Un Conflit de races - Américains et Philippins

UN CONFLIT DE RACES
AMÉRICAINS ET PHILIPPINS

« Les États-Unis ne réussiront à gouverner les Philippines que s’ils pénètrent le caractère et les conditions de la population et s’ils réalisent avec sympathie ses aspirations et son idéal. Pour durer, un gouvernement doit prendre ses racines dans tes besoins, les intérêts, l’intelligence et l’affection du peuple ; il n’y parvient que s’il sait s’adapter au caractère et aux moyens des gouvernés, s’il discerne ce qu’ils sont, ce que leur nature propre leur permet de devenir, ce qu’ils réclament, et tout autant, ce qu’ils se croient en droit de posséder. »

Ces lignes, inspirées par une profonde psychologie politique, devraient servir d’épigraphe au remarquable rapport que la Commission d’enquête des Philippines a adressé à M. Mac-Kinley[1], au lieu d’y être perdues dans un chapitre quelconque. Très surpris que les habitans de l’Archipel ne se fussent pas empressés à déposer les armes sitôt après la conclusion du traité de Paris, très contrarié, surtout d’être obligé d’entretenir une nombreuse armée de terre et de mer pour essayer de leur faire accepter la domination américaine, le Président des États-Unis avait décidé de confier à trois civils et à deux militaires éminens le soin de le renseigner et de le conseiller. Les commissaires sont venus aux Philippines, ils ont vu, ils n’ont pas vaincu. Leur témoignage et leurs conclusions sont du moins consignés dans deux volumes dont la lecture est infiniment suggestive.

On sait avec quelle intensité l’impérialisme sévit sur le monde anglo-saxon tout entier. La Grande-Bretagne y a perdu, par sa manière de traiter les Boers, une partie de sa réputation, d’ailleurs quelque peu usurpée, de libéralisme. Elle s’est vue conduite, après avoir provoqué le conflit avec le Transvaal en réclamant l’extension du droit de vote en faveur des étrangers de passage, à refuser le suffrage aux habitans de race blanche. Elle se trouve entraînée, à la suite d’une expérience plutôt malheureuse, à remanier profondément ses institutions militaires pour chercher à procurer à son armée continentale un peu de la force et du prestige qu’elle exerce sur les mers. Il en est sensiblement de même des États-Unis : pour peu que les choses durent quelques années encore comme elles sont engagées, les armées permanentes n’auront bientôt plus de secrets pour eux. La plupart de leurs « généraux » n’étaient guère jusqu’ici que des « civils, » avocats, commerçans, industriels d’hier et de demain, n’endossant l’uniforme que pour une besogne déterminée et éphémère : l’Union ne tardera pas à en avoir de professionnels. Sa constitution, infiniment moins plastique que celle de l’Angleterre, n’avait point prévu le cas des possessions lointaines : elle subira le contre-coup de cette brusque irruption d’élémens hétéroclites dans la puissante Confédération de l’Amérique du Nord. Les États-Unis ne se piquent pas de libéralisme, il est vrai, du moins à la façon policée, et tempérée des civilisations occidentales ; mais, oubliant volontiers et la destruction progressive des Indiens, et les efforts pour repousser l’infiltration jaune à l’Ouest, et le traitement différentiel récemment inventé par certains États du Sud pour se protéger contre la prépondérance noire, on leur savait encore gré de s’être montrés de vigoureux égalitaires et d’indomptables démocrates au cours de la guerre de Sécession. A l’instar de John Bull, Jonathan risque fort de voir s’altérer sa physionomie extérieure, tout aussi bien que les conditions de sa vie interne, si du conflit des Philippines et du rapport de la commission d’enquête se dégagent toutes les conséquences qu’ils recèlent.

Il n’est point, sans intérêt de noter au passage quelques-unes de celles-ci. D’où viennent les habitans des Philippines et où prétendent-ils aller ? Que sont les Américains et comment conçoivent-ils l’adaptation de leurs idées et de leurs traditions à des hommes qu’ils n’osent traiter ouvertement de sujets, mais que la raison politique les empêche de considérer comme des concitoyens ? Autant de questions qui méritent de retenir l’attention de ceux qui, malgré les leçons du passé et du présent, s’obstinent à relever d’insaisissables vestiges d’un esprit de système dans le triomphant empirisme des Anglo-Saxons.


I

Les Philippins sont au nombre d’environ huit millions. Il s’y rencontre à peine 25 000 exemplaires de la race autochtone, les Negritos, qui disparaissent rapidement et que les enquêteurs proclament être, sous le rapport de l’intelligence, « au dernier échelon de la série humaine, » les jugeant « incapables d’aucun progrès appréciable. » Les Indonésiens, qui sont un peu plus de 200 000, sont presque tous cantonnés dans l’île de Mimdanao : ils possèdent un type physique supérieur, de l’adresse et de l’intelligence ; la plupart ont un tempérament très belliqueux, quelques-uns seulement s’adonnent aux arts de la paix. La grande majorité des habitans est d’origine malaise : leur teint est moins clair que celui des Indonésiens, moins noir que celui des Negritos ; « quoique ignorans et illettrés, ils sont parvenus à un degré élevé de civilisation, et, à l’exception de quelques centaines de milliers de musulmans, ils sont presque tous chrétiens. »

« Ignorans et illettrés » est bientôt dit. Encore faut-il s’entendre ; et, quoiqu’on puisse aisément se mettre d’accord avec les Américains sur ce principe que « l’aptitude d’un peuple à maintenir un gouvernement populaire dépend étroitement, de l’efficacité de l’instruction dans les masses, » il y a bien des manières d’interpréter cet axiome. Nous aurons l’occasion de voir par la suite qu’au début de ce siècle, Jefferson déclarait les Français de la Louisiane décidément inaptes au régime politique inauguré par Washington. Il n’est pas bien certain qu’à l’heure où nous sommes, un citoyen de la libre Amérique, voire même un sujet de S. M. Britannique, nous jugerait assez éclairés pour partager ses franchises : chacun croit volontiers supérieur l’ordre social auquel il appartient, et dédaigne volontiers les peuples qui, par d’autres voies, ont poursuivi d’autres objets que lui. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas douteux que l’instruction primaire des Philippins n’est pas extraordinairement avancée.

Le gouvernement espagnol avait décidé qu’il y aurait une école de garçons et une école de filles pour chaque fraction de 5 000 habitans ; en fait, même si l’on exclut les quelques tribus sauvages, où la polygamie, l’esclavage, le sacrifice humain même sont, encore dans les mœurs, les deux écoles n’existent que pour 7 000 habitans. Les indigènes étaient obligés de les fréquenter de 10 à 12 ans, mais l’enseignement qu’ils y recevaient était médiocre : beaucoup de catéchisme, très peu de langue espagnole, — les moines qui faisaient fonction d’inspecteurs étant très hostiles à l’expansion de leur langue nationale, — la lecture et l’écriture dans les idiomes locaux ; c’est tout, malgré les promesses de programmes officiels infiniment plus vastes. La géographie était enseignée sans cartes, l’histoire soigneusement limitée aux faits et gestes de l’Espagne, et l’agriculture pratique se réduisait à une « triste farce. » Mais cela tenait presque exclusivement aux défauts de l’organisation du service ! : quoique les Jésuites eussent créé à Manille une très bonne école normale, les traitemens alloués aux instituteurs étaient si faibles (de 25 fr. à 100 fr. par mois) qu’on n’arrivait pas à recruter la carrière et qu’il fallait souvent confier les fonctions magistrales à des personnes à peu près aussi ignorantes, surtout dans la langue castillane, que leurs futurs élèves. Ceux-ci, cependant, sont loin d’être incapables : à peine arrivés dans l’île, les Américains ont voulu enseigner l’anglais, ce qui est fort naturel, et ils reconnaissent que les jeunes Philippins ont une facilité remarquable pour apprendre. Les établissemens d’enseignement secondaire ou supérieur, placés sous le contrôle des Dominicains et des Jésuites, donnent de bons résultats ; de même pour les écoles d’arts et manufactures, d’agriculture, de peinture et de sculpture, etc. Bref, le Philippin est « d’une remarquable application et d’une grande adresse manuelle ; il est naturellement musicien ; avec sa nature imaginative, il aime l’art, bien qu’il ait jusqu’ici imité plus qu’il n’a créé ; il est rebelle aux mathématiques, mais il a du goût pour la mécanique, pour le droit et pour les sciences naturelles. »

Il y a bien des peuples dont on n’en pourrait dire autant, beaucoup surtout qui, en matière d’art, méritent le même reproche d’être imitateurs plutôt que créateurs. En tout cas, ce ne sont point là les caractères distinctifs d’une race inférieure, condamnée à végéter dans les rangs les plus humides de l’humanité, et l’on conçoit que les Américains en parlent avec quelque sympathie.

À ce peuple vraiment digne d’intérêt, quel était le régime administratif appliqué par l’Espagne ? Jamais peut-être l’expression de « colonie d’exploitation » n’a mieux été appropriée, dans un sens, il est vrai, qui n’est pas précisément celui où le prennent communément les économistes : tout, dans le système espagnol, était conçu pour assurer une centralisation outrancière et drainer les ressources financières du pays au profit des fonctionnaires, civils ou militaires, de la métropole ; rien, même dans l’organisation municipale, n’y permettait aux Philippins de se régir eux-mêmes, ou seulement de se préparer à le faire quelque jour.

Dans la commune, de rares électeurs, — anciens fonctionnaires ou gros propriétaires, payant au moins 250 francs d’impôt foncier, — désignaient douze délégués, qui formaient une sorte de conseil communal, et qui choisissaient une municipalité. De cinq membres. Cette municipalité était placée sous l’autorité du gouverneur général, qui pouvait lui imposer des pénalités pécuniaires, la suspendre ou la révoquer. Elle était chargée du recouvrement des impôts et des dépenses locales, sous la tutelle du conseil provincial. Ce dernier conseil était purement consultatif : il se composait de cinq fonctionnaires et de quatre représentans des municipalités ; malgré son nom, il n’avait rien à voir dans l’administration de la province ; sa mission se bornait uniquement à surveiller étroitement la gestion communale. Dans la capitale des Philippines siégeait le gouverneur général, qui était lui-même sous l’autorité du ministre d’Outre-Mer, à Madrid. À côté du ministre, un conseil consultatif des Philippines, presque exclusivement composé de fonctionnaires en activité ou en retraite ; à côté du gouverneur général, un conseil d’administration, également consultatif, et formé des chefs des services civils et militaires, auxquels se joignaient six délégués des conseils provinciaux. Ainsi, un électoral municipal singulièrement étroit, puisque les capacitaires mêmes n’y étaient pas admis ; à tous les degrés, la prépondérance assurée à la bureaucratie, puisque nulle part les assemblées n’avaient de pouvoir délibérant ; voilà pour l’aspect purement administratif des choses. Joignez-y un dernier trait caractéristique : à tous les degrés aussi, l’action théocratique ; la loi donnait au prêtre de paroisse l’accès du conseil municipal et le droit de proposer, concurremment avec le gouverneur civil de la province, les candidats aux fonctions de juge de paix ; elle faisait entrer les vicaires généraux et les juges ecclésiastiques dans le conseil provincial ; elle faisait siéger dans le conseil d’administration du gouvernement général non seulement l’archevêque de Manille, mais les supérieurs de tous les ordres religieux. Bureaucratie théocratique : tel était le système[2].

Il a donné les fruits qu’on en pouvait attendre. Les Philippins, sous le régime espagnol, avaient un budget de près de 70 millions de francs en recettes : 33 provenant des taxes directes, 23 des douanes, 5 des monopoles, etc. Aux dépenses, un million et demi passait à Madrid pour les divers services du ministère d’Outre-Mer et les consulats d’Extrême-Orient ; 3 et demi étaient affectés aux pensions de retraite et aux tribunaux locaux ; 6 au clergé, dont la moitié seulement pour les paroisses et les évêchés ; 20 à l’année, 12 et demi à la marine, 15 aux services civils, et 3 seulement aux travaux publics, la plus grosse partie de cette dernière somme servant d’ailleurs à payer du personnel. Et ce personnel qui, pour tous les hauts grades, venait d’Espagne, était si mal rétribué aux rangs inférieurs de la hiérarchie qu’il était condamné à chercher des ressources complémentaires dans des profits accessoires de nature plus que douteuse.

Que les Philippins aient fini par se révolter, cela se conçoit aisément ; qu’ils aient réclamé leur indépendance, cela encore est normal, puisque ce dont ils avaient surtout à se plaindre, c’était de l’abusive intrusion d’élémens étrangers à leur race dans leur administration intérieure et la gestion des impôts qu’ils payaient.

Ils ont tout d’abord donné à leurs revendications une forme révolutionnaire sans doute, mais parfaitement compatible avec le maintien de la souveraineté espagnole. L’expulsion des moines et la restitution de leurs biens soit aux communes, soit aux anciens propriétaires ; la tolérance religieuse ; l’égalité des Philippins et des Espagnols devant la loi et dans les fonctions publiques ; la liberté de la presse ; les institutions représentatives ; l’autonomie administrative et économique ; l’abolition de la déportation par mesure de police : à cela se bornait une proclamation des insurgés publiée en juillet 1897, et qui se terminait par un chaleureux appel aux armes, « de manière à donner les preuves les plus évidentes de vitalité et à imposer des concessions à l’Espagne. » Mais l’insurrection se prolonge, la répression castillane n’en vient pas à bout, le traité de Paris intervient, substituant la suzeraineté américaine à celle de la Reine-régente. Les prétentions des Philippins s’élèvent aussitôt. En vain les plus éclairés ou les moins audacieux, d’entre eux insinuent-ils que la population est mal préparée à se gouverner elle-même, et que, le fut-elle bien, l’archipel n’a point de ressources suffisantes pour s’ériger en État indépendant, et soutenir son intégrité au regard des tiers ; en vain les sceptiques allèguent-ils que la rébellion n’est pas générale, qu’elle est presque exclusivement cantonnée dans les tribus lagalog de l’île de Luzon, qu’elle englobe moins d’un quart de la population totale et que le surplus des habitans semble résigné à son nouveau sort. Les rebelles ne se laissent ébranler ni par ces argumens, ni par les deux corps d’armée que l’Amérique du Nord est tenue d’entretenir chez eux depuis qu’elle a conquis la souveraineté nominale des Philippines. Mieux encore : à l’heure précise où était désignée la commission d’enquête dont nous analysons aujourd’hui les travaux, en janvier 1899, les insurgés du régime espagnol, demeurant insurgés sous la férule américaine, se proclamaient en République et se donnaient une constitution régulière.

On peut sourire devant certains détails de cette constitution : elle comporte, par exemple, l’existence d’un certain procureur général nommé par l’assemblée nationale et qui a un pouvoir propre de mise en accusation des ministres : elle est marquée des mêmes illusions que notre constitution de 1848, quand elle charge une commission permanente de surveiller les actes de l’exécutif durant les intersessions. Mais, sur tous les points essentiels, elle dit ce qu’elle veut dire : la déclaration des droits qui la précède ressemble à s’y méprendre à celle de 1789, et, en mainte occasion, a même plus de précision que celle-ci ; les articles suivans instituent un président électif assisté de ministres responsables devant l’assemblée législative ; ils créent l’indépendance nationale, parce que sans doute ses auteurs ne se sont pas liés à la civilisation américaine pour leur procurer ce qu’ils avaient vainement sollicité de la civilisation espagnole. Dernière considération, enfin : les « preuves de vitalité » que la proclamation de 1897 réclamait vis-à-vis de l’Espagne, los Philippins n’ont point cessé de les fournir, depuis plus de deux ans, à l’encontre des États-Unis.


II

Ce qu’il y a de piquant dans la position qu’occupent les Américains dans le conflit actuel, c’est que leur naissance comme État indépendant, à la fin du XVIIIe siècle, s’est produite au milieu de circonstances analogues, sinon identiques, à celles où se sont trouvés les Philippins : chacun sait en effet que leur rébellion contre le joug anglais provint des procédés arbitraires de la métropole à l’égard de ses colonies et de la méconnaissance de ce principe essentiel de droit public, très justement rappelé par les républicains du Pacifique dans l’article 18 de leur constitution de 1899 : « Nul n’est tenu de payer les impôts qui n’ont pas été votés par l’assemblée populaire. » Pas plus que les Philippins d’aujourd’hui, les Américains d’alors n’admettaient que des contribuables fussent taxés sans leur assentiment ; tout comme les Philippins, ils ne voulaient pas être gouvernés par une bureaucratie omnipotente, agissant au nom et pour le compte d’une métropole sur laquelle ils n’avaient point d’action directe.

Ils n’étaient pas plus de quatre millions lorsqu’ils se révoltèrent, proclamèrent leur indépendance, et décrétèrent la Confédération des Colonies unies de l’Amérique du Nord, d’où sortit, après plusieurs années d’hostilités, la célèbre constitution du 4 mars 1789, qui est demeurée jusqu’à nos jours le type le plus complet d’une fédération d’États. Chacune des anciennes colonies britanniques de l’Amérique du Nord constituait, avant l’indépendance, une entité distincte de ses voisines, directement rattachée au gouvernement central. Quand les circonstances poussèrent ces colonies à s’allier pour s’affranchir de ce dernier, elles ne montrèrent aucune disposition à aliéner leur propre personnalité : elles créèrent, il est vrai, un pouvoir central, mais ne conférèrent à ce pouvoir que des attributions limitées, celles-là seulement qui étaient nécessaires à la défense et à la vie économique communes, la plénitude de la souveraineté continuant à résider, pour les attributions non déléguées, dans chacun des États de l’Union.

De là les stipulations principales du pacte fédéral. L’Union a compétence pour tout ce qui concerne les relations extérieures, la guerre, le commerce, et les moyens financiers et judiciaires d’y pourvoir ; chacun des États reste maître de tout le surplus de sa législation, civile, criminelle ou politique. L’Union ne peut interdire la traite des esclaves, au moins avant 1808, ni créer des litres de noblesse, ni suspendre les garanties de la liberté individuelle, ni subordonnera une déclaration religieuse déterminée la collation d’une fonction publique fédérale : chacun des États reste libre de le faire. Sans doute les interdictions édictées contre l’Union ont fini par se faire jour jusque dans les constitutions individuelles des États, mais la chose ne s’est accomplie qu’en vertu de la libre et spontanée initiative de chacun d’eux : il a fallu la guerre de Sécession pour qu’on donnât mission à l’Union, en 1800, d’abolir l’esclavage, en 1870, d’assurer l’égalité politique sans distinction de couleur. Encore les États restent-ils maîtres de régler à leur guise le droit de vote, non pas seulement pour leur usage propre, mais même pour les élections fédérales, et certains d’entre eux ont réussi, par des procédés détournés, à porter une atteinte sensible aux promesses faîtes aux noirs à cet égard en 1870.

Par le seul fait que, dans la pensée des constituans de 1789, l’Union était principalement destinée à être un instrument de défense et d’action extérieures, la notion s’est imposée à eux de fonder un pouvoir exécutif fort : le Président élu et les ministres qu’il choisit ne sont pas énervés, dans leur œuvre quotidienne, par le jeu continu de la responsabilité parlementaire ; durant les quatre années de son mandat, le Président est le maître incontesté de l’administration, sous la seule réserve qu’il doit obtenir l’assentiment du Sénat pour la nomination des hauts fonctionnaires et pour la ratification des traités conclus avec les puissances étrangères. Ce régime, qui serait plein d’inconvéniens dans un pays unifié et centralisé, par lis tentations et les facilités qu’il offrirait au pouvoir personnel, n’en a que peu ou point aux États-Unis, puisque, encore une fois, l’activité de l’exécutif ne s’y peut exercer que sur un domaine restreint et soigneusement limité.

Quant aux quelques lois nécessaires au fonctionnement de l’Union, elles sont faites par un Congrès composé de deux Chambres : un Sénat, où chaque État nomme également deux membres, quelle que soit son importance relative, en les désignant suivant le procédé qu’il juge le plus convenable ; une Chambre des Représentans, où chaque État possède un nombre de députés proportionnel à sa population, ces députés étant nommés par le corps électoral le plus nombreux dont l’existence soit prévue par la constitution locale.

Tel est le cadre où se meut l’Union. Les États possèdent toutes les attributions qu’ils n’ont pas déléguées à celles-ci ; ils ont dû, pour les mettre en œuvre, se doter d’institutions qui, à la vérité, présentent de grandes analogies avec les pouvoirs fédéraux, mais sont cependant infiniment variées dans les détails de leur organisation. Il suffira de rappeler que, dans les États comme dans l’Union, tous les pouvoirs procèdent de l’élection ; que les législatures locales se composent, elles aussi, de deux Chambres, et qu’elles émanent du suffrage universel ; que l’exécutif n’y est pas très occupé, à raison des larges franchises reconnues aux communes et de l’extrême intensité de la vie municipale ; et qu’enfin, si l’expérience a conduit nombre de constitutions locales à restreindre les pouvoirs des assemblées législatives pour éviter leur immixtion dans des matières que les citoyens désirent soustraire aux fluctuations politiques, le principe est ici l’opposé de celui qui prévaut dans l’Union : ces assemblées jouissent de tous les pouvoirs qui ne leur sont pas expressément déniés par la constitution, et ce jusqu’à révision de celle-ci, suivant une procédure prévue, par la constitution même.

Cette organisation a procuré une extrême autonomie aux treize colonies qui ont signé le premier pacte d’union ; elle a conféré les mêmes avantages aux États plus nombreux qui, depuis l’origine, sont venus s’agréger autour du noyau primitif pour former, en définitive, la puissante et populeuse confédération avec laquelle le monde entier est désormais tenu de compter : sa durée, et l’extension progressive de sa zone d’application sont le plus bel éloge que l’on puisse faire de la maîtrise de ses auteurs. Mais, entre le moment où un pays est complètement étranger aux États-Unis et celui où son étoile vient prendre place sur la bannière fédérale, peut s’écouler une période intermédiaire : les États-Unis le font entrer en quelque sorte dans leur sillage, sans l’admettre encore au rang des associés de l’Union : ils le couvrent de leur protection, ils établissent sur lui leur domination, ils préparent son incorporation. Cette position mixte a été prévue par les fondateurs de la grande république américaine : l’institution des « territoires » a donné à leur conception première l’élasticité qui lui manquait, et que les circonstances rendaient nécessaire ; elle s’est précisée dans une loi fondamentale de 1804.

Il y a deux espèces de « territoires : » les uns sont dits « non organisés, » les autres « organisés. » Des premiers, il n’y a guère à parler : ce sont les régions sans colons, où sont refoulés les Indiens, jusqu’à ce qu’ils consentent à disparaître ; elles sont administrées, pour le compte de la collectivité, par des fonctionnaires fédéraux, et, quand il leur faut des lois, le Congrès fédéral leur en fournit.

Les seconds, au contraire, méritent toute notre attention, car c’est d’eux que sont sortis ou sortiront tous les États situés entre la rive droite du Mississipi et les côtes de l’Océan Pacifique. Voici comment les choses se passent en général : ou bien le nouveau territoire ; provient d’une cession consentie par un État étranger, ou bien, se trouvant vacant et sans maître au point de vue international, il a été ouvert, à date et heure fixes, à la colonisation, et l’on a vu s’y précipiter quelques milliers d’individus en quête qui d’une mine, qui d’une propriété agricole, qui d’un emplacement, favorable pour édifier une auberge. L’autorité fédérale évoque presque aussitôt ces territoires à la vie politique, mais à une vie qui restera restreinte tant que la population n’y sera pas assez nombreuse pour équivaloir à un des districts électoraux moyens servant à élire les députés au Congrès, ou tant que les circonstances locales spéciales n’inspireront pas toute confiance aux États-Unis, connue, par exemple, l’énorme proportion de sang latin dans la région frontière du Nouveau-Mexique, ou naguère l’obstination des habitans de l’Utah à vouloir pratiquer la polygamie mormonne.

Jusqu’à l’émancipation définitive ou, plus exactement, jusqu’à l’érection du territoire au rang d’État, la vie locale y est ainsi réglée, en vertu d’une charte qui lui est spécialement attribuée par le Congrès, mais qui s’inspire des principes posés par le texte de 1804 : le Président des États-Unis y nomme un gouverneur et quelques hauts fonctionnaires civils ou judiciaires ; le gouverneur possède un droit de veto sur les actes de la législature locale ; celle-ci se compose de deux Chambres, jouissant de prérogatives analogues à celles des États de l’Union, mais avec quelques restrictions cependant, telles que l’interdiction de faire des concessions de terre ou de frapper d’impôts différentiels les propriétaires non résidens, et surtout sous la réserve dominante que le Congrès fédéral peut à tout moment se substituer à elles pour légiférer. Ainsi, exécutif et judiciaire dépendant du pouvoir fédéral ; législatif subordonné à l’agrément tacite du Congrès, qui a le droit de reprendre ce qu’il a donné ; enfin, point de représentans au Sénat fédéral ni à la Chambre, mais seulement, près de cette dernière, un délégué avec voix consultative, ayant le droit de parler, non celui de voter : les choses durent de cette manière jusqu’à ce que les États-Unis, rassurés sur la sagesse de leurs nouveaux concitoyens ou constatant le rapide peuplement du territoire, votent une loi autorisant celui-ci à se donner une constitution et à entrer dans l’Union sur un pied de complète égalité avec les États qui l’y ont précédé.

On ne peut méconnaître l’ingéniosité extrême de cette solution : l’Union, qui a été créée par des États et n’est que leur émanation, crée à son tour des États après leur avoir donné sa première empreinte et sans se préoccuper d’y assumer un rôle autre que le rôle limité auquel l’ont destinée les constituans de 1789. Il y a là un exemple peu commun de modération, que l’on pourrait recommander à d’autres pays plus proches de la France, qui se piquent de pratiquer les vrais principes de la politique fédérative. Ce système laisse cependant une porte assez largement ouverte à l’arbitraire. La mise en quarantaine de l’Utah pour motifs de moralité publique a duré jusqu’en 1896 ; celle du Nouveau-Mexique, à raison des suspicions qu’excite l’élément espagnol, n’a pas encore cessé, depuis 1850 ; la Louisiane n’a subi que neuf années le régime de la demi-ration, mais sans doute parce que la race anglo-saxonne s’est empressée d’y venir noyer la population française, car « nos nouveaux concitoyens, disait en 1803 Jefferson en parlant de celle-ci, sont aussi incapables que des enfans de se gouverner eux-mêmes, » — ce qui, on l’avouera, était, peu gracieux pour des hommes dont Napoléon avait si bénévolement et si inopinément confié les destinées aux Américains du Nord.

L’organisme du « territoire » est donc souple à souhait, et l’esprit qui s’en sert exclusivement guidé par des considérations d’opportunité et d’utilité politiques. « Il faut, disait encore Jefferson, il faut savoir suspendre ses propres principes. » Cela est vrai, chaque fois que l’application logique des principes conduit à l’absurde.

Le devoir des hommes d’Etat n’est assurément pas de faire de la philosophie de cabinet, et de sacrifier les intérêts généraux dont ils ont la charge à quelque théorie spéculative, Encore faut-il que la « suspension » de leurs principes primordiaux ne sont en effet qu’une suspension, et n’implique pas le reniement de leurs idées essentielles, sinon mieux leur vaut abdiquer au profit d’autres hommes ayant d’autres doctrines. De même, leur tâche consiste surtout à s’accommoder des circonstances passagères pour coopérer aux fondations durables. Sous ce rapport, l’on peut se demander si la formule du « territoire, » parfaitement convenable pour les régions contiguës à l’Union, suffit aux conditions spéciales des Philippines, si elle peut satisfaire, non pas seulement, aux facultés et aux aspirations présentes des habitans de l’Archipel, mais à la solution de quelques problèmes sociaux, très aigus à Manille, inexistans dans l’Amérique du Nord. C’est ce qu’il convient maintenant de rechercher.


III

Si enclins que soient les membres de la Commission d’enquête américaine à s’inspirer uniquement des nécessités pratiques et des considérations tirées de la seule opportunité, ce n’est pas sans quelque gène qu’ils en arrivent à formuler et surtout à justifier leurs conclusions. Ils n’ont point, bien qu’ils l’invoquent et le citent, la tranquille et brutale franchise de Jefferson : un siècle s’est écoulé depuis que celui-ci parlait de la Louisiane ; dans l’intervalle, la langue politique s’est encombrée d’un lourd bagage de formules et de brocards, qui ne permet pas toujours de discerner clairement les réalités vraies. L’hypocrisie oratoire a énervé, au moins en apparence, jusqu’à la rudesse de mœurs des Américains du Nord. Si cette hypocrisie spéciale est, elle aussi, un hommage rendu à la vertu, c’est-à-dire aux louables scrupules, d’ordre philosophique ou humanitaire, qui ont désormais pénétré la conscience populaire des nations civilisées, son interposition entre le fait nu et le mot qui sert à le décrire rend plus malaisée la perception et l’appréciation des actes de la vie publique et de leurs mobiles véritables.

Les enquêteurs partent, pour échafauder leur raisonnement, de prémisses que l’enchaînement historique des événemens rend simplement plausibles, mais que l’on ne saurait admettre comme incontestables, sans négliger les facteurs passionnels du conflit actuel. La révolte des Philippines, disent-ils, est née du besoin de redresser des torts déterminés, et de s’assurer la garantie de ces droits fondamentaux de l’humanité que les Américains tiennent pour l’apanage naturel et inaliénable des individus, et qui ont été outrageusement méconnus sous la domination espagnole ; les habitans de l’Archipel ne songeaient pas à s’affranchir au point de vue politique ; l’idée de se rendre indépendans ne leur est venue que plus tard, elle n’a été qu’un accessoire plus ou moins superflu du mouvement insurrectionnel ; » d’où l’on doit aussitôt déduire, au gré des commissaires, que, les États-Unis s’étant substitués à l’Espagne, et étant parfaitement aptes par leurs traditions et leur organisation à protéger les droits individuels, les Philippins n’ont plus aucune raison de s’obstiner sur « l’accessoire ; » le principal leur est acquis, au moins en puissance, et selon la rigueur de l’axiome scientifique, cessante causa, cessat effectus.

De ces prémisses découlent nombre de conséquences pratiques, au point de vue de l’établissement de la domination américaine, s’entend. Quelques Philippins, par exemple, ont conçu la pensée d’ériger leurs provinces en autant d’États autonomes et de les réunir en une confédération, selon le type précédemment décrit des États-Unis eux-mêmes, avec un gouvernement central à pouvoirs délégués. L’objection se présente d’elle-même, et le motif pour ne pas tenir compte de ce vœu s’impose : il n’y a point de précédent local ; les provinces ne sont que des « entités imaginaires ; » les habitans n’ont aucune expérience dans le self-government, et le système n’est pas indispensable pour leur procurer les franchises individuelles qu’ils réclament. Donc, point de confédération.

Puisque les Philippines n’ont besoin, pour atteindre leur objectif essentiel, ni d’être indépendantes, ni de se voir fédérées, seront-elles colonie, protectorat ou quoi encore ? L’expression de « colonie » n’est qu’une étiquette, n’impliquant, comme le prouve surabondamment la variété infinie d’exemples fournis par les possessions britanniques, aucun système propre d’administration ; mais il faut ici proscrire l’étiquette, parce que, dit sagement le rapport, « dans l’expérience des Philippins, la colonie est une communauté politique dépendante, que le pouvoir souverain exploite et opprime. » Ni le mot de protectorat, ni les procédés administratifs que le protectorat suppose, ne sont non plus de circonstance : les Américains proclament, — ce qui serait d’une portée incalculable pour leurs propres institutions, si l’on voulait épiloguer, — que « la domination intérieure et la responsabilité extérieure doivent marcher de pair, » et que nul ne saurait être tenu pour comptable, au regard des tiers, des méfaits d’un juge ou d’un fonctionnaire, s’il n’a point sur ces derniers d’autorité effective ; de plus, le régime du protectorat a toujours reposé jusqu’ici sur l’existence d’un souverain local, communément, héréditaire, avant l’immixtion du protecteur, » et sur le maintien de ce souverain après cette immixtion. Or, l’on ne rencontre aux Philippines ni souveraineté d’aucune sorte, ni roi, ni prince héréditaire ou non.

Il y a bien, dans l’arsenal des combinaisons inventées par le génie britannique, des modèles que l’on pourrait copier plus ou moins servilement à l’usage des Philippins. Les colonies autonomes de l’Australie ou du Canada, par exemple, sont des nations aujourd’hui indépendantes, qui conservent les formes extérieures d’une dépendance autrefois réelle à l’égard de la mère patrie, avec laquelle elles se bornent désormais à vivre dans « une union de sentimens et d’intérêts contre le reste du monde. » Mais, — et ici la raison d’État parle pour une fois haut et clair, — « ce système ne saurait guère exister, comme le prouvent tristement les affaires de l’Afrique australe, là où ne prédomine pas le sang anglais. » D’autre part, les colonies possédant des institutions représentatives sans gouvernement responsable devant elles semblent une anomalie : quoique ce système renferme la promesse de l’autonomie, il ne donne pas les moyens de résoudre les conflits qui peuvent surgir entre les élus des colons et les représentans du pouvoir central. Enfin, quant aux colonies dites « de la Couronne, » où tous les pouvoirs sont aux mains des agens de Sa Majesté Britannique, où les conseils locaux sont composés en majorité de fonctionnaires métropolitains, elles procurent une excellente administration, mais le gouvernement y est imposé du dehors aux habitans ; il ne favorise pas l’éclosion de l’autonomie locale.

Et c’est ainsi qu’après avoir successivement écarté tous les types d’organisation administrative pratiqués par les autres puissances, les commissaires américains concilient que le régime national des « territoires » semble avoir été inventé, il y a près d’un siècle, pour l’usage propre des Philippines. On leur donnera un gouverneur, des fonctionnaires et des juges, hauts ou moyens, nommés pur le Président, des Etats-lTnis, les citoyens américains pouvant être, sauf de rares exceptions, nommés sans examen, les indigènes seulement après avoir fait preuve de capacités suffisantes. On créera un Parlement, local de deux Chambres : la première se composera par moitié de fonctionnaires et de membres élus ; la seconde sera tout entière élective, « le droit de suffrage étant subordonné à des conditions de capacité ou de fortune, ou peut-être à toutes deux. » Ce Parlement pourra s’occuper à reviser les codes espagnols, qui demeureront provisoirement en vigueur, mais, pour le cas d’écart de conduite, le Congrès de Washington retiendra son pouvoir législatif suprême, lequel, aux termes de la jurisprudence, peut s’exercer sur les territoires sans limitation quelconque, sauf pour ce qui concerne l’esclavage. Kn échange, les Philippins auront le droit d’entretenir près de lui un délégué consultatif.

Ainsi, pus plus d’autonomie que d’indépendance, en matière législative tout au moins. Les Philippins seront-ils mieux partagés sous le rapport de l’administration locale ? On pourrait le croire tout d’abord, l’enquête concluant à leur accorder une large part d’autonomie communale. Mais ici encore, disent nos commissaires, les habilans aspirent « à une indépendance plutôt appropriée qu’absolue ; ils s’attendent à être contrôlés et réglementés par le gouvernement central de Manille. » On leur donnera donc des assemblées dans la commune ; on leur en créera même dans la province, pour faire plus tard de celle-ci quelque chose d’analogue au comté américain, mais toujours en subordonnant le droit de vote aux conditions de capacité et de fortune ; le Parlement local, et au besoin le Congrès de Washington, fera les lois nécessaires à cet effet. Quant au contrôle, il s’exercera par l’intermédiaire de quelques hauts commissaires américains : il y en aura, par exemple, un pour 250 000 habitans ; ils ne seront là que pour surveiller et conseiller, mais il est bien entendu, — les termes sont formels, — « que leur avis sera demandé et suivi dans toutes les questions ne concernant pas la religion et les coutumes indigènes ; » ce qui veut dire, la vie municipale ni la vie provinciale ne touchant à aucune de ces deux exceptions, qu’ils auront eu tout et sur tout le premier et le dernier mot.

Comprise de cette façon, l’autonomie locale semble aussi hypothétique ou aussi fallacieuse que l’autonomie législative. Il n’est pas besoin d’autant de phrases ni de périphrases pour décrire le régime dont, en définitive, jouiront les Philippins : ce régime ressemble très crûment, dans ses traits essentiels, à celui qui précéda l’insurrection. À part quelques modifications superficielles, le pouvoir, dans sa réalité, pour l’administration aussi bien que pour le gouvernement, restera aux mains d’étrangers. Pour ce qui est des mœurs administratives, la trop célèbre histoire de Tammany-Hall, d’autres encore plus nombreuses et moins connues, ne promettent pas a priori à l’Archipel que ces mœurs seront sensiblement plus pures dans l’avenir que par le passé. En ce qui concerne les droits individuels, nous reconnaîtrons volontiers que les Américains ont à cet égard des notions et des pratiques toutes différentes de celles des Espagnols ; mais comment, veut-on que les Philippins aient une foi complète dans les assurances de la Commission d’enquête ? Après s’être ouvertement servi d’Aguinaldo et de ses troupes pour l’aider dans ses opérations contre les Espagnols, l’amiral Dewey s’est vanté de ne l’avoir jamais « considéré comme un allié[3], » ce qui ne saurait passer pour un gage très précieux des sentimens égalitaires de la démocratie américaine. Et, quand on leur annonce qu’ils jouiront désormais paisiblement de leurs libertés personnelles et de leurs droits civils, on refuse aux Philippins, comme contraire à l’expérience américaine, ce qu’à tort ou à raison ils considéraient comme la sanction suprême de ces droits : la faculté de poursuivre les fonctionnaires sans autorisation préalable, la mise en jeu de la responsabilité parlementaire des ministres.

Croit-on que, parmi les Philippins instruits, — « beaucoup plus nombreux qu’on ne le suppose, » dit la Commission, et remarquables, non seulement par « l’élévation de leur intelligence et leurs connaissances, mais aussi par leur affinement social et par la grâce et le charme de leur caractère, » — croit-on que, parmi ceux-là, il ne s’en trouvera pas pour démontrer à leurs compatriotes que les garanties sont tout autres aux Etats-Unis, où le pouvoir est décentralisé et exercé à tous ses degrés par des représentans élus de la race autochtone, qu’elles ne le seront aux Philippines, avec la centralisation et la tutelle étrangère ? La Commission d’enquête aura beau plaider : elle ne prouvera point l’identité des vœux des Philippins avec les principes qui l’ont guidée dans son œuvre ; tous ses raisonnemens n’aboutiront qu’à souligner le malentendu, irrémédiable peut-être, qui sépare les Etats-Unis de leurs nouveaux sujets.


IV

Il n’y a pas seulement incompatibilité d’humeur et contradiction d’aspirations ou d’intérêts entre les Américains et les Philippins : on peut se demander même si les premiers possèdent, dans leurs traditions et leur expérience personnelles, les ressources nécessaires pour résoudre les questions politiques ou sociales les plus compliquées et les plus délicates qui se posent dans l’Archipel. Ce n’est pas trop dire, en effet, que plusieurs de ces questions leur sont entièrement étrangères : pour les traiter, ils devront dépouiller le vieil homme qu’ils sont déjà, après un siècle de vie nationale.

Ils sont à l’aise, il est vrai, en ce qui concerne le péril jaune, Ce péril se présente aux Philippines dans les mêmes conditions que sur la côte ouest de l’Océan Pacifique. Sous la domination espagnole, l’immigration chinoise était déjà de 10 à 12 000 individus par an ; les deux tiers seulement repartaient chaque année, si bien qu’il subsiste dans l’archipel un stock de 40 000 Célestes, dont la moitié habite Manille. Les Chinois sont, là comme ailleurs, d’excellens ouvriers, peu exigeans quant aux salaires, et d’une extraordinaire sobriété ; si la demande de main-d’œuvre vient à augmenter par le développement industriel de l’île, l’exploitation des mines, etc., leur nombre ne pourra que croître dans des proportions considérables. Comme ils ont aussi de remarquables aptitudes pour le commerce et la banque, en dépit de leur amour invétéré du jeu, ils sont, aux Philippines autant qu’en Amérique, exécrés des autochtones, qui aiment le plaisir, la parure et les vices élégans. L’Espagne, pour protéger ses nationaux contre une concurrence aussi désastreuse, avait astreint les Chinois au paiement d’une taxe mensuelle variant de un à vingt dollars, selon la profession qu’ils exerçaient. Cela n’a pas empêché ces derniers de monopoliser certains métiers et certains négoces : le commerce de détail, les opérations sur le tabac, le riz, le sucre, le café sont tout entiers entre leurs mains ; il n’y a guère qu’eux dans les corporations de débardeurs, de matelots, de domestiques. Les Américains ne demandent pas mieux que de continuer à protéger les indigènes contre cette envahissante rivalité, et l’on sait, par l’exemple de la Californie, qu’ils s’y entendent assez bien. Mais ils sont venus aux Philippines pour faire des allaires ; la main-d’œuvre locale est insuffisante pour leurs besoins ; ils seraient désolés que des mesures trop restrictives prises contre les Chinois entravassent l’essor économique dont ils escomptent les profits, et comme, en définitive, les Philippins sont des sujets, et non point des citoyens électeurs, la Commission se borne à recommander à l’attention des autorités fédérales la question de savoir « à quelles conditions, sur quels points de l’Archipel et pour quels objets les chinois seront autorisés à s’établir. »

Cette conclusion est vague, et pour cause. Il en est d’autres qui ne brillent pas par une précision beaucoup plus grande. Les enquêteurs reconnaissent, par exemple, que tout n’est pas bon dans les mœurs américaines et que tout n’y doit pas être, suivant un mot célèbre, article d’exportation : le spoils-system, le système des dépouilles ou du patronage, qui consiste, à chaque changement présidentiel, à donner tous les emplois fédéraux, grands ou petits, à des hommes du parti vainqueur, serait assurément « fatal » pour la bonne administration des îles ; il faudrait constituer un service civil, où les fonctionnaires demeureraient tant que leur conduite serait satisfaisante. Mais comment espérer une telle révolution dans les habitudes administratives de la libre Amérique, et pourquoi un agent de l’administration philippine serait-il plus respecté qu’un ambassadeur ou un consul quelconque ? La Commission admet aussi que l’entretien d’une grosse force militaire sera indispensable durant de longues années. Mais cette année sera-t-elle, comme l’ancien corps d’occupation espagnol, composée en majorité d’indigènes avec des cadres étrangers ? Continuera-t-elle, comme c’est le cas depuis deux ans, à être formée de volontaires américains, offrant une médiocre résistance au métier militaire et une grande instabilité d’effectifs ? Faudra-t-il se résigner à dresser et à entretenir des troupes permanentes vraiment professionnelles ? Il semble que les commissaires aient eu peur d’aborder cette étude : leur rapport est complètement muet à cet égard. Et ce n’est pas assurément qu’ils se jugent incompétens en matière militaire, car, pour la marine, où ils croient sans doute être mieux soutenus par l’opinion américaine, ils professent hautement qu’il conviendra d’entretenir aux Philippines une escadre permanente, avec des cuirassés et des croiseurs, « la distance et les délais nécessaires pour y envoyer des renforts en cas d’attaque d’une puissance étrangère montrant clairement l’utilité de rendre ; cette attaque improbable par la présence sur les lieux, de forces suffisantes ; » puis, cela dit, ils énumèrent avec soin les points de la côte à fortifier, les ports à aménager, les travaux à entreprendre.

Ils sont plus nets et très raisonnables dans l’examen de la question douanière. La constitution américaine exige l’unité douanière entre tous les États de la Confédération ; on a étendu jusqu’ici cette unité, par mesure de convenance, aux territoires organisés depuis un siècle, parce que tous ces territoires, sans la moindre exception, étaient contigus aux États de l’Union. Qu’adviendra-t-il des Philippines ? Le droit d’importation sur le riz est dix fois plus fort en Amérique qu’il ne l’est dans l’Archipel ; comme il s’agit ici d’un produit de grande consommation populaire, on serait certain de provoquer l’insurrection, à supposer qu’elle n’existât déjà, si l’on prétendait unifier les tarifs. Cet exemple est le plus saillant, mais il en est d’autres du même genre que l’on pourrait donner. La Commission se prononce catégoriquement contre l’assimilation douanière, tant que subsisteront les différences fondamentales qui séparent les conditions sociales et économiques des Philippines de celles des États-Unis. Au surplus, cette assimilation serait un mythe en ce moment, puisque le traité de Paris assure pour une période de dix ans aux produits espagnols le même traitement qu’aux américains. Et d’ailleurs, en vue de stimuler le commerce local, mieux vaudrait diminuer les droits que de les augmenter.

C’est affaire aux protectionnistes des États-Unis qui, on le sait trop, sont impérieux et puissans, de s’accommoder à ces théories nouvelles. On ne peut du moins méconnaître qu’elles tiennent compte des faits plus que des doctrines, et qu’à ce titre ; elles sont dignes de l’attention des hommes publics, d’autant que si l’on veut que les Philippins payent leurs propres dépenses, il serait d’une suprême imprudence de commencer par ruiner le pays.

Mais où la commission semble totalement abdiquer, où elle se contente de timides suggestions, où elle est manifestement surprise par la nouveauté du problème et effrayée par sa complexité, c’est dans tout ce qui a trait à la question religieuse et, si l’on veut bien y réfléchir, réserve, surprise ou effroi sont parfaitement explicables.

On a quelque peine, sur le continent européen, à concevoir l’état d’esprit très particulier où se trouvent les Américains pour ce qui concerne les rapports des Eglises avec l’Etat. Lors de la guerre de l’Indépendance, l’élément puritain dominait dans les colonies britanniques : s’étant expatriés pour échapper aux persécutions religieuses, catholiques ou anglicanes, de la métropole, les protestans du Nouveau-Monde s’étaient constitués en communautés libres, accoutumées à se régir elles-mêmes et à subvenir à leur besoins par les cotisations volontaires de leurs adhérens. Quand il fallut signer le pacte fédéral, l’esprit qui animait les Américains à cet égard se manifesta, par l’interdiction formelle à la Confédération de faire aucune loi tendant à prohiber le libre exercice d’un culte quelconque ou à « établir » une Eglise, c’est-à-dire à lui conférer des privilèges. Quand on rédigea les constitutions locales, on refusa de même aux parlemens particuliers le droit d’édicter aucune préférence fondée sur la pratique d’une religion déterminée, ou aucune obligation pour les citoyens de payer un clergé. La liberté de la presse, celle des réunions et des associations ayant été stipulées par ailleurs, on eut ainsi le régime de liberté confessionnelle et de séparation des Eglises et de l’Etat le plus complet qui ait jamais fonctionné en aucun pays : l’Etat ignore véritablement les Eglises, toutes les Eglises sans exception, et les Eglises ignorent l’Etat ; aucune n’a d’existence administrative ; toutes, et elles sont nombreuses, sont le fruit spontané des énergies individuelles ; le catholicisme lui-même, qui s’est extraordinairement développé aux États-Unis dans le cours du XIXe siècle, tant par l’immigration irlandaise ou allemande que par l’incorporation dans l’Union de certains États du Sud, est né et a crû sous le couvert de la liberté, sans avoir jamais bénéficié de la protection séculière et s’imprégnant ainsi d’un caractère et d’une vitalité propres qu’on ne lui retrouve en aucune autre partie du monde.

Il n’en va pas précisément de même aux Philippines, où l’on a pu voir déjà l’existence officielle du clergé catholique consacrée par d’énormes crédits budgétaires et par la participation des prêtres à tous les actes de la vie publique, municipale, judiciaire ou gouvernementale. Ce n’est pas tout : à côté du clergé séculier, les réguliers ont acquis une action prépondérante ; des moines occupent de nombreuses paroisses ; des congrégations monopolisent la direction de l’enseignement à tous ses degrés, et, comme partout où les congrégations sont puissantes, la question de la mainmorte est devenue, suraiguë. Les indigènes, qui sont croyans et fidèles à l’Eglise romaine, accusent les moines de s’être emparés d’énormes propriétés foncières avec la complicité des autorités espagnoles. Les moines étant pour la plupart d’origine européenne, tandis que le clergé séculier, au moins dans ses rangs inférieurs, se recrute principalement dans l’Archipel, le problème social qui se pose ici, comme il s’est posé à diverses époques dans presque tous les Liais catholiques, se complique d’une sorte particulière de nationalisme.

Les Philippins demandent l’expulsion des moines ; ils veulent qu’il soit pourvu au service paroissial par des séculiers, et que leurs compatriotes soient admis dans les fonctions épiscopales. « C’est évidemment une affaire où l’Etat n’a rien à voir, » répond la Commission, qui, tout entière imbue des traditions américaines, ne soupçonne même pas qu’il puisse y avoir à cet égard des négociations à poursuivre avec le Vatican. Et elle ajoute : « On peut dire que cette question et toutes les autres questions touchant à la politique ecclésiastique doivent être abandonnées aux autorités de l’Eglise. » Il existe pourtant des points de contact inévitables entre l’Etat et l’Eglise : l’état civil, par exemple, est aux Philippines exclusivement aux mains du clergé ; le clergé n’admet que les catholiques aux honneurs du mariage ; il faudra tout au moins, comme aux Etats-Unis, donner concurremment aux magistrats de tous ordres et aux ministres de toutes les confessions la faculté de le célébrer régulièrement. Mais la Commission ne semble même pas entrevoir que, ce faisant, on ajoutera un ferment d’hostilité de plus à ceux qui existent déjà dans l’Archipel.

Et que dire des solutions recommandées pour la mainmorte ? Outre son manque d’expérience en la matière, la Commission est ici arrêtée par l’article 8 du traité de Paris, qui garantit à tous les particuliers et établissemens publics ou privés, laïques ou ecclésiastiques, la paisible jouissance de leurs propriétés de toutes natures. Ce texte, concluent les enquêteurs, n’empêche ni la vérification, des titres de propriété par les tribunaux, ni l’exclusion des personnes interposées pour abriter des détenteurs incapables ; il n’interdit pas non plus à l’Etat « d’acheter à un taux convenable certains biens fonds, et de les revendre aux indigènes par petits lots, à des conditions raisonnables. » Mais croit-on que les indigènes, fort excités sur la liquidation sociale de la mainmorte, se contenteront d’une procédure aussi lente, et qu’ils accepteront de payer fies indemnités d’expropriation dont les Etats-Unis ne consentiront certainement, pas à solder la note ? Le doute est au moins permis.

« Une complète séparation de l’Eglise et de l’Etat doit être inaugurée aux Philippines comme dans tous les territoires placés sous l’autorité américaine, dit la Commission pour se résumer. La profession de prêtre ou d’ecclésiastique ne doit conférer aucun droit particulier d’occuper un emploi civil. » Ces principes sont merveilleux en doctrine ; ils sont même d’une application relativement aisée dans les terres vierges, où aucun système contraire ne prévalait auparavant. Aux Philippines, il s’agit de détruire un édifice ancien, de heurter des intérêts acquis, de satisfaire à des aspirations matérielles très fortement en éveil. Tout le problème gît dans les mesures transitoires qui faciliteront l’évolution ou conduiront le pays à une révolution. Or, c’est précisément sur ces mesures que la Commission est muette, ou à peu près : elle ignore et l’acuité de ce différend, à la fois politique, religieux et social, et les remèdes qui ont été employés ailleurs pour obvier à des situations analogues ; elle ne trouvera rien dans les précédens américains pour la tirer de peine, parce que l’Amérique du Nord n’a connu rien de semblable.


V

Plusieurs mois se sont écoulés depuis que la Commission d’enquête a arrêté et publié ses conclusions. Ni la pacification, ni le règlement de la question religieuse n’a fait aucun progrès : les brillantes perspectives économiques ouvertes par le rapport n’ont séduit aucun indigène, et le commandant en chef des forces américaines, le général Mac-Arthur, constatait récemment dans un rapport officiel que la situation restait sérieuse, sinon grave. En fait, les Américains ne commandent, aux Philippins que dans la zone où portent les fusils et les canons du corps d’occupation. Une nouvelle commission civile, envoyée par le président Mac-Kinley dans l’Archipel, pour travailler à l’apaisement, ou tout au moins pour figurer, à la veille du scrutin présidentiel du 6 novembre, un commencement d’exécution des réformes conseillées par les enquêteurs de 1899, a cru devoir, le 1er septembre dernier, retirer au général tous pouvoirs de direction politique. Elle a éprouvé aussitôt diverses surprises qui ressemblent fort à d’amères déceptions. Ne sachant comment employer une disponibilité de 2 millions pour le plus grand bien des îles, elle a voulu consulter les notables : les notables ne lui ont pas répondu. Convaincue que l’organisation de la vie municipale offrirait pour l’instant une satisfaction suffisante aux aspirations des Philippins, elle a ordonné qu’on procédât aux élections communales dans les villes et villages : les seules localités où est déployé l’étendard étoile des États-Unis ont obéi : encore le malheur des temps a-t-il voulu que plusieurs des fonctionnaires municipaux aient été assassinés par hasard au lendemain de leur élection.

Au point de vue, religieux, les Américains ne semblent pas mieux éclairés que devant : témoin le questionnaire que la nouvelle commission vient de répandre dans toutes les provinces pour se former une opinion[4]. Ils s’obstinent, pour la main-morte, dans la conception d’une expropriation avec indemnité préalable ; ils s’imaginent que la présence à Manille d’un archevêque de leur nationalité aiderait à résoudre les conflits pendans entre séculiers et réguliers, aussi bien qu’à calmer l’impatience des indigènes ; ils oublient que, façonnés par d’autres mœurs et en habituelle communauté de caractère et de tendances avec un clergé de même origine, les évêques américains ont rencontré plus d’une difficulté sur le sol même des Etats-Unis ; ils ne se doutent pas que, mis aux prises avec des prêtres d’un autre sang et de traditions différentes, ces mêmes hommes risquent fort de n’exercer qu’une autorité nominale et de ne point parvenir à faire prévaloir leurs vues et leurs doctrines. Bref, inconscience absolue du milieu où ils ont à se mouvoir et des nécessités de la politique ecclésiastique : voilà où en sont, après plus de deux années d’occupation, les nouveaux maîtres des Philippines.

Que les Américains aient été de bonne foi dans leur conquête, qu’ils aient été convaincus qu’il suffirait de leur présence dans l’Archipel, avec leur patrimoine d’idées démocratiques et de mœurs libres, pour tout concilier : cela n’est pas en discussion. Qu’une fois placés en face des résistances locales et sans se rebuter de la prolongation de la lutte, ils aient fait un effort considérable et impartial pour s’initier aux données essentielles de leur tâche et découvrir les méthodes adéquates pour s’en acquitter avec honneur : le rapport de la Commission de 1899 en fait foi. Mais qu’ils aient échoué jusqu’ici dans leur entreprise, nul ne le peut contester. Et cela tient surtout à ce que, pénétrés de la supériorité de leur civilisation, ils n’ont pas assez bien su discerner, suivant les expressions textuelles de leurs enquêteurs, « ce que sont les Philippins, ce que leur nature propre leur permet de devenir, ce qu’ils réclament, et tout autant, ce qu’ils se croient en droit de posséder. »

On dit que, depuis la conclusion du traité de Paris et l’impossibilité dûment constatée de s’accommoder au régime américain, les Philippins sont pris d’un regain d’amour, désormais platonique, pour l’Espagne. Le fait n’est point nouveau : fréquens sont les ménages où la dispute règne continuellement, et où l’affection ne se manifeste qu’à titre rétrospectif, après la disparition de l’un des époux ; nombreux aussi, les peuples qui vouent aux gémonies, de leur vivant, les meilleurs serviteurs du pays, pour leur élever des statues sitôt après leur mort. Sans doute les Philippins ont prétendu relâcher, puis rompre les liens administratifs qui les unissaient à leur ancienne métropole ; mais, en agissant ainsi, ils ne voulaient ni ne pouvaient renier leur hérédité propre, qui se révèle chez eux et par le sang et par les mœurs et par les lois. De cette hérédité, rien peut-être n’est plus radicalement éloigné que l’atavisme anglo-saxon, qu’il soit britannique ou américain. Si ce dernier a, dans le passé, donné de beaux exemples de plasticité politique en s’adaptant, — non sans crises violentes d’ailleurs, — aux exigences particulières du Canada ou de l’Inde ; s’il a su soit cohabiter avec les descendans de Montcalm sans heurter leurs traditions nationales, soit se superposer aux Hindous sans désorganiser leurs castes, c’est qu’il n’était pas encore en proie à cette ambition impériale où s’exaspèrent ses appétits dominateurs, où se raidit sa morgue naturelle, et où s’altère la souplesse ancienne de son génie commercial.

Nous vivons dans un temps étrange : tandis qu’une poignée d’esprits abstraits, mais remuans supprime les frontières et s’envole vers une conception toute subjective de l’humanité de demain, partout, sauf peut-être en France, va se concentrant, plus étroit, plus intraitable et plus âpre, l’instinct national de chacun. Quand il se sépare de l’Espagne, le Philippin veut affirmer son individualité ; quand il s’épand au loin, l’Anglo-Saxon entend imposer sa personnalité morale. Et, lorsque tous deux viennent à se rencontrer, ce sont vraiment des mondes étrangers, des civilisations opposées qui s’entre-choquent, sans qu’on puisse dire encore si ceci tuera cela, ou s’il en résultera quelque métissage imprévu.

Le sentiment qui pousse les masses et fait mouvoir, parfois à leur insu, les gouvernemens est si intense qu’il brise les cadres des catégories où la théorie pure s’applique à cataloguer et à enserrer les humains. On parle volontiers dans la langue courante, voire dans la philosophie transcendante, des principes socialistes, de l’unité scientifique, de la rigueur dogmatique du catholicisme, de la liberté d’examen protestante. Mais on ne prête pas une attention suffisante à l’extrême variété des formes extérieures qui recouvrent chacun de ces corps de doctrine, au point de modifier profondément leur force d’expansion et ne pourrait-on pas dire jusqu’à leur essence morne. Il n’y a pas grand’chose de commun, quant à la manière d’être et à la conduite pratique, entre les socialistes d’outre-Rhin et les protagonistes des idées révolutionnaires en France. Le savant allemand qui, dans son enseignement, déploie un sens critique et une indépendance intellectuelle voisins de l’anarchie est, aussitôt sorti de sa chaire et ramené aux conditions normales de la vie sociale, le réserviste le plus discipliné, le plus aveuglément soumis aux ordres du premier caporal venu. Les Anglo-Saxons étaient encore catholiques, mais déjà Anglais, lorsqu’ils ont brûlé Jeanne d’Arc ; les Germains, déjà protestans, mais pas encore Allemands, quand ils s’alliaient au cardinal de Richelieu. La communauté de religion n’a pas empêché les guerres d’Italie au XVIe siècle, celle du Transvaal au XIXe. Ni le socialiste, ni le savant, ni le croyant ne sont le même homme sur tous les points du globe, alors même qu’ils semblent s’incliner devant un dogme identique. En dépit des assauts qui lui sont donnés de toutes parts, l’instinct national, c’est-à-dire l’inconsciente, mais agissante communauté de sang, de traditions et d’intérêts demeure le facteur dominant des compétitions universelles. Malheur aux peuples qui s’efforceraient d’étouffer en eux, par dilettantisme intellectuel, cette voix spontanée et impérieuse de la nature ! Ils sont dupes et deviendraient bientôt victimes de l’illusion où se complaît leur fantaisie et où se dissout insensiblement leur courage.


ANDRE LEBON.

  1. Janvier 1900. Washington, imprimerie du gouvernement, 2 vol. in-8o.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1897, l’article de M. Charles Benoist sur la Révolte des Philippines et les Mœurs politiques de l’Espagne, et, dans la livraison du 15 février 1899, celui de M. André Bellessort : Une semaine aux Philippines.
  3. Déposition de l’amiral devant la Commission d’enquête.
  4. Les passages ci-dessous de ce questionnaire montrent à quel point les Américains manquent du sens, ou du flair, des difficultés auxquelles ils ont à faire face :
    « 4° Quelles sont les fermes et plantations dont les moines tiraient de grands revenus ; où sont-elles situées ?
    « 5° Quelles fonctions civiles et politiques, du temps de la domination espagnole, exerçaient les religieux et quels étaient leurs rapports avec les alcades et autres représentans du gouvernement ?
    « 6° Quelles taxes prélevaient les desservans pour la célébration d’un mariage, d’un baptême ou d’un enterrement ? Savez-vous si elles étaient basées sur un tarif déterminé, officiel, et si, en raison de leur haut prix, un mariage pouvait parfois ne pas s’effectuer ?
    « 7° Pensez-vous que les relations qui existaient entre desservans et fidèles se seraient modifiées, si les premiers, n’ayant ni influence politique, ni pouvoir civil à exercer, n’eussent reçu pour vivre que les dons volontaires des seconds ?
    « 8° Quelle était la moralité des religieux établis dans votre province ? Comment avez-vous pu en juger ? Citez-nous quelques faits à l’appui de votre opinion ?
    « 9° Quelle est la raison majeure de l’inimitié que les Philippins ont vouée aux moines d’Espagne ? Cette haine implacable s’étend-elle à tous les ordres monastiques ? En connaissez-vous faisant exception ?
    « 10° On accuse les moines d’avoir fait déporter un grand nombre de Philippins patriotes, et même d’en avoir torturé quelques-uns. Pouvez-vous citer des faits précis à l’appui de ces accusations ?
    « 11° Qu’arriverait-il, si les moines chassés par le peuple philippin de leurs cures y étaient réintégrés ?
    « 12° Quel effet produirait dans le pays la nomination d’un archevêque américain ?
    « 13° Que penserait-on si, dans chaque école, une heure avant les études, une instruction religieuse était faite aux élèves par un ministre de n’importe quelle religion ? Pourrait-on y associer les deux enseignemens ?
    « 14° Quel effet produirait l’expropriation, par le gouvernement américain, des biens monastiques, si, après avoir indemnisé leurs propriétaires, le même gouvernement vendait ces biens par parcelles et en appliquait le montant à l’édification de collèges ou autres maisons d’éducation ? »