Un Commentaire pittoresque de la Divine Comédie

Revue des Deux Mondes tome 65, 1884
George Guéroult

Un commentaire pittoresque de la Divine Comédie


UN COMMENTAIRE PITTORESQUE
DE
LA DIVINE COMEDIE

La Divine Comédie, cent dix compositions posthumes par Stürler. Paris, 1883 ; Firmin-Didot.

Tous ceux qui ont tenté de traduire fidèlement une œuvre de quelque importance connaissent les difficultés presque insurmontables de ce travail ingrat. Les mots ne valent pas seulement par eux-mêmes ; ils empruntent au milieu, à la race, aux habitudes, au tempérament de l’auteur mille nuances délicates qui disparaissent presque forcément dans le passage d’un esprit, d’une langue à l’autre. Ce n’est pas tout ; quelle que soit l’abnégation voulue du traducteur, il ne peut faire complètement le sacrifice de sa propre pensée à celle qu’il interprète. Il sent telle phrase trop longue ou trop courte, telle épithète vague ou inexacte, telle idée incomplète ou insuffisante ; il lui est presque impossible de résister à la tentation d’intervenir, de mettre un peu de soi dans son travail.

S’il s’agit de traduire une œuvre de poésie, c’est bien autre chose encore. Comme tous les beaux-arts, la poésie parle à l’imagination, à l’âme par l’intermédiaire obligé de la sensation. C’est une sorte de musique dont le charme réside, pour la plus grande part, dans la combinaison des timbres et des rythmes. Un mot changé de place dans un vers, une ponctuation défectueuse suffit à changer « en un plomb vil » l’or le plus pur, comme le contact le plus délicat suffit à flétrir les ailes diaprées des papillons. On devine les ravages que porteront dans l’harmonie primitive le timbra et la cadence d’une langue différente.


Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu,


dit Arvers dans un sonnet justement célèbre. Longfellow traduit mot pour mot :


My soul its secret hath, my life too hath its mystery,
A love eternal in a moment’s space conceived.


C’est absolument le même sens, et ce n’est plus cela du tout. A la sonorité voilée, discrète comme un son grave de flûte, au balancement régulier des brèves et des longues, a succédé une harmonie d’un caractère saccadé, sifflant, qui cesse d’être en rapport exact avec le sentiment général du morceau.

De même, quand Rossi, jouant Hamlet aux Italiens, disait, dans la plénitude caressante de sa voix méridionale :


Essere o non essere, ecco il problema,


Malgré tout le talent de l’artiste, l’impression était toute différente de celle du fameux


To be or not to be, that is the question,


si rapide, si concentré, si en dedans, de Shakspeare.

Mais où la tâche devient tout à fait ardue, c’est quand on entreprend de traduire une œuvre d’un art dans un autre. La poésie, la musique, la peinture, la sculpture, ont chacune leur vocabulaire, et, suivant une très juste expression de Sully-Prudhomme, leur verbe particulier, correspondant à un mode distinct, à une allure différente de la pensée humaine, régi par une grammaire et une syntaxe spéciales.

Quoi qu’en ait dit Horace, rien ne ressemble moins à la poésie que la peinture. Dans la première, en effet, l’auteur se borne à indiquer, pour chaque objet décrit, un trait saillant qu’il exagère presque toujours, et d’après lequel l’imagination surexcitée du lecteur doit, tant bien que mal, se figurer l’ensemble. La peinture, au contraire, est tenue de donner avec précision le tout de chaque chose, de respecter, au moins dans leurs règles fondamentales, les principes qui régissent la combinaison des formes et des couleurs. Il n’en coûte rien au poète de chanter Briarée aux cent bras, la Renommée aux cent bouches. Ces bras et ces bouches s’arrangeront comme ils le pourront avec les données générales du squelette et des muscles. L’auteur ne s’en occupe pas ; au fond, il veut dire simplement que Briarée est très fort et la Renommée très bavarde. Pour le peintre ou le dessinateur, la traduction littérale de cette hyperbole poétique est une impossibilité absolue ; il ne peut figurer cent bras que s’il a cent épaules pour les attacher ; il ne peut mettre cent bouches que sur cent têtes distinctes sous peine d’aboutir à des monstruosités incompréhensibles. A serrer de près la question, on voit même que cent veut ici dire beaucoup.

Bref, dans les vers, les descriptions ne valent que pour fournir une direction générale, des points de repère et comme une sorte de base d’opérations aux idées musicales qu’éveillent, dans l’imagination de l’auditeur, les combinaisons de timbres et de rythmes qui dépeignent les mouvemens de l’âme de l’auteur. Dans une certaine mesure, c’est comme le livret d’un bel opéra italien, comme le titre qui figure en tête d’une sonate, d’un quatuor, d’une symphonie.

De ces difficultés sans nombre dont nous n’avons pas cherché à dissimuler l’importance, quelques critiques contemporains ont cru pouvoir conclure que la traduction pittoresque d’un grand poème était une œuvre non-seulement ingrate, mais irréalisable, contre la nature même en quelque sorte des arts du dessin. Le peintre, disent-ils, doit peindre seulement ce qu’il a vu ; il doit se contenter d’apporter toutes chaudes, toutes vives, en quelque sorte, au spectateur les impressions qu’il a effectivement reçues des choses, sans y mêler des souvenirs littéraires, des visées philosophiques ou sentimentales. Cette conclusion contient sans doute une part de vérité, en ce sens qu’elle implique la nécessité absolue de ne parler aux yeux que le langage des formes et des couleurs, mais elle est beaucoup trop étroite et rigoureuse. A la prendre à la lettre, elle aboutirait à bannir de l’art du peintre non-seulement l’interprétation d’un texte, mais la composition, l’imagination, l’invention elles-mêmes ; à sacrifier l’art des Léonard, des Raphaël, des Titien, des Prudhon à l’art visiblement inférieur de nos impressionnistes. Pour avoir le pinceau ou le crayon à la main, un artiste ne peut s’interdire d’éprouver les émotions sublimes que font naître en lui le récit d’un événement historique, la lecture de ces monumens littéraires qui s’appellent l’Iliade ou la Divine Comédie. Sous l’influence de ces émotions, mêmes, son imagination s’échauffe et s’allume ; il ressent à son tour le besoin de produire au dehors ce qui se passe dans son âme. S’il est véritablement peintre, ses impressions se traduisent par des formes aussi exactes, d’un contour, d’une couleur et d’un sentiment aussi justes que s’il avait assisté lui-même aux scènes qu’il retrace. Seulement, pour aborder une dernière question qui a son intérêt, lorsqu’il s’agit de mettre sous une forme plastique les idées et les descriptions d’un poète ancien, l’artiste doit-il s’attacher à donner soigneusement à ses personnages le caractère, la physionomie, les costumes du temps, ou, librement, soit les placer dans un milieu idéal, abstrait, soit les animer dans une certaine mesure, tout au moins, des sentimens de sa propre époque ? Les raisons ne manquent pas en faveur de l’une ou de l’autre solution. On pourrait dire, par exemple, que le peintre du XIXe siècle qui voudra traduire le poète du XIIIe, ne réussira jamais complètement à passer dans un monde aussi profondément différent du sien ; qu’à cet effort constant et pénible il perdra quelque chose de la libre disposition de ses propres facultés ; que, d’ailleurs, il sera moins aisément compris de ses contemporains, ses juges naturels, on définitive. À ce point de vue, l’on a pu soutenir, sur un autre terrain, que les perruques et les ajustemens galans des acteurs du temps de Louis XIV étaient plus conformes à la vérité poétique, sinon à la vérité historique, que les costumes authentiquement grecs dont nos artistes s’affublent aujourd’hui pour représenter les personnages raffinés des tragédies de Racine.

Admirateur enthousiaste de l’Homère chrétien, Stürler a pris résolument le parti contraire. Il a consacré sa vie tout entière à commenter fidèlement, par le crayon, la grande épopée du moyen âge, en s’efforçant toujours, comme il le disait, « de transporter l’imagination dans le monde d’idées et de formes particulier au siècle et au génie du grand Florentin. » Pour atteindre à ce but, l’élève d’Ingres n’a pas hésité devant une résolution véritablement héroïque.

Je ne dirai pas qu’il ait en aucune manière renié le dieu de son maître, le divin Raphaël


Pingendi recte sapere principium et fons ;


mais, tout en lui conservant une dévotion raisonnable, il a pris pour guides et pour modèles préférés, les prédécesseurs de Sanzio, les Cimabue, les Giotto, contemporains de Dante, copiant leurs œuvres pendant des années pour s’en approprier le faire et le style.

Il est à peine besoin de dire que cette résolution. ne fut point le résultat d’un raisonnement, d’un système préconçu en dehors de toute impression pittoresque. En 1831, Ingres envoie son élève à Rome pour admirer les Stanze de son peintre favori. Stürler passe par Florence, où il croyait ne rester que quelques jours ; il y demeura vingt-cinq ans enchaîné, subjugué par le charme pénétrant de ces maîtres primitifs, dans lesquels il retrouvait, avec la même saveur, sinon avec la même puissance, la saisissante originalité de Dante lui-même. C’est qu’en effet l’art tout entier du moyen âge, à travers toutes ses incorrections, toutes ses inexpériences, offre à certains égards une supériorité incontestable, sur l’art d’autres périodes plus savantes. Il vit franchement de sa propre vie, s’abandonne à ses impressions avec une franchise, une audace incomparables. Les peintres, par exemple, ignorent, pour la plupart, l’anatomie, la perspective, les lois des ombres, des lumières, des reflets ; ce sont là questions techniques dont le temps devait peu à peu amener la solution. Mais ils ont, sur leurs plus illustres successeurs, ce précieux avantage, qu’aucune forme, aucune formule de convention, aucune réminiscence de l’antiquité, ne vient s’interposer entre la nature et leurs propres impressions. De là ces physionomies si expressives, si parlantes, si vues, de leurs saints et de leurs madones, ces attitudes, cette onction si vraies dont nul souvenir de telle statue antique, de telle règle d’Aristote ne vient altérer la sincérité. En somme, les artistes du moyen âge procédaient comme les artistes de l’antiquité elle-même ; ils avaient l’heureuse fortune de n’avoir ni guides, ni modèles ; ils étaient « des ancêtres, » et si leurs œuvres n’ont point cette pureté un peu pauvre, à mon avis, que Fénelon a définie « l’aimable simplicité du monde naissant, » elles retracent à notre imagination une vie autrement large, puissante, variée, riche, autrement compliquée, mais aussi autrement intéressante que celle des petites républiques grecques.

La Divine Comédie est à l’Iliade ce qu’une symphonie de Beethoven est à une mélodie de Cimarosa ou de Paesiello, et il est bien malheureux que, jusqu’ici, en France, elle ne soit connue, même du public lettré, que par fragmens, par quelques-uns des plus saillans épisodes de l’Enfer. L’œuvre de Dante forme, dans son ensemble, une trilogie aussi bien sinon mieux liée que les trilogies d’Eschyle ; à être ainsi mutilée, elle perd singulièrement de sa grandeur et de sa portée véritables.

L’effort de l’esprit humain, et, on doit le dire, de l’église, du IVe au XIIIe siècle, avait abouti à un résultat absolument unique dans l’histoire. Par le travail de ses docteurs, le catholicisme avait réussi à fondre dans un ensemble harmonieux tous les élémens passés et présens de la connaissance humaine. Les croyances de l’Orient s’y trouvaient représentées par ce qu’en renferment la Bible et les évangiles synoptiques, la philosophie de Platon par saint Augustin ; la Logique d’Aristote, par saint Thomas ; Philon d’Alexandrie par le quatrième évangile. Comme autrefois Rome s’appropriait ce qu’elle trouvait de bon dans les armes et la tactique des peuples vaincus, l’église avait pris dans la civilisation antique et transformé à son usage les idées, les cérémonies, les coutumes, les superstitions mêmes de tous les peuples connus à cette époque. Les cieux de la théologie étaient dans une concordance rigoureuse avec les données astronomiques et géographiques du temps[1]. Les dieux de la mythologie, les demi-dieux, les géans, les centaures transformés en démons, jouaient aux enfers un certain rôle, exerçaient, ne fût-ce qu’à titre de bourreaux et de tourmenteurs, une certaine autorité.

Dans cette synthèse grandiose de toutes les croyances passées, fondues dans les idées chrétiennes, devant cet accord complet entre la religion et la science, entre la foi et la philosophie, il était naturel et presque légitime que l’église se crût arrivée, par un secours divin, à la possession de la vérité absolue. Le catholicisme était alors, à la lettre, selon l’expression de Vincent de Lérins : quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est, c’est-à-dire la totalité de ce que l’homme peut savoir du vrai. Ce n’est pas tout : grâce à un culte éminemment artistique, les solutions transcendantes de la philosophie, de la métaphysique, avaient pris une forme populaire accessible à tous. Certes, les souffrances étaient grandes ; mais ces souffrances avaient, aux yeux des plus malheureux, une explication, une justification plausibles. C’étaient autant d’expiations, et, pour ceux qui, au dernier moment de leur vie, consentaient à s’amender, de préparations à une existence meilleure, à un progrès continu vers la plus pure lumière, symbole de la vérité. Enfin, par une suprême fortune, un laïque, un des plus grands poètes qui aient jamais vécu, Dante, vient apporter à cette colossale construction de l’esprit humain non-seulement le prestige d’une langue incomparable, d’une harmonie vraiment céleste, mais un témoignage d’une précision singulière. Toutes les étapes qui séparent la città dolente des confins de l’Empyrée, il les a parcourues pas à pas, décrivant avec la plus minutieuse exactitude les supplices et les jouissances des réprouvés et des élus, reconnaissant parmi eux des contemporains qui lui demandent et auxquels il donne des nouvelles de Florence, de Pise et de Rome, les touchant de sa main, les embrassant, pleurant avec eux sur leur infortune. En Enfer, dans une obscurité à peine éclairée par les feux des supplices, il avait vu réunies toutes les brutalités, toutes les bestialités, toutes les férocités de la société de son temps ; dans le Purgatoire, le ciel lui parait déjà plus pur qu’en Italie même ; dans le Paradis, à chaque degré gravi, les choses et les âmes prennent un aspect plus lumineux ; les pensées deviennent plus nobles et plus élevées ; les colères et les anathèmes se fondent dans une sérénité douce, humaine, compatissante. Les saintes femmes qui guident le poète lui expliquent les plus hauts mystères dans une langue vraiment céleste. Dante arrive enfin au terme de son voyage, au séjour même de la Divinité, dont ses yeux ne peuvent plus soutenir le fulgurant éclat, mais, en somme, il a tout vu, tout décrit. Je le répète, c’est un témoin dont la déposition si précise, si colorée, si vivante, vient confirmer toutes les spéculations des pères et des docteurs, toutes les données de la mythologie populaire.

À ce moment, au XIIIe siècle, encore une fois, l’incertitude n’était, pour ainsi dire, plus permise. L’église avait achevé son œuvre, la plus grande qui fut et qui sera peut-être jamais. Elle se reposa, bornant son rôle à la répression des hérésiarques et des incrédules, qui ne pouvaient plus être à ses yeux que des fous ou des malintentionnés. Elle cessa de douter, de chercher, c’est-à-dire de penser, et c’est ce qui la perdit. Quand Copernic et Kepler eurent renversé le système de Ptolémée, quand Colomb eut découvert l’Amérique, quand Magellan eut fait le tour du monde, la vaste construction si laborieusement, si victorieusement édifiée reçut un coup mortel dont il lui fut impossible de se relever. Tous les contre-forts qui étayaient l’édifice se trouvèrent subitement abattus ; les voûtes s’ébranlèrent. A chaque découverte de la science, à chaque pas en avant de la pensée, à chaque mouvement de l’esprit humain, des murailles s’écroulèrent tout entières ; ce fut une ruine et une ruine irréparable[2].

Mais si les systèmes passent, l’art est immortel. Depuis dix-huit cents ans, les autels de Jupiter et de Minerve sont déserts,


Et, depuis trois mille ans, Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.

Personne ne croit plus à l’enfer du moyen âge. Mais nous entendons toujours Virgile parlant de Béatrix, qui l’envoie au secours de son ami d’enfance :


Lucevan gli occhi suoi più che la Stella ;
E cominciommi a dir soave e piana,
Con angelica voce in sua favella…


et cette harmonie enchanteresse ravit notre oreille, comme les chœurs de l’Elysée païen dans l’Orphée de Gluck. Nous pleurerons toujours avec Dante sur Françoise de Rimini, nous frémirons toujours avec lui au récit d’Ugolin. Quelles que soient ses convictions religieuses, quiconque a le sens poétique et musical sera éternellement charmé par la fameuse invocation :


Vergine Madré, flglia del tuo Figlio,
Umile ed alta più che creatura,
Termine fisso d’eterno consiglio ;
Tu se’ colei, che l’umana natura
Nobilitasti si, che ‘l suo fattore
Non disdegnò di farsi sua fattura…


Dans son commentaire pittoresque de la Divine Comédie, Stürler a suivi Dante pas à pas, en conservant scrupuleusement, religieusement en quelque sorte, le caractère de chaque scène. Les sujets y sont traités, comme on l’a fort bien dit dans un recueil spécial, d’un « crayon héroïque, » avec toute l’élévation et la grandeur de la peinture à fresque[3].

Au premier abord, je ne veux pas le dissimuler, l’œil est parfois étonné par certains détails qui choquent un peu les habitudes de notre éducation classique. Ainsi, par exemple, nous voyons au « sage » Minos les traits féroces d’un roi barbare avec une queue de serpent qui fait neuf fois le tour de son corps. Ailleurs, nous rencontrons des évêques, des abbés entièrement nus, mitre en tête et crosse en main, dont les corps obèses, les crânes tonsurés, les formes alourdies, choquent nos instincts esthétiques, habitués aux pures et sveltes nudités de l’antique. Mais, il ne faut pas l’oublier, c’est Dante qui l’a voulu ainsi. Minos est ici un démon, un bourreau, non un juge. Les damnés ne sont nullement pour le poète des formes abstraites de la beauté absolue. Ce sont des gens de son époque, sujets aux difformités et aux misères humaines, des gens qu’il a vus et touchés. Ne nous étonnons pas non plus si nous, trouvons à Géryon un visage trop débonnaire, peu en rapport avec le reste de son corps de monstre. Que voulez-vous !


La faccia sua era faccia d’uom giusto,
Tanto benigna avea di fuor la pelle ;
E d’un serpente tutto l’altro fusto.
Due branche avea pilose infin’ l’ascelle :
Lo dosso e ’l petto ed ambedue le coste
Dipinte avea di nodi e di rotelle.


Tous ces détails sont scrupuleusement reproduits par le peintre.

Bref, il faut que le lecteur, comme Stürler lui-même, fasse un certain effort pour entrer dans « ce monde très particulier d’idées et de formes ; » mais cet effort est amplement récompensé par tout ce qu’on trouve, dans ces compositions, de foncièrement neuf, de pathétique, « d’intimement ressenti, » selon le mot d’Ingres. La gradation de la trilogie est admirablement observée par le peintre.

Dans l’Enfer, la représentation des formes bizarres imaginées par Dante, l’expression de l’épouvante, de la souffrance est poussée à ses dernières limites. Stürler a fort bien rendu, dans toute cette partie, le caractère profondément humain et compatissant du poète. Comme Ulysse, en effet, dans l’Ajax de Sophocle, Dante se montre meilleur que son Dieu. Ces supplices épouvantables, d’un caractère tout matériel, tout corporel, dont l’accumulation n’est pas sans apporter une certaine fatigue, se prêtent à la traduction pittoresque dans la mesure que nous avons tenté d’indiquer en commençant.

Dans le Purgatoire et surtout dans le Paradis, Stürler ne pouvait avoir la prétention de figurer par le crayon les discussions subtiles sur le libre arbitre ou la lumière incréée. Il lui a fallu se borner à nous montrer l’attitude recueillie de Dante, de ses guides[4], de ses interlocuteurs célestes, à nous faire voir ces régions mystiques s’éclairant d’une lumière de plus en plus pure et plus vive. A mon sens, il s’est admirablement acquitté de cette tâche difficile, et ces études le placent au premier rang de nos peintres religieux. Je signalerai particulièrement, à ce point de vue, la composition qui représente Virgile et Dante revoyant les étoiles en sortant de l’enfer, celle où le grand Florentin s’incline devant Caton d’Utique, qui défend les approches du Purgatoire, celles où Cunizza et Cacciaguida (chants IX et XVI du Paradis) entrent en scène ; enfin, au chant XXXI, saint Bernard remplaçant Béatrix. Dans le même ordre d’idées on peut citer le frontispice, une très belle copie, par Stürler, d’un portrait de Dante par Giotto. C’est le type juvénile, imberbe, presque féminin, qui a été consacré par la tradition, bien que, selon Boccace, Dante eût le teint brun, la barbe et les cheveux épais, noirs et crépus, la figure mélancolique et pensive.

Empreinte au plus haut degré de grandeur, de poésie, d’originalité, l’œuvre posthume de Stürler est peut-être le plus sûr et le plus fidèle commentaire de la Divine Comédie. Elle maintient constamment, pour ainsi dire, le lecteur, au ton, au diapason du poète. Elle lui donne la sensation du monde du XIIIe siècle, avec une intensité singulière. Les compositions de Stürler sous les yeux, on n’a plus besoin de s’arrêter à chaque instant à ces notes sans nombre que l’érudition des commentateurs a entassées au bas de toutes les pages et qui rompent la continuité de l’impression. On se sent entraîné à poursuivre sa lecture d’un bout à l’autre de la trilogie, et les beautés que j’appellerai relatives du Paradis, du Purgatoire et de l’Enfer, la gradation artistique si savamment ménagée d’une étape à l’autre, nous apparaissent tout entières dans l’œuvre du peintre comme dans celle du poète.

A ce titre, les cent dix compositions de Stürler ont leur place, — et une place éminente, — marquée dans la bibliothèque de tous les fidèles de l’église dantesque.


GEORGE GUEROULT.


  1. On sait que l’hypothèse de Ptolémée, c’est-à-dire l’hypothèse de la fixité de la terre, très simple et commode pour la représentation du mouvement des étoiles, ne se prêtait que difficilement à la représentation du mouvement des planètes. Les astronomes n’avaient pu arriver à un résultat relativement acceptable qu’en supposant, autour de la terre immobile sept sphères ou cieux concentriques portant respectivement la lune et les planètes, comme Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. Un huitième ciel, concentrique à la terre et d’un rayon plus grand que celui de Saturne, s’appelle le premier mobile ; il reçoit directement de la puissance divine un mouvement de rotation qu’il transmet aux autres sphères. Le tout est enveloppé, pour ainsi dire, par un dernier ciel, l’Empyrée, autrement dit l’espace infini, le séjour du feu. Dans la théologie chrétienne, au moyen âge, chacun de ces cieux joue un rôle distinct et reçoit une catégorie particulière de bienheureux. Le ciel de la lune ou de Diane est réservé aux héros de la chasteté ; celui de Mercure attribué à l’activité ; celui de Vénus à l’amour ; celui du soleil à la théologie. Dans le ciel de Mars se trouvent les guerriers pieux ; dans celui de Jupiter les rois justes ; le ciel de Saturne est consacré à la vertu contemplative. Dana l’Empyrée enfin, qui renferme tout cet édifice céleste, sont placés les élus, les anges, les séraphins, les archanges, la vierge Marie, le Christ et enfin Dieu lui-même. Quant à l’Enfer, il se trouve au centre de la terre ; en tombant du ciel, Satan, ou Lucifer, s’est enfoncé dans notre globe et ne s’est arrêté dans sa chute qu’au point où la gravitation cesse d’agir. L’enfer a une ouverture aux antipodes ; c’est par là que Virgile et Dante sortent de l’abîme et arrivent à la montagne du Purgatoire.
  2. On a souvent remarqué qu’à la base de toutes les mythologies et de toutes les religions, se trouve une hypothèse astronomique ou physique, au sort de laquelle elles demeurent attachées.
  3. Dans la publication de Firmin-Didot, les dessins originaux ont été reproduits par la photogravure. De là des imperfections assez nombreuses qui n’existent pas dans l’œuvre primitive.
  4. On sait que Virgile ne peut dépasser les limites du Purgatoire, c’est d’abord Béatrix, puis saint Bernard qui lui succèdent.