Un Conseiller de Balzac – Le colonel Périolas

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Un Conseiller de Balzac – Le colonel Périolas
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 422-442).
UN CONSEILLER DE BALZAC
LE Lt-COLONEL PÉRIOLAS [1]

Bien des lecteurs voient sans doute ici pour la première fois le nom parfaitement obscur de Périolas. Quelques-uns se rappelleront peut-être que Pierre Grassou [2] lui fut dédié par Balzac « comme un témoignage de l’affectueuse estime de l’auteur. » D’autres l’auront entrevu en de rares passages de la Correspondance du romancier. Et cependant Balzac en faisait grand cas. Relisons attentivement ces quelques lignes d’une lettre adressée à Mme Carraud, en 1838 :


« Ce serait un des bonheurs de ma vie d’avoir M. Périollas (telle est l’orthographe de Balzac) auprès de moi ; c’est un des caractères que j’ai remarqués, estimés et il y en a très peu. Il a eu un élan, un jour, en apprenant mes malheurs, que j’ai compté comme dix ans d’amitié ; aussi, malgré la rareté de nos entrevues, avais-je le projet d’inscrire son nom... en tête de quelque scène de la vie militaire. Je lui suis redevable de quelques précieux renseignements. C’est un des rares gens à qui je reconnaisse le talent d’écrire à un très haut degré : je le prendrais volontiers pour un de mes conseils. »


Quels éloges ! Voilà certes, un jugement bien fait pour exciter la curiosité des chercheurs. La correspondance que nous publions plus loin va la satisfaire en partie ; mais, pour mieux en comprendre le sens et la portée, il n’est pas inutile de lire, d’abord, ces quelques notes.

Louis-Nicolas Périolas naquit, le 23 octobre 1785, à Tournon (Ardèche), d’une famille d’ingénieurs des Travaux publics du Vivarais. Il fit ses études au célèbre collège des Oratoriens de sa ville natale, devenu Ecole centrale sous le Directoire. Nous savons même que ce futur guerrier y remporta en l’an IX un accessit de grammaire et un prix d’histoire qu’il vint recevoir le 28 fructidor, vêtu de neuf et « les cheveux bien poudrés, en présence de la plus belle assemblée. »

Son père, inspecteur des ponts et chemins du Vivarais, devint officier du génie en l’an III, fit campagne sous l’Empire, principalement en Italie, avec le prince Eugène et, directeur des ponts sur pilotis de la Grande armée, mourut à Dantzig en 1813. Son frère cadet, Michel, fut aussi militaire, débuta dans l’armée comme vélite et « est péri, » nous dit un certificat de 1815, » dans les dernières guerres d’Espagne. »

Notre Périolas entra à dix-huit ans au service, comme lieutenant de 2e classe dans l’armée italienne. Successivement sapeur, artilleur à pied, artilleur à cheval, il parcourut l’Italie, la Dalmatie, l’Allemagne, le Tyrol, la Russie, prit part au siège de Raab, où il fut décoré et assista à dix-huit batailles, dont Caldiero, Wagram, Ostrovno, la Moskowa. Quels souvenirs ! Mis en non-activité à la chute de l’Empire, il reprend du service aux Cent-Jours, est remis en non-activité après Waterloo, puis rappelé à l’activité au 3e régiment d’artillerie à pied de Valence, comme capitaine, et en 1820 nommé capitaine instructeur d’artillerie à Saint-Cyr. C’est là que, huit ans après, Balzac le rencontra : Balzac avait vingt-neuf ans, Périolas quarante-trois.

Au physique, le capitaine était d’une taille au-dessus de la moyenne et d’une figure si impassible et si belle que ses élèves en gardèrent un ineffaçable souvenir. » Froid et réfléchi, calme et ferme, quelquefois un peu roide, quoique soumis, d’une grande instruction théorique, connaissant à fond toutes les manœuvres, parlant l’allemand et l’italien, » ainsi le notent ses inspecteurs. Ajoutons, pour compléter le portrait, que Périolas, en dehors du service, n’était pas ennemi de la plaisanterie, même la plus salée. Mais Balzac n’était-il pas semblablement rabelaisien aux heures de détente, méditatif et concentré aux heures de travail ?


Bref, en 1828, le romancier et le capitaine se rencontrèrent chez des amis communs, les Carraud, logés à Saint-Cyr où le commandant Carraud était directeur des études. Carraud était un vieux compagnon d’armes de Périolas, Mme Carraud était amie d’enfance de Laure, la sœur chérie de Balzac et admirait le talent naissant du romancier. Dans ce petit cercle, aucune contrainte : on bavardait, on jouait au trie trac, au reversi ; on plaisantait le brave commandant Carraud, surnommé Piston, et beaucoup d’autres. On contait aussi des histoires et nul doute que bien des épisodes guerriers de la Comédie humaine ne soient sortis de ces petites réunions.

En juillet 1831, le commandant Carraud fut nommé inspecteur à la poudrerie d’Angoulême et des amis d’Honoré il ne resta plus à Saint-Cyr que le capitaine Périolas.

Mais Balzac avait ses projets et Périolas plus encore que les Carraud y trouvait sa place marquée. Souvenons-nous qu’en 1831, si Balzac commence à être connu du public, il enrage d’être célébré comme faiseur de nouvelles. Son ambition est plus grande. Les Chouans, la Physiologie du mariage, la Peau de chagrin, les articles innombrables qu’il donne à la Caricature (le plus souvent sous des pseudonymes), tout cela compte peu. Après les Scènes de la vie privée, il veut composer les Scènes de la vie militaire et qui sait si ce n’est pas dans les causeries de Saint-Cyr, dans ce milieu saturé de souvenirs de. guerre, qu’il en a conçu le dessein, auprès de Périolas ? Nous savons en tout cas que, dès janvier 1830, il avait proposé au libraire Mame de lui faire la Bataille de Wagram pour 2 500 francs.

En 1831, le programme s’élargit et Balzac s’engage, le 28 août, à donner à Mame de préférence à tout autre libraire : les Scènes de la vie militaire, 2 vol. in-8. Mais, entre temps, il vend ce même ouvrage au libraire Boulland, puis au libraire Dieulouard et en reçoit 500 francs d’acompte. Ces dates de 1830 et 1831 nous indiquent suffisamment de quelle ancienneté fut, dans l’esprit de Balzac, le projet d’écrire cette Bataille et ces Scènes de la vie militaire qu’il n’arriva jamais à composer. Et ces dates nous prouvent aussi que ce projet coïncide avec les années où Balzac fréquenta le monde de Saint-Cyr.

Enfin, en 1832, Balzac décide de se mettre à l’œuvre. Talonné par l’éditeur qui veut sa copie, qui a même acheté son papier, il se met au travail, sans douter d’une exécution rapide et facile. Il n’a qu’à étendre la main, à puiser dans le trésor des souvenirs de Périolas. Jusqu’ici le temps seul a manqué au romancier pour composer l’œuvre projetée, le temps, que lui mangent avidement ses besognes mercenaires dans les petits journaux. Ce temps nécessaire, il va le créer, il va, suivant sa formule, « se faire du temps « par une retraite loin de Paris, et, dès que Périolas l’aura garni de documents, il s’en ira à Saché, chez son ami M. de Margonne, mettre au jour dans le grand calme des champs l’œuvre depuis si longtemps conçue.

Quelle était exactement son ambition ? Il nous l’a dit à maintes reprises et nous lisons dans l’album où il inscrivait pêle-mêle pensées, projets et comptes :


Faire un roman nommé la Bataille, où l’on entende à la première page gronder le canon et à la dernière le cri de victoire, et pendant la lecture duquel le lecteur croit assister à une véritable bataille comme s’il la voyait du haut d’une montagne, avec tous les accessoires, uniformes, blessés, détails. La veille de la bataille et le lendemain. Napoléon dominant tout cela. La plus poétique à faire est Wagram...


C’était précisément une des batailles de Périolas. Donc en mai 1832 Balzac annonce à son ami qu’il va « tomber à Saint-Cyr comme un aérolithe « et lui demande de « rechercher qui dans les hommes, les livres, les choses, les souvenirs, dans vos amis, etc., peut me donner les meilleures réponses à mille questions que j’ai à faire, à mille recherches sur la bataille de Wagram. — Rassemblez vos souvenirs... »


Périolas obéit ponctuellement et convoque pour la date fixée par Balzac, le 20 mai, « quatre troupiers finis échappés aux gloires de Wagram. » On attend Balzac, il ne vient pas : il est tombé de voiture. Le voilà cloué sur son lit qu’il ne quittera plus jusqu’au moment de partir pour Saché au début de juin. Il ne retrouvera plus jamais l’occasion qui s’est offerte, mais il espère que les souvenirs personnels de Périolas pourront largement compenser ceux des quatre grognards. Il se trompe et Périolas le lui déclare très nettement :


Je doute fort qu’un seul individu puisse satisfaire votre envie et je crois que vous en apprendrez beaucoup plus en jasant avec de vieux soldats qu’en consultant les officiers.


Mais il faut lire dans son entier la belle et longue lettre de Périolas, — lettre VII, — que nous publions plus loin.

Balzac est pressé, il passe outre. Ses éditeurs qui lui ont donné des acomptes, ses amis auxquels il a tant parlé de la Bataille, ses ennemis qu’il faut confondre par quelque coup d’éclat, tous semblent conspirer à lui faire tenter cette folie : peindre des choses, des hommes, des sentiments qu’il ne connaît pas à fond, lui, le peintre de la réalité.


Le résultat n’était pas douteux : de juillet 1832 à janvier 1833 à Saché, à Angoulême, à Aix, il lutta désespérément, la nuit, le jour, essayant en vain, dans son exaltation, d’étreindre ce sujet qui se dérobait devant lui. Mais il ne put en saisir que des fragments et la Bataille ne fut pas écrite : ce fut le Médecin de campagne avec Genestas, Gondrin, Goguelat et la veillée dans la grange. Balzac remboursa son éditeur, et sans avouer sa défaite, en tira la leçon qui s’imposait : il se mit à collectionner patiemment tous ces menus faits innombrables et nécessaires qui lui manquaient en 1832. Jusqu’à la fin de sa vie, il rêvera de cette Bataille, qu’il n’a pu évoquer, que Stendhal lui fera entrevoir, mais que Tolstoï seul devait décrire. Pour cette Bataille il amassera cartes, plans, mémoires, visitera les champs de bataille, Dresde, Wagram et en 1845, — cinq ans avant sa mort, — il inscrira dans le Catalogue des ouvrages que contiendra la Comédie humaine, — parmi les titres des vingt-deux Scènes de la vie militaire, — la plaine de Wagram. De ces vingt-deux scènes nous n’en connaîtrons jamais que deux, celles qu’il publia en 1829 et 1830, avant son grand dessein : Les Chouans et Une passion dans le désert. Encore peut-on dire que la Passion dans le désert n’a rien d’une scène de la vie militaire et n’a été placée à côté des Chouans que pour en masquer la solitude.

Mais revenons à Périolas. Désormais son rôle dans la vie intellectuelle de Balzac est terminé. En juillet 1832 il est nommé chef d’escadron au 2e régiment d’artillerie à Metz, puis, avec le 12e régiment, il tiendra garnison à Bourges, où nous le trouvons en 1835, à Besançon en 1837, à Lyon en 1839. Lieutenant-colonel en 1843, il finira sa carrière avec ce grade comme sous-directeur de l’artillerie au Havre. On verra par le ton des lettres que, malgré la rareté de leurs entrevues, les deux amis continuaient à se porter la même chaleureuse affection.

Périolas mourut en 1859 âgé de soixante-quatorze ans, à Lyon où il avait pris sa retraite en 1845. Depuis 1822, il était chevalier de Saint-Louis et depuis 1837 officier de la Légion d’honneur.

Sa fille Fanny, qui épousa plus tard M. Alexandre Rocher et vécut à La Côte-Saint-André (Isère), transmit fidèlement à ses enfants les lettres de Balzac que son père avait conservées.

Remercions les petits enfants du colonel, M. Fernand Rocher et Mme Xavier de Montclos, de nous avoir si généreusement confié ces reliques. Grâce à cette précieuse communication, nos lecteurs pourront désormais ajouter un nom à la liste des informateurs du romancier, apprendre quelques curieux détails sur le lamentable avortement de la Bataille et connaître le « bon et cher colonel, » pour qui Balzac avait une si chaude affection.


MARCEL BOUTERON et AUGUSTE LE SOURD.


LETTRES INÉDITES
(1832-1845)


I

Périolas à Balzac

École spéciale militaire, Saint-Cyr, 12 (?) février 1832.

Mon cher monsieur Honoré,

J’espérais vous voir vendredi chez M. Auguste [3] et vous avez manqué d’inspiration en oubliant d’y venir ; car outre le plaisir que vous auriez eu de voir deux personnes qui vous aiment, vous eussiez déjeuné suivant votre goût, c’est-à-dire en épicurien. Mais vous êtes insaisissable et je renonce presque à l’espoir de vous voir matériellement. Je prends donc le parti de vous écrire ce que j’aurais désiré pouvoir vous exprimer de vive voix : il s’agit de certaine préface qui doit servir d’introducteur à un pauvre diable de roman, ou, pour mieux dire, au roman d’un pauvre diable. Cette préface, mon cher monsieur, n’est pas seulement une affaire d’argent, c’est une question de pain, et je vous prie à mains jointes de revenir sur votre première résolution. Le libraire dit : point de préface, point d’impression ; si vous persistez à retourner la proposition, la solution sera : point d’argent pour le traducteur et foi d’honnête canonnier, le pauvre homme a un besoin extrême des 100 francs que le libraire lui retient. Au nom de nos amis communs d’Angoulême [4], au souvenir de cet air de supplicié du pauvre M. Dupac [5], à ma prière enfin, faites donc cette préface. Que diable ! ne pouvez-vous donc la formuler sans lire l’ouvrage ? Il me semble qu’un semblable tour de force est digne de vous. Au surplus, mon cher Honoré, personne ne peut vous contester le droit de faire votre corvée ; un ministre viendrait pour vous en empêcher, vous pourriez lui dire que vous ne le connaissez pas, que vous n’avez d’autres inspirations à suivre que celles de votre excellent cœur et d’autres prières à écouter que celles d’un vieux canonnier qui vous veut du bien.

Mme Carraud m’a écrit que vous avez manifesté l’intention de venir à Saint-Cyr, vous seriez en vérité bien aimable de me donner cette marque d’amitié. Sans trop compter sur cette faveur colossale, je tiendrai cependant mon hameçon amorcé avec de l’excellent saucisson de Lyon, puis si le poisson mord, ma foi tant mieux, je l’accommoderai au vin de Champagne., Veuillez, mon cher monsieur Honoré, prendre en considération ma très humble et très fervente prière et agréer l’expression du bien sincère attachement de votre tout dévoué


PÉRIOLAS.


II
Balzac à Périolas.


Paris, 1, rue Cassini, 13 (?) février 1832.

Mon cher capitaine,

J’ai le manuscrit depuis 6 jours ; mais, en conscience, je ne puis pas le lire ; pour nous tirer d’affaire, j’irai probablement dimanche (19 février) à Saint-Cyr ; l’on me contera en dix minutes le roman, et vous ne me laisserez pas partir sans vous donner la préface ; seulement, écrivez-moi si je puis trouver une écurie pour mon cheval auquel je tiens à cause du prix de ce susdit lapin.

Tout à vous de cœur,


BALZAC.


III
Périolas à Balzac.


Saint-Cyr, 14 février (1832).

L’expédient est parfaitement combiné, mon cher monsieur Honoré, décidément je vous attends sans faute dimanche 19. Je ferai en sorte que vous trouviez M. Dupac, préparé à vous insinuer avec sentiment et solennité les beautés capitales du Roman, puis vous donnerez votre bénédiction à l’œuvre et votre tâche sera accomplie, mais au nom de Dieu, ou plutôt de la légitimité [6], arrangez-vous de manière que mon programme n’ait pas le sort malencontreux de celui de l’Hôtel de Ville [7].

Soyez sans inquiétude à l’égard de votre monture : elle sera traitée confortablement.

Quant à vous, ma foi ! il faut vous attendre aux privations, au malaise d’une vraie garçonnière, mais je vous procurerai un excellent journal.

Je compte sur vous et suis votre dévoué,


PÉRIOLAS.


IV
Balzac à Périolas.


Paris, 1, rue Cassini (avant le 20 mai 1832).

Mon cher capitaine,

Attendez-vous à me voir tomber chez vous comme un aérolithe, un des jours de la semaine prochaine, — et si vous avez quelque souci de la littérature et de ses progrès, ayez la bonté de rechercher qui dans les hommes, les livres, les choses, les souvenirs, dans vos amis, etc., peut me donner les meilleures réponses à mille questions que j’ai à faire, à mille recherches sur la bataille de Wagram, — rassemblez vos souvenirs et croyez à l’amitié bien sincère et dévouée de votre serviteur


HONORÉ.


V
Périolas à Balzac.


Saint-Cyr, le 21 mai (1832).

Je vous ai attendu hier toute la journée, et c’est fort mal à vous de m’avoir fait ainsi bonne bouche, puis de m’avoir laissé là sans parfaire la jouissance. Vous n’avez pas manqué seulement à votre parole, mais vous avez encore été mal avisé, et pour un homme d’esprit ceci est autrement désolant : sachez donc que vous auriez fait un excellent diner servi par la main de la délicieuse Mme Bergeron [8].

La circonstance était on ne peut plus favorable pour prendre un avant-goût des douceurs de la survivance. De plus, vous eussiez siroté le Champagne avec quatre troupiers finis échappés aux gloires de Wagram et les renseignements que vous désirez eussent tombé sur vous comme la mitraille céleste. Eh bien ! voilà ce que vous avez perdu ; dites-moi si les pâles sensations de votre journée de Paris ont pu approcher de celles qui vous attendaient ici ? Non sans doute, aussi je vous abandonne sans pitié à vos regrets et je vous le répète : vous êtes un mal avisé. Maintenant, vous pouvez venir quand vous voudrez, mais avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrai vous donner à exploiter une mine aussi riche de sensations et de renseignements : vous ne trouverez que des atlas, des livres et mon triste verbiage. Mme Bergeron vous boude, moi je vous abomine.

Tout à vous,


PÉRIOLAS.


VI
Périolas à Balzac.


(Saint-Cyr, 5 juin 1832.)

J’ai appris avec peine, mon cher Honoré, l’accident bien fâcheux qui vous retient au lit : votre lettre [9] me fait craindre que vous n’ayez quelque blessure à la tête, ce que je déplorerais de toute mon âme ; aussi, fou que vous êtes, pourquoi diable aller si vite, ou pourquoi songer à autre chose qu’à conduire gentiment la bête ? Sans doute vous n’étiez pas uniquement à votre affaire et je suis persuadé que votre chute est le triste résultat de quelque imprudence. Quoi qu’il en soit, je vous plains bien sincèrement et fais, faute de pouvoir faire mieux, des vœux ardents pour votre prompt et parfait rétablissement. Souvenez-vous que vous avez à votre disposition un moyen unique de vous conformer rigoureusement aux exigences médicales : c’est celui de venir à Saint-Cyr : ce n’est en effet qu’ici où vous pourrez trouver le calme plat qui vous serait si nécessaire pour mettre votre imagination en panne. Je voudrais que vous fussiez aussi pénétré de l’efficacité de ce moyen curatif que vous êtes convaincu, j’espère, du plaisir que j’aurais à vous recevoir et à vous donner des soins. La vigilante exactitude de Chapuis [10] ne m’a point étonné ; pour nous autres, vieux soldats, une promesse est aussi sacrée qu’une consigne, et il faut à tout prix que le service se fasse. Vous pouvez en toute occasion avoir recours à lui sans craindre de lasser son obligeance. J’ai reçu hier vos Scènes de la vie privée [11]. Je vous remercie avec effusion de vous être souvenu d’un pauvre solitaire qui a besoin de charmer son ennui par des lectures attrayantes. Vos quatre volumes m’aideront à attendre plus patiemment la visite très prochaine que vous m’avez promise.

Agréez, mon cher Honoré, l’expression du sentiment pénible que j’éprouve en pensant à votre situation présente et recevez l’assurance de mon bien sincère attachement.


PÉRIOLAS.


VII
Périolas à Balzac.


(Saint-Cyr,) 10 juin (1832.)

J’aime à penser, mon cher Honoré, que l’accident malencontreux qui vous a forcé à la retraite n’a pas eu de suites fâcheuses et je vous en félicite bien cordialement. Vous m’avez parfaitement jugé, j’abhorre le plumitif et par une fatalité assez commune au reste, ma vie n’est qu’une chaîne de contrariétés, car je l’use à écrire sur des sujets qui répugnent à la tournure de mes idées. Si vous me croyez oisif, vous vous trompez grandement. Chaque journée a sa corvée plus ou moins abrutissante : mes seuls jours de fête sont ceux où vous venez me voir. Malgré mes occupations obligées, je trouverais assurément le temps de faire ce que vous désirez, mais après un examen consciencieux de mes souvenirs et surtout de mes facultés intellectuelles, j’ai reconnu en moi l’impossibilité de réaliser les élans de ma bonne volonté : vous me connaissez assez, je pense, pour être bien persuadé que ceci n’est point une méchante défaite. C’est, je vous le jure, l’expression d’une conviction profonde. Ensuite, je dois vous dire que je n’ai fait la guerre qu’avec des troupiers aussi graves que les machines qu’ils mettent en jeu et cette race d’hommes, tout à fait à part, est peu discoureuse, peu anecdotière. J’ai eu rarement l’occasion d’observer les autres armes [12] et c’est là qu’on rencontre des individualités piquantes et des mœurs qui, moulées dans un style original, pourraient en effet intéresser même un lecteur andeolien [13]. Mais le fond et la forme d’un tel sujet sont entièrement hors de ma sphère. Puis il faut que vous sachiez qu’à la guerre l’esprit est tellement préoccupé et rétréci qu’on observe peu les détails, surtout sous le point de vue qui conviendrait au romancier ; on ne songe guère qu’à se faire vivre et à marcher ; tout le reste est insensé ou indifférent. Aussi je doute fort qu’un seul individu puisse satisfaire votre envie et je crois que vous en apprendrez beaucoup plus en jasant avec de vieux soldats qu’en consultant des officiers. Nos campagnes fournissent de ces types que vous cherchez [14],

Ayez seulement le courage de vous mettre en quête. Tout ce que je pourrais faire pour vous, à l’égard de l’objet en question, ce serait de vous dire mon avis, car je discernerais, je crois, parfaitement, le vrai du faux, le naturel de l’exagéré ; mais en conscience, je ne sais pas le premier mot de ce qu’il faudrait dire.

C’est en toute humilité, mon cher Honoré, que je vous confesse mon insuffisance, désespéré que je suis de ne pouvoir vous être bon à quelque chose. J’espère que mon incapacité romancière ne me nuira pas trop dans votre esprit ; et, pour vous prouver mon dévouement, je vous promets que, si je fais une autre campagne, je vous rapporterai de riches matériaux, foi d’artilleur, j’en prends l’engagement. Ma promesse peut être assimilée, je le sais, à l’apport sur la table d’un cornichon après dîner, mais n’importe ! Vous pourrez quelque jour me sommer de la tenir, car vous n’épuiserez pas cette fois la mine.

Adieu ! Que le séjour des champs vous soit salutaire ! Comptez toujours sur mes sentiments affectueux et, malgré mon extrême nullité, confirmez-moi votre amitié.


PÉRIOLAS.


VIII
Périolas à Balzac.


Saint-Cyr, le 12 juillet (1832).

Mon cher Honoré,

J’ai fait à pied, à pied, dis-je, le voyage du Palais-Royal [15] à la rue Cassini, et jugez de mon désappointement lorsqu’on arrivant chez vous, haletant, j’ai su que vous n’étiez pas de retour [16] ; le gracieux accueil de madame votre mère [17] n’a pu vaincre ma préoccupation, ni même comprimer le sentiment de dépit qui absorbait toutes mes facultés ; aussi ai-je dû lui paraître au moins fort singulier. Vous m’aviez pourtant bien assuré que vous seriez dans les régions de l’Observatoire vers les premiers jours de juillet. Mais j’oubliais que vous êtes poète, ou conteur par inclination et par état : cette réflexion, qui me vient un peu tard, est votre meilleure excuse. J’allais chez vous d’abord pour vous voir, ensuite pour vous faire part de mon changement de grade et de destination [18], circonstance qui m’oblige à rétablir à la bibliothèque de l’École l’Atlas et le Guide du pontonnier que je vous ai prêtés. Je vous prie donc de me renvoyer le plus prochainement que vous pourrez ces deux ouvrages [19]. Il est cependant possible que je ne quitte Saint-Cyr qu’en septembre ; une demande a été faite à cet effet. Mais comme il est fort douteux qu’on m’accorde ce délai, je me mets en mesure de pouvoir partir dans la fin du mois pour Metz, où je vais reprendre le métier de troupier qui, soit dit entre nous, ne me sourit pas d’une manière très gracieuse. Mais enfin il faut aller jusqu’au bout et suivre sa destinée. Je sais que vous vous portez bien et je vous en félicite. J’espère que vos inspirations de Touraine seront aussi fraîches, aussi gracieuses que par le passé, et, s’il en est ainsi, je ne vous en voudrai pas trop d’avoir prolongé votre séjour dans ce beau pays, bien qu’il en soit résulté pour moi la cruelle corvée de faire à pied, à pied dis-je, le voyage du Palais-Royal à la rue Cassini,

Recevez, mon cher Honoré, l’assurance de mes sentiments bien affectueux.


PÉRIOLAS.


IX
Balzac à Périolas.


Frapesle [20], près Issoudun, 5 août 1835.

Mon cher commandant,

Voulez-vous avoir la complaisance de me faire retenir la première place dans la diligence qui partira dimanche matin de Bourges [21] ? Vous acquerrez des droits à la reconnaissance de votre vieux ami Honoré de Balzac qui viendra vous donner une poignée de main, accompagné sans doute de Mme Carraud. Je vous remercie d’avance et je vous envoie mille gracieusetés.

A bientôt.


HONORÉ DE B.


Rose [22] me presse, je n’ai que le temps de vous écrire la chose, embarbouillé que je suis dans les langes du sommeil.


X
Balzac à Périolas.


Aux Jardies [23], à Sèvres (juin 1839).

Cher commandant,

M. Carraud m’a appris que vous étiez pour le moment caserné à Lyon avec l’alternative de faire feu quelque matin sur les républicains [24], ce qui vous amusera beaucoup moins que de tirer sur les Kaiserlick. Que Dieu vous garde ! J’ai pensé que vous deviez vous ennuyer passablement dans cette grande scélérate de ville où il y a peu de poésie et beaucoup de mercantilisme, et j’ai pensé à vous voler un peu de temps en vous donnant une petite commission. Vous aura-t-on dit que j’ai renoncé à Paris du moment où je me suis aperçu que je serais plus près du Palais-Royal à Sèvres qu’à la rue Cassini ou à la rue des Batailles [25], forcé que je suis d’habiter un faubourg pour avoir la paix [26] nécessaire à mon état de noircisseur de papier, et que ce fait est arrivé par la vertu du chemin de fer (rive droite) [27].

Et j’ai fait bâtir une maisonnette, deux maisonnettes, trois maisonnettes et bientôt un village, dans la vallée de Sèvres, à Ville-d’Avray, au lieu dit les Jardies [28] et de manière à me trouver sur le débarcadère même de ce chemin de fer. En sorte que d’une allée de mon jardin je monte en vaggon (sic). Commandant, j’ai planté là ma tente pour une dizaine d’années, temps nécessaire à l’achèvement d’une bâtisse littéraire bien autrement longue, coûteuse et chanceuse [29]. Vous devez en voir de temps en temps quelque fragment, si vous avez du loisir pour ces sortes de choses. J’ai donc réuni là toutes les aises de la vie. J’ai même une maison louée à une famille [30] qui me permet de n’être pas seul quand je suis trop fatigué de veilles, et de travaux. J’ai de vastes écuries, des remises, etc., et j’ai aussi, enfin, une cave à moi, mais une cave vide et ne sais où est votre cousin ou neveu Robin [31]. Mais vous êtes près de l’Hermitage [32], vous êtes à deux doigts de Tournon ; ainsi, si ce n’est pas trop présumer de votre vieille amitié pour un pauvre écrivain public, je vous demanderai de me faire envoyer une pièce de vin rouge et une de blanc, à M. de Balzac, à Sèvres, rue de Ville-d’Avray, aux Jardies. Il n’y a ni entrées, ni rien à payer ; nous n’avons pas d’octroi. Faites les prix pour moi, en pensant que je suis devenu plus gueux qu’en aucun temps, car, hélas ! commandant, cette maison ou ces maisons ont fait la boule de neige et ont augmenté ma dette qu’un jour ou l’autre le succès doit payer. Ma vie est toujours celle de l’armée d’Italie, moins Napoléon. Je me bats, je verse des flots d’encre, je passe les nuits, je mange un pain trempé de cervelle et n’aperçois point de Léoben, ni de triomphe matériel. La contrefaçon belge m’a enlevé déjà douze cent mille francs. La librairie se meurt et je ne peux vivre qu’avec les journaux qui me font le traitement d’un maréchal de France [33], ce qui ne suffit pas à éteindre l’arriéré. Voilà ma situation, dear commandant, et il faut toujours écrire, être toujours neuf, jeune, ingénieux, et achever mon histoire de la société moderne en action. Je puis vous dire ces choses à vous qui êtes une vieille connaissance et qui m’aimez un peu, malgré l’isolement, les séparations et nos traverses car nous sommes deux vieux lutteurs et nous sommes liés par une estime réciproque. Je vous dois plus d’un détail, je suis votre débiteur de plus d’une manière : aussi ne croyé-je pas nécessaire de vous demander la permission de vous dédier quelqu’une de mes histoires. J’éprouverai bien du plaisir à inscrire votre nom sur une des pierres de ce que je voudrais voir devenir un monument [34]. Voilà que je vous ai beaucoup parlé de moi, mais j’imagine que vous comprendrez qu’en retour vous ne me parlerez que de vous dans la réponse : autrement, j’aurais eu tort. Mme Caraud, dans sa visite [35], m’a dit que vous viendriez achever de ronger vos rations à Versailles et j’ai bondi de joie. Est-ce vrai ? Vous seriez dans un faubourg de Paris.

Adieu, cher commandant, prenez là une bonne et amicale poignée de main de

Votre dévoué serviteur


DE BALZAC.


XI

Périolas à Balzac.


Lyon, ce 30 juillet (1830).

Je rends grâce à l’horreur que vous avez du vide, mon cher Honoré, puisque ce sentiment répulsif, si naturel, m’a valu une marque de votre bon souvenir. Selon votre désir, vous aurez de quoi meubler votre cave : deux tonneaux d’Ermitage vous arriveront, j’espère, bien conditionnés ; le rouge est de 1830, vous le paierez 180 francs, le blanc est de 1835 et il vous coûtera 100 francs, le demi-tonneau. Bien entendu que les frais de transport sont à ajouter et à votre charge. Ce sont là les meilleures conditions que j’aie pu obtenir et la cave amie où je puise n’a en ce moment rien de plus distingué à vous offrir, toutes les récoltes antérieures sont écoulées.

Vous semblez me plaindre de tenir garnison à Lyon. Mais je vous assure qu’on n’y est point si mal. La place est peu poétique à la vérité, et qu’importe ? Alors on fait autre chose que de la poésie, même quand on est poète et à plus forte raison lorsque, comme moi, on ne l’est pas du tout. Au total, la vie s’écoule ici comme ailleurs, c’est-à-dire beaucoup trop vite. Quant à la république, il n’en est pas du tout question [36] ; elle pousse la navette et le pain moisit sur la planche ; ce qui prouve que l’Amérique se prélassa dans la soie et que la patrie est fameusement gouvernée. Au surplus, on n’a rien à gagner ici à jouer avec l’émeute, on la laisse dormir et on fait bien.

Je comprends parfaitement tout le dommage que vous cause la contrefaçon. Mais elle débite à bon marché les idées, et, à vous dire vrai, je ne lui en veux pas tout à fait autant que vous. A côté de la question d’intérêt posé, il en est une de progrès qui mérite d’être bien étudiée. Et ce qui me tient en défiance, c’est que, parmi ceux qui soutiennent le plus chaleureusement vos intérêts, il y a des amateurs d’obscurantisme et de despotisme qui s’inquiètent fort peu de vous, ainsi que de vos confrères, et qui, sans aucun doute, ont un tout autre but que celui que vous voudriez atteindre. Au reste, vous êtes, ce me semble, à même condition que les grands écrivains du XVIIIe siècle, sous le rapport des garanties de propriété ; bien plus heureux qu’eux, vous vivez comme des pachas à trois queues ; et que diable voulez-vous donc de plus ?

Ma foi ! vous ferez de moi ce qui vous plaira, mais, quelque haute idée que j’aie de votre verve, je ne vois pas trop à quoi je puis vous être bon, car je n’ai jamais été qu’un bon homme fort obscur. N’importe, à votre aise, mon cher Honoré, je suis corps et âme à mes amis ; bien entendu quand ils ont du cœur et de l’esprit, car quant à ceux qui n’en ont que peu ou point, loin de me livrer à discrétion, je me garde jalousement.

Depuis que vous êtes en Seine-et-Oise je ne suis point allé dans ces parages. Autrement, je serais certainement allé sonner à votre chartreuse. Je dis chartreuse parce que la disposition de ces maisons non mitoyennes est un perfectionnement des cloîtres chartreux, et ensuite parce qu’on m’a conté que vous dilatiez volontiers votre abdomen dans un costume approchant la robe de saint Bruno [37]. Enfin, chartreuse ou pagode, je vous aurais donc visité, non par un sentiment de curiosité ou de simple courtoisie, mais par bonne amitié ; et je le ferai quand j’irai vers le nord. Je ne pense pas que ce soit cette année. Mais si vous allez en Berri [38] vers l’automne, mandez-le moi et peut-être pourrai-je quitter mes canons, aller vous joindre et passer quelques jours avec vous. Dans tous les cas, santé et contentement, mon cher Honoré, que tous les dieux d’Epicure vous assistent, chacun en ce qui lui appartient.

Soyez heureux sans soucis d’aucune sorte et souvenez-vous parfois de votre tout dévoué,


Le capitaine PÉRIOLAS.


XII
Balzac à Périolas.


(Saint-) Pétersbourg [39] (octobre (?) 1843).

Mon cher Colonel,

J’expédie par les bateaux à vapeur une malle contenant mes effets et l’adresse à M. Albrecht, Douane restante. Comme les autorités [40] sont bien entr’elles, auriez-vous l’amitié de me concilier celle du directeur des Douanes ? D’ici je vais à Berlin voir les Prussiens, puis à Dresde étudier le champ de bataille et le défilé de Culm où Vandamme, etc. Je reviens par le Rhin et la Belgique, en sorte que je ne viendrai pas chercher cette malle et vous faire une petite visite avant le 10 novembre ; mais j’y viendrai, en sorte que je vous dirai encore mieux mes amitiés que par écrit, car on est bien bête en voyage, et vous savez qu’une dame prétendait qu’elle ne pouvait pas mettre l’orthographe avec des plumes d’auberge ; néanmoins, comme il n’y a pas d’orthographe pour le cœur, permettez-moi de me dire ici l’un de vos vieux et plus attachés amis


HONORÉ DE Bc.


Ma malle ne doit être ouverte qu’à mon arrivée, et si j’éveille votre sollicitude, et vous dérange d’au milieu de vos canons, c’est qu’il est reconnu que les poètes remplacent difficilement leurs effets. Au 10 novembre au plus tôt, vous me verrez frappant à votre porte et vous donnant des nouvelles de tous ceux qu’on a enterrés à Dresde.


XIII
Périolas à Balzac.


Au Havre, le 28 novembre 1845.

Mon cher Honoré,

Pour répondre à votre question, la douane demande par quel navire vos colis [41] ont été débarqués au Havre et approximativement l’époque de leur arrivée. Sans ces renseignements, il y aurait à compulser d’énormes registres ; ce dont MM. les employés ne se soucient pas du tout, attendu qu’ils sont accablés de besogne. Envoyez-moi donc ces informations et je coulerai à fond votre affaire.

Quant à l’entrevue demandée par M. Guillot, armateur, elle n’avait nullement pour objet de vous entretenir de vos colis, non du tout. Il s’agit, parbleu, de bien autre chose ! Ce digne armateur, de concours avec ses associés, désire votre assentiment pour promener votre célébrité sur l’Océan, c’est-à-dire pour donner votre nom à un beau navire [42], en ce moment en construction. Cette proposition flatteuse, vous ne pouvez la dédaigner et il me semble qu’elle vaut une de ces lettres de touche gracieuse et incisive que vous savez si bien faire quand vous le voulez. Si tel est votre sentiment, envoyez-moi la missive et je la remettrai à cet excellent M. Guillot que j’aime de tout mon cœur, puisqu’il fait de vous grande estime.

Vous avez beaucoup voyagé, je vous en félicite, car le voyage ne vieillit point, témoin le Juif errant.

Moi, depuis vous, j’ai fait force pattes de mouche, ou, si vous voulez, de la prose sans le savoir et surtout sans le vouloir. Ce supplice m’a été légué par ce bon gros directeur [43] obligeant qui vous a piloté en Douane.

Il plante ses fraisiers depuis un an et à sa place je coule la phrase, ce qui ne m’amuse ni ne m’intéresse nullement. Mais, encore quarante jours, et ma chaîne sera usée et brisée [44].

Hâtez-vous donc, mon cher Honoré, si vous pensez que mon dévoûment puisse vous être de quelque utilité au Havre.

J’irai vous voir en passant à Paris, en attendant que je vous serre la main bien affectueusement.

Tout à vous de cœur,


PÉRIOLAS.


{{c|XIV
Balzac à Périolas.


Passy [45], 3 décembre (1845).

Mon cher, mon bon colonel,

Voici la lettre que vous m’avez demandée pour M. Guillot [46] ; et j’irai, soyez en sûr, au Havre le remercier, mais surtout vous voir, avant mon départ pour l’Italie qui aura lieu vers les ides de mars prochain [47].

J’ai reçu des nouvelles de Hollande, le nom du vaisseau est Koophandel et Zuvaurt, capitaine Timmer [48].

Je ne sais pas si je n’aimerais pas mieux aller au Havre chercher mes colis que de les laisser transporter du Havre à Paris, les frais sont énormes. Si c’est possible, j’irai avec mon argent les payer et les remporter. On m’a fait dernièrement d’énormes frais au Havre et pour la même somme, j’aime mieux aller passer un jour ou deux avec vous, car vous savez que je vous aime et je vous le dis sans phrases, car il est affreusement occupe,

Votre ami.


HONORÉ.


Mettez vous-même une enveloppe à la lettre de M. Guillot et remettez-la lui. A bientôt, j’espère et je le veux.

  1. Copyright by Marcel Bouteroa, 1922.
  2. Cf. H. de Balzac, Œuvres complètes, tome VII, p. 480 (Notes sur la dédicace de Pierre Grassou), éd. M. Bouteron et H. Longnon, III, par Ch. Huard. Paris, L. Conard, 1913, in-8, et Revue de France (Commentaires), 15 juillet 1921, p. 404-411.
  3. Il s’agit sans doute du peintre orientaliste Auguste Borget auquel Balzac a dédié la Messe de l’Athée. Né à Issoudun en 1809, Borget fut présenté à Balzac par sa compatriote Mme Carraud. Il habita quelque temps, 1, rue Cassini, en compagnie du romancier et devint l’un de ses plus chers amis. C’était Borget qui, en cas de mort de Balzac, devait détruire les lettres de Mme Hanska, contenues en une précieuse cassette. Borget mourut en 1877. Balzac habita rue Cassini de 1829 à 1838.
  4. Les Carraud : le 30 juillet 1831, le commandant Carraud avait été nommé inspecteur de la poudrerie d’Angoulême.
  5. Le lieutenant Dupac, traducteur d’un ouvrage allemand, dont nous ignorons le titre, était un ancien élève de Périolas, promotion 1827-1829. Depuis plus de six mois on réclamait en vain de Balzac une préface qui eût permis au pauvre lieutenant de vendre son travail à un libraire.
  6. Allusion aux sentiments carlistes de Balzac, qui fut en 1832 un ardent champion de la duchesse de Berry.
  7. Allusion au fameux programme promis aux insurgés par La Fayette, à l’Hôtel de Ville, le 30 juillet 1830 et que Louis-Philippe n’exécuta point. On a dit depuis : « Menteur comme un programme. »
  8. Sans doute Mme Xaxier Bergeron, femme du commandant Bergeron, également affecté à l’Ecole Saint-Cyr et compatriote de Périolas.
  9. Lettre perdue.
  10. Le capitaine Chapuis, capitaine d’une des compagnies de Saint-Cyr et qui, à Waterloo, commandait une compagnie de grenadiers du 85e régiment.
  11. Scènes de la Vie privée, par M. de Balzac, 2e édition, Paris, Mame et Delaunay, 1832, 4 vol. in-8.
  12. Périolas est artilleur.
  13. Les habitants de Bourg-Saint-Andéol (Ardèche) dont la réputation d’intelligence va de pair, dit-on, avec celle des bourgeois de Falaise.
  14. Souvenons-nous du pontonnier Gondrin et de l’Histoire de Napoléon racontée dans une grange, par le fantassin Goguelat, dans le Médecin de campagne.
  15. C’était auprès du Palais-Royal que débarquaient des voitures les voyageurs de Saint-Cyr et de Versailles. Les Gondoles parisiennes, de vingt minutes en vingt minutes, les Espérances d’heure en heure les Accélérées de demi-heure en demi-heure faisaient le trajet de la Place d’Armes de Versailles à la rue de Rivoli, de six heures et demie du matin à neuf heures du soir.
  16. Au lieu de rentrer à Paris, Balzac était parti pour Angoulême où l’appelaient ses amis Carraud.
  17. Pendant l’absence de son fils, Mme de Balzac mère était installée rue Cassini, recevant le courrier, les épreuves, soignant le ménage, faisant les courses, soldant les créanciers, avec un dévouement que Balzac n’oublia jamais.
  18. Nommé le 2 juillet 1832 chef d’escadron au 2e régiment d’artillerie à Metz.
  19. Balzac, qui les avait emportés en voyage, les expédia à sa mère, le 22 août 1832, en quittant Angoulême. Mme de Balzac mère les fit remettre à Saint-Cyr, de la part de Périolas, le 20 septembre, au bibliothécaire Alexis de Villemejane. Ils sont toujours à la bibliothèque de l’École et nous avons pu, en mars 1914, feuilleter le Guide du pontonnier, par A. -F. Drieu, Paris, 1820, in-8, qui fut prêté à Balzac. La simple lecture du sous-titre de l’ouvrage : Mémoire sur les ponts militaires, contenant les passages de rivières les plus remarquables permet, à elle seule, de supposer quel parti Balzac eût tiré de ce Guide pour le chapitre de l’île Lobau dans sa Bataille.
  20. Frapesle, maison de campagne des Carraud.
  21. Pour rentrer à Paris. En 1835, Périolas tenait garnison à Bourges.
  22. Rose, la fameuse cuisinière de Balzac : la grande Nanon, d’Eugénie Grandet, lui doit plus d’un trait.
  23. Balzac y séjourna de juillet 1838 à l’automne de 1840.
  24. Périolas tint garnison à Lyon de 1839 à 1842. On craignait en juin 1839 que le procès de Barbès et des insurgés du 12 mai n’eut sa répercussion en province et surtout à Lyon.
  25. Où il habita, de 1835 à 1838, au n° 13, sous le nom de Mme Vve Durand, sans abandonner légalement la rue Cassini. Le salon de la rue des Batailles a été décrit dans la Fille aux yeux d’or. Aujourd’hui la rue des Batailles n’existe plus. Elle a été remplacée par la partie de l’Avenue d’Iéna située entre la place d’Iéna et les jardins du Trocadéro.
  26. Surtout pour fuir ses créanciers et la garde nationale.
  27. Inauguré officiellement le 2 août 1839.
  28. Balzac a décrit sa maison des Jardies dans les Mémoires de deux jeunes mariées : c’est le chalet de Louise de Chaulieu. Gambetta le démolit.
  29. La Comédie humaine.
  30. La ramille Guidoboni Visconti. Béatrix est dédié à « Sarah : » Mme Guidoboni Visconti, née Sarah Lowell. Mme Hanska en était fort jalouse.
  31. Michel Robin, négociant à Lyon.
  32. Balzac goûtait fort le crû de l’Hermitage : Genestas le buvait de préférence au thé que lui offrait le Médecin de campagne.
  33. Balzac fit paraître la plupart de ses romans dans des revues ou des journaux (notamment, en 1839, le Curé de village dans la Presse), avant de les publier en volumes et se faisait en effet payer très cher. En 1839, le traitement d’un maréchal était de 30 000 francs.
  34. En 1844, Balzac lui dédia Pierre Grassou.
  35. En décembre 1838. Balzac écrit aussi inexactement le nom de Mme Carraud que celui de Périolas.
  36. Périolas pense sans doute à l’émeute de novembre 1831, qui fut non une émeute politique, mais une émeute de misère.
  37. Le fameux froc blanc de Balzac, caricaturé par Benjamin Roubaud, entre autres.
  38. Chez les Carraud.
  39. Où Balzac séjourna auprès de Mme Hanska de juillet à octobre 1843.
  40. Périolas était sous-directeur de l’artillerie au Havre et non directeur comme l’écrivait Balzac.
  41. Des achats faits au cours d’un voyage en Hollande en compagnie de Mme Hanska. Ce voyage, qui est de 1845, ne doit pas être confondu avec celui dont il est question dans la lettre précédente.
  42. Et Balzac écrivait à Mme Hanska : «... Votre serviteur va être sculpté à la proue d’un navire et montrera sa grosse face à toutes les nations ; qu’en dites-vous ? « Nous n’avons pu retrouver trace du navire Le Balzac.
  43. Le colonel Hortet.
  44. Périolas fut mis à la retraite par ordonnance du 6 décembre 1845, avec une pension de 2 400 francs.
  45. 19, rue Basse, actuellement, 47, rue Raynouard. C’est là que se trouve le Musée Balzac. Le romancier y vécut de 1840 à 1848, avant de s’installer rue Fortunée (aujourd’hui 22, rue de Balzac).
  46. Cette lettre n’a pas été retrouvée.
  47. Balzac partit en avril 1846.
  48. Nous avons transcrit exactement l’orthographe de Balzac. Il faut certainement lire Koophandel en Zeevaart, ce qui signifie : Commerce et Navigation.