bouguereau, maîtres eux-mêmes. De l’atelier de David d’Angers est sorti Cavelier, qui, depuis vingt-cinq ans, a formé de si brillans sculpteurs. Ramey a produit Jouffroy, qui fut le professeur de Falguière et de Mercié. Je ne nomme ici que les principaux de ceux qui ont enseigné et qui enseignent à leur tour. Mais ces derniers ne me pardonneraient point de passer sous silence les hommes dont ils ont reçu les leçons et pour lesquels ils n’ont que des sentimens de respect et de reconnaissance. De même Chapu et mes autres condisciples ne comprendraient-ils pas que j’oubliasse Pradier, qui, avec son beau talent et son humeur paternelle, faisait revivre pour nous l’apprentissage tel qu’on l’avait entendu à la Renaissance.

M. Alaux, lui aussi, était destiné à bien mériter de nous comme directeur de l’école de Rome. En vérité, chacun de ces artistes a dignement rempli sa tâche et tenu son rang. Tous ensemble, ils ont constitué un état d’enseignement qui est la force de notre école et la raison de sa fécondité. Après avoir été les représentans impersonnels de l’art français au milieu de notre siècle, ils ont préparé, par voie de tradition et aussi de réaction, l’art contemporain. Ils l’ont acheminé et ils l’expliquent. Qu’on le veuille ou non, ils appartiennent à l’histoire.

M. Alaux et ses condisciples se préparaient donc à leur insu au rôle que l’avenir leur réservait. Ils étudiaient en conscience, et il se faisait en eux un grand travail de moralité. Personne ne me contredira si j’affirme que le séjour de la villa Médicis avait alors, comme il l’a certainement encore, une heureuse influence sur les esprits. En même temps que les talens, les caractères s’y formaient sur un certain type ; ils y prenaient une tenue qu’ils devaient garder toute la vie. Nos maîtres étaient déjà vieux quand nous les avons connus. Le temps de leur jeunesse était bien loin, mais on voyait que leurs idées n’avaient pas changé. Rome demeurait dans leur souvenir comme une patrie d’élection qu’habitait toujours leur pensée. Le désir de faire fortune n’entrait pas dans leur ambition. Ils étaient exempts de calcul. Mais ils avaient un grand sentiment de la dignité de l’art, et c’est par là qu’ils étaient supérieurs. L’amour de l’art uni à un désintéressement absolu était précisément cette marque commune qu’ils avaient rapportée de l’Académie de France et qui constituait chez eux le caractère de l’artiste. Ces deux sentimens étaient en eux inséparables. Certes, nous aussi, nous aimons l’art avec passion ; mais par leur dédain du profit ils restent des exemples.

Quels étaient les travaux au milieu desquels se formaient ces talens et cet état d’esprit ? Il n’est pas permis d’en parler à la légère ; nos devanciers en ont tiré un parti remarquable. Je voudrais en faire comprendre le sens et la véritable portée. C’étaient des exercices propres à développer, chez de jeunes artistes, des dispositions heureuses et à les fortifier. Ils consistaient d’abord en de simples études de nu : on en suivait sans distraction l’ordre méthodique. On y joignait des essais de composition et des copies d’après les maîtres. Après cette solide préparation, vers la fin de la pension et pour se résumer, on entreprenait une œuvre. La Mort d’Abel et surtout l’Orphée perdant Eurydice de Drölling, l’Amour et Psyché de Picot, le Marius sur les ruines de Carthage de Cogniet, le Niobide de Pradier, le Thésée terrassant le Minotaure de Ramey, ont eu leur jour et ont reçu, à l’époque où ils ont paru, le plus brillant accueil. Tel était alors l’ordre des études à l’Académie de France, et tel en était aussi le caractère. Mais si, pendant les premières années, les pensionnaires se soumettaient à une sorte de gymnastique un peu aride, ils essayaient d’en relever l’objet par une ambition constante. Ils voulaient, avant tout, apprendre à penser, à dessiner, à peindre. Les règlemens de l’Académie de France ne sont pas inspirés par un vain esprit de pédagogie : ils sont conçus de manière à seconder les vues que l’État a nécessairement sur les arts. L’État a son esthétique, intéressée si l’on veut, mais qui voit les choses de haut. Son intérêt est celui de sa propre histoire. Il a besoin, pour l’écrire, d’artistes formés par une forte éducation. Quel régime politique ne se montrerait soucieux de glorifier son principe et ses actes, d’enregistrer ses succès, de faire de lui-même une apologie écrite ou figurée ! L’art, par son côté le plus important, est historique et officiel. Mais pour cela il doit parler un certain langage et recourir à une initiation particulière. On ne saurait l’oublier : dans leur ensemble, les travaux demandés aux pensionnaires ont pour objet de les préparer aux grands emplois de l’art.

M. Alaux se soumit à cette règle ; il conçut cette ambition. Sans doute il ne prévoyait pas quelle sorte de travaux lui écherrait un jour. Mais ses études étaient sérieuses, et il en recueillit des fruits imprévus. Sa première figure fut un Cadmus tuant le dragon à la fontaine de Dircé. Il parut à ses juges que ce n’était pas un Cadmus, entendez-vous bien, ce n’était pas un Cadmus, mais seulement une jolie figure de jeune homme bien dessinée et peinte avec habileté. Telle était l’opinion de l’Académie des Beaux-Arts exprimée par son rapporteur, le sculpteur Dupaty, qui lui-même devait faire un Cadmus. J’ai souvenir de celui de M. Alaux : le personnage frappait de sa lance le monstre gardien de la source sacrée ; il s’enlevait sur un fond nuageux d’un gris ardoisé qui donnait au coloris des chairs une grande fraîcheur. Dans cet ouvrage, la nature avait été certainement plus consultée que l’antique. L’académie fit donc des réserves et renvoya l’auteur à Ovide, tout en lui donnant de sympathiques encouragemens. Le Cadmus a été lithographie par Berthaux. Peu après son apparition, il fut acquis par le duc d’Orléans, et de cette époque date la grande bienveillance que le prince eut toujours pour M. Alaux. Le tableau dont nous parlons a fait partie de la galerie du Palais-Royal, où il a été brûlé, en 1848, avec beaucoup d’autres ouvrages importans.

Bientôt, M. Alaux envoya une nouvelle étude, un Diomède enlevant le palladium, dont l’académie, par l’organe du peintre Garnier, loua l’aspect, le dessin et le modelé vigoureux et ferme. L’action se passant évidemment pendant la nuit, la scène devait être, ce semble, éclairée par une lampe. De là une couleur rougeâtre dont parle le rapport, qu’il paraît blâmer, et qui était cependant tout à fait explicable. On ne sait ce qu’est devenue cette toile. Celle qui suivit, et qui fut aussi accueillie avec faveur, est au musée de Bordeaux. C’est un fleuve Scamandre implorant Jupiter contre les feux de Vulcain. A part une observation sur le dessin d’une épaule et d’un bras, le rapport ne donne que des éloges à l’auteur. Cette fois, le caractère est juste, la manière est large et facile, l’exécution dénote un beau pinceau. Ce sont les termes du rapport présenté, cette fois, par M. Cartellier.

Les rapports sur les envois de Rome sont intéressans à consulter, parce qu’ils sont l’histoire des opinions de l’Académie des Beaux-Arts. Ils nous font bien connaître, avec son esprit, la marche des hautes études. L’Académie est restée fidèle à sa doctrine. Elle engage toujours ses pensionnaires à viser haut et à rester vrais, à s’attacher au choix de leurs sujets et à élever la forme au niveau de la pensée. Alors, la mythologie était surtout mise à contribution par les jeunes artistes ; mais déjà on voyait apparaître les sujets de sainteté. C’était un nouveau champ ouvert à l’inspiration et aussi à la critique. Depuis longues années, la compagnie a confié à son secrétaire perpétuel la rédaction de ses rapports officiels sur les travaux de la villa Médicis. Elle a eu raison ; elle leur a ainsi donné tout au moins dans la forme plus de tenue et d’unité. Mais nous voyons qu’autrefois elle choisissait chaque année dans son sein un rapporteur différent. Ces comptes-rendus, moins parfaits, nous renseignent cependant sur le caractère de leurs auteurs. A bien prendre, ils débutent tous d’une manière assez solennelle ; mais bientôt le ton s’apaise et l’on entend un langage plein de sens et des conseils pratiques tels qu’on peut les attendre d’hommes spéciaux. La bienveillance y est grave et la sévérité paternelle. Ils sont tous ainsi, et dans chacun on trouve, avec quelque nuance de caractère, l’artiste expérimenté et le bon maître.

Le dernier envoi de M. Alaux témoigna d’un progrès remarquable. Son tableau représentait un Épisode du combat des Centaures et des Lapithes. Ce sujet est de ceux que les Grecs ont fréquemment traités et qu’ils ont souvent employés à la décoration des temples doriques. L’œuvre conçue par M. Alaux ne rappelle en rien les données antiques. Un héros s’est élancé sur la croupe d’un centaure. Il l’étreint de ses genoux, le presse du talon ; il va le frapper d’un coup mortel. Barye, en reprenant la même idée près de trente ans après, a rencontré une composition analogue. La peinture de M. Alaux est aisée, suffisamment solide. Les formes sont belles ; la couleur a de la distinction, et je pense qu’un tableau pareil serait encore remarqué au Salon. Parmi les pensionnaires d’alors, M. Alaux est un de ceux qui ont donné le travail le plus régulier. Il aimait à parler de ce temps, qu’aucune autre pensée que celle de vivre de la vie heureuse de l’artiste ne venait occuper. Que ces souvenirs, au fond, étaient ingénus ! Que cette existence était simple, que les distractions que l’on y prenait semblent modestes ! Tout en exécutant les travaux réglementaires, c’étaient des heures consacrées aux plus beaux sites de Rome et des environs. Nos maîtres nous parlaient surtout de certains après-midi passés dans les jardins Farnèse, endroit délicieux à visiter, et d’où, à l’ombre de grands chênes verts, de lauriers et de cyprès, et entre des débris antiques parés d’acanthe et de lierre, on embrassait un incomparable panorama de la ville. C’étaient aussi des courses dans la campagne, des voyages à pied dans les montagnes de la Sabine et d’Albano. M. Alaux était grand amateur de ces excursions, qui n’étaient pas sans objet. D’ordinaire, il les faisait en compagnie de Michallon, qui fut le premier lauréat du paysage historique et aussi le père du paysage moderne. Les deux jeunes gens s’étaient liés étroitement. Michallon voulait toujours être en présence de la nature. M. Alaux le suivait, et c’est ainsi qu’il avait appris à crayonner et à peindre le paysage avec facilité et avec élégance. On sait ce qu’étaient alors ces voyages des pensionnaires. On partait gaîment ; mais, après huit jours d’absence, avec quel bonheur on revenait à l’Académie !

La campagne latine a toujours la même beauté. Mais aujourd’hui il n’est pas facile de se rendre compte de ce qu’était Rome entre 1816 et 1820. Les ruines des monumens antiques avaient un caractère tout autre que celui qu’on leur voit à présent. Les Français, pendant leur administration, avaient veillé sur les antiquités, fouillé le sol, fait des découvertes. Dans les dernières années du premier empire, l’arc de Janus Quadrifrons, le Colisée, le Forum de Trajan, la basilique de Constantin, la colonne de Phocas, avaient été dégagés, du moins en partie, et les architectes pensionnaires de l’Académie avaient ajouté à ce que l’on savait avant eux de la disposition des édifices anciens. Alors le travail des artistes primait, je crois, celui des archéologues, et leurs vues avaient une autorité qui, depuis, est passée aux savans. Mais leurs études, comme leurs fouilles, n’étaient que partielles ; elles n’embrassaient pas de grands ensembles. Les ruines, cependant, gardaient leur caractère pittoresque. Plusieurs endroits de Rome, parmi ceux qui devaient offrir le plus d’intérêt aux recherches ultérieures, restaient inexplorés. L’accès même en était difficile ; c’était le cas pour une grande partie du mont Palatin. Le Forum était profondément enfoui. Il y a soixante-dix ans, il était encore à peu près tel que Claude Lorrain nous le montre dans sa vue du Campo Vaccino. De quelques points mis à découvert ou seulement sondés, on avait cru pouvoir conclure au reste. On disputait hardiment d’après quelques données éparses ; on échangeait, non sans vivacité, des raisons hypothétiques. Et la vérité était là à quelques pieds sous terre.

Mais qu’importait cette vérité à la beauté de Rome ! Son charme s’accroissait du mystère, comme du médiocre entretien de ses ruines. Il est certain que ce mélange d’ancien et de moderne, de débris de l’art et de retour à la nature était souverainement pittoresque et a constitué pendant longtemps un des attraits de la ville éternelle.

Les belles découvertes de M. Pietro Rosa sur le Palatin et dans le Forum ont métamorphosé cette région de Rome. Elles ont substitué à l’intérêt pittoresque qu’on y trouvait, un intérêt tout scientifique. La fouille telle qu’elle existe aujourd’hui n’est plus un sujet de rêverie pour le voyageur, c’est un texte historique déployé sous ses yeux. Certes, l’état présent a sa grandeur. C’est aussi un spectacle émouvant que celui qui nous est offert par ce vaste ensemble de débris, par ces substructions qui, encore plantées dans le sol, sont des témoins irrécusables de la vie politique de Rome et de sa splendeur monumentale. Mais les hommes d’il y a quarante ans peuvent opposer à cette majesté paléontologique la beauté pleine de grâce et de contrastes que la ville offrait alors et qui les captivait.

M. Alaux en aura conservé le souvenir dans une suite de lithographies qui ont paru principalement de 1824 à 1827. Elles forment un album publié en partie en collaboration avec l’architecte Le Sueur, qui avait été son camarade à la villa Médicis. On y trouve des sites qui sont restés célèbres, des panoramas bien choisis et présentés avec goût. Une vue de Rome prise du Palatin, une vue du Forum prise du Capitole, Rome dessinée des jardins Farnôsc, le temple d’Antonin et Faustine, le Capitole et l’Ara cœli, les perspectives du Colisée et du temple de Mars vengeur sont de beaux motifs, dont quelques-uns ont changé d’aspect, mais que les artistes et les historiens mettront un jour à profit. Ce ne sont que des lithographies exécutées avec une extrême simplicité. L’art de la lithographie a fait depuis bien des progrès, et maintenant il paraît dédaigné. Il était alors dans sa période ascendante, et il a permis à M. Alaux de fixer ces vues qui plus tard seront consultées par ceux qui voudront nous faire connaître Rome telle qu’elle était au commencement du siècle.

Ainsi s’écoula le temps de la pension de M. Alaux. En vivant à Rome, en jouissant de cette plesante demure dont Montaigne reconnaissait déjà tout le charme, au milieu des chefs-d’œuvre de l’art et en face d’une admirable nature, les hôtes de l’Académie soupçonnaient-ils le travail politique qui s’opérait autour d’eux ? Savaient-ils que de généreux esprits travaillaient au réveil de l’Italie ? Avaient-ils entendu parler d’un grand patriote qui publiait un journal appelé il Conciliatore, beau titre qu’avec un autre but que la politique intérieure on pourrait reprendre aujourd’hui ? Le nom de Manzoni était-il parvenu jusqu’à eux avec celui de Pellico ? L’égalité d’esprit qui était un des traits du caractère de M. Alaux et une sorte d’optimisme qui le soutenait, furent-ils troublés, lorsque, au moment où il revenait en France, les Autrichiens occupèrent le royaume des Deux-Siciles et le Piémont ? Je ne sais ; ses lettres réservées ne nous parlent que de ses études et de sa famille.


III

Pendant le séjour de M. Alaux en Italie, un grand mouvement s’était opéré dans les esprits. A son retour, en 1821, il trouva le monde des arts profondément divisé : une nouvelle école s’était élevée contre celle à laquelle il appartenait et que l’on considérait comme ayant fait son temps. La querelle des classiques et des romantiques était vivement engagée. Le Radeau de la Méduse avait paru au Salon de 1819 et avait fait sensation. L’auteur de cette peinture, Théodore Géricault, n’était pas un inconnu pour M. Alaux : il était élève de Guérin. Admirateur de Gros, il avait d’abord exécuté dans le genre de ce maître le Chasseur et le Cuirassier. Mais le tableau de la Méduse était une œuvre absolument originale. Un autre novateur plus jeune et qui allait bientôt paraître, Eugène Delacroix, sortait aussi de l’atelier de Guérin. Enfin, un artiste qui, sans faire école, avait déjà, par la souplesse de son talent, conquis la popularité, Horace Vernet, avait étudié chez Vincent. Il semblait naturel que M. Alaux fût attiré dans un milieu brillant où il avait tant d’attaches, et qu’il suivit le mouvement que ses condisciples imprimaient au goût et à l’opinion. Il n’en fut rien cependant. C’était plus tard, d’une autre manière, que les idées nouvelles devaient exercer sur son talent une influence heureuse.

Il s’était aussi produit, pendant ces dernières années, un fait considérable, mais dont il devait plus difficilement apprécier la portée : on avait commencé à méditer et à raisonner sur l’art et sur son principe. Vers la fin de l’empire, Mme de Staël, en publiant son livre sur l’Allemagne, nous avait fait connaître Kant et Schelling. Dès les premiers temps de la Restauration, la science du beau avait pris place dans le haut enseignement ; Cousin, en étudiant les formes de l’idéal, lui avait consacré à la Sorbonne d’éloquentes leçons. Bientôt le cours du jeune maître avait été fermé. Mais la philosophie n’en était pas morte : la persécution lui avait donné une importance politique. Elle se répandait dans un monde choisi. Elle y répondait à un besoin de doctrine, et Jouffroy se préparait à ouvrir dans une pauvre chambre, devant un auditoire composé de la fleur de la jeunesse libérale comme dans un conciliabule, un cours d’esthétique. Les idées et les théories artistiques occupaient maints esprits, et ce travail de la pensée s’étendait aux artistes, qui, eux, en faisant des systèmes, philosophaient sans le savoir.

Fort occupé, semble-t-il, de son frère qui s’embarrassait dans ses entreprises, M. Alaux n’exposa point en 1822. Le Salon de cette année, regardé comme assez ordinaire en son temps, est cependant plein d’intérêt pour nous. En effet, les artistes, jeunes encore, qui représentent l’école classique, Drölling, Picot, Couder et d’autres encore, y font bonne contenance. Heim y envoie le Martyre de saint Hippolyte ; Hersent, une œuvre d’un sentiment doux et pur : son tableau de Ruth et Booz. Gérard expose Corinne au cap Misène, où des esprits inquiets signalent des tendances romantiques. Ary Scheffer et Delaroche hésitent encore. Mais Delacroix débute avec la Barque de Dante et attire fortement l’attention. Le moment est décisif ; les questions d’art passionnent les esprits. La critique prend aussi une grande importance. C’est par elle que les écoles formulent leurs prétentions. Ses polémiques violentes aggravent les désaccords et poussent à l’émiettement de l’art. Parmi ceux qui écrivirent alors sur l’exposition et au premier rang, parut un jeune méridional dont la facilité à tout embrasser était pleine de promesses. Avec vivacité et sur un mode élégant, M. Thiers rendit compte du Salon dans le Constitutionnel. Il ne faut pas oublier cet essai ; il est encore intéressant à consulter. Étant donnée la situation que l’auteur avait déjà, c’est un document caractéristique. Il a tout d’abord ce mérite de nous faire connaître quelles étaient alors les idées d’un public éclairé, quelle était, en matière d’art, l’opinion d’une certaine élite. Il reflète l’esprit d’un milieu sincèrement libéral, mais qui, bien que favorable au mouvement romantique, était loin de lui accorder toute liberté. M. Thiers loue fort bien Delacroix ; mais il a sur la correction du dessin et sur la beauté des formes des données qui étaient alors répandues, dont témoignent plusieurs des critiques du temps, mais qui nous sont devenues complètement étrangères. Qu’est-ce que la belle forme ? Sur ce point, nous aurions peine à nous entendre aujourd’hui. Sans viser à trop de conséquence dans ses jugemens, l’auteur, on le remarque, a besoin de se montrer philosophe. Ses premières pages sont à relire : elles contiennent un exposé de principes. On y voit clairement l’influence de Cousin, et quoique M. Thiers ne semble pas avoir très bien pénétré la doctrine du maître, on reconnaît qu’il a lu ces leçons de 1818 dont M. Janet a si utilement rétabli le caractère. Il s’en inspire dans ses déclarations. Il possède la formule du Vrai, du Beau et du Bien, et la théorie de l’expression ne lui est pas étrangère. Mais ce qui paraît surtout dans ce préambule, c’est la notion de l’idéal que Cousin avait ramenée dans la philosophie française. Cependant les opinions contraires avaient aussi des interprètes convaincus. On faisait assaut d’argumens. Mais, au fond, ce que je veux observer, c’est que la critique alors n’allait pas sans beaucoup de raisonnemens ; et ce n’était pas son privilège exclusif.

En même temps, en effet, un phénomène nouveau se produisait dans les arts. L’esprit de système commençait à s’y manifester avec une grande énergie. Jusqu’ici cet esprit avait été particulier à la philosophie ; mais déjà les artistes prétendaient ne plus travailler qu’appuyés sur des théories. Le romantisme en comportait beaucoup. Il ne se bornait pas à vouloir étendre, au profit de l’imagination, le domaine des choses permises et à ouvrir plus largement le champ de la fantaisie. Il ne se contentait pas de s’inspirer librement de faits quelconques et de considérer la laideur à l’égal de la beauté. Il y avait aussi, dans ses programmes, une large part faite à la science et à l’histoire. Que de points de vue différens ! Et avec cette idée qu’une seule qualité, comme un seul genre, suffit à glorifier un artiste, que de sectes possibles et combien de personnalités à venir !

Par suite, il devait en être des artistes comme des philosophes, qui ne semblent des chefs d’école que s’ils sacrifient tout à un seul côté des choses, l’esprit à la matière ou la matière à l’esprit. Jusque-là, il avait paru que, pour être un maître, on dût posséder toutes les parties de son art. On croyait que la perfection résidait dans un ensemble de qualités et dans leur harmonie. Mais en 1822 on commençait à ne plus vouloir admirer dans l’art que des qualités isolées : la couleur sans le dessin ou le dessin sans la couleur. La pondération des mérites excitait le dédain et ne paraissait qu’une médiocrité déguisée. On avait comme un besoin d’excès, de protestations et de ruptures, d’affirmations et de négations éclatantes. Nous avons hérité de ces goûts. Pour nous, pas de grands talens hormis ceux qui sont incomplets. Pour quelques dons heureux que nous pouvons apprécier, nous passons condamnation sur le reste. Et c’est ainsi que s’explique la fortune des œuvres faiblement équilibrées qui font aujourd’hui nos délices.

M. Alaux assista seulement à l’exposition de 1822, et cette même année il était de retour à Rome. Il y devançait Pierre Guérin, son ami et son maître, qui venait d’être nommé directeur de l’Académie de France. Bientôt il s’installait près de lui à la villa Médicis et il y peignait un tableau qu’on venait de lui commander : Psyché descendue sur la terre par Mercure. Il était encore à Rome en juin 1824. Son frère était venu l’y retrouver, son frère toujours occupé de théâtres, toujours rêvant de panoramas, toujours sûr de trouver chez son cadet un dévoûment absolu. Le Salon s’ouvrit, cette année, le 25 août, et M. Alaux s’y montra avec le Centaure et le Lapithe et avec la Psyché ; il avait trente-neuf ans et il exposait pour la première fois. Ses tableaux furent accueillis avec faveur et ils obtinrent une médaille d’or. Mais ce succès, si mérité qu’il fût, s’effaçait devant celui d’un autre artiste : Ingres avait apporté d’Italie le Vœu de Louis XIII. Cette belle œuvre témoignait non-seulement du talent de son auteur, mais encore d’une direction d’études toute nouvelle ; Ingres s’était inspiré directement des maîtres de la Renaissance. David disait : « Raphaël me rapproche de l’antique. » Ce mot résumait bien son objectif borné. Mais, pour Ingres, Raphaël était une expression suprême de l’art au même titre que les anciens.

Au fond, le génie d’Ingres était surtout historique. Il avait, des premiers, associé l’archéologie à l’histoire et il cherchait principalement le caractère. Il est probable que la vue des chefs-d’œuvre de l’art rassemblés à Paris avait développé chez lui un sentiment si nouveau ; le Musée des monumens français ne l’avait pas moins touché que le musée du Louvre. En réalité, son imagination voyait les sujets dans le milieu même auquel ils appartenaient, et, pour les rendre, il se plaçait dans les conditions de l’art contemporain des faits. Son talent vivait ainsi dans une migration incessante. Mais il vivait ; et grâce au sentiment puissant qu’il avait de la nature, le maître était de chaque, époque avec l’habileté qui lui était propre et une forme qui sera de tous les temps.

Maintes fois déjà il avait montré cette faculté qu’il possédait d’appartenir, à son gré, à une époque voulue, depuis le Raphaël et la Fornarina et le Pape Pie VII tenant chapelle, jusqu’à Charles V, régent de France, rentrant à Paris. Avec le Vœu de Louis XIII, il exposait encore Henri IV jouant avec ses enfans et François Ier recevant le dernier soupir de Léonard de Vinci. Par la gravité de son talent, il relevait le genre historique et le plaçait au premier rang. Ses ouvrages suscitaient les appréciations les plus contraires ; mais c’était surtout le peintre que l’on discutait. La recherche de la couleur locale, bien qu’elle fût une revendication du romantisme, devenait peu à peu une préoccupation générale. L’influence que les antiquaires avaient exercée sur l’art passait aux historiens.

En somme, dans la philosophie et dans les lettres, tout le travail intellectuel se tournait vers l’histoire. L’art, en cherchant la vérité du fait, perdait sa spontanéité et donnait un caractère documentaire à ses fictions. Les tableaux de sainteté peints par l’école académique étaient purement païens ; les novateurs et les croyans sincères ne pouvaient s’en contenter. Ils étaient d’accord pour demander leur inspiration à des sources moins profanes. Les uns recouraient au moyen âge, d’autres à la Renaissance, suivant qu’ils estimaient que l’idée chrétienne avait trouvé à l’une ou à l’autre de ces époques son expression la plus parfaite. Le sentiment religieux prenait donc des formes déjà consacrées par le temps, il était historique à son tour. Pour Ingres, Raphaël était le divin maître. Le Vœu de Louis XIII est admirable ; mais c’est une œuvre d’art conçue et exécutée dans le style du XVIe siècle.

Très attaché à M. Ingres, dont il admirait profondément le talent, M. Alaux partageait ses idées. Cependant il n’avait pas encore montré dans quelle mesure il en était pénétré. La force et l’occasion lui manquaient pour manifester ses tendances. À ce moment, il peignait des tableaux d’histoire sur des sujets allégoriques. Mais il n’y mettait pas un accent assez énergique et personnel pour exciter de vives critiques ou des admirations passionnées. Il avait déjà beaucoup travaillé sans avoir pu se recueillir. En 1827, il avait terminé pour le Conseil d’état deux grandes toiles : la Justice amenant l’Abondance et l’Industrie sur la terre, et la Justice veillant sur le repos du monde, ouvrages agréables et faciles qui furent loués quand ils parurent, mais qui se laissaient confondre avec les productions d’autres artistes contemporains. De ces compositions, la seconde est particulièrement heureuse et le clair-obscur en est bien entendu. M. Alaux savait mettre à l’effet ; cette qualité a toujours été rare et plus que jamais elle mérite d’être appréciée par nous. Mais ces ouvrages, signalés par la presse du temps, ne donnent aucune idée de l’activité de l’artiste. En 1824, avec les deux tableaux qui commençaient sa réputation, il exposait un Christ au tombeau et une Scène de brigands. Puis, il avait été chargé de peindre, au Louvre, un plafond qui a pour sujet Poussin présenté à Louis XIII. L’exécution on est un peu molle, mais la ressemblance des personnages et les costumes y sont fidèlement rendus. Enfin pendant plusieurs années il fit des lithographies pour les publications de ses amis Taylor et Nodier : les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Il s’y montra paysagiste élégant et bon dessinateur d’architecture. Dans ce travail d’illustration il était le collaborateur de Fragonard, de Cicéri, de Bonington, de Granet et du baron Atthalin dont le talent est fort injustement oublié. La photographie n’existait pas alors. On faisait des dessins, mais toujours avec une certaine idée d’arrangement. Ils sont exacts sans doute ; cependant les moindres sont présentés non-seulement comme des documens, mais encore comme des œuvres d’art. Par là, ils sont d’accord avec le texte de l’ouvrage dans lequel l’imagination ne manque pas.

Le talent de M. Alaux allait bientôt trouver sa voie et donner sa véritable mesure. La création du musée de Versailles est, dans les annales de l’art français, un fait dont on n’apprécie pas suffisamment l’importance. La destination qui lui fut donnée dès le principe répondait à un besoin des esprits. Sa fondation coïncidait avec l’institution de la commission des monumens historiques et de comités ayant un objet analogue et qui existent encore. Ainsi les intérêts de l’histoire et l’histoire elle-même devenaient un intérêt public et se trouvaient représentés dans les services de l’État. L’idée d’établir un musée historique sur un plan aussi vaste était nouvelle. A la fin du règne de Louis XVI, le surintendant d’Angivilliers avait bien eu en vue la formation d’une galerie dans laquelle les faits mémorables de notre histoire eussent été représentés. Tous les ans, quatre tableaux devaient être commandés dans cette intention aux meilleurs artistes. Ce projet était en cours d’exécution au moment de la révolution. Sous l’empire, à l’occasion de l’exposition décennale, on voit que tout un ordre de récompenses avait été prévu en faveur des « ouvrages représentant des sujets honorables pour la nation. » Mais il ne semble pas que l’on ait eu la pensée de les réunir un jour. La conception du musée de Versailles était donc originale et elle avait de la grandeur. Ce musée, qui consacrait au moyen de l’art le souvenir de nos gloires, était destiné à exalter le patriotisme de la nation en lui montrant la suite ininterrompue de ses fastes dans leur antique et imposante majesté.

Le rapport dans lequel le comte de Montalivet, intendant général de la liste civile, justifiait la nouvelle destination à donner au palais de Versailles est remarquable. Il est du 29 août 1833 ; les conclusions en furent adoptées, le 1er septembre, par le roi Louis-Philippe. C’est un document vraiment administratif ; tout est y prévu, il n’y a plus qu’à passer à l’exécution. L’architecte Neveu a étudié dans toutes ses parties le projet soumis au roi. M. de Montalivet expose quel sera l’aménagement des locaux, quelle sera la distribution des ouvrages dans les salles anciennes et nouvelles ; il parle de la nécessité qu’il y a, pour avoir des séries complètes, de faire aux artistes de nombreuses commandes et de leur fournir ainsi l’occasion de rehausser la gloire de l’École française. C’est l’honneur du roi d’avoir conçu ce projet et d’en avoir arrêté le plan. C’est sa pensée que « Versailles présente à la France la réunion des souvenirs de son histoire et que les monumens de toutes nos gloires y soient déposés, et environnés ainsi de la magnificence de Louis XIV. » Et tout cela est juste.

Quoi qu’on en ait dit, le musée de Versailles n’a pas été une création ordinaire. Sans doute, il n’y avait pas assez d’artistes de grand mérite pour remplir, rien qu’avec des chefs-d’œuvre, le programme que l’on avait conçu. Il fallait un peu prendre de toutes mains, pourvu encore qu’elles fussent habiles, et les habiles mains ne manquaient pas. Les contemporains se sont plaints bien haut qu’il y eût des disparates et des faiblesses. Mais à distance ces inégalités s’effacent. Il en est du musée de Versailles comme d’autres entreprises accomplies avec une rapidité nécessaire. Ainsi, la frise du Parthénon, œuvre politique et religieuse de premier ordre, n’est pas, non plus, parfaite dans toutes ses parties. On y distingue la main de plusieurs artistes, et, dans le nombre, il y a en qui, bien qu’Athéniens et travaillant sous la direction de Phidias, n’ont montré qu’une habileté relative. Néanmoins, on admire l’ensemble ; et, pour Versailles aussi, admirer l’ensemble est de toute justice.

Il faut aussi le reconnaître, la création du musée de Versailles a été un grand bienfait pour les arts ; elle a donné l’occasion à beaucoup de talens de paraître et aussi de se renouveler. Les programmes historiques étaient une épreuve. Plusieurs artistes qui semblaient avoir dit leur dernier mot devenaient, en les traitant, des hommes nouveaux. Heureux effets des études sérieuses et de la vérité quand elle est sincèrement cherchée ! On retrouvait dans leurs œuvres, avec le talent acquis, le mouvement et la vie. Affranchis de l’antique, et libres devant la nature, nos peintres paraissaient devenir plus français. De là toute une suite d’ouvrages qui ont honoré Couder et Cogniet, et d’autres encore parmi lesquels M. Alaux, lui aussi, a pu montrer tout son mérite. En effet, vers 1830, après de grands efforts et une abondante production, il restait avec la réputation d’un décorateur habile. Ce renom, qui semblait le faire déchoir, décida de sa carrière. Il avait toujours eu des attaches avec la famille royale. Dès 1814, on voit par une lettre adressée à son ami Taylor, alors garde-du-corps dans la compagnie de Wagram, qu’il aspirait à devenir peintre du duc d’Orléans. Plus tard, sa figure de Cadmus avait été achetée pour la galerie du Palais-Royal. Grâce au fidèle Taylor, sans doute, il n’avait jamais été oublié. Lorsque les travaux du musée de Versailles furent décidés, il fut appelé des premiers et il exécuta nombre de motifs de décoration pour les salles : dessus de portes, trumeaux, compositions historiques, allégories mêlées à des ornemens. Bientôt des commandes plus importantes lui lurent confiées, et il s’en acquitta brillamment. En 1835, il exposa le portrait équestre du maréchal de Rantzau, plein de physionomie et qui représente avec beaucoup de vraisemblance et de vigueur ce guerrier qui, ayant perdu une jambe, un bras et un œil, ne cessait d’exercer des commandemens dans les armées. En 1836, il envoyait au Salon un autre portrait équestre, aussi destiné à la salle des maréchaux : celui de Charles II de Cossé-Brissac. L’année même de l’inauguration du musée, en 1837, il achevait une grande toile : la Bataille de Villaviciosa ; puis successivement on vit paraître, aux deux Salons qui suivirent, Valenciennes pris d’assaut par Louis XIV et la Bataille de Denain. Chacun de ces ouvrages marque sur celui qui l’a précédé un progrès sensible : tous tiennent parfaitement leur place dans la galerie des batailles. Le dernier surtout est des plus remarquables. La composition en est héroïque et sans emphase. Les mouvemens sont hardis, mais exempts d’exagération. Les costumes de 1712 sont de la plus grande justesse. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les belles études de M. Charles Giraud sur la campagne qui fut couronnée par la victoire de Villars ; on sait le détail de cette action mémorable. Le moment choisi est celui où le maréchal, à la tête des régimens de Navarre et de Dauphiné, force les défenses du camp ennemi. Le travail de M. Alaux a précédé de plus de vingt ans celui de l’historien ; et l’historien, je crois, ne pouvait qu’être satisfait de l’œuvre de l’artiste.

J’arrive aux ouvrages qui, d’un avis unanime, ont assuré la réputation de M. Alaux : je veux parler des trois tableaux représentant les États généraux de 1328, l’Assemblée des notables tenue à Rouen en 1596 et les États généraux de 1614. La salle spéciale dans laquelle ils sont placés est décorée de seize compositions sur mur qui représentent les autres assemblées de même ordre, tenues depuis 615 jusqu’en 1767. Ces petits tableaux sont aussi de la main du peintre et ils sont tous composés à merveille. L’auteur était entré dans la plénitude de son talent.

Je ne veux pas discuter les programmes et me demander si le nom d’États généraux convient bien à l’assemblée de 1328. De quelque nature qu’ait été cette consultation, elle a eu une grande importance, puisqu’elle a confirmé le principe de la loi salique et écarté les prétentions qu’Édouard III d’Angleterre élevait sur le trône de France. La séance eut lieu à Paris, dans l’église Notre-Dame. Ce fut là que la question fut débattue et tranchée, sur l’avis des jurisconsultes. M. Alaux a bien rendu cette scène. Philippe de Valois, déclaré régent du royaume, entouré des barons, des principaux prélats et des légistes de la couronne, occupe le milieu de l’église à la croisée des nefs ; la foule des assistans remplit l’espace qui n’est pas défendu par des barrières et accueille par des acclamations la décision qu’on lui fait connaître. De ce côté, la scène est pleine de mouvement. Les types sont vrais, ou du moins conformes à l’idée que nous pouvons nous faire de nos aïeux. Les têtes et les mains sont bien traitées, les costumes sont fidèles. Au moment où ce tableau fut exécuté, l’opinion n’était pas encore formée sur l’application de la peinture à la décoration des édifices au moyen âge. Les murailles ont donc la couleur de la pierre. On n’a pas, non plus, pensé aux vitraux. Mais ces inexactitudes n’ont pas nui au tableau et ont permis de placer le centre de la composition dans une vive lumière. L’effet est bien entendu et bien rendu. Toute différente est l’Assemblée des notables de 1596. La scène, ici, est moins conjecturale, parce qu’elle est décrite dans le Cérémonial français. Le peintre a suivi scrupuleusement cet ouvrage. La séance a lieu dans une salle carrée de l’abbaye de Saint-Ouen. Il y a des fenêtres à droite et à gauche : ces dernières seules éclairent la pièce ; les autres ont leurs rideaux fermés. Le jour se porte donc sur un côté de l’assistance. Le fond est dans la demi-teinte ; les parties qui sont sous les fenêtres et sur le premier plan sont dans une ombre transparente. Tout cela est parfait. L’effet est calme, l’harmonie sourde et un peu violacée. L’impression est juste ; c’est celle d’une réunion d’hommes qui délibèrent avec gravité.

Le tableau des États généraux de 1614 a aussi sa physionomie à part. Il a beaucoup plus de mouvement que le précédent. La scène se passe dans la grande salle du Petit-Bourbon que le Cérémonial français a décrite avec soin. C’était un vaisseau long, garni de chaque côté d’arcades et d’un double rang de balcons. Le jour arrivait de toutes parts dans cet intérieur de pierre : les dispositions permettaient qu’il y eût foule, et, pour la circonstance, on avait construit des estrades qui permettaient que les assistans fussent plus nombreux. L’artiste a respecté toutes ces conditions, et il en a tiré profit. Son tableau a le double caractère d’une assemblée et d’une fête : c’est une séance solennelle et brillante, c’est un milieu animé et riche. Le caractère du temps est parfaitement observé.

Ces trois ouvrages sont remarquables par la mise en œuvre. Dans tous trois, le point de vue, placé haut, permet d’embrasser la scène entière. Chaque personnage, chaque ordre et chaque classe de personnes occupe bien la place qui lui est attribuée par les documens les plus dignes de foi. Évidemment, les compositions ont été faites sur plan : l’aspect en est toujours très net et la perspective excellente. On peut dire aussi, à leur louange, qu’elles sont d’un sentiment très décoratif. Dans toutes, l’effet, quoique varié, présente bien la clarté flottante des grands intérieurs, sans aucune affectation dans les oppositions de la lumière et de l’ombre. Enfin, il règne dans ces tableaux un air d’aisance et de sécurité qui dénote un peintre en pleine possession de son talent, un artiste qui a trouvé sa voie, un homme heureux.

Heureux, M. Alaux l’était en effet. Il avait contracté une union qu’il avait longtemps désirée, et il semble que l’on retrouve, parmi les jeunes femmes qui occupent les tribunes des États de 1614, l’image de sa charmante compagne. Les tableaux des États généraux obtinrent un grand succès et furent loués comme ils méritaient de l’être. A la vérité, quelques critiques qui, jusque-là, avaient attaqué l’artiste avec persistance, crurent pouvoir, cette fois, le passer sous silence. Mais il eut pour lui tout le monde, et nul doute que, si une place eût alors vaqué à l’Académie des Beaux-Arts, il n’eût été appelé à l’occuper.

Le roi Louis-Philippe suivait avec un intérêt très vif les travaux destinés aux galeries de Versailles. Il veillait à la rédaction des programmes et faisait faire les recherches nécessaires à leur exécution. Il accorda une attention particulière aux États généraux. M. Alaux, pour les peindre, s’établit dans les combles du Louvre, en face de l’Institut. Les renseignemens ne lui manquaient pas : c’étaient des gravures et c’étaient des textes. Souvent ces autorités venaient lui donner tort et contredire ce qu’il avait cru pouvoir imaginer. De là des retouches fréquentes, mais aussi des modifications qui, tout au moins, tournaient à l’honneur de la vérité. Le roi venait voir les tableaux et faisait ses observations. Cela se produisit à propos de l’Assemblée de 1596. M. Alaux y avait introduit une tenture rouge. Un jour, le roi apporta la preuve que la salle était tendue de bleu. Chagrin de M. Alaux ! « Mais, disait-il plus tard, une fois le changement opéré, je trouvai que mon tableau faisait mieux. » A la suite du Salon de 1841, M. Alaux reçut la croix d’officier de la Légion d’honneur. À cette occasion, le roi lui dit : « C’est moi qui y ai pensé. »

Au souci des choses de l’histoire, que l’on avait en haut lieu, répondaient aussi des actes administratifs. Le service des monumens historiques avait la charge de conserver nos édifices nationaux et de les restaurer. L’intendance générale de la liste civile entreprit de veiller également sur les œuvres d’art et de les sauver de la destruction quand le temps et les hommes les auraient mises en péril. Aucunes n’étaient plus compromises que celles qui servaient à la décoration du palais de Fontainebleau. Pendant les deux règnes précédens, Fontainebleau avait été négligé : il avait eu, sous l’empire, une notoriété dont il portait la peine. La galerie d’Henri II était peut-être la partie du château qui avait le plus souffert. Les dalles de pierre qui servaient de couverture à la voûte laissaient passer l’eau ; les murs étaient salpêtres et il n’y avait plus de vitres. Les enduits, détachés de la muraille, étaient tombés par places, et leurs crevasses servaient d’asile à des essaims de chauves-souris. Une bonne administration ne pouvait laisser les choses en cet état : la restitution de la galerie fut, un jour, entreprise. Les peintures du Primatice, qui la décorent, réclamaient des soins immédiats. Peut-être ne comprenait-on pas bien encore tout leur mérite. M. Alaux, chargé de les remettre en état, nous les a vraiment fait connaître, grâce à son intelligence historique et à la souplesse de son talent. Il les a sauvées de la ruine et il nous a permis de les juger et d’en jouir. Restaurer ! C’est un mot dont notre siècle a, le premier je crois, bien compris la portée. Je ne veux pas dire qu’il ait toujours réussi à réaliser tout ce que ce mot implique. Tant il est difficile, avec la sincérité la plus parfaite, de voir les choses telles qu’elles sont, et délicat, même en étant très habile, de s’y raccorder ! Mais, du moins, la théorie est établie. On sait que c’est une œuvre de science et d’abnégation. Réparer ce que l’injure du temps a détruit, et cela avec une observation si exacte, une si parfaite pénétration de l’esprit de l’œuvre compromise que, ce travail achevé, on ne puisse distinguer, dans l’ensemble, les retouches et les reprises des restes originaux et authentiques, tel est le travail de celui qui entreprend de rétablir les choses anciennes dans leur vérité.

Déjà la galerie avait été restaurée sous Henri IV et sous Louis XV. Cette fois, la tâche consistait non-seulement à remplir les vides, mais encore à faire disparaître les retouches : c’est d’une véritable réfection qu’il s’agissait. Jamais la peinture du Primatice n’avait couru un aussi grand danger. Il était à craindre qu’un élève de l’école de l’empire, à tout prendre, ne vît rien, dans la libre élégance du maître et dans ses formes un peu abandonnées, rien autre chose que des fautes de dessin. D’ailleurs, que devait-il penser du style même de l’œuvre ? Les sujets en sont empruntés à la fable, mais rien n’est plus éloigné de l’antique que cette manière de traiter la mythologie.

Ce fut avec un tact exquis et le plus infatigable scrupule, avec une habileté pratique consommée, que M. Alaux s’acquitta de sa tâche, j’allais dire de son devoir. Entouré de gravures, ayant à sa disposition des dessins originaux qui, bien que ne se rapportant pas directement à la galerie, faisaient revivre à ses yeux l’esprit de l’auteur ; soutenu par sa conscience et par la faculté qu’il avait d’admirer les choses en leur lieu, aidé par son exécution aisée, il remit la galerie dans toute sa fraîcheur. Il se fit aider dans son travail par quelques artistes d’espérance qui furent pour lui des disciples et des témoins. Un d’eux, Isidore Pils, puisa dans cette collaboration le goût décoratif dont il a donné les preuves en maintes places, et particulièrement à l’Opéra. A voir l’ensemble de l’œuvre et son harmonie, on ne penserait pas que plusieurs figures, et même des morceaux importuns, sont complètement modernes. Toute la partie supérieure du Festin des dieux, par exemple, a été refaite de toutes pièces. Mais, en somme, rien n’est resté d’un caractère incertain : tout appartient au Primatice. La restauration est parfaite ; on peut la considérer comme un exemple.

Je veux encore appeler l’attention sur un ouvrage de M. Alaux qui est peu connu en France, et qui, certainement, mérite de n’être pas oublié. C’est un tableau qui représente le roi Louis-Philippe recevant la députation de la cité de Londres, lors de la visite qu’il rendit à la reine d’Angleterre. On y voit une suite de portraits dont les études à l’aquarelle sont restées longtemps en la possession du peintre : visages et physionomies du caractère le plus frappant, rendus avec une délicatesso et un esprit rares, et qui montraient le talent de l’auteur sous un jour nouveau. M. Alaux eût été un très bon portraitiste. En effet, chaque personnage a son type et ce type est celui de sa race. Je me souviens du lord-maire, qui était alors M. Magnay, de plusieurs des aldermen, forts, hauts en couleur, et par contre de notre ambassadeur, M. de Sainte-Aulaire et du baron Fain. C’était une galerie vivante. Il me semble la voir, et je ne crois pas me tromper en disant qu’elle offrait le plus vif intérêt. Nul doute que le tableau auquel elle a servi de préparation ne soit lui-même remarquable et n’ait aussi le mérite d’une extrême fidélité.

Telles sont les principales productions de M. Alaux : elles ont surtout une valeur historique. Elles montrent bien quel profit l’art peut tirer de son alliance avec l’histoire. D’une part, la connaissance du passé, intervenant dans la création d’œuvres rétrospectives, donne à celles-ci l’autorité des choses anciennes et une vraisemblance qui se rapproche de la vérité. D’un autre côté, cette même connaissance, appliquée à des restaurations, aide à conserver aux ouvrages de nos devanciers leur véritable caractère. Enfin la conscience historique fait que la représentation de sujets contemporains est une source d’informations à laquelle nous recourons déjà nous-mêmes. Cependant, en remplissant ces diverses tâches, M. Alaux a gardé une juste mesure : il est resté artiste tout en se montrant historien. Ses œuvres, bien renseignées, ne sont point pédantes. Le document ne s’y montre pas comme le ferait dans un écrit quelque citation importune ; il est subordonné à l’ensemble, participe de la vie du sujet et rentre dans l’unité qui est une des conditions de l’art. Quand il a eu à restituer une œuvre ancienne, il s’est rendu l’esclave, mais l’esclave intelligent de l’original, dont il sentait que l’honneur, autant que la conservation, étaient entre ses mains. En comparant les peintures de Fontainebleau aux gravures les plus accréditées pour rappeler leur état primitif, la savante abnégation de M. Alaux devient, je crois, manifeste. Enfin, le tableau de la Réception de la corporation de Londres par le roi Louis-Philippe est à son tour un document que les artistes et les familles seront, plus tard, empressés de consulter.

Chez M. Alaux, le travail du pinceau est aisé et sans affectation aucune. C’est une peinture qui ne cherche pas à se montrer. Je sais gré à l’artiste de ne pas m’occuper de lui par des recherches de métier. En dépit de ce que l’on peut dire, le moi, quand il se montre dans les arts, autrement que par la supériorité du sentiment et par l’excellence de la forme, est de peu de valeur. Il y a des habiletés matériellement voyantes qui sont de véritables hors-d’œuvre. M. Alaux était un praticien habile ; mais ce n’était pas à cela qu’il faisait consister le mérite du peintre d’histoire. De même aussi, ne prétendait-il pas faire tout céder à sa personnalité. La sienne restait toujours subordonnée au programme qu’il avait accepté, et il me semble qu’en cela il était parfaitement logique. Bien représenter les faits dans les conditions où ils se sont passés, nous les montrer à leur date et dans leur milieu, c’est l’originalité de l’artiste-historien, originalité qui naît du sujet même, qui ne risque pas de nous lasser par monotonie et qui, changeant à chaque œuvre nouvelle, se manifeste par un inépuisable renouvellement.

La peinture de M. Alaux a cette qualité de ne point détourner l’attention à son profit. Elle est souple et claire. Elle est abondante et discrète : vraie peinture de faits simple et juste, excellente ad narrandum et qui rappelle le style limpide des meilleurs historiens.


IV

Les années qui s’écoulèrent entre 1827 et 1843 furent pour M. Alaux les plus belles de sa vie. Il avait obtenu des succès de plus en plus brillans et il ne pouvait méconnaître que son talent ne se fût grandement développé. Il était entré dans une famille honorable et qu’il connaissait de longue date, en s’unissant à une personne accomplie. Entouré de douces affections, il voyait grandir à son foyer une fille douée dès son enfance des talens les plus gracieux. Un bonheur aussi parfait ne pouvait être que fragile. La charmante jeune fille fut enlevée à ses parens par une maladie de langueur, et une douleur sans remède remplit pour toujours les deux cœurs aimans qui avaient enveloppé cette enfant unique du tendre concert de leur amour. Mais, comme un adoucissement à leur peine, il leur restait à tous deux un sentiment rare après une semblable épreuve, sentiment qui allait bientôt trouver à s’épancher : ils aimaient la jeunesse.

Vers ce triste moment, la direction de l’Académie de France à Rome étant sur le point de vaquer ; on fut généralement d’avis que M. Alaux convenait à cette situation importante. En vérité, quand on y songe, personne n’était mieux préparé que lui à bien remplir les obligations qu’elle impose. Ses travaux par leur variété lui avaient donné une connaissance de la théorie et de l’histoire de l’art, peu commune parmi les artistes de son temps. Il avait beaucoup pratiqué et aussi il avait beaucoup appris. Son esprit s’était singulièrement ouvert et son jugement beaucoup exercé. Les études classiques, il les avait faites aussi bien et mieux que la plupart des peintres contemporains. De plus, n’avait-il pas abordé la peinture historique avec succès ? et n’avait-il pas rétabli avec une compétence indiscutable l’ouvrage d’un maître de la Renaissance ? Passionné pour son art, il s’était rendu maître de tous les styles, et il était capable de s’y plier. Cette sorte d’érudition le rendait le plus libéral des hommes. Si l’on joint à cela la grande expérience qu’il avait acquise de la vie d’artiste, de ses illusions et de ses traverses, on reconnaîtra qu’il était le directeur le plus éclairé que l’on put choisir. Tandis que secondé, comme il devait l’être, par son excellente compagne, il allait rendre, autant qu’il était possible, aux jeunes artistes, appelés à vivre autour de lui, les douceurs de la famille.

M. Alaux fut nommé directeur en 1846, et il vint occuper son poste au commencement de 1847. Il succédait à M. Schnetz qui, avec des qualités différentes, était entouré par les pensionnaires d’une grande sympathie. C’est alors que je vis M. Alaux pour la première fois. Il avait soixante-deux ans. C’était un homme détaille moyenne. Sa tête était forte. Son visage large était éclairé par des yeux pleins de finesse et par un sourire des plus bienveillans. Ses vêtemens étaient longs et son chapeau de forme un peu basse. Il s’appuyait sur une canne et avait la démarche lente d’un vieillard ; et l’on disait qu’il avait toujours été ainsi.

Il prit aussitôt son attitude d’ami des études et de directeur paternel. Il connaissait parfaitement les traditions de l’Académie et se plaisait à la vie qu’on y mène, profitant des occasions qui lui faisaient avec les pensionnaires des relations aisées. Il aimait à parler sur les arts, ce qui n’était pas une mauvaise disposition chez un directeur et ce qui, en tout cas, était assez nouveau pour nous. Il le faisait avec simplicité et abandon, avec une profonde admiration pour les maîtres et une modestie personnelle très sincère. Il se plaisait aussi à s’entretenir de la technique : avec les architectes, de la perspective dont il connaissait toutes les applications ; avec les sculpteurs, de forme et aussi de la polychromie, dont il devait plus tard faire des essais ; avec les peintres, de tout ce qui intéresse l’exécution, depuis la préparation des toiles et des couleurs, jusqu’aux procédés les plus délicats dans lesquels le travail de l’esprit et celui de la main se tiennent de plus près ; ayant sur ces derniers sujets toutes les préoccupations et toute l’expérience d’un praticien consommé.

Avec tant de qualités, il était d’un abord facile ; on pouvait l’approcher à toute heure. Il savait entrer dans les vues des jeunes artistes, les soutenir dans leurs entreprises en apportant aussitôt les raisons et les exemples les plus propres à les aider dans leur travail personnel. Quand il invoquait sa propre expérience, ce n’était pas pour se donner comme un modèle, mais au contraire pour rappeler quelque tentative qui lui avait peu réussi. Sa complaisance était inépuisable ; et cette bonté, jointe à beaucoup de sûreté et de finesse, faisait de lui le meilleur et le plus utile des conseillers.

Si je me souviens bien, les études des pensionnaires étaient alors engagées dans une voie très simple. Elles n’étaient ni compliquées par l’imitation de l’antique, ni troublées par la préoccupation décevante de se faire à tout prix une personnalité. Le sentiment qui dominait tous les autres était l’amour de la nature, relevé par le choix d’un sujet. On s’efforçait de trouver un modèle qui répondit à une donnée que l’on caressait dans son esprit ; ou bien, on concevait une idée à propos d’un modèle que l’on avait rencontré. Il est resté de ce temps et de cet esprit quelques traces dans des ouvrages que peut-être l’on regarde encore.

Le temps était favorable à cet amour du naturel idéalisé. On vivait à Rome d’une vie à la fois réelle et mystique : on était en présence des plus nobles aspirations qui pussent exister sur la terre. Les premières années du pontificat de Pie IX donnaient aux esprits un généreux essor. Les actes du pape éclairaient le temps présent d’une lumière divine et ouvraient à l’avenir les plus brillans horizons. L’indépendance de l’Italie, que le pape rêvait alors, apparaissait comme un événement assuré : les institutions libérales, dont il voulait doter ses états, étaient un exemple pour le monde. Dans une pensée de clémence et de réparation, il avait donné une amnistie, qui fut accueillie par un élan d’amour, fêtée avec un enthousiasme dont les manifestations égalaient en beauté les triomphes chantés par les poètes. La gratitude et l’admiration qu’inspiraient de tels actes pénétraient les cœurs et faisaient de Rome un milieu dans lequel il était bon de vivre et où s’exaltait notre jeunesse. Amour de la patrie, amour de la liberté, amour des hommes, ferme confiance que le progrès allait s’accomplir au milieu de la paix universelle, tels étaient les sentimens dont se nourrissaient les âmes. Telle était l’atmosphère morale dont nous étions enveloppés.

La révolution de février vint donner aux idées une autre direction. L’année 1848 est déjà loin de nous ; mais on ne peut oublier combien elle fut féconde en événemens d’une gravité immédiate et d’un sens prophétique. Le fait en lui-même n’aurait pas dû nous surprendre. Près de nous, les insurrections de Livourne, de Palerme et de Naples en avaient été le prélude. Des constitutions avaient été arrachées aux gouvernemens des Deux-Siciles, de Piémont et de Toscane. Mais la révolution de France vint donner aux choses leur signification véritable. Les opinions que l’on croyait simplement libérales se montrèrent comme des revendications démocratiques, et le socialisme parut avec ses théories. En même temps plusieurs peuples se soulevèrent en invoquant le principe des nationalités, dont le triomphe était l’agglomération des populations de même race en de grands états unifiés. On ne peut pas dire que la forme républicaine fût celle à laquelle tendaient ostensiblement les mouvemens qui se produisaient partout à la fois. Mais c’était la révolution partout ; et en la voyant éclater de toutes parts avec tant d’énergie, je ne sais si l’on est autorisé à croire que chez nous, comme ailleurs, il eût été possible de la conjurer.

Quel spectacle présentait alors l’Europe ! Quelles contradictions et quelles luttes ! Quels souvenirs ! À cette époque, Rome était loin de Paris et du nord de l’Europe ; nous ne pouvions pas bien suivre les événemens. Nous les apercevions seulement par de certains côtés. Ainsi, nous voyions des soulèvemens éclater dans plusieurs capitales et souvent le même jour : le 18 mars, à Stockholm, à Milan, à Berlin ; le 15 mai, à Berlin, à Paris, à Naples, à Milan, à Turin, à Rome, à Vienne et jusqu’à Londres. Les émeutes de Berlin, à la suite desquelles le roi Frédéric-Guillaume fut par deux fois contraint de saluer les cadavres des insurgés qui avaient péri dans la lutte, nous causaient une grande impression, parce qu’elles se traduisaient pour nous en de vives images. Cependant le parlement de Francfort s’assemblait et les doctrines unitaires s’y formulaient avec force. Au nom de l’Allemagne, il revendiquait déjà, outre les duchés incorporés au Danemark, la Suisse allemande, la Hollande et le Limbourg, l’Alsace et la Lorraine et bientôt le versant méridional des Alpes. A l’intérieur, il visait à substituer à la confédération d’états existante un état fédéré. La théorie formulée, je crois, par M. de Gagera, n’allait à rien moins qu’à mettre l’Autriche en dehors d’un empire purement germanique qui tendait à s’agréger autour de la Prusse. Ces idées n’étaient pas nouvelles ; elles étaient populaires, et le drapeau rouge, jaune et noir, que les artistes allemands nous montraient à Rome à la faveur de leurs fêtes olympiques, était salué avec enthousiasme des Alpes à la Mer du Nord. Cependant elles étonnaient et il semblait peu probable qu’elles vinssent jamais à se réaliser. Qui pouvait prévoir qu’il y eût là un avertissement pour nous ! Ce qui nous frappait davantage, c’était l’état de l’Autriche, parce qu’elle était alors pour les Italiens l’ennemie. Surprenante fut cette manifestation des étudians bohèmes et hongrois, dont la conséquence tut la chute du légendaire M. de Metternich. Horribles étaient les massacres de femmes et de généraux ; inouïes les fuites, les rentrées et les abdications des princes ; extraordinaires enfin les conflits et les confusions qu’on voyait se produire au sein de cet état bouleversé. Dans l’antagonisme des élémens magyar, slave et allemand, se manifestait l’énergie des nationalités qui, incorporées à l’empire et mises en lutte les unes avec les autres par le pouvoir impérial, finissaient par se tourner contre lui et semblaient le pousser à sa ruine. Ces révolutions et ces guerres mettaient en scène des hommes qui passionnaient l’opinion. On parlait beaucoup du Ban Jellachich, de Bem et de Gœrgey, aujourd’hui plus ou moins oubliés ; et on voyait apparaître M. Kossuth dont on parle encore.

Mais notre attention était concentrée sur la France et sur l’Italie. Elle était d’autant plus excitée, que notre situation nous réduisait à n’être, de loin ou de près, que des spectateurs impuissans. A Paris, la proclamation de la République, les journées de Juin, la promulgation de la Constitution et l’élection du prince Louis Bonaparte à la présidence, étaient des événemens qui, selon leur nature, nous émouvaient fortement, mais qui se déroulaient loin de nous. Nous étions également en dehors de ce qui se passait en Italie, quoique nous fussions réellement au milieu des choses. Là aussi, tous nos sentimens étaient mis en jeu. Chaque jour nous apportait quelque grande nouvelle : la proclamation de la république à Venise, l’entrée de Charles-Albert en Lombardie et les premiers succès des armes piémontaises. Bientôt éclatait la révolution de Toscane et enfin celle de Rome, qui nous mettait en face de la réalité. Elle était vraiment redoutable. Le 15 novembre, le comte Rossi fut assassiné, et la ville fut le théâtre de scènes terribles. Ceux qui assumaient la responsabilité du meurtre, précédés d’une bande de musiciens, allaient aux casernes, en faisaient sortir les soldats et, mêlés à eux et fraternisant avec eux, parcouraient les rues éclairées sur leur passage, au milieu des applaudissemens. L’attaque du Quirinal suivit de près, et à quelques jours de là on apprit que le pape s’était retiré à Gaëte. Étrange situation que la nôtre ! Éloignés de notre pays, nous vivions dans Rome comme si nous en eussions été aussi loin que de Paris. Au milieu de faits si graves, notre devoir était écrit. Nous n’avions qu’à poursuivre nos études, à rester fidèles à notre vie commune et à garder une contenance impassible.

M. Alaux nous donnait l’exemple. On peut le croire : la chute du roi Louis-Philippe avait été pour lui la cause de sincères regrets. Cependant son chagrin ne parut que par l’abattement de son visage. Jamais notre directeur ne dit un mot qui pût nous découvrir sa pensée ou qui nous autorisât à des commentaires. Ce sentiment du devoir, cette réserve et cette dignité, lui concilièrent le respect de tous, et même de ceux qui ne pensaient pas comme lui. Les effets de la confiance et de la sympathie qu’il nous inspirait ainsi furent très sensibles au milieu des événemens que nous allions bientôt traverser ensemble.

Dès les premiers jours de l’année 1849, l’Europe présenta un spectacle effrayant. La guerre était partout, sinon en fait, du moins en puissance. Quelles luttes que celles qui mettaient aux prises les sept armées de la Hongrie avec le reste de l’empire et le Danemark avec l’invasion allemande ! Quelles délibérations que celles de ces états-généraux, de ces cortès, de ces assemblées, de ces constituantes, de ces parlemens, qui, réunis dès les mois de janvier et de février, élaboraient des chartes, des statuts et des lois au milieu des armes, décidaient de la guerre, chacun ayant foi dans la justice de sa cause ! Ce qui rendait extraordinaires ces violens conflits, c’est qu’ils se produisaient, non pas pour satisfaire des ambitions dynastiques, mais pour le triomphe d’idées devenues populaires, au nom de théories politiques ou sociales et surtout au nom du principe des nationalités.

Nulle part, la situation n’était plus grave qu’en Italie. Les travaux de la constituante romaine amenèrent la proclamation de la république, et le gouvernement français répondit aussitôt en déclarant que la république française ne se considérait pas comme solidaire de toutes les républiques qui croiraient devoir s’établir, et que le souverain pontife devait être libre. Les chambres piémontaises votèrent la dénonciation de l’armistice intervenu après la défaite de Custozza ; le désastre de Novare suivait de près la reprise des hostilités, et l’ingratitude populaire se déchaînait contre Charles-Albert. Les Autrichiens descendaient sur Rome ; les Napolitains se dirigeaient vers les états pontificaux ; les Espagnols débarquaient à Terracine pour restaurer le pape. C’était à Rome qu’était le nœud des difficultés communes aux races latines, et c’est là qu’il allait être tranché. A la solution de la question romaine s’attachaient l’existence du pouvoir temporel, l’indépendance de l’Italie comme nation, et le triomphe d’un régime politique : le système mazzinien.

Tout cela, nous le comprenions ; mais en dehors d’un sentiment patriotique très fort sur lequel nous nous entendions, nous ne faisions pas de politique. Nous avions peu de journaux français. Nous étions abonnés au Journal des Débats. Parfois la Revue des Deux Mondes arrivait jusqu’à nous. Les communications étaient lentes, et nous n’attendions pas que les nouvelles de Rome nous revinssent de Paris, pour nous faire une opinion sur les événemens : nous nous décidions tout de suite en suivant nos impressions. Il y avait alors à Rome, à côté des journaux sérieux tels que le Popolo, le Contemporaneo et la Speranza, des feuilles comme le Sommaro, le Pallon’ volante, le Casotto dei burattini, dans lesquelles se retrouvaient, assombries, la verve satirique de Pasquin et la finesse de Cassandre. Celles-ci nous amusaient un instant ; les autres nous dépassaient. Abandonnés à nous-mêmes et vivant entre nous, nous n’avions aucun moyen d’aller au fond des choses. Ce n’était donc que très imparfaitement que nous savions combien la doctrine de Gioberti et celle de Mazzini étaient ennemies, que nous connaissions à quel point les théories fédéralistes étaient combattues par le système absolu des unitaires. Nous sentions bien qu’il y avait à tout ce qui se passait, de graves raisons. Mais à quels ressorts obéissaient les événemens, nous ne pouvions le pénétrer.

Ce qui nous frappait, c’était la rapidité avec laquelle se transmettait ce que partout ailleurs on eût considéré comme un mot d’ordre. Chaque matin, dans Rome, tout le monde disait la même chose en termes qui étaient les mêmes. Comment pouvait s’établir un pareil accord ? Il fallait bien reconnaître que chacun, selon l’occurrence, devinait ce qu’il convenait qu’il dît, que nous étions au sein d’une nation politique. Aussi avions-nous le pressentiment que l’Italie ne resterait pas divisée et que, en dépit de tous les obstacles, son unité se ferait un jour.

En attendant, nous formions des vœux pour sa délivrance, sans cesser, pour cela, d’être de bons Français. L’année précédente, quelques jeunes sculpteurs qui travaillaient avec nous en camarades s’étaient enrôlés pour cette campagne dans la Lombardie et dans la Vénétie qui devait finir à la capitulation de Vicence. Nous les avions vus partir avec une grande émotion. Lorsque plus tard les événemens prirent une gravité tragique, nous fûmes surpris que l’œuvre de la libération, qui nous semblait naturelle et juste, dût se poursuivre par des moyens que nous réprouvions. Les attentats qui se produisirent alors, nous les détestions pour eux-mêmes et aussi parce que nous sentions qu’ils compromettaient la cause de l’indépendance italienne. Ignorant la logique des partis, nous avions pensé que tout pouvait se concilier. Nous rêvions de congrès et d’arbitrage. Peut-être étions-nous un peu giobertistes sans nous en douter. En réalité, nous étions des politiques médiocres. Mais aujourd’hui encore nous n’avons rien à désavouer de nos sentimens d’alors. Nous aimions l’Italie et nous aimions la France ; nous n’admettions pas qu’elles pussent être ennemies ; et je pense que, pour la plupart, nous en sommes restés là.

Qui le croirait ? Isolés comme nous l’étions, mais soutenus par l’homme de cœur qui nous dirigeait, nous travaillions sans défaillance. Nos envois réglementaires furent tous terminés et exposés à la villa Médicis le 22 avril. Cependant, autour de nous, les circonstances devenaient de plus en plus difficiles, sans que nous en fussions autrement troublés. Peu à peu nous nous mettions au niveau des conjonctures. L’assemblée nationale française avait décidé l’intervention ; le corps expéditionnaire allait bientôt débarquer à Civita-Vecchia. L’émotion était très vive à Rome. Je me souviens qu’un matin on vint nous dire que nous allions être attaqués. Fallait-il donc prendre les armes ! Tout compte fait, nous avions deux fusils de chasse et un pistolet sans munitions. Avec cela nous attendions assez gaiment. C’est une grande chose d’être dans le devoir et d’être unis ; et nous étions unis par une amitié qui depuis ne s’est jamais démentie.

En réalité, l’Académie était abandonnée à elle-même, et tout devait dépendre de son directeur. Notre ambassadeur, le duc d’Harcourt, avait suivi le pape à Gaëte. Le premier secrétaire était resté dans la ville et semblait en observation près du gouvernement des triumvirs, sans avoir près d’eux un caractère défini. Quant aux Français résidans ou de passage à Rome, personne qui pût leur donner une règle de conduite et les protéger. M. Alaux ne recevait point d’instructions, mais tous les yeux se tournaient vers lui. La villa Médicis était une parcelle de terre française où chacun venait chercher un asile. Nous avions gardé notre drapeau, et dans ce moment critique, par la force des choses, notre directeur représentait la France.

Cependant, Rome se remplissait de défenseurs venus de tous pays. Garibaldi était arrivé : nous avions pu le voir avec sa troupe sur la place de la Pilote. On attendait bientôt les volontaires Romagnols et Lombards. D’un autre côté, le corps expéditionnaire marchait sur Rome. Nos nationaux affluaient à la villa Médicis. Le directeur prit toutes les mesures que lui dictait une sage prévoyance. Nous donnâmes nos chambres. On fit autant de lits qu’il était possible. Plus de cent personnes mangeaient et dormaient à l’Académie. C’était affaire à nous de veiller à ce que rien ne leur manquât, de satisfaire chacun et aussi, par momens, de calmer les exigences, car plusieurs ne pouvaient renoncer à leurs habitudes et encore moins changer d’humeur.

La situation prit bientôt son caractère d’extrême gravité. Le 30 avril, à onze heures du matin, une vive canonnade, accompagnée de feux de mousqueterie, partit des bastions avancés du Vatican. Nos troupes arrivaient sous les murs de Rome et étaient reçues en ennemies. De loin, à travers les arbres, on voyait briller les armes. La lutte s’étendit à droite dans la vallée qui descend vers le Tibre, et à gauche par la villa Pamfili jusqu’à la porte Saint-Pancrace, où bientôt le silence se fit. Le combat se prolongeait autour du saillant du Vatican. Des parties hautes de la villa Médicis on aperçut, vers deux heures, une compagnie de chasseurs à pied descendre au pas de course vers la porte Angelica, que l’on assurait, paraît-il, devoir être ouverte à nos soldats. Ils furent accueillis par des volées de mitraille parties du fort Saint-Ange, qui s’était tu jusque-là. À ce moment le drapeau rouge fut hissé au sommet du fort, et le gouvernement des triumvirs sembla prendre la responsabilité de la défense.

On sait que l’attaque échoua. Cependant autour de nous s’organisaient des légendes de victoire sans que nous sussions comment. Mais à plusieurs reprises nous étions tenus au courant des péripéties du combat par des officiers envoyés pour surveiller notre attitude. Ils se plaignaient de cette guerre, qu’ils appelaient fratricide et taxaient amèrement notre politique. La journée du 30 avril fut pleine d’angoisse pour les Français réfugiés à la villa Médicis. Aucune situation ne pouvait être plus douloureuse. Réunis par le hasard des circonstances et renfermés dans une ville profondément aimée, mais qu’une armée française assiégeait, ils assistaient à une lutte devenue malheureusement inévitable. Mais on était aux mains, et il ne s’agissait pas d’être neutres. Certes tous ceux qui étaient venus demander asile à l’Académie étaient animés d’un esprit de solidarité absolu et d’un patriotisme ardent. Aucun d’eux, j’en suis sûr, aucun dans le nombre qui n’eût donné sa vie pour assurer le succès de nos armes.

Cependant l’accord était loin de régner parmi eux. Il y avait là des personnes de toutes sortes, et aussi d’opinions très diverses. Il y en avait d’inquiètes et de mornes ; il y en avait d’imprudentes et il y en avait d’humeur provocatrice. Plusieurs ecclésiastiques avaient conservé leur habit. Des frères de la doctrine chrétienne qui avaient pris des vêtemens laïques étaient facilement reconnaissables ; respectés par les uns, ils étaient par les autres regardés de mauvais œil. Il y avait là aussi sans doute des gens chargés de nous observer. L’académie étant sur les murs de la ville, nous pouvions être d’intelligence avec les assaillans et nous préparer à leur donner la main. Rien que sur un tel soupçon, nous risquions d’être envahis. On ne nous menaçait point ; mais comment répondre du sentiment populaire et nous défendre contre des actes isolés ? Malgré ces dangers, des discussions étaient engagées. Les affaires de France étaient, dans les colloques, mêlées à celles de Rome. De là des dissentimens et des contestations souvent violentes. M. Alaux, qui avait mis toute la maison au service de ses hôtes, veillait activement à ce qu’ils ne devinssent pas un danger pour elle. Il intervenait pour calmer les esprits surexcités et pour les ramener au sentiment de la situation, à l’exacte appréciation des choses. Sa raison, son patriotisme, son calme, exerçaient une influence qui fut profitable à tous. Il faut ajouter que le dévoûment simple de Mme Alaux inspirait aussi à tous le courage et le respect.

Le soir, les détonations devinrent plus raies et plus lointaines ; le combat cessa. L’armée était en retraite. La nuit fut pénible. On attendait pour le lendemain un retour offensif. Ceux d’entre nous qui dès le matin s’approchèrent du bord de la terrasse qui regarde la ville furent reçus par des coups de fusil. Aucune tentative ne fut renouvelée. Beaucoup de braves gens avaient été tués sous les murs du Vatican. Un bataillon presque entier avait été fait prisonnier à la porte Saint-Pancrace. C’était un revers. Nous le ressentions jusqu’au fond de nos cœurs et de la façon la plus cruelle.

Cependant, la colonie française continuait à demeurer à la villa Médicis, entourée d’une protection très ostensible, mais peu à peu délogée par une garnison. On nous apportait maints complimens de condoléance qui ne pouvaient être bien sincères, et l’on cherchait à nous inspirer la sécurité. Bientôt les nécessités de la défense furent plus fortes que le désir d’user de ménagement, et l’occupation devint complète. L’agglomération de Français qui s’était faite à la villa se trouva dispersée. Le directeur et les pensionnaires allèrent chercher asile au palais Colonna, où avait été notre ambassade. Mais là, non-seulement c’était le désœuvrement absolu, mais encore la vie commune devenue impossible. On ne pouvait même songer à habiter des locaux offrant si peu d’espace que quatorze d’entre nous étaient confinés dans un étroit passage. Les circonstances nous obligeaient donc à cesser tout travail et à nous diviser ; cela était de toute évidence et présentait plus d’un danger. Notre directeur pensait que son devoir était, avant tout, de nous tenir réunis autour de lui et appliqués à nos études. Ayant la responsabilité de l’institution et de nos personnes, il ne pouvait laisser l’Académie se dissoudre. Aussi, après s’être consulté avec les pensionnaires qu’il trouva unanimement décidés à le suivre, décida-t-il qu’il fallait quitter Rome et essayer de se transporter à Florence ou dans quelque autre grande ville où l’on pourrait, dans une certaine mesure, retrouver les conditions de vie que notre règle nous imposait.

Les démarches pour obtenir l’autorisation de partir devaient être entreprises sans retard. On pouvait le penser, les triumvirs désiraient garder l’Académie, non comme un otage, mais comme une preuve de leur sympathie pour notre pays. Ils voulaient aussi que l’Académie restât pour témoigner, par sa présence, d’une sorte d’adhésion à l’état politique qui prévalait à Rome. Leur théorie était que la république romaine était en guerre avec le gouvernement français, mais non pas avec la France. Comment aborder des hommes qui, sans se refuser peut-être à reconnaître ce que la demande de notre directeur avait de logique, n’étaient pas disposés cependant à en tenir compte ? La négociation pouvait ne pas aboutir. M. Alaux, obligé d’être toujours présent là où l’Académie était de fait, m’avait donné pleins pouvoirs pour traiter de notre sortie de Rome. J’allais donc au palais de la Consulte, où résidait le gouvernement, et j’étais introduit sans peine auprès des triumvirs. Ils donnaient audience au fond d’un grand salon qu’il fallait remonter tout entier avant de les joindre. Ils étaient debout. Je crois les voir encore, et d’abord Mazzini avec sa figure ascétique, sa pâleur d’ivoire, son large front sur lequel étaient appliqués ses cheveux noirs et tout son personnage mince, élégant et grave. Près de lui et ne le perdant pas des yeux, Saffi, en uniforme de garde nationale, se tenait immobile et muet. Autour d’eux et toujours en mouvement était Armellini, petit, âgé déjà et ayant le masque ferme d’un légiste romain. J’exposais l’objet de ma démarche et Mazzini me répondait : « Pourquoi vouloir quitter Rome ? Vous savez bien que vous n’y êtes pas en danger. L’Académie est une institution française ; mais aussi elle est romaine, et nous nous en faisons gloire. S’il en était besoin, nous vous protégerions comme des concitoyens. Et en réalité, nous ne sommes pas en guerre avec la France : nous nous défendons contre ceux qui la gouvernent… » Et à ce sujet un fort beau discours. Sa voix était un peu grêle et légèrement frémissante ; une de ces voix qui sont puissantes sur les foules et qu’ont eue plusieurs grands orateurs. J’insistais néanmoins… « Eh bien ! soit, disait-il. Mais, vous le comprenez, la ville est en état de siège, et nous ne pouvons rien. Tout est entre les mains du ministre de la guerre. Voyez le général Avezzana. C’est lui qui commande la défense ; lui seul peut vous accorder ce que vous demandez. » Le général se tenait de sa personne au Quirinal. C’était à deux pas : j’y courais. Je déclinai mes qualités et j’étais introduit. Avezzana, l’ex-triumvir génois, était un homme dans la force de l’âge, de taille moyenne et d’une puissante carrure. Son visage, d’expression rude, était gravé de la petite vérole, et son verbe avait quelque âpreté. Il me répondait en gros ce que l’on m’avait dit chez les triumvirs ; et ne m’ayant point convaincu, il ajoutait : « Mais il vous faut des chevaux, et ils sont tous réquisitionnés pour le service de l’artillerie. » — « Ne pouvez-vous nous en donner, vous, général ? » — « Non, cela dépend du colonel Lopez… Il a son quartier au fort Saint-Ange. » C’était me refuser. Mais il importait de ne rien omettre. Je partais aussitôt, je montais jusqu’en haut du fort, et là, dans une petite chambre voûtée en casemate et remplie de lumière, je trouvais le colonel. Jamais je ne m’étais rencontre avec quelqu’un de plus charmant. Sous le pontificat de Grégoire XVI j’avais vu quelques-uns des jeunes monsignori attachés à la cour papale. On ne pouvait qu’être frappé de la grâce de leurs manières, de leur exquise urbanité, de leur finesse délicate et pénétrante. Plusieurs joignaient à ces qualités les dons de la figure. Tel était le colonel Lopez avec sa distinction et sa politesse accomplie. Je lui répétais fidèlement mon discours. Il m’écoutait aimablement, en faisant de la tête des signes d’assentiment. « Combien avez-vous de voitures ? Veuillez me faire la grâce de me montrer votre passeport ? » — « Nous n’avons pas de passeport. » — « Ah ! disait-il, c’est la première chose. Allez vite au palais Madame en demander un à Marioni. » J’allais encore, mais il fallait attendre. La nuit arrivait, j’errais dans les cours, dans les escaliers, dans les salles remplies de gens fort animés, facilement reconnaissable comme Français, regardé de très près, mais sans aucun contact fâcheux. Après plusieurs heures, je voyais le chef de la police. J’expliquais de nouveau… « Monsieur, m’était-il aussitôt répondu, avant de délivrer un passeport, il nous faut l’autorisation des triumvirs. » Réponse prévue tout à fait correcte, et qui établissait bien notre situation. Évidemment, rien de cela n’était prémédité ; mais nous savions désormais avec qui nous devions traiter. Je me soumettais donc, |j’allais rendre compte à mon directeur ; et patiemment je retournais à la Consulte et je cherchais à joindre Mazzini.

On ne dormait guère alors et l’on trouvait toujours quelqu’un à qui parler. En vingt-quatre heures, tout s’arrangea. Par lettre du 6 mai, le triumvirat déclara ne voir aucun empêchement à ce que notre requête fût accueillie et s’en remettre au ministre de la guerre pour la délivrance du passeport et l’octroi des moyens de transport. Au bas, les noms d’ARMELLINI et de GIUSEPPE MAZZINI. Par note additionnelle, signée AVEZZANA, trois paires de chevaux à prendre dans le régiment du colonel Lopez étaient mises à notre disposition. Notre passeport était collectif. Dix-huit noms y étaient inscrits[1]. Nous partîmes, le 8 au soir, par la route de Toscane, qui nous avait été indiquée. Nous n’emportions aucun bagage, et quand nous arrivâmes à Florence, nous étions à bout de ressources. M. Alaux écrivit aussitôt deux mémoires dans lesquels il expliquait sa conduite ; l’un fut adressé au ministre de l’intérieur, l’autre à l’Académie des Beaux-Arts. Il alla voir le comte Walewski-Colonna, alors notre ministre près du gouvernement qui attendait le retour du grand-duc. Il en reçut bon accueil, et le comte, en réalité, nous empêcha de mourir de faim. La réponse aux lettres du directeur devait se faire attendre. Nous nous établîmes tous dans un petit hôtel situé dans une rue écartée, et, employant le temps de notre mieux dans les musées et dans les églises, nous nous tînmes à la disposition des événemens. Ils se précipitaient. Le 11 mai, les Autrichiens, commandés par le baron d’Aspre, s’emparaient de Livourne et, par Pise, remontaient à Florence, où tout un corps d’armée se trouva réuni après la prise de Bologne. Le vieux maréchal Radetzky vint l’inspecter et nous montrer ses quatre-vingts ans. Mais nos regards se portaient uniquement sur Rome, dont le siège dura pendant tout le mois de juin. On sait comment la prise d’un bastion, situé près de la porte Saint-Pancrace, mit fin à la défense : Rome fut rendue. Dès que l’événement fut connu, M. Alaux pressa notre retour et réinstalla l’Académie à la villa Médicis. Elle était pleine de soldats. Les jardins avaient beaucoup souffert et les ateliers placés sur le mur d’enceinte et convertis en réduits étaient complètement ruinés : c’était la guerre. Mais le palais était intact. On y retrouva tout ce qu’on y avait laissé, et chacun y rentra en possession de ce qui lui appartenait. Pour nous, nous étions restés unis et nous nous revoyions avec bonheur dans notre chère villa ; jamais nous n’avions mieux senti qu’elle était une terre française. Dans des jours critiques, elle avait été un asile : elle avait conservé son drapeau. Ce drapeau, nous le rapportions de Florence, et il flottait de nouveau sur notre foyer. Les pensionnaires, fidèles à leurs engagemens, n’avaient pas cessé d’en remplir les conditions formelles ; et, de droit, ils reprenaient leur place dans cette maison dont ils avaient conservé l’esprit. De la sorte, l’institution qu’ils personnifiaient avait pourvu à sa conservation. Elle ne s’était pas dissoute et elle n’avait créé au pays aucun embarras. Tout cela, elle le devait à son directeur qui, dans un moment critique, l’avait fortement maintenue et en même temps assurée contre ceux qui l’attaquaient dans notre pays. Cependant, ni de l’administration, ni de l’Académie des Beaux-Arts, M. Alaux ne reçut les témoignages publics de satisfaction qu’il avait mérités.

Mais aussi ses lettres étaient si modestes ! Il s’y effaçait volontairement derrière les faits. Et puis en apparence les choses s’étaient très simplement passées. Ainsi s’expliquait sans doute que ses communications eussent été froidement accueillies. La réserve de l’Académie des Beaux-Arts lui fut particulièrement sensible. Cependant, à la rigueur, elle pouvait se comprendre. Les circonstances n’étaient guère moins difficiles à Paris qu’à Rome. Au moment où M. Alaux partait pour Florence, la mission de M. de Lesseps était à son début et l’issue des négociations pouvait être telle que, par voie de conséquence, la détermination du directeur lût considérée, sinon comme fâcheuse, du moins comme trop précipitée. Il n’appartenait qu’au gouvernement de la juger.

En tout cas, les procès-verbaux de l’Académie à cette époque sont curieux à consulter. Ils étonnent au premier moment par leur indifférence apparente. Rédigés avec soin, ils sont le parfait miroir de la vie académique dans son impersonnalité. Comme plus tard en 1870, la compagnie poursuit imperturbablement ses tâches. Pas une séance où l’on ne lise quelques mots de son dictionnaire : Abeille, Accord, Adoucir. La section de musique s’occupe des améliorations apportées au cor par Bartsch. Un correspondant rend compte de la solennité musicale célébrée à Dresde à l’occasion du troisième centenaire de la chapelle royale. Un sieur Philippon adresse à l’Académie un plan d’habitation rurale dont il est l’auteur et demande que, pour récompense de ce travail, il lui soit donné une charrue… Renvoi au ministre de l’agriculture. Tout cela est fort clair. Mais à côté de ces faits divers, les choses plus intéressantes restent un peu obscures, parce qu’elles sont plus compliquées ou plus délicates ; un procès-verbal analytique n’est qu’un document imparfait. Et puis alors les communications avec l’étranger étaient lentes. La télégraphie n’était pas internationale, et les courriers mettaient cinq ou six jours à venir d’Italie. Le mémoire par lequel M. Alaux faisait connaître les circonstances qui avaient motivé sa résolution de transporter momentanément à Florence le siège de l’école de Rome ne fut lu que dans la séance du 19 mai. Évidemment, il émut l’Académie. Une longue discussion s’engagea, nous dit sommairement le procès-verbal, et, selon toute probabilité, les avis se neutralisant, on convint de porter le mémoire au ministre. Huit jours après, le secrétaire perpétuel rendit compte de la réception que le ministre avait faite au bureau de l’Académie. Le ministre s’était montré disposé à protéger l’école de Rome dans ses propriétés et dans ses personnes, ce qui était conforme au vœu de tous. Néanmoins, il fut convenu que l’on écrirait à M. Alaux en exprimant d’une manière générale l’intérêt que la compagnie prenait à sa situation. Encore huit jours, et, dans la séance du 2 juin, sur la lecture d’une lettre du ministre approuvant décidément la conduite du directeur, l’Académie charge son secrétaire d’informer M. Alaux de la teneur de cette lettre. Dans les circonstances où nous nous trouvions, les huit jours qui séparaient les séances étaient bien longs. Ces lenteurs (pouvaient-elles être abrégées ? ) attristaient notre directeur et nous attristaient nous-mêmes. Sans doute, l’Académie agissait prudemment et si nous eussions encouru un blâme, elle se réservait d’agir d’autant plus efficacement en notre faveur qu’elle n’avait pas pris parti. Néanmoins, M. Alaux écrivit pour exprimer ses regrets ; regrets de cœur, à tout prendre, car depuis longtemps il savait, par le comte Walewski, que le gouvernement ne le désavouait pas. Ce fut seulement après un mois et demi que l’Académie des Beaux-Arts lui fit savoir qu’elle n’avait jamais différé de sentiment avec lui. La lettre était du 4 6 juin. Quand elle arriva, nous allions retourner à Rome.

Il y a une manière simple de faire son devoir, qui empêche que l’on ne songe à y trouver du mérite. C’était la manière de M. Alaux. La fin de son directorat s’écoula dans le calme. De nouvelles générations de pensionnaires succédèrent à celles qui s’étaient pressées autour de lui dans des jours difficiles. Peu à peu, ces jours-là finirent, je crois, par être oubliés. Pour nous, nous n’en parlions guère, comme il convient à des gens qui, ayant la même pensée, n’ont rien à s’apprendre. Au dehors, nous ne cherchions pas à organiser une légende. Mais au cours des événemens nous nous étions très attachés à notre directeur. Tous les ans, le retour de sa fête mettait l’académie en joie. On faisait des vers, on chantait de la musique composée pour la circonstance. La plus animée de ces réjouissances eut lieu à l’occasion de son élection à l’Institut en 1851. Il vint s’asseoir à notre table et passer la soirée dans notre salon. Jamais réunion ne fut plus affectueuse, jamais maison ne fut plus unie.

V

M. Alaux avait beaucoup travaillé pendant son directorat. Il rapporta de Rome plusieurs tableaux qui lui avaient été commandés avant son départ de Paris. Les deux principaux étaient destinés au Conseil d’État : ils représentaient l’un Charlemagne dictant ses capitulaires ; l’autre, saint Louis donnant ses institutions judiciaires. Le caractère historique y était marqué, plus que l’auteur n’avait coutume de le faire ; il me semble même que certaines têtes n’étaient pas exemptes d’exagération. En tout cas, elles rendaient bien d’une part la rudesse des temps carolingiens et de l’autre la naïveté robuste que nous attribuons au XIIIe siècle. La couleur n’était plus celle que, vingt ans auparavant, le peintre employait dans ses premières œuvres décoratives. Son coloris avait plus de force et de gravité ; il avait plutôt le genre de fermeté qui convient à la peinture murale. Ces ouvrages, placés dans les salles de la section de législation, ont été brûlés pendant la commune, avec l’édifice du quai d’Orsay.

Une autre toile, celle-là exposée à Paris en 1858, existe heureusement encore : je veux parler de la Lecture du testament de Louis XIV, qui est au musée de Versailles. C’est un des meilleurs ouvrages de M. Alaux. On peut le comparer aux États généraux ; il est conçu dans le même ordre d’idées, et il leur est, je crois, supérieur. La composition n’en est nullement inspirée de Saint-Simon. N’y cherchez pas les épisodes et les détails auxquels les Mémoires attachent tant d’importance, et qui consistent souvent en ce que tel prince, à tel moment, ôte ou garde son chapeau. Non. La scène est ramenée à ses conditions essentielles. On voit la grand’chambre ; et dans l’angle, la place où le roi tient son lit de justice, le coin du roi, est vide. Les princes, les pairs et les conseillers sont assis. Le conseiller Dreux, debout, lit le testament, et l’assemblée, légèrement agitée, écoute dans un silence que l’on juge devoir être bientôt rompu. Je n’ai pas besoin de dire que l’effet est rendu avec une grande finesse : c’est la qualité de M. Alaux. Le jour d’intérieur, habilement ménagé, passe sur les têtes des personnages adossés aux fenêtres, pour éclairer les figures qui occupent la droite du tableau : le clair-obscur est parfait. Quant au caractère des personnages, il est très juste. Ce sont bien les types du temps tels que les peintures et les gravures nous les ont conservés ; ce sont bien les habits de deuil, ce sont bien les robes et les perruques parlementaires encore très hautes que l’on portait à ce moment. On assiste à cette grave séance. Si l’on fut ménager envers M. Alaux des éloges que sa conduite méritait, on ne le laissa point inoccupé. Le gouvernement de l’empire ne négligea point le digne artiste. On n’avait pas oublié quel service il avait rendu à la galerie d’Henri II à Fontainebleau ; on lui confia la restauration de la galerie de François Ier dans la même résidence. Elle était aussi fort endommagée, et la tâche était complexe. Dans cette décoration, il y a, autour des peintures du Rosso, des cadres en stuc avec des ornemens et des figures en relief qui appelaient des colorations et des ors. M. Alaux consacra plusieurs étés à ce travail de polychromie, et il s’en tira à son honneur.

Bientôt il fut chargé de peindre la coupole de la grande galerie du sénat et d’y représenter la Glorification de Napoléon Ier. L’ouvrage est d’un aspect agréable. Les allégories y sont d’un caractère élégant et exempt de toute affectation politique ; je ne sais pourquoi on a cru devoir le voiler. Je ne compte pas d’autres moindres travaux qui occupèrent ses dernières années et nombre de compositions qu’il dessinait au jour le jour, selon l’impression du moment. Elles étaient le reflet de sa pensée, et si elles avaient été conservées dans leur ordre, elles seraient comme ses mémoires intimes. Elles témoignent toutes d’une âme noble et affectueuse.

A une époque où l’art se fût moins attaché à l’imitation et aux recherches savantes et davantage à son principe idéal et libre, M. Alaux eût occupé dans la peinture une place brillante. Il avait beaucoup d’invention, composait et ajustait avec grâce, avait la promptitude d’esprit et l’exécution facile d’un autre siècle. Mais, dans le temps où il a vécu, l’ouverture même de son intelligence, qui lui faisait sentir le bon côté des choses opposées et les mérites divers de ses contemporains, le gêna et lui nuisit. Il ne sut pas assez défendre son indépendance. Son éclectisme fut cause qu’il gâta quelques-uns de ses ouvrages, moins sans doute en voulant imiter Ingres, qu’en cherchant à lui rendre hommage. Il le reconnaissait plus tard et il s’en accusait comme d’une faiblesse de cœur. Il eût dû vivre dans un temps où l’on ne comptait qu’avec soi, où l’art, affranchi de toutes vues systématiques, n’était pas divisé contre lui-même. Mais précisément, cette libérale culture esthétique et cet éloignement de toute considération égoïste le rendaient très propre à diriger les études. Il convenait mieux à cette tâche qu’un homme de haute et inflexible personnalité. Au début, il y a dans les dons naturels quelque chose de délicat qui ne résiste pas à un contact trop impérieux. M. Alaux exerça son autorité avec discrétion et un profond respect des jeunes talens. Il a veillé à leur développement avec une sollicitude qui s’est prolongée bien au-delà de l’école de Rome ; il s’y est intéressé avec amour. Cette attention scrupuleuse aura-t-elle exercé quelque influence sur les artistes dont l’avenir lui était confié ? Je le crois ; car il me semble que son passage à la villa Médicis a été parmi les plus honorables et peut-être les plus brillans. Il était de retour à Paris depuis deux ans, au moment de l’Exposition universelle de 1855, et il eut la satisfaction de voir plusieurs des pensionnaires dont il avait pris soin y paraître avec succès. Plus tard, quelques-uns d’entre eux devinrent, à sa grande joie, ses confrères à l’Académie des Beaux-Arts.

J’ai besoin d’insister sur le caractère de notre directeur et sur la manière dont il exerçait son autorité. En revoyant la villa Médicis après plus de vingt ans, M. Alaux trouva sans doute que bien des choses y avaient changé. Ce n’était plus tout à fait le règlement qu’il avait connu, et l’esprit des pensionnaires, si intéressant à suivre, n’était pas celui de ses contemporains. Quand il avait quitté l’académie, on y réagissait discrètement contre l’abus de l’antique, et au moment où il venait la diriger, on y cherchait de plus en plus à retremper l’art dans l’étude de la nature. Il ne s’agissait plus de dieux ni de héros ; on songeait moins à la belle forme et davantage au caractère ; et l’on se préoccupait du grand art de la décoration. Tous les dix ou quinze ans, l’esprit de l’institution se modifie ; cependant le principe sur lequel elle repose et l’objet qui lui est assigné restent les mêmes. En admettant que les idées représentées par la génération d’artistes à laquelle appartenait M. Alaux aient été celles de Guérin, depuis, on avait vu le directorat d’Ingres, dont la physionomie fut tout autre. Le mouvement que M. Alaux favorisait, continué sous la seconde administration de Schnetz, a eu aussi sa particularité et sa portée.

Pour nous, on a pu le voir, nous étions des esprits faciles à émouvoir, peu au courant des choses mais, je crois, sincères. Sans parti-pris et sans systèmes, nous vivions soumis à nos impressions. Mais nous étions amoureux de la vérité et soucieux de ne pas compromettre, par notre faute, la neutralité de l’art. Notre directeur ne nous parlait jamais de son temps pour nous le donner en exemple. Il ne nous imposait rien du passé, et ne troublait pas cette fête de la jeunesse qui consiste à chercher, pour toutes choses, des formules neuves. Il se soumettait simplement à la loi qui veut que tout recommence. Tel fut M. Alaux. Il n’aimait pas la jeunesse à demi : il l’aimait avec l’imprévu qu’elle apporte avec elle.

Son existence, à dater de son retour, fut simple et retirée. Dans son petit appartement de l’Institut, entre sa famille et ses amis, il continuait sa vie personnelle, que rien n’avait interrompue, mais qui pendant sa direction avait pu nous échapper. On n’en vit jamais de plus digne ni de plus modeste. Il travaillait aspirant toujours au mieux et se taisant sur ce qu’il avait pu faire de bien. Il ne se plaignait ni du temps ni des hommes, ce qui eût été une manière de se louer ; il semblait qu’il réservât toutes ses forces pour louer autrui. Avec cette faculté d’admirer, il restait jeune dans sa vieillesse toute consacrée au culte des œuvres de génie. Les maîtres de la peinture, et parmi les derniers venus David et Ingres, étaient les sujets habituels de sa conversation. De même, les beautés littéraires trouvaient en lui un admirateur passionné. Mais c’était surtout la poésie dramatique qu’il aimait, et sa prédilection était pour les anciens. Il avait toujours près de lui quelque volume d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide. Il possédait plusieurs traductions de leurs œuvres et entre autres une en vers, la Grèce tragique de M. Léon Halévy, dans laquelle il aimait à suivre, en leur variété, les rythmes des œuvres originales. M. Alaux en a tiré plusieurs esquisses, restant ainsi fidèle à ce goût pour le théâtre qu’il avait apporté de sa province et qu’il tenait d’une sorte d’hérédité. La reprise d’Orphée, en 1859, fut un événement qui éclaira vraiment les dernières années de sa vie. Il assista à plusieurs représentations du chef-d’œuvre de Gluck. Cette musique, interprétée par une artiste de génie, le pénétrait d’une indicible émotion. En l’écoutant, son bonheur était d’autant plus vif qu’il y retrouvait les impressions de sa jeunesse. Pendant longtemps Orphée n’avait cessé de figurer au répertoire de l’opéra. De 1809 à 1812, M. Alaux avait pu l’entendre interprété par Nourrit père et par Mme Branchu ; et en 1829, Adolphe Nourrit, qu’il avait beaucoup connu, y avait paru avec un très grand succès. Ces souvenirs le ramenaient aux plus belles années de sa vie. Mais Mme Viardot dépassait l’idée qu’il s’était faite d’Orphée et exaltait son admiration. On peut dire que cette belle fable berça ses dernières années. Eurydice perdue, retrouvée et perdue encore, lui inspira les compositions les meilleures qu’il ait faites. En vérité, il était touchant de voir le vieil artiste, accablé par l’âge et par l’infirmité, mais l’imagination toujours en travail, dessiner sans relâche. Il le faisait d’une main parfaitement sûre et délicate. Je ne puis oublier ces croquis si fraîchement crayonnés sur un papier brunâtre et si heureusement relevés de blanc. Assis devant une petite table près de la fenêtre, silencieux, il poursuivait sa tâche, cherchant à rendre les scènes dans lesquelles Gluck a évoqué les âmes bienheureuses. Il y revenait encore dans les derniers jours de sa vie, attendant sa fin sans impatience et sans crainte, trouvant sa force dans la religion, à laquelle il mêlait les douces fictions de l’art.

Tout près du terme fatal, il restait toujours le même. Déjà il ne parlait plus, mais il gardait, dans l’accueil, cet accord du regard et du sourire qui témoignait de sa bonté et de la sincérité de son âme. Peu à peu le mal l’envahit ; son sang se décomposait. Une petite maladie se joignit à ce mal si grave, maladie dont l’influence sourde lui retira graduellement ses forces et peu à peu l’assoupit jusqu’à l’heure où il entra dans son dernier sommeil. Le 2 mars 1864, il s’éteignit sans agonie. Ainsi la mort a été clémente à cet homme excellent.

J’ai passé plusieurs années de ma vie près de M. Alaux. J’ai pu apprécier l’artiste et ses ouvrages ; j’ai vu le directeur de l’école de Rome à l’œuvre, et j’ai éprouvé l’ami. Placé sous son autorité, j’ai traversé avec lui des circonstances difficiles et je n’ai cessé de l’approcher jusqu’à la fin de sa vie. J’ai été de sa part l’objet d’une affection particulière, et je puis dire qu’il m’a fait tout le bien que je pouvais recevoir de lui. J’ai donc connu M. Alaux tout entier, et l’ayant beaucoup connu, je l’ai beaucoup aimé.

Il faut être éclairé par l’affection pour bien juger certains hommes : la froide équité ne nous suffit pas pour apprécier leur mérite. La sympathie doit venir en aide à la raison. Et bien loin qu’elle engendre la partialité, elle aide à la clairvoyance, si elle est née d’une connaissance approfondie, si elle est inspirée par l’estime et le respect.

Il m’a toujours semblé que l’opinion n’avait pas été juste pour M. Alaux, et que ses contemporains ne lui avaient pas donné la part de haute estime qui lui était due. Sans doute, il n’a guère désiré que le bruit se fît autour de son nom ; il ne parlait ni de ses œuvres ni de ses actes qui, peut-être, ne répondaient pas assez à son ambition élevée et pure. Les natures fières et modestes, sur lesquelles le regard est exposé à glisser, ont souvent un fond très riche. On est enclin à les traiter avec froideur parce qu’elles se réservent ou se méconnaissent. Le monde se met aisément d’accord avec ceux qui font bon marché d’eux-mêmes, et la destinée, sans aucun souci d’avoir à se justifier, désigne les uns pour une renommée éclatante, les autres pour être l’objet d’une indifférence pire que l’oubli. Nous ne devons pas souffrir qu’un pareil tort soit fait à la vérité.

Je m’étais toujours promis de rappeler l’attention sur l’artiste éminent, sur l’homme de cœur, sur le directeur de l’académie de France à Rome en 1849, qui a été notre excellent guide. Et maintenant je me demande si, dans ce que j’ai dit de lui, j’ai bien gardé la mesure. Je m’interroge et mon cœur me dit que je ne l’ai point faussée. Mais si je ne me suis trompé, j’ai du moins senti se fortifier en moi par le commerce rétrospectif que je viens d’entretenir avec lui deux sentimens profonds : l’amour de mes maîtres, dont la meilleure part lui revient, et l’amour de la jeunesse, qu’il savait inspirer par l’exemple.


EUGENE GUILLAUME.

  1. Étaient inscrits sur le passeport : M. et Mme Alaujt. MM. Damery, Félix Barrias, Achille et Léon Benouville, Cabanel, peintres ; Lequesne, Eugène Guillaume, Maillet, sculpteurs ; Charles Garnier, architecte ; Delemer, Jean Aubert, Devaux, graveurs en taille-douce ; Chabaud, graveur en médailles ; Deffès, Duprato, compositeurs de musique, et une personne au service de Mme Alaux.