Un Dictateur littéraire - Samuel Johnson et ses critiques

Un Dictateur littéraire - Samuel Johnson et ses critiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 674-697).
UN
DICTATEUR LITTERAIRE

SAMUEL JOHNSON ET SES CRITIQUES

I. Dr. Johnson, his Friends and his Crities, by George Birkbeck Hill ; London, 1878. — II. Samuel Johnson, by Leslie Stephen ; London, 1878. — III. The Six Chief Lives from Johnson’s Lives of the Poets, edited with a Preface, by Matthew Arnold ; London, 1878. — IV. Dr. Johnson, his Biographers and Crities (Westminster Review, January, 1879 ; London).

Parmi tant d’écrivains dont la réputation s’est trouvée plus durable que les ouvrages, l’une, des premières places est due à Samuel Johnson. Tout le monde le cita, quoique peu de gens l’aient lu, et peut-être n’est-il pas indispensable, pour le bien connaître, d’avoir parcouru Rasselas ou les Vies des poètes anglais. Johnson a eu en effet la fortune singulière de trouver un admirateur et un biographe dont les révélations ont plus fait pour sa popularité que toutes les pages réunies du critique et du moraliste. Seulement ce livre unique au monde qui s’appelle la Vie de Johnson par Boswell a eu des conséquences que ni Johnson ni Boswell lui-même ne prévoyaient. Il a immortalisé l’homme, mais aux dépens de l’auteur. L’essayiste correct du Rambler, le philologue inexpérimenté du Dictionnaire, le pamphlétaire pesant, tout l’écrivain en un mot a été relégué dans l’ombre, et ce qui est resté en pleine lumière, c’est le grand causeur du club d’Ivy-Lane, le convive des tavernes aux saillies étincelantes, le dictateur littéraire de Fleet-street. Ce personnage étrange, rude assemblage de bon sens et de superstition, d’amour-propre et de générosité, d’enjouement et de mélancolie, de délicatesse et de brutalité, grâce à son biographe, est devenu, depuis tantôt un siècle, l’objet d’un culte d’autant plus extraordinaire que le dieu, tout le monde en convient, a des pieds d’argile. L’influence qu’il a exercée sur la littérature de son temps ne se fait plus sentir aujourd’hui, mais il ne se passe pas de jour sans que quelque publication nouvelle vienne montrer que rien de ce qui touche au docteur Johnson ne saurait être indifférent à l’Angleterre. Il semblerait qu’après Macaulay et Carlyle il n’y eût plus grand’chose à dire sur son compte. Il n’en est rien pourtant, et ce sujet paraît vraiment doué d’une jeunesse éternelle, à en juger par le nombre de livres, de recherches ou de discussions auxquels il prête. Tout récemment encore plusieurs écrivains, comme s’ils s’étaient donné le mot, ont à la fois ramené l’attention du public sur celui que Voltaire appelait dédaigneusement « le sieur Samuel Johnson. » M. Matthew Arnold a consacré à l’auteur des Vies des poètes anglais quelques pages de critique, tandis que M. Leslie Stephen a fait à l’usage des gens du monde une réduction du gros livre de Boswell. En même temps M. Birkbeck Hill, dans une étude pleine d’intérêt, s’est attaché à éclaircir un point obscur de la vie de Johnson et à réviser quelques-uns des jugemens portés sur lui. Tous ces travaux ont leur utilité, car ils contribuent à nous présenter sous un jour plus vrai un homme dont il a toujours été moins aisé de faire le portrait que la caricature.


I

Samuel Johnson naquit en 1709 à Lichfield, où son père était le libraire attitré du clergé, la destinée, en mettant son berceau parmi les livres qu’il devait tant aimer, semblait lui montrer son chemin dans le monde ; mais à cela se bornaient ses faveurs, car elle lui donnait en même temps une mauvaise constitution que freine Anne elle-même n’avait pu réformer, malgré la prérogative attachée par la superstition aux personnes royales. Il est vrai qu’on s’était contenté de porter l’enfant à Londres, et, comme le faisait remarquer Boswell, il aurait mieux valu pousser jusqu’à Rome, où se trouvait alors l’héritier des Stuarts. Le libraire Michael Johnson était en effet un tory obstiné, et ce qu’il laissa de plus clair à son fils, ce furent ses doctrines politiques et un fonds d’hypocondrie. La première partie de cet héritage resta longtemps intacte entre les mains de Johnson ; quant à la seconde, il ne put jamais s’en débarrasser. Mélancolique dès l’enfance, défiguré par la maladie, indolent avec des accès d’ardeur, il fut envoyé à l’école et reçut sa bonne part de punitions. On fouettait beaucoup en Angleterre à cette époque, et Johnson a toujours prétendu que personne ne s’en trouvait plus mal. « Monsieur, disait-il plus tard, mon maître a eu raison de me bien fouetter. Sans cela je n’aurais rien fait. » Ce maître, qui s’appelait Hunter, ne manquait pas d’ailleurs en corrigeant le coupable de lui faire sentir la portée peut-être un peu lointaine de son système, et lui répétait : « Ce que je fais là c’est pour vous sauver du gibet. » Il est assez douteux que Johnson ait dû son salut à M. Hunter ; il était de ces élèves qui peuvent se passer de maîtres. Doué d’une heureuse mémoire et lisant au hasard tout ce qui lui tombait sous la main dans la boutique paternelle, il se composa bien vite une érudition d’un genre particulier et partit pour Oxford. Cet asile de la science ne possédait pas alors une réputation sans mélange. Dans plusieurs collèges, les professeurs avaient depuis longtemps renoncé même à toute apparence de cours. A Magdalen College, les fellows, bien rentés, passant de la chapelle à la salle à manger et de la taverne publique à la chambre commune, ne trouvaient plus que peu de temps pour les recherches studieuses. On allait jusqu’à prétendre qu’un chat était mort de faim dans la bibliothèque de All Soul’s College. Aussi lord Chesterfield pouvait-il écrire à son fils en 1748 : « Que penseriez-vous d’une chaire de grec dans l’une de nos universités ? C’est une jolie sinécure et qui n’exige que de fort minces connaissances. » Si l’on ajoute que Oxford possédait trois cents tavernes, on conviendra, que la ville universitaire offrait une certaine ressemblance avec cette idéale abbaye dont la règle se résumait, suivant Rabelais, dans cet ordre indulgent : Fais ce que voudras. Toutefois, à en croire un contemporain, jacobite enragé, les bonnes traditions commençaient à se perdre. Au lieu de dîner, le mardi gras, à dix heures du matin, quand sonnait la cloche des crêpes, on dînait à midi, et l’on ne mangeait plus de crêpes. « Lorsque les vieilles et louables coutumes s’altèrent, ajoute le brave chroniqueur, c’est signe que le savoir décline. » Il n’y en avait pas moins alors, même à Oxford, une classe d’étudians pour qui la vie académique était loin d’être facile. C’étaient ceux qui, trop pauvres pour subvenir à leur entretien, se faisaient serviteurs de leurs condisciples plus riches. Ils recevaient pour cela douze sous par semaine, sans compter les mauvais traitemens, et faisaient bande à part. Un commoner, c’est-à-dire un étudiant roturier, se serait déshonoré en se montrant publiquement avec un serviteur. Quant à la science, comme elle ne méprise personne, ils parvenaient à en prendre leur part ; mais il fallait pour cela un grand effort de volonté. Johnson, quoi qu’on en ait dit, ne fut pas réduit à cette extrémité. Il n’eut pas, comme Whitfield, à nettoyer les grilles de la cheminée dans la salle commune, ni à faire le tour des chambres pour s’assurer de la présence des étudians, sauf à se voir poursuivre par ceux-ci à coups de chandeliers. Peut-être ne mangea-t-il pas toujours à son appétit, car son père n’était guère en état de lui fournir la somme nécessaire pour vivre au collège de Pembroke. On ne sait pas bien, à vrai dire, comment il se tira d’affaire. Comme tous ceux dont les commencemens ont été difficiles, il ne revenait pas volontiers sur les épreuves de sa jeunesse. Quel plaisir aurait-il eu à se rappeler qu’un jour un de ses camarades, prenant en pitié l’état de sa chaussure, avait discrètement mis à sa porte une paire de souliers neufs, attention charitable que Johnson avait d’ailleurs fort mal accueillie en jetant par la fenêtre le malencontreux présent ? Il aimait mieux arrêter sa pensée sur ses succès scolaires, sur les vers latins qui lui avaient valu les éloges de son maître et ceux de Pope lui-même. Aussi lorsque après un séjour que l’on croit avoir été de quatorze mois, il fut forcé par la pauvreté de quitter Oxford sans y avoir pris ses degrés, emporta-t-il malgré tout un assez bon souvenir de ce collège de Pembroke, qu’il comparait plus tard, avec un peu d’exagération, à un nid d’oiseaux chanteurs. Et de fait, auprès de la vie qu’il allait mener pendant longtemps, celle qu’il quittait pouvait paraître douce. Son père en mourant lui avait laissé 20 livres sterling. Même au siècle dernier, on n’allait pas loin avec un pareil capital. Il accepta une place de sous-maître dans une école du Leicestershire, où par économie il se rendit à pied. Au bout de quelques mois, il se lassa d’une existence « aussi monotone que le chant du coucou. » Mieux valait encore se servir de sa plume. Il commença par traduire du français le Voyage en Abyssinie de Lobo, ce qui lui rapporta 5 guinées. Il eut ensuite l’idée de publier par souscription une édition annotée des poésies de Politien, projet auquel il ne manqua que les souscripteurs : les amateurs de vers latins commençaient à devenir rares. Il se rabattit sur la langue maternelle et proposa des articles de critique à l’éditeur du Gentleman’s Magazine ; avec quel succès, on l’ignore. On sait seulement qu’il reçut une réponse, ce qui était déjà quelque chose. Quoi qu’il en soit, comme l’avenir n’était pas beaucoup plus assuré que le présent, Johnson crut le moment propice pour accomplir le seul des trois grands actes de la vie dont on soit le maître : il se maria. Boswell, dans ce style dont le secret s’est perdu, dit que dès sa plus tendre jeunesse son ami avait été « sensible à l’influence des charmes féminins. » Il faut en effet qu’il l’ait été, et à un rare degré, pour s’être laissé séduire par une personne qui avait le double de son âge et dont il devait être, de tous ses contemporains, le seul à comprendre les attraits. Mrs Porter était une veuve de quarante-huit ans, très grasse et haute en couleur. On a prétendu que l’usage du fard et des spiritueux n’était pas étranger à l’éclat de son teint. De son côté, Johnson ne payait pas de mine. Il était maigre et « l’immense structure de ses os offrait quelque chose de hideux » que ne rachetaient point des marques trop visibles de scrofules. Des gestes convulsifs, qui le faisaient parfois prendre pour un possédé, complétaient le personnage. Tel qu’il était, il plut à la dame, qui déclara que dans toute sa vie elle n’avait pas rencontré d’homme plus sensé. Johnson en revanche la proclamait belle et n’en voulut jamais démordre. Ce mariage d’inclination se fit à Derby, où le fiancé et la fiancée se rendirent à cheval, non sans avoir eu en route une petite altercation que Johnson racontait plus tard en ces termes à son spirituel ami Beauclerk :

« Monsieur, Mrs Porter avait lu les vieux romans et s’était mis en tête l’idée fantastique qu’une femme de cœur doit traiter son amant comme un chien. En conséquence, monsieur, elle me dit d’abord que j’allais trop vite et qu’elle ne pouvait pas me suivre, et quand j’eus ralenti mon allure, elle se mit à me dépasser en se plaignant que je restasse en arrière. Je n’étais pas homme à me faire l’esclave d’un caprice, et je résolus de me montrer au commencement tel que j’entendais rester jusqu’à la fin. Je poussai donc vivement mon cheval de façon à me trouver bientôt hors de vue. La route passait entre deux haies, et j’étais sûr qu’elle ne pouvait s’égarer. Je réussis ainsi à me faire rattraper ; mais lorsqu’elle m’eut rejoint, je vis qu’elle était tout en larmes. »

Si Mrs Porter avait eu vingt ans de moins, elle aurait sans doute tourné bride et faussé compagnie à son fiancé ; elle ne le fit pas et elle eut raison, car jamais épouse de cet âge ne se vit mieux aimée. Elle apportait à son mari une petite fortune de 800 livres. Ce n’était pas assez pour que Johnson pût vivre dans la paresse studieuse qui lui aurait si bien convenu. Aussi songea-t-il une seconde fois à l’enseignement. Il annonça qu’il recevrait chez lui les jeunes gentlemen qui voudraient apprendre le latin et le grec. Or, s’il s’entendait admirablement à tracer un programme complet d’études classiques, il avait l’humeur trop bizarre pour réussir dans la tâche qu’il se proposait. « L’académie d’Edial, près de Lichfield, » cessa d’exister au bout d’une année. Elle avait cependant un grand nom à inscrire dans ses annales : c’est à Edial que, devant les ridicules de son professeur, David Garrick se sentit comédien. Après cet essai malheureux, Johnson partit pour Londres, sans sa femme, avec une grosse tragédie dans la tête, et dans la poche une bourse assez mince. La vie qu’il mena avant de parvenir à la célébrité ne nous est pas connue dans le détail ; mais le souvenir lui en était si amer que longtemps après il pleurait encore en y faisant allusion. Il passa par toutes les étapes de la misère littéraire et connut toutes les humiliations. Il offrit ses manuscrits à des éditeurs, qui, voyant ses fortes épaules, lui conseillèrent de se faire portefaix. Il se mit aux gages des libraires et fut quelquefois obligé, lorsqu’il leur écrivait, de leur rappeler qu’il n’avait pas diné ; une de ses lettres porte pour signature : Johnson impransus. On lui avait dit qu’avec 30 livres par an on pouvait vivre à Londres et fréquenter la bonne compagnie, à la condition de regarder le souper comme une superfluité et de ne faire de visites que les « jours de chemise blanche. » La recette ne lui fut pas inutile, et il trouva moyen de la simplifier encore en supprimant, de loin en loin, dans son budget le chapitre du logement. Beaucoup de littérateurs vivaient alors ainsi, attendant chaque matin un de ces tours de roue de la fortune qui mettent l’écrivain en vue, et souvent réduits le soir à se passer de gîte. Cependant la littérature commençait à devenir un métier lucratif. Sans compter Pope, qui avait reçu 8,000 livres pour sa traduction d’Homère, les poètes comme Young et Gray, les historiens comme Hume et Robertson, les romanciers comme Fielding et Sterne n’avaient pas à se plaindre du public. Il n’était pas rare qu’un seul livre heureux donnât l’indépendance à son auteur. Si Johnson resta longtemps en servitude, il le dut un peu à l’indolence naturelle de son tempérament. Un poème, London, composé à l’imitation d’une satire fameuse de Juvénal, avait attiré sur lui l’attention et la bienveillance de Pope, qui s’entremit pour obtenir en faveur de son jeune confrère une charge dont le petit revenu aurait suffi à ses besoins. Malheureusement il fallait pour la remplir un grade que l’université de Dublin ne voulut pas conférer à Johnson, et celui-ci retomba sous le joug des libraires. Il fit des traductions de tout genre, rendit compte des débats du parlement sous une forme détournée, car la reproduction des discours était en principe interdite, et sur les notes que lui apportaient des sténographes de rencontre mit plus d’une fois un peu de sa prose dans l’éloquence de Pitt. Il accepta même de dresser un catalogue de bibliothèque. Il est vrai que, le libraire qui l’employait lui ayant reproché sa négligence, Johnson, qui connaissait son Lutrin, le renversa par terre d’un coup d’in-folio. On montrait encore en 1812 dans une boutique de Cambridge le projectile historique : c’était une Bible des Septante, La liste des ouvrages que la nécessité arrachait alors à Johnson serait sans doute assez longue. Les uns, publiés sans signature, n’ont pas laissé de traces ; les autres sont oubliés. Il n’en est qu’un qui se lise maintenant avec intérêt, c’est la biographie d’un homme de lettres. Richard Savage était le personnage le plus remarquable de cette bohème littéraire dont le quartier de Grub-street était le centre. Fils illégitime, ou réputé tel, de la comtesse Macclesfield, et persécuté par sa mère, qui ne s’était pas contentée de l’abandonner, sa naissance, ses malheurs, ses aventures de taverne et un certain talent de versificateur lui avaient fait à la longue une réputation dans la société. On a aujourd’hui quelques doutes sur la véracité de récits qui cependant ne furent jamais contredits par la comtesse Macclesfield. Ce qui est certain, c’est que Johnson les acceptait avec tout le monde et que, s’étant attaché à Richard Savage, il a fait de l’aventurier un portrait qui répond bien au roman de sa vie. Sous sa plume, le sujet s’est agrandi ; ce n’est plus seulement l’existence assez méprisable d’un médiocre écrivain qu’il raconte, c’est encore toute une société, avec ses mœurs brillantes à la surface, au fond singulièrement grossières, qu’il révèle à son lecteur.

L’impression est d’autant plus vive que l’auteur, tout honnête homme qu’il soit, ne peut cacher son faible pour le guide peu scrupuleux qui l’avait sans doute introduit dans plus d’une joyeuse compagnie, et avec lequel il avait maintes fois arpenté les rues de Londres en quête d’un logis ou d’une taverne pour y passer la nuit. La raison de cette indulgence est du reste tout à son honneur. Richard Savage lui avait témoigné de l’intérêt, et Johnson avait la mémoire très longue : il n’oubliait jamais ceux qui lui avaient voulu du bien, ni les autres non plus. « Hervey, disait-il à la fin de sa vie en parlant d’un des amis de sa jeunesse, Hervey était un homme vicieux, mais il fut très bon pour moi. Appelez un chien Hervey, et je l’aimerai. » Heureusement la gratitude n’allait pas chez lui jusqu’à l’imitation. Il ne dut à Richard Savage qu’une connaissance peut-être un peu trop intime des mœurs littéraires de la seconde partie du XVIIIe siècle ; et, au rebours de son héros, il sut garder son indépendance et sa dignité. Pleine de faits curieux pour l’histoire de la littérature, la Vie de Richard Savage offrait encore un autre mérite. Le style en était original et présentait déjà tous les traits distinctifs de la manière johnsonienne, c’est-à-dire une certaine partialité pour les mots dérivés du latin, le goût des périodes par antithèse, le long développement de la phrase, et en général un penchant à monter sur des échasses pour rehausser des lieux communs. En revanche, une grande vigueur, une clarté parfaite, une rare propriété d’expression et des tours heureux venaient racheter ce que l’ensemble avait de trop solennel et de tragique. Cette façon grandiose de parler aurait quelquefois semblé plus à sa place sur la scène. Johnson essaya de l’y transporter. Depuis longtemps, fidèle au précepte de tous les arts poétiques, il polissait et repolissait la tragédie commencée à Lichfield. Grâce à son ancien élève Garrick, il parvint à la faire représenter au théâtre de Drury-Lane. Quoique l’auteur eût mis pour la circonstance un gilet écarlate et un chapeau brodé d’or, la pièce n’obtint qu’un médiocre succès. Le parterre, criant « au meurtre, » ne voulut jamais permettre que l’héroïne fût étranglée sur la scène, et Irène n’eut que neuf représentations. Johnson prit sa mésaventure dramatique en galant homme. On lui demandait, car il se trouve toujours des gens pour faire ces questions-là, s’il se ressentait de son échec. « Pas plus que le Monument[1], » répondit-il. Il avait l’âme très ferme à l’égard de la critique et disait avec beaucoup de raison : « Un homme qui écrit un livre se croit plus sage ou plus spirituel que le reste des hommes ; il suppose qu’il est capable de les instruire ou de les amuser, et le public auquel il s’adresse doit après tout rester juge de ses prétentions. » C’était parler d’or. Le poète fit mieux encore : il conforma sa conduite à sa théorie et, se soumettant à l’arrêt des beaux esprits, renonça pour jamais au théâtre. Irène, à tout prendre, ne lui avait pas été inutile. Elle lui avait rapporté 300 livres environ et une disgrâce honorable qui avait mis son nom en lumière. Les plus mauvais jours étaient passés et la gloire n’était pas loin.


II

Le moment était favorable pour fonder une réputation. Le ciel littéraire était vide. Pope était mort dans sa gloire, Swift avait fini dans l’imbécillité, Fielding, épuisé par le travail et les excès, était allé chercher le grand repos dans le cimetière de Lisbonne, et parmi les vivans, ceux qui devaient être illustres un jour étaient encore ignorés, tandis que ceux qui l’étaient déjà vivaient dans la retraite. Le poète Gray limait ses vers dans son paisible appartement de Cambridge, Richardson ne sortait guère du cercle de vieilles demoiselles que l’admiration avait réunies autour de lui, Burke arrivait d’Irlande pour tenter la fortune à Londres où débarquait en même temps Goldsmith après avoir fait le tour de l’Europe, sa flûte sur le dos. La république des lettres justifiait vraiment son titre : personne n’y avait la première place. Le sceptre autrefois tenu tour à tour par Ben Jonson, par Dryden, et par l’auteur de la Dunciade, n’avait point trouvé depuis de mains capables de le relever. Si Johnson le prit à défaut d’un plus digne, ce ne fut pas sans peine. Il lui fallut d’abord se révéler comme écrivain moraliste. Le Rambler (le Rôdeur), qui parut deux fois par semaine, de 1750 à 1752, fit à cet égard beaucoup pour sa réputation. On chercherait vainement dans cet humble successeur du Spectateur les grâces légères, les traits délicats, la douce ironie qui donnent tant de charme aux écrits de Steele et d’Addison. Aucun personnage ne s’y dresse en pied, et, comme on l’a dit justement, si quelque femme y parle, c’est la voix de Johnson en jupons qu’on entend. L’auteur veut surtout instruire. De ces pages à l’allure pesante on pourrait extraire tout un système de morale. Johnson discute sur les connaissances utiles, sur la vengeance, sur la retraite, sur la patience, sur la chasse aux héritages, sur l’affectation, en un mot sur les vices, les travers et les ridicules éternels de l’humanité ; et il met au service de ces lieux communs un style si grave, des images si pompeuses, tant de mots à tournure grecque ou romaine qu’on serait tenté de lui faire le compliment de Vadius à Trissotin et de lui dire :

On voit partout chez vous l’ithos et le pathos.


Aussi, moins heureux que les essais périodiques dont il ferme la série, le Rambler a-t-il vécu. Personne aujourd’hui ne s’aventure à le tirer de la poussière des bibliothèques, ne fût-ce que pour y chercher la raison du succès qu’il obtenait jadis auprès de tant de lecteurs, sans oublier Mrs Johnson dont il faisait les délices. La bonne dame avouait même qu’elle n’aurait jamais cru son mari capable d’un tel effort de génie. Elle n’était pas d’ailleurs destinée à survivre longtemps au Rambler. Le dernier numéro venait à peine de paraître qu’elle mourut. Si vaillant qu’il fût, le moraliste chancela d’abord sous le coup. Quoique Mrs Johnson n’eût pas toujours montré envers son mari une parfaite égalité d’humeur, celui-ci perdait en elle une personne dont l’admiration ne lui avait jamais manqué. Une note écrite dans les derniers temps de sa vie témoigne d’une façon touchante que sa douleur n’était pas de celles qui se dissipent en violens éclats :

« Voici le jour où, en 1752, ma chère Letty mourut. Je viens de faire une prière de repentance et de contrition ; peut-être Letty prie-t-elle en ce moment pour moi. Que Dieu me soit en aide ! Nous fûmes mariés environ dix-sept ans, en voilà trente que nous sommes séparés. »

Johnson chercha d’abord dans le travail une diversion à son chagrin. Pour mieux écarter les souvenirs pénibles, il s’installa dans son grenier, seul endroit où il n’eût jamais vu Mrs Johnson, et se remit au grand dictionnaire dont il avait formé le projet depuis longtemps, semble-t-il. C’était une entreprise considérable, et, si l’auteur ne se dissimulait pas la peine que l’ouvrage lui coûterait, il ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur le genre d’honneur qui lui en reviendrait auprès du public. « Tout autre écrivain, dit-il dans sa préface, peut aspirer à l’éloge ; la seule chose que le lexicographe puisse espérer, c’est d’échapper à la critique, et encore cette récompense toute négative ne lui est-elle que rarement accordée. »

La besogne était sans doute ingrate ; mais elle ne fut ni sans profit, puisqu’elle le fit vivre, ni sans éclat, puisque lord Chesterfield brigua l’honneur de la dédicace. Le plan de l’ouvrage était publié depuis 1747 ; Johnson comptait mettre trois ans à le remplir, il en mit huit. L’éditeur était à bout de patience. Quand il eut reçu la dernière feuille, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Dieu merci, j’en ai fini avec lui. » Johnson, à qui l’on rapporta le propos, sourit en disant : « Je suis bien aise qu’il remercie Dieu de quelque chose. »

Quand on ouvre ces deux in-folio et que l’on tombe par exemple sur le mot accise (excise), on est un peu surpris de la définition suivante : « Taxe odieuse levée sur les denrées et fixée par des misérables aux gages de ceux-là même à qui l’accise est payée. » La surprise redouble quand on trouve que l’avoine (oals) est appelée « une graine qui en Angleterre se donne généralement aux chevaux, mais en Écosse sert à nourrir les gens. » On se dit que l’auteur a dû avoir maille à partir avec les Écossais ou qu’il n’a pas la conscience très nette à l’endroit des employés de la régie. Johnson, il est vrai, avait l’impôt en horreur, et tout ce qui venait d’au delà de la Tweed lui était en abomination ; il faut encore ajouter que la science du langage n’était pas née quand il écrivait. Aussi ne saurait-on lui reprocher de n’avoir point mis dans son travail l’exactitude à laquelle les procédés contemporains nous ont habitués. Les origines de sa langue lui étaient en grande partie inconnues et la partie philologique de ses recherches n’offre que peu de valeur. En revanche, l’heureux choix et le nombre des citations donnent aux pages de ce lexique un intérêt qui n’a pas disparu et qui explique l’enthousiasme avec lequel il fut accueilli. L’auteur de ce monument élevé à la gloire de la littérature anglaise fut bientôt salué comme un géant, et son nom ne tarda pas à se confondre avec le titre même de son œuvre. On disait souvent en parlant de lui : Dictionnaire Johnson.

L’apparition du dictionnaire marque une date mémorable dans l’histoire des gens de lettres. En refusant d’inscrire sur la première page le nom de Chesterfield, Johnson faisait une révolution : il abolissait à jamais le patronage des grands seigneurs sur les écrivains. L’auteur de ces lettres célèbres, où, suivant le mot même ce Johnson, on voyait enseignées « la morale d’une courtisane et les manières d’un maître à danser, » avait laissé entendre qu’il accepterait sans déplaisir la dédicace du grand ouvrage. C’était s’y prendre un peu tard. Plusieurs années auparavant, lorsque Johnson, alors inconnu, lui avait envoyé le plan de son dictionnaire, le grand seigneur n’avait rien répondu. L’écrivain devenu illustre, et qui aimait « les bons haïsseurs, » accueillit fort mal à son tour des avances trop intéressées pour mériter aucune reconnaissance, et il écrivit à l’arbitre de toutes les élégances une lettre dont Boswell nous a conservé les termes pleins d’une méprisante ironie. Lord Chesterfield mit la lettre dans sa poche, et si l’on en parla dans Londres, il ne fut pour rien dans l’indiscrétion. On a longtemps cru qu’il s’était vengé, d’une façon tout intime du reste, car sa correspondance n’était pas destinée à la publication, en représentant Johnson sous les traits d’un « respectable Hottentot qui jette ce qu’il mange partout excepté dans son gosier » et qui est assez absurde pour traiter de la même façon supérieurs, égaux et inférieurs. M. Birkbeck Hill a démontré récemment que cette supposition n’était pas fondée ; mais quoi que lord Chesterfield ait pu penser, le coup fatal n’en était pas moins porté par la rude main du lexicographe à la longue tradition qui mettait l’écrivain pauvre aux pieds du premier sot venu, pourvu qu’il eût un titre ou de l’argent.

La fierté de Johnson était d’autant plus méritoire qu’au moment où il relevait ainsi dans sa personne tous ses pareils si longtemps humiliés, sa plume ne lui assurait pas encore l’indépendance Si, pour parler comme Corneille, il s’était donné du mal

Afin qu’un peu de bien suivit beaucoup d’honneur,


il n’avait réussi qu’à moitié. L’académie de la Crusca lui avait envoyé son Vocabulaire, l’Académie française lui avait fait remettre son dictionnaire, mais ces honneurs, joints à la satisfaction plus réelle d’avoir, ainsi que le lui disait Garrick, battu quarante Français à lui tout seul, ne suffisaient pas à le faire vivre. Aussi le voit-on, après la publication de son grand ouvrage, employé à nombre de travaux différens. Il fait des analyses et des comptes rendus pour le Literary Magazine, il ressuscite le Rambler sous un nouveau titre, il compose des prospectus pour un journal et corrige même un volume de poésies pour un auteur qui se défiait de ses propres forces. Malgré tout, sa bourse se trouva plus d’une fois à sec, car un jour, sans le secours de Richardson qui lui prêta 6 livres, il allait être arrêté pour dettes, et trois ans plus tard, sa mère étant morte, il dut, pour payer les frais de l’enterrement, écrire un roman en toute hâte. Composé en sept jours ou plutôt en sept soirées, et sous l’influence d’une douleur profonde, Rasselas, on le comprend, a dû se ressentir des circonstances qui l’ont fait naître. Cependant, pour bien des gens, il demeure encore le principal titre de son auteur à la célébrité.

Ce conte africain où les personnages, suivant la mode du XVIIe siècle, n’ont pas même pris la peine de se déguiser, a eu les honneurs de la traduction dans la plupart des langues de l’Europe, et il n’y a pas longtemps qu’un premier ministre d’Angleterre, dans une triomphante période, unissait le nom de Rasselas à l’expédition d’Abyssinie. La coïncidence des dates a suggéré à la critique anglaise un parallèle entre Rasselas et Candide, qui parurent la même année. On a même supposé, ce qui semble bien improbable, que Johnson pouvait avoir connu le dessein du roman de Voltaire, que le sien suivit à un intervalle très rapproché. Il y a en effet une ressemblance apparente entre les deux sujets, mais ce serait abuser d’une rencontre fortuite que de pousser la comparaison plus loin, au grand détriment de l’auteur anglais. La fertile vallée où Rasselas, prince d’Abyssinie, vit, sur l’ordre du roi son père, dans une heureuse ignorance des hommes, n’a rien de commun avec le château de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, et l’on ne saurait découvrir le plus petit air de famille entre la princesse Nekayal et Mlle Cunégonde. Rasselas n’est qu’une suite d’essais reliés par le fil d’une histoire invraisemblable. L’écrivain, dissertant à perte de vue sur la morale et la religion, y passe de l’utilité des pèlerinages aux dangers de la solitude, pèse les raisons qu’on peut avoir de croire à l’apparition des âmes qui ont quitté ce monde et cherche vainement le bonheur dans toutes les conditions de la vie. Ici encore c’est Johnson qui parle sans chercher à se dissimuler. Le thème est sérieux, les variations ne le sont pas moins : Vanité des vanités ! telle en est la conclusion.

« Père des eaux, s’écrie quelque part un des personnages en s’adressant au Nil, toi qui roules tes ondes à travers quatre-vingts nations, dis-moi si dans tout ton cours tu arroses une seule demeure où tu n’entendes pas s’élever le murmure des plaintes ? » Cette apostrophe peut donner une idée du ton ordinaire de l’écrivain. Quelque éloquentes que soient ses déclamations, quelque fortes que soient ses pensées, son pessimisme amer n’a qu’une seule note, et qui ne rappelle nullement le rire étincelant de Voltaire. Au fond, la différence est plus considérable encore. La morale de Candide, c’est qu’il faut cultiver son jardin ; la morale de Rasselas, c’est qu’il n’y a pour, l’homme qu’un choix vraiment important à faire ici-bas, celui de son éternité. Johnson est un moraliste chrétien. Si sa mélancolie prend quelquefois une teinte de scepticisme, il ne faut pas la confondre avec l’incrédulité, qu’il avait en horreur. Depuis longtemps il s’était rangé au joug d’une foi d’où la superstition n’était pas toujours absente. Fort assuré des vérités révélées, il l’était moins de son propre salut, comme le prouvent les prières qu’il avait l’habitude de mettre par écrit, prières touchantes où il ne cessait de se reprocher son indolence, sa gourmandise et l’inutilité de ses bonnes résolutions.

Sa foi, comme l’a dit admirablement Macaulay, avait assez de rayons pour le guider, mais pas assez de lumière pour le réjouir ; De là cette terreur de la mort qui lui faisait prétendre que la vie humaine, avec ses occupations, ses ambitions, ses plaisirs et ses crimes n’avait pour raison et pour but que la nécessité da se cacher jusqu’au bout la loi fatale à laquelle toute créature humaine est soumise. Le plus grand des supplices eût certainement été pour lui de demeurer en repos dans cette chambre, dont parle Pascal, et il est probable que son intelligence n’aurait pas résisté à la solitude. Tout jeune encore, à Lichfield, il avait déjà ressenti les atteintes de l’hypocondrie dont il devait souffrir jusqu’à son dernier : jour. Il n’y échappait, car la lecture ne parvenait pas toujours à le distraire, que par la conversation. Il n’était jamais plus à l’aise que dans une de ces tavernes qu’il nommait le trône de la félicité humaine, entouré d’auditeurs sachant lui donner la réplique ou le contredire à propos. Une circonstance inattendue, en le mettant une fois pour toutes à l’abri de la gêne, allait bientôt lui permettre de satisfaire son penchant pour ce genre de dissipation qui lui était devenu nécessaire. Quelques amis, à l’avènement de George III, obtinrent des ministres du nouveau roi que Johnson fût proposé, pour une pension de 300 livres. La libéralité, comme le fait remarquer M. Leslie Stephen, n’était pas excessive, si l’on songe que Horace Walpole et d’autres encore, par la seule raison qu’ils étaient les fils de leurs pères, jouissaient de sinécures dont les revenus se comptaient non par centaines, mais par milliers de livres. Néanmoins, l’offre toucha tellement Johnson que, ne trouvant pas de termes assez forts dans son dictionnaire, il dut recourir au français pour exprimer sa reconnaissance : il déclara qu’il était « pénétré des bontés de sa majesté. » Un scrupule le retenait encore : il avait jadis donné du mot pension l’explication suivante : « En Angleterre on entend généralement par là le salaire que reçoit un mercenaire politique pour trahir son pays. » Au risque de démentir ses propres définitions, l’auteur du dictionnaire, ayant pris conseil de ses amis, finit par se laisser pensionner. Il était bien convenu d’ailleurs que c’était la récompense de travaux littéraires passés plutôt que le prix de services politiques à venir. « Maintenant, disait Johnson, je ne puis plus maudire la maison de Hanovre, mais j’estime que ce plaisir, comme celui de boire à la santé du roi Jacques, est amplement compensé par une rente de 300 livres. » Son jacobitisme n’eut pas d’autre oraison funèbre. Il est vrai qu’il ne l’enterrait pas tout entier, car il en retenait un certain nombre de préjugés et l’esprit d’opposition. D’autres habitudes paraissent avoir été plus difficiles à déraciner chez lui. « J’espère, lui disait Beauclenk, que vous allez désormais vous réformer et vivre proprement comme un gentleman. » C’était beaucoup demander, et il ne semble pas que Johnson se soit jamais fort approché de l’idéal tracé par Chesterfield et par Richardson, Cependant la pension royale marque une ère nouvelle dans sa vie : la carrière de l’écrivain est à peu près finie, celle du dictateur littéraire commence.


III

La curiosité qui s’attache aux pas des hommes illustres n’est point, qu’on la blâme d’ailleurs ou qu’on l’approuve, née de notre temps. Le XVIIIe siècle l’a connue comme nous, et c’est grâce à elle que nous pouvons nous faire de la personne et des manières de Johnson une idée presque aussi exacte que si nous eussions été présentés au grand critique. Les témoignages des contemporains s’accordent tellement que pas un des traits de cette physionomie originale n’est resté obscur. Et comme l’homme était peut-être plus remarquable que l’écrivain, tous ces détails extérieurs aident à faire comprendre l’influence qu’il a exercée. L’apparence, il faut l’avouer, ne prévenait pas en sa faveur. Quand on était admis à son petit lever, faveur qu’il n’était pas difficile d’obtenir, on voyait arriver, vers midi, un corps énorme dont la marche offrait une vague ressemblance avec le mouvement d’un navire. Sur une tête massive était perchée une perruque trop courte, ordinairement brûlée par devant pour avoir été trop près de la chandelle. Les pieds étaient chaussés de vieux souliers faisant office de pantoufles, l’habit brun aux boutons de métal laissait entrevoir des manches de chemise pendantes, et les bas ne rejoignaient la culotte que d’une manière imparfaite. L’ensemble du costume prouvait que celui qui le portait disait vrai quand il prétendait ignorer « la passion du linge blanc. » Le maintien de Johnson répondait à la négligence de sa toilette. Suivant l’humeur du jour, il restait rêveur dans un coin, se balançait sur sa chaise, tambourinait avec ses doigts, faisait des grimaces et des contorsions, ou se mêlait brusquement à la conversation, en général pour démontrer qu’on n’avait dit que des sottises. Quand il riait, ses contemporains croyaient entendre un rhinocéros. Les accès de sa gaîté secouaient alors si violemment sa rude charpente qu’il était forcé de s’appuyer pour ne pas tomber. Avec cela irascible, ne souffrant aucune contradiction et se laissant dans la discussion emporter au delà de toutes les bornes. Il ne s’en croyait pas moins les qualités d’un homme bien élevé et donnait au besoin des leçons d’étiquette. En réalité c’était, selon le mot du frère de Garrick, un terrible compagnon. On a quelque peine aujourd’hui à se le figurer dans un salon, entouré d’hommes élégans et de femmes à la mode ; il est certain toutefois qu’il était fort prisé du grand monde. La plus haute aristocratie recherchait l’honneur de le voir et le plaisir de l’entendre parler. Peut-être cependant était-il plus à son avantage chez ses amis naturels, artistes, savans, écrivains ou beaux esprits. La liste en était devenue rapidement très longue. Au premier rang brillait Garrick. Cet ancien élève de « l’académie » de Lichfield avait fait du chemin depuis qu’il était arrivé à Londres avec son maître, et celui-ci, bien qu’il eût le plus profond mépris pour la profession du comédien, ne cessa jamais de regarder Garrick comme sa propriété personnelle. Il ne perdait aucune occasion de lui lancer un coup de boutoir, mais il ne permettait pas que d’autres prissent la même liberté. Peu sensible à l’art dramatique, il ne l’était pas davantage aux beautés de la peinture. Reynolds n’en était pas moins un de ses meilleurs amis. Ce fut une réflexion piquante de l’artiste qui commença l’intimité. Un jour quelques dames déploraient devant lui la perte d’un ami à qui elles avaient des obligations. « Il vous reste une consolation, leur dit Reynolds, c’est d’être délivrées du fardeau de la gratitude. » Le moraliste, qui était présent, fut charmé de ce mot. Il s’en alla souper avec Reynolds et devint son ami pour la vie. Un autre genre de sympathie l’attirait vers Goldsmith à la même époque. Le jeune Irlandais, connu seulement des libraires qui l’employaient, avait l’immortalité dans son tiroir, où dormait le Vicaire de Wakefield, mais il venait d’être arrêté pour dettes à la requête de sa propriétaire. Il appela Johnson à son secours, et celui-ci, après s’être fait précéder d’une guinée, comme avant-garde, arriva lui-même. La guinée s’était déjà transformée en une bouteille de vin de Madère que Johnson déboucha pendant que Goldsmith déroulait son manuscrit. Le critique parcourut le roman, courut l’offrir à un libraire et apporta en échange 60 livres au moyen desquelles l’auteur put payer son terme, et, satisfaction plus vive encore, administrer une semonce à son impatiente hôtesse. De pareils services ne s’oublient pas ; on peut trouver que pourtant l’auteur du Dictionnaire les fit quelquefois payer un peu cher à son protégé. Goldsmith, qui était la vanité même, fut mis à une rude épreuve dans la société de Johnson, et, s’il n’y apprit pas l’humilité, ce ne fut pas la faute de ce dernier. Avec un semblable rabat-joie à ses côtés, le pauvre romancier en arrivait parfois aux dernières limites du désespoir, quoiqu’il n’ignorât pas que sous les railleries de son ami se cachait une admiration sincère. « Johnson, disait-il, n’a de l’ours que la peau. » A l’honneur d’avoir aidé Goldsmith, Johnson peut encore ajouter celui d’avoir deviné Burke. Edmond Burke arrivait aussi d’Irlande, avec son éloquence et sa pauvreté. De plus, il était whig, ce qui n’était pas une recommandation aux yeux d’un homme qui prétendait que le premier des whigs avait été le diable. L’amour de la parole, plus fort que les opinions politiques, rapprocha le futur orateur du vétéran littéraire. A côté de ces noms, il en est de plus humbles qui n’auraient pas même droit à une niche dans l’histoire des gens de lettres, si l’amitié de Johnson ne les avait sauvés de l’oubli. C’est Bennet Langton, cet aimable et long gentleman, qui ressemblait à la « cigogne du carton de la pêche miraculeuse. » Il connaissait la Grammaire grecque de Clenardus, et cette érudition lui avait conquis le cœur de Johnson, qui lui disait : « Monsieur, y a-t-il quelqu’un dans cette ville qui ait entendu parler de Clenardus, excepté vous et moi ? » Si grande fut l’amitié, commencée sous ces auspices, qu’un jour, se sentant malade, Johnson demanda à Langton de lui signaler sincèrement les fautes de sa vie. Langton lui remit en silence une feuille de papier où il avait écrit plusieurs textes de l’Écriture recommandant la charité. Sur quoi le pénitent se fâcha et malmena son obligeant confesseur un peu plus rudement qu’autrefois l’archevêque de Grenade n’avait fait Gil Blas. On n’entrait dans l’intimité de Johnson qu’à la condition sous-entendue de beaucoup supporter, et tout le monde se soumettait à la clause. Il y avait bien par-ci par-là quelques tentatives de rébellion. Ainsi Topham Beauclerk, qui n’avait en fait d’esprit rien à envier à personne, rendait quelquefois à Johnson ce que les Anglais appellent « un Roland pour son Olivier. » Cet arrière-petit-fils de Charles II et de l’actrice Nell Gwyn joignait à l’amour des lettres les mœurs d’un homme à la mode. Il devait faire un singulier contraste avec le critique bourru qui, tout en le blâmant, ne pouvait s’empêcher de l’aimer pour les grâces de sa conversation. Johnson n’épargnait pas les vérités au brillant sceptique, dans l’espoir de le ramener au bien, et celui-ci, de son côté, usant du privilège de la jeunesse, faisait de loin en loin oublier au docteur la gravité de son âge. Une de ces escapades est restée célèbre. Boswell raconte que, Beauclerk et Langton s’étant attardés jusqu’à trois heures du matin dans une taverne, il leur passa par la tête d’aller réveiller leur vieil ami. « Ils cognèrent violemment à la porte de son appartement du Temple et le virent enfin apparaître en chemise, une petite perruque noire sur le sommet de la tête en guise de bonnet de nuit, et un tisonnier à la main, car il s’imaginait qu’on venait l’attaquer. Quand les deux visiteurs se furent nommés et lui eurent proposé de les accompagner dans leur promenade matinale, il leur dit en souriant : « Comment ! c’est vous, mauvais drôles que vous êtes ? Allons, je vais venir folâtrer avec vous. » Il fut bientôt habillé, et l’on entra dans Covent-Garden, où les marchands de légumes, arrivant de la campagne, commençaient à déballer leur marchandise. Johnson fit quelques tentatives pour les aider, mais les honnêtes jardiniers semblaient tellement étonnés de sa mine, de ses manières et de son étrange obligeance qu’il aperçut bientôt que l’offre de ses services n’était nullement goûtée. On se dirigea vers une des tavernes voisines, et l’on prépara un bol de la boisson qu’on appelle bishop. Puis les trois amis, montant en bateau, ramèrent jusqu’à Billingsgate, où Langton, invité à déjeuner ailleurs en compagnie de quelques jeunes dames, refusa de passer dans la dissipation le reste de la journée. Sur quoi Johnson le gourmanda, lui reprochant de l’abandonner pour aller s’asseoir dans une société de pauvres filles sans idées. » Il ne faudrait pas croire d’après ce dernier mot que Johnson fût devenu l’ennemi des femmes. Il était au contraire plein d’attentions pour celles qui, en l’écoutant, faisaient preuve d’intelligence à ses yeux. Il pouvait bien lui arriver dans un moment d’absence de se baisser, au milieu d’un dîner, et de prendre dans sa main le soulier de sa voisine ; mais quand la comtesse de Boufflers venait lui rendre visite, il savait, galant à sa manière, se précipiter dans l’escalier comme un ouragan pour lui donner la main jusqu’à son carrosse. On compte plus d’une femme parmi les personnes qui lui furent chères. La plus connue est Mrs Thrale. Son mari, le grand brasseur, était un excellent homme dont l’esprit « frappait très régulièrement les heures, mais ne marquait pas les minutes. » Quant à Mrs Thrale, elle savait plus d’anglais, voire même de latin, que les dames de son temps, et avait assez d’esprit pour n’en point trop montrer. Choyé par les deux époux, ayant sa chambre réservée dans leur maison de ville et dans leur maison de campagne, le critique perdait sa sévérité et le misanthrope sa mélancolie. Il composait de petits vers pour la maîtresse du logis et caressait les enfans.

A la même époque arrivait à Londres, attiré par sa réputation, un jeune Écossais dont le nom ne peut plus désormais se séparer du sien. L’inimitable Boswell ne doit sa célébrité qu’à l’affection de Johnson, et parmi tous ceux qui ont approché l’écrivain, il mérite une place à part. Voici quatre-vingts ans qu’on se demande si Boswell était un homme d’esprit ou s’il n’était qu’un sot sans avoir pu s’entendre sur son compte. Le fond de son caractère, comme le dit fort bien M. Leslie Stephen, parait avoir été une immense capacité de jouissance. Frivole et sensuel, sans un grain de philosophie ni une étincelle de poésie dans l’âme, il montrait en même temps un goût très vif pour les plaisirs intellectuels, une insatiable curiosité pour tout ce qui touchait aux gens de lettres. Il s’introduisait partout, et sa vanité poursuivait tour à tour Voltaire, Wesley, Rousseau, Paoli ou lord Chatham. Il allait même jusqu’à demander à ce dernier, alors premier ministre, de vouloir bien « l’honorer d’une lettre de temps en temps. » Un métier pareil suppose une certaine effronterie, beaucoup de bonne humeur, une insensibilité parfaite aux rebuffades. Si l’on y ajoute une naïveté qui n’excluait pas la finesse et quelque bonté naturelle, on aura le portrait d’un homme qui n’était tout à fait ni le faquin assommant dépeint par Macaulay, ni le disciple idéal que M. Carlyle a célébré. Peut-être cet ensemble de qualités et de défauts était-il nécessaire pour produire la plus parfaite biographie qu’il y ait au monde.


IV

Au moment où Boswell fit irruption dans sa vie, Johnson avait cinquante-quatre ans. Il était célèbre et se reposait, content désormais d’exercer par la parole, ou plutôt par la conversation, l’autorité qu’il avait acquise. Il se levait tard, et la matinée se passait pour lui à déclamer sur tous les sujets possibles devant les gens qui venaient le consulter comme un oracle ou simplement l’écouter. Il s’en allait ensuite dîner dans une taverne ou chez des amis et passait la soirée à boire, en causant, « un océan de thé, » ce qui le menait à une heure avancée de la nuit. Une fois par semaine, il soupait à la Tête de Turc, où se réunissait le Club littéraire, fondé par Reynolds, et dont les premiers membres furent Burke, Nugent, Beauclerk, Langton, Goldsmith et Hawkins. C’était un grand honneur que d’être admis dans cette association. Garrick, Fox, Gibbon, Adam Smith, les Warton, Sheridan et d’autres encore devaient y entrer plus tard. Quelques-unes des conversations les plus brillantes du XVIIIe siècle se sont tenues là : on en retrouve l’écho dans le livre de Boswell. Boswell était arrivé à Londres en 1762. Fils aîné d’un laird écossais, il venait d’Utrecht où il avait complété ses études de droit et désirait passionnément faire la connaissance du plus grand des hommes de lettres. Il avait d’abord espéré que l’acteur Sheridan pourrait le présenter à Johnson ; malheureusement il y avait alors du froid entre les deux amis. Johnson avait dit un jour : « Sherry est ennuyeux ; mais il a dû se donner bien du mal pour arriver au point où nous le voyons : un tel excès de stupidité n’est pas dans la nature. » Il est probable que le propos n’avait pas été perdu. Boswell connaissait un autre acteur, Tom Davies, qui s’était fait libraire. Ce fut dans sa boutique que le jeune avocat contempla pour la première fois les traits du « Leviathan dont il fut le pilote. » L’entrevue ne tourna pas complètement à l’honneur de l’Ecosse, bien que Boswell eût déclaré, pour se concilier Johnson, que ce n’était pas sa faute s’il en venait. Boswell pourtant ne se découragea pas. Il se hasarda même quelques jours après à relancer le géant dans son antre. Cette fois l’entretien prit une meilleure tournure, et il ne se passa pas beaucoup. de temps avant que Boswell eût l’insigne honneur de boire, à la Mitre, une bouteille de vin de Porto avec Johnson, qui lui dit en le quittant : « Donnez-moi la main, j’ai pris du goût pour vous. »

Johnson ne savait guère à quoi l’engageait cet aveu. Il put bientôt s’apercevoir que, s’il avait rencontré dans Boswell le plus enthousiaste des admirateurs, il s’était attaché en même temps le plus minutieux des historiographes. Son amour-propre y trouvait son compte, quoique cette obsession perpétuelle le lassât quelquefois. On doit reconnaître que la curiosité du biographe prenait souvent des détours assez puérils. Quand il demandait, par exemple, à son ami ce qu’il aurait fait, enfermé seul dans un château avec un nouveau-né, Johnson répondait fort naturellement qu’il n’aurait pas été charmé de cette société et ne se montrait pas disposé à poursuivre la supposition ; mais le questionneur ne se tenait pas pour battu et finissait par extorquer au moraliste quelques maximes sur l’éducation. Il n’était pas toujours aussi heureux. Ainsi, et cette particularité semble l’avoir profondément intéressé, il ne put jamais parvenir à savoir ce que l’auteur de Rasselas faisait des écorces d’orange qu’il mettait soigneusement dans ses poches. Par bonheur, son talent d’inquisition ne dédaignait pas les sujets plus relevés. Aussi connaissons-nous par lui tous les préjugés et toutes les opinions de l’écrivain en matière de théologie, de politique, de morale et de littérature. Nous savons non-seulement que Johnson ne portait pas de bonnet de nuit, mais nous savons encore que tel jour il réfuta Berkeley en donnant un grand coup de pied sur une dalle, ce qui prouvait évidemment l’existence de la matière, et que le 10 octobre 1769 il trancha définitivement la question du libre arbitre en disant : « Monsieur, nous sentons que notre volonté est libre, et voilà qui suffit. » Nous connaissons les menus de ses dîners, mais nous apprenons aussi qu’un jour, à Oxford, il but « à la prochaine insurrection des nègres aux Indes occidentales. » Toutes les superstitions, toutes les contradictions de l’homme sont mises à nu devant nous par le scalpel de l’impitoyable biographe. Cette dissection aurait quelque chose de répugnant, si l’on ne savait que le patient s’y prêtait d’assez bonne grâce. Il n’ignorait pas que Boswell, rentré chez lui, couchait par écrit tous ses dits mémorables. Il n’avait pas été pris en traître, mais on ne peut s’empêcher de se demander s’il aurait toujours trouvé flatteuse la ressemblance du portrait pour lequel il posait sans cesse. Qu’aurait-il dit de la description de sa personne et de ses tics, telle qu’on la lit dans le passage suivant :

« Quand il était assis dans sa chaise, soit qu’il parlât ou qu’il méditât, il penchait ordinairement la tête sur l’épaule droite et lui imprimait de petites oscillations, tout en inclinant le corps en avant et en arrière et en se frottant le genou gauche avec la paume de la main. Dans les intervalles de la conversation, il produisait différens sons avec la bouche : tantôt on aurait dit qu’il ruminait, tantôt qu’il sifflait, tantôt il poussait sa langue contre son palais et gloussait comme une poule. Tout cela était accompagné d’un regard pensif, plus souvent d’un sourire. En général, dans le cours d’une discussion, quand il avait fini une phrase, épuisé qu’il était par la violence de son débit et par ses vociférations, il avait l’habitude de souffler à grand bruit comme une baleine. Je suppose qu’il soulageait ainsi ses poumons. C’était aussi chez lui une manière d’exprimer son mépris ; on aurait pu croire qu’il faisait voler les argumens de ses adversaires comme la paille au vent. »

La conclusion qui s’impose à la logique du lecteur, c’est que l’original de ce portrait devait être non moins fatigant à regarder qu’à entendre. A cet égard, les témoignages des contemporains viennent confirmer les impressions du biographe. La conversation, comme Johnson la comprenait, était une lutte où il devait toujours avoir le dernier mot en brillant aux dépens des autres. Tous les sujets lui étaient indifférens, pourvu qu’il en pût faire jaillir une étincelle, et toutes les armes lui étaient bonnes, quoiqu’il eût une préférence marquée pour l’injure et le ridicule. Dans ce genre, peut-être inférieur, il ne connaissait pas de rivaux. Il avait pour désarçonner les gens des mots auxquels il était malaisé de trouver la réplique, et, ainsi que le disait Goldsmith, quand son pistolet faisait long feu, il vous assommait avec la crosse. Causer était devenu pour lui la grande affaire de la vie, il fourbissait ses argumens de longue main et préparait ses plaisanteries la veille. Quand il devait se mesurer avec Burke ou avec lord Thurlow, par exemple, il aimait à être prévenu. Aussi peu de gens se souciaient-ils de prêter le collet au redoutable lutteur. Gibbon et Fox gardaient le silence devant lui, et si grande était la terreur qu’il inspirait que dans une occasion mémorable, — il s’agissait de traduire en anglais l’épitaphe latine qu’il avait écrite à la mémoire de Goldsmith, — les membres du Literary Club, pour ne pas se compromettre séparément, signèrent en rond (round robin) la pétition qu’ils lui adressaient. Ces habitudes de dictateur transportées dans la vie littéraire lui valaient une situation inattaquable.

On s’est demandé ce qu’il aurait fait au parlement ou au barreau, et beaucoup de personnes pensent qu’il eût brillé au premier rang. Il s’est contenté d’être le grand juge des choses littéraires, le parrain de toutes les réputations. La nature de son talent, la variété de ses connaissances, le prédestinaient à ce rôle ; toutefois, si l’on veut examiner les principes de sa critique, ce n’est pas dans les conversations rapportées par Boswell, c’est surtout dans les Vies des Poètes qu’il faut les chercher. De tous ses ouvrages, c’est celui que le temps a le moins maltraité. Commencé en 1777, à la demande de quelques libraires qui voulaient des préfaces pour une collection de poètes anglais, il a gardé, malgré les changemens du goût, une valeur réelle. A vrai dire, Johnson, comme la plupart de ses contemporains, n’y considère la poésie qu’au point de vue de la raison et de l’enseignement moral, ce qui rend ses jugemens trop fréquemment étroits. Il prononce par exemple que le Lycidas de Milton est absurde, et fait le procès à la grande imagination ; mais quand, revenu sur son terrain, il appelle à son tribunal Dryden ou Pope, il juge en connaissance de cause et avec indépendance. Le livre n’abonde pas seulement en réflexions morales pleines de sens et de finesse, en traits de caractère profondément observés ; il témoigne encore d’une heureuse transformation dans la manière de l’auteur. L’habitude des conversations familières n’a pas été sans influence sur son style : les angles se sont adoucis et la phrase, moins apprêtée, a plus de charme et plus d’imprévu. C’est le chef-d’œuvre de l’écrivain, qui semble avoir voulu répondre d’avance à ses détracteurs futurs en prouvant par cet ouvrage de noble critique qu’il était quelque chose de plus qu’un pédant parvenu.

Si Boswell n’avait vu dans son « grand ami » que le pur littérateur, s’il s’était borné à raconter ses colères, ses violences de langage et l’espèce de tyrannie qu’il exerçait autour de lui, il aurait fait un singulier tort à Johnson. Il faut savoir gré au biographe d’avoir montré l’homme tout entier, le cœur tendre derrière le bourru, le chrétien bienfaisant sous le moraliste mélancolique. Ce n’est pas là le moindre charme de cette Vie, où les lettres et les anecdotes, s’accumulant dans un aimable désordre, viennent ajouter un nouveau trait à la physionomie du héros. On est surpris de voir prier au lit de mort d’une servante, « sa chère et vieille amie Catherine Chambers, » l’homme à l’entrée duquel tout le monde se levait dans un salon. On est ému, quand on pénètre dans son intérieur, d’y trouver des femmes infirmes et pauvres qu’il a recueillies et qui lui composent, suivant son expression, un sérail où la concorde ne régnait pas tous les jours. Le tyran redoutable qui à la Mitre ou à la Tête de Turc ne supportait aucune contradiction craignait d’offenser miss Williams, une vieille aveugle acariâtre qu’il abritait sous son toit, et n’osait pas dîner en ville sans sa permission. Faire le bien sans phrase semblait être sa devise, et les deux tiers de sa pension s’en allaient en aumônes. Humble avec les petits, il était bon aussi pour ces amis inférieurs, les animaux. Dans l’histoire des bêtes célèbres, une place est réservée à son chat Hodge, pour lequel il allait lui-même acheter des huîtres, ne voulant pas que ses domestiques, humiliés de le servir, fassent tentés de le prendre en horreur.

Ces traits, ainsi que d’autres d’une sensibilité plus délicate encore, deviennent nombreux à mesure que Johnson avance en âge. Pour lui du moins, ni le bien-être, ni le succès n’avaient été corrupteurs. M. Birkbeck Hill incline à croire qu’à tout prendre il fut plus heureux qu’on ne l’a généralement pensé, et le récit des vingt dernières années de sa vie, c’est-à-dire du temps où Boswell l’a connu, donne certainement l’idée d’un homme très résigné aux conditions de l’existence. En 1775, l’université d’Oxford lui avait envoyé le diplôme de docteur, et il s’était réjoui comme un enfant à la pensée de traîner sa robe dans les salles du collège de Pembroke. Le roi lui avait dit qu’il écrivait bien, et personne, assurait-il, n’aurait pu lui faire un « compliment plus élevé. » Peu de chose manquait à sa gloire : on se le montrait respectueusement au doigt dans ce quartier de Fleet-street, qui était à ses yeux le centre de l’univers. « Un homme fatigué de Londres, répétait-il souvent, est un homme fatigué de la vie. » Aussi n’était-ce jamais pour longtemps qu’il s’en éloignait. Cependant en 1773 l’éloquence de Boswell lui avait fait faire son fameux tour aux Hébrides, durant lequel il se réconcilia avec les Écossais, et deux ans plus tard les Thrale l’emmenèrent passer quelques semaines à Paris. Un fragment de son journal de voyage prouve qu’il n’y perdit pas son temps. Il visita tous les monumens, depuis la Bastille jusqu’aux Tuileries, ne négligea ni Fontainebleau, ni Versailles, donna un coup d’œil à la brasserie de Santerre, acheta trois paires de ciseaux et une tabatière, et parla latin tout le temps ; car il estimait qu’on ne doit pas se laisser voir à son désavantage en parlant une langue qu’on ne sait pas bien. En fait d’hommes de lettres, il ne mentionne dans ses notes que Fréron. Quant aux Français, il résumait son opinion sur eux en ces termes : « En France, les grands vivent dans la magnificence ; mais les autres dans la misère. On n’y trouve pas, comme en Angleterre, une classe moyenne heureuse. Les boutiques à Paris sont mesquines ; au marché, la viande ressemble à celle qu’en Angleterre on donnerait à des prisonniers. Mrs Thrale observait très justement que la cuisine des Français leur a été imposée par la nécessité, car ils ne pourraient manger leur viande s’ils n’y ajoutaient quelque chose pour lui donner du goût. Les Français sont un peuple grossier ; ils crachent partout. Chez Mme Du Bocage, le valet prenait le sucre avec ses doigts et le jetait dans mon café. La même dame voulut à toute force faire le thé à l’angloise ; comme le goulot de la théière était obstrué, elle dit au laquais de souffler dedans. Là France est pire que l’Ecosse en tout, le climat excepté. La nature a plus fait pour les Français, mais ceux-ci ont moins fait pour eux-mêmes que les Écossais. »

Rien n’aurait troublé le calme des derniers jours de Johnson si Mrs Thrale, devenue veuve en 1781, n’avait eu la fâcheuse idée de se remarier, et surtout d’épouser un musicien italien nommé Piozzi. Bien que le docteur, fidèle à l’un de ses plus chers préceptes, n’eût cessé de réparer les brèches faites à ses amitiés par le temps, l’affection de Mrs Thrale, et les habitudes qu’elle avait créées n’étaient pas de celles qui se remplacent. Les infirmités étaient arrivées avec l’âge, et depuis plus de seize ans Johnson avait trouvé dans la famille du riche brasseur le dévoûment et les soins seuls capables de les soulager. La passion de Mrs Thrale pour l’artiste italien et catholique parut une monstruosité au patriote et à l’anglican. Boswell, qui d’ailleurs n’avait jamais aimé Mrs Thrale, prétend que celle-ci, du vivant de son mari, s’était toujours montrée flattée des attentions du « colosse de la littérature ; » mais qu’après sa mort elle avait paru de moins en moins soucieuse de lui plaire. De son côté, la veuve, dans les Anecdotes publiées sous son nom (1785), n’a pas caché au public que les brutalités et les exigences de Johnson, malgré son affection, lui étaient devenues intolérables. Apologie bien inutile, si l’on songe que la découverte des défauts du vieil ami coïncide avec la connaissance de l’ami plus jeune. Si le musicien n’avait pas l’illustration du docteur, il n’avait pas son âge non a plus, et Mrs Thrale l’aimait. Est-il besoin de plus longs commentaires ? La catastrophe n’éclata pas tout d’un coup. Johnson fut d’abord forcé de quitter Streatham et ses beaux ombrages, où il avait passé de si bons momens. Il alla lire un chapitre du Nouveau Testament dans la bibliothèque, prit congé de la chapelle avec un baiser (templo valedixi cum osculo), composa une prière pour recommander la famille à la protection du ciel, et n’oublia pas de noter dans son journal les plats de son dernier dîner. Ces associations d’idées étaient fréquentes chez lui. Un jour, qu’il mangeait une omelette, on l’avait entendu dire, avec un sanglot comprimé : « Ah ! mon cher ami Nugent, je ne mangerai plus d’omelette avec toi. » Mrs Thrale ne tarda pas à lui annoncer son mariage. Johnson, fort des droits que donnent ordinairement les bienfaits reçus, se répandit en reproches furieux et un peu ridicules. La rupture était complète, heureusement il n’avait plus que peu de temps à vivre.

Et cependant, malgré ses nuits sans sommeil et les progrès de l’hydropisie, la vie lui était bien chère encore et la société plus nécessaire que jamais. La plupart de ses amis avaient disparu. Il essaya d’en rassembler les restes dans un nouveau club, mélancolique entreprise qui ne réussit qu’à moitié. En revanche, sa réputation ne faisait que croître en éclat. Une nouvelle génération littéraire venait s’asseoir à ses pieds, et l’affection respectueuse de Hannah More et de Fanny Burney réjouissait ses derniers jours. La mort, qu’il avait tant redoutée, lui parut moins terrible quand elle fut plus proche. Il s’éteignit paisiblement à Londres le 13 décembre 1784.

De tous les écrivains qui reposent sous les voûtes de Westminster, il en est peu qu’il soit plus difficile d’apprécier que l’auteur de Rasselas. Macaulay s’y est repris à deux fois pour le peindre, et après avoir signalé d’abord en lui, comme trait distinctif, l’alliance de grands talens et de vils préjugés, il a fini, dans une dernière retouche, par le représenter comme un grand homme et comme un homme de bien. M. Carlyle fait de lui un prophète qui a prêché à son peuple l’évangile de la prudence morale et de la sincérité, évangile qui peut se résumer en ces mots : Fuir le doute et n’avoir rien de commun avec le cant. Une critique plus récente voit surtout en Johnson un avocat manqué capable de toutes les contradictions, gâté par la flatterie, grossier et féroce, malgré certains instincts généreux, et qui dut une partie de son succès à sa façon théâtrale de prononcer les oracles les plus contestables ; personnage assez désagréable en somme et dont on peut se féliciter de n’avoir plus à retrouver le pendant au XIXe siècle. Ces points de vue si différens n’ont rien qui doivent surprendre ; le livre de Boswell, et c’en est la plus grande originalité, les présente tous successivement. Grâce à Boswell, Johnson, si l’on peut ainsi dire, est devenu un texte que chacun a le droit d’expliquer à sa guise parce qu’il offre plusieurs sens et de nombreuses contradictions. Une chose est certaine, c’est qu’il y avait là une puissante nature. Non moins certaine est l’influence qu’il a exercée sur son temps. Seulement il ne faudrait pas l’attribuer tout entière au mérite de l’écrivain : ni les qualités de sa prose solide et correcte, ni la médiocrité trop classique de sa poésie ne sauraient justifier une dictature dont il n’y a pas beaucoup d’autres exemples dans l’histoire des lettres. Si Johnson devint et resta le grand juge des auteurs et des livres de son siècle, il dut son autorité à l’intégrité de son caractère, à sa connaissance des hommes, à la moralité de ses ouvrages, enfin, par-dessus tout, à l’originalité d’une parole qui, bien supérieure à son style, semble vibrer encore dans les entretiens que son fidèle biographe a conservés pour une postérité reconnaissante.


LEON BOUCHER.

  1. Célèbre colonne érigée en mémoire du grand incendie de 1666.