Un Coin de France pendant la guerre - Le Plessis-de-Roye/01

Un Coin de France pendant la guerre - Le Plessis-de-Roye
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 57-90).
UN COIN DE FRANCE PENDANT LA GUERRE

LE PLESSIS-DE-ROYE


I

Il est des lieux de France que le flux et le reflux de la guerre ont tour à tour recouverts et découverts, les travaillant, les sculptant, les ciselant comme les statues de nos futurs sanctuaires nationaux. Le Plessis-de-Roye devant Lassigny est un de ces lieux d’élection. Occupé par l’ennemi, repris, reperdu, reconquis, il a été le théâtre de combats fameux les 30 mars, 9 juin et presque tout ce brûlant mois d’août 1918. Ses habitants dispersés, revenus une première fois, ont dû reprendre le chemin de l’exil, puis se sont rapprochés en apprenant sa libération et guettent l’heure du retour. Le pays tout entier a vécu leur deuil, a partagé leurs espoirs, célébré leur délivrance et les aidera à rebâtir.

Ainsi la guerre se condense-t-elle sur un coin de notre sol, comme le bruit de la mer dans un coquillage, ou dans les agrès celui du vent. Écoutons parler les pierres et les arbres du Plessis-de-Roye


I. — LE CHATEAU DU PLESSIS-DE-ROYE

C’est une des nombreuses demeures seigneuriales qui décorent l’Ile-de-France : notre Ile-de-France la bien nommée[1], terre à peine distincte des autres provinces assemblées pour composer la patrie, mais qui semble contenir tous leurs caractères en les modérant. Les eaux de l’Oise la baignent avec la grâce que met la Loire à border les jardins de Touraine. Elle a ses vergers comme la Normandie, ses plaines ondulées comme la Picardie, et, comme le Berry, ses douces collines boisées. Elle a sa petite Suisse, pareille, en ravins tourmentés et en chaînes pittoresques, à une miniature du Jura ou des Alpes. Comme les Ardennes, comme la Lorraine, elle est riche en forêts de toutes essences. Unique est même la parure de ses forêts royales, forêt de Chantilly, forêt d’Halatte, forêts de Compiègne, de l’Aigue, de Villers-Cotterets, aménagées dans leurs avenues, leurs layons, leurs clairières, pour les cortèges sans cesse brisés des chasses à courre, réserve secrète de rêve et de poésie, devenue, en avant de la capitale, le rempart mystérieux au seuil duquel l’ennemi fut contraint à s’arrêter. De tous ceux qui prirent part, dans ce tragique printemps de 1918, à la bataille de France, qui donc oubliera jamais ces coteaux sinueux, ces grasses prairies, ces eaux transparentes, ces nobles villes sur les collines, ces masses d’arbres chaque jour s’épaississant avec la poussée des feuilles, cette grâce infinie, cette harmonie tendre, ce charme civilisé, pénétrant jusqu’aux retraites sauvages, dont les plus rudes se sentaient enveloppés et comme affinés, excités aussi à mieux défendre un tel domaine ? Ceux mêmes qui ne savaient pas à quel point ces lieux exquis étaient chargés d’histoire, se préparaient, sans davantage le savoir peut-être, tant la grandeur dans cette guerre s’est confondue avec la simplicité, à les illustrer encore.

À l’appel d’un Gérard de Nerval, les petites filles d’autrefois s’évoquent à l’orée des bois, dansant l’une de ces rondes dont notre enfance a gardé la mémoire chantante. Mais quel nouveau Gérard de Nerval naîtra de nos journées d’angoisse pour ajouter au charme de ce pays délicat le frémissement guerrier qui le parcourut et lui imposa un nouveau rythme, comme le vent d’orage courbe les blés mûrissants ?

Le Plessis-de-Roye est un château des XVIe et XVIIe siècles, qui forme une masse plus grandiose qu’élégante avec son grand corps de logis aux innombrables fenêtres à croisillons, ses tours et ses toits hauts portés par de colossales charpentes, tout à fait le château que Gérard de Nerval, dans ses Odelettes, imagine sur un air Louis XIII :


Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Webre,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis XIII… et je crois voir s’étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs avec une rivière
Baignant ses pieds qui coule entre des fleurs,

Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être
J’ai déjà vue, — et dont je me souviens.


Rien ne manque à l’évocation, ni la couleur rougeâtre des pierres, ni le parc, ni l’eau courante, ni le coteau, et pas même la dame blonde… Rien ne manquait plutôt avant septembre 1914. Mais la guerre a passé par là. Cependant l’origine du Plessis-de-Roye remonte bien au delà du XVIe siècle. Les seigneurs de Roye en avaient jeté les fondations dès le XIIe, et l’on pouvait voir encore, dans sa chapelle, un vitrail aux nuances éteintes donné par l’un d’eux au retour d’une croisade. Ce premier château fort fut détruit au temps de la Jacquerie. Le château Renaissance lui succéda : une aile plus sévère, mais d’une grande pureté d’architecture, lui fut ajoutée sous Louis XIII. Éléonore de Roye ayant épousé l’aïeul du grand Condé, les Condé adoptèrent le Plessis dont l’écusson de France orna les murs. Est-ce cette destinée quasi royale qui le fit choisir par Victor Hugo pour le décor de son drame les Jumeaux ? Ce drame romantique, laissé inachevé, écrite vers 1830, après le succès d’Hernani et de Ruy Blas et avant la chute des Burgraves, met en scène le cardinal Mazarin, la reine Anne d’Autriche, Louis XIV adolescent et le Masque de fer, qui serait le frère du jeune roi. Par surcroit, on y voit passer des saltimbanques et des dames voilées, des justiciers et des lieutenants de police, dans cette confusion de bric-à-brac qui tenait alors lieu d’histoire ; mais l’Homme rouge n’y est point maltraité comme le fut son prédécesseur Richelieu dans Marion Delorme, et même il y prononce un interminable monologue, calqué sur celui de Charles-Quint dans Hernani, où Paris, dans les plans de Mazarin, est très intelligemment reculé des frontières :


La France doit aller du Rhin aux Pyrénées.
Paris, qu’on peut atteindre en deux ou trois journées,
Est presque à la frontière. Il doit être au milieu.
J’y parviendrai sans bruit, sans guerre.
(Il lève la tête vers le portrait du cardinal de Richelieu.)
O Richelieu !
Nous aurons accompli chacun une œuvre immense :
Il a construit le Roi, moi je bâtis la France…


Après quoi, il se promet de décréter la paix universelle.

Or, ces mémorables paroles se prononcent dans un salon « magnifique et délabré » du château du Plessis que Victor Hugo appelle le Plessis-les-Rois et dont le nom, souvent tronqué, a été transformé en celui de Plessier sur les cartes d’état-major et dans les communiqués. Le poète, qui en prend à son aise avec la géographie, le situe à une lieue au Nord de Pierrefonds dont il est en réalité distant de 25 ou 30 kilomètres, et le relie au château de Compiègne par un souterrain. Un colonel, qui avait lu les Jumeaux et qui eut longtemps son poste de commandement au Plessis, fit vainement rechercher ce souterrain fameux par lequel, dans le drame, la Reine mère, le cardinal et le Roi lui-même s’en viennent de la résidence royale, et cette crédulité qui se traduisit en fouilles n’est pas un des moindres témoignages d’admiration dont se puisse glorifier la mémoire de Victor Hugo. Voici comment est décrit le Plessis par le comte de Bussy :


… Il est, près de Compiègne,
Un vieux château bâti pour tromper quelque duègne
Ou quelque affreux jaloux au profit d’un amant,
Tant le bon architecte y mit artistement,
Pour faire circuler les intrigues secrètes,
De corridors cachés et de portes secrètes !


Et le duc de Chaulnes de compléter le tableau :


Mon cher, je le connais ! C’est le Plessis-les-Rois.
Un manoir ruiné, fort caché dans les bois.

Qui, dit-on, communique au château de Compiègne
Par un long souterrain creusé sous l’autre règne,
Puis comblé, puis refait enfin par Mazarin.
La Reine et lui, seuls, ont les dés du souterrain…
C’est là que se lit, grâce aux dispenses de Rome,
Le mariage obscur qui la lie à cet homme…


Le souterrain aurait eu près de vingt kilomètres de longueur. Le Plessis-de-Roye aurait donc abrité les amours de la Reine et du cardinal. C’est là que les conspirateurs, après avoir délivré le Masque de fer enfermé à Pierrefonds, conduisent le mystérieux adolescent ; car ce vieux château est plein de repaires profonds :


… Maison construite loin des villes,
Faite pour se cacher dans les guerres civiles…


au Sud du chemin de Montdidier à Roye.

Tout n’est point faux dans la description de Victor Hugo, et pas même le souterrain, lequel, selon la tradition, existait parfaitement, non pour déboucher à Compiègne, mais, plus modestement, pour relier le château à la tour Roland, qui se dresse au Nord-Ouest de Lassigny. Trop bien comblé, il fut impossible d’en découvrir l’entrée ; sans quoi, au cours de la guerre, nos troupes auraient peut-être pu surprendre l’ennemi dans cette tour Roland. Ce qui a pu faire croire au poète-historien que le château du Plessis-de-Roye était un manoir ruiné sous Mazarin, c’est que le Roi le fit saisir et vendre au temps de la Fronde, pour punir le prince de Condé de son insurrection. Un marchand de biens l’acheta, mais pour le revendre aussitôt aux Héricourt, vieille famille de Picardie. Le domaine changeait de maître, sans rien perdre de sa splendeur. C’était une demeure somptueuse, entourée de douves que traversaient des ponts, avec une poterne d’entrée et un pavillon des gardes ; elle couvrait un vaste espace de son corps de logis flanqué de tours et tourelles aux toits en pente, aux flèches aiguës, et d’une aile au fronton arrondi. Dans le parc entièrement clos de murs et qui monte, par une inclinaison d’abord lente, puis assez forte, au Sud-Ouest, dans la direction du bois de la Réserve, étaient aménagés des pelouses, dos bois, des allées. C’était cela, hier encore, avant la guerre.

Car les siècles n’y avaient point touché, sauf pour consolider les murs, étayer et rejointoyer les toits, et perfectionner les cultures. Tout un village, peu à peu, s’était construit dans le voisinage : fermiers, tenanciers, ouvriers agricoles et petits propriétaires voisins vivant à l’ombre de la seigneurie transformée dont le maître n’était plus que le maire bienfaisant et choisi d’un commun accord. Tel était ce domaine situé à l’extrémité


LE PLESSIS-DE-ROYE.


de l’Ile-de-France, aux confins de la province picarde, entre-Clermont à l’Ouest et Noyon à l’Est, face à Lassigny qu’une bonne route relie à Compiègne en arrière. À sa gauche se dressent, de chaque côté de la petite vallée du Matz, les bois et les hauteurs de Ricquebourg et d’Orvillers-Sorel ; à sa droite, il s’appuie au massif charmant, enchevêtrement de collines, de vallons et de bois, qu’on appelle la Petite Suisse et qui s’étend jusqu’à l’Oise dont le cours, après Noyon, pique droit au Sud sur Ribécourt et Compiègne. Ce massif est un rempart naturel dressé sur la route de Compiègne et de Paris. De là son importance stratégique. Le bois de Thiescourt est son cœur. Quelques hauteurs lui servent de bastions : l’Ecouvillon en arrière, le Piémont à l’Ouest qui borde précisément le parc du Plessis. Enfin, un petit affluent de l’Oise, la Divette, où viennent se jeter un à un tous les ruisseaux qui descendent de ces Alpes lilliputiennes, la Dive, la Perche, la Lisette, achève de le fortifier au Nord jusqu’à Lassigny, et le sépare de ces hauteurs de Porquericourt qui défendent Noyon à l’Ouest et qui, « terminant sur la rive droite de l’Oise les plateaux tertiaires de l’Ile-de-France[2], » sont appelés par les paysans de Santerre-en-Picardie « les montagnes. »

L’ancienne résidence des Condé, entre la Petite Suisse et les vallons du Matz, se cache donc parmi les mille accidents d’un terrain extraordinairement varié et pittoresque à qui la fertilité du sol et la grâce des eaux et des arbres n’ont pas permis la sauvagerie. Elle se cache en vérité, car elle est bâtie dans un fond, non sur la hauteur que recherchaient volontiers les constructeurs de châteaux. Son parc même se redresse au Sud, tant la plaine est réduite dans ce paysage. Elle se prête merveilleusement à la chasse et à la guerre. Certes non, tout n’est point faux dans la description de Victor Hugo, et voilà bien la maison construite loin des villes, faite pour se cacher dans les guerres civiles, faite aussi pour se défendre et pour servir de poste de commandement dans la grande guerre. On chercherait presque une chartreuse sur son emplacement, tant la solitude y semble profonde et attrayante. Et l’on devait être un peu surpris d’y découvrir ce trop bel édifice que les architectes de la Renaissance et du temps de Louis XIII avaient travaillé comme une pièce d’orfèvrerie.

L’intérieur n’était point composé de ces salons délabrés où se réunissent, pour tenir des propos historiques, la Reine, le cardinal et le Roi débutant de Victor Hugo. Les corridors n’y sont point cachés, ni les portes secrètes. Un escalier monumental remplit l’une des tours. Rose de Héricourt, devenue marquise de Grollier, s’était plu à orner le château de tapisseries, de tableaux, de tentures, de meubles à faire envie à un musée. La bibliothèque reçut une part des livres collectionnés par le fameux bibliophile Jean Grollier (dont le cercle Grollier, à New-York, a rassemblé depuis lors la plupart des ouvrages). Une autre marquise de Grollier, née Choiseul, s’y fit peindre par Hubert Robert. Mme Elisabeth y séjourna peu avant la Révolution et y laissa comme souvenir des barbes de dentelles. Un autre Grollier, collectionneur, y réunit d’admirables porcelaines qu’il légua à la manufacture de Sèvres.

En juillet 1914, le château, son parc et ses terres avec son faire-valoir, réserve à l’élevage des chevaux de Corlay et des vaches bleues de Belgique, appartient au vicomte et à la vicomtesse du Pontavice, née Grollier. Les toits viennent d’être réparés. Les moissons mûrissent et n’ont jamais été plus belles. Les cultivateurs du village les considèrent avec fierté. La prospérité habite avec eux leurs gentilles maisons riantes. Et les pelouses sont toutes bourdonnantes de jeux d’enfants.


II. — LE CHÂTEAU-FRONTIÈRE

Le 1er août 1914, au Plessis comme dans toute la France agricole où la préoccupation des moissons prime tous les événements politiques, le tocsin sonna le dur réveil de tous les rêves de paix. Et, comme dans toute la France, ce fut l’acceptation immédiate, non pas joyeuse certes, mais sérieuse et mâle, résignée et profonde. Notre pays, qui n’avait pas voulu la guerre, entra dans la guerre avec un calme qui aurait laissé prévoir à tout autre qu’à un ennemi atteint d’aberration morale son endurance et son esprit de sacrifice. Presque tous les hommes du Plessis, château et village, partirent, leur maire en tête, ancien officier qui était encore capitaine au 45e régiment d’infanterie territoriale à Mézières. Ce qui restait, quelques vieux, des enfants, les femmes, dont Mme du Pontavice qui semblait avoir hérité la charge communale de son mari, se précipita dans les champs pour achever de les dévêtir.

Le travail pressait : on n’entendait aucune rumeur, seulement le crissement des faux contre les tiges des épis et le heurt monotone de la pierre contre le fer de l’outil qu’affûte avec patience le moissonneur. Les premiers jours, la prise de Mulhouse avait été saluée comme un prélude de victoire. Puis, on ne savait plus rien. Des Anglais passèrent, qui descendaient vers l’Oise. Leur direction parut singulière, mais les officiers parlaient de « concentration stratégique. » Ils buvaient si joyeusement le cidre ou le Champagne qu’on leur offrait ! certainement non, de si gais compagnons ne battaient pas en retraite. Aussi, le 24 août, l’arrivée des Allemands, — une patrouille d’abord, puis une compagnie, — fut-elle une incroyable surprise. « C’est encore des Anglais, » assura le premier qui les vit. Il fallut déchanter : quand le château fut vidé de son Champagne, et de son cidre le village, la colonne se remit en marche « nach Paris. » Elle n’avait pas eu le temps de détruire. Mais elle laissait au cœur de ces braves gens une horreur sans nom. Ils n’étaient pas préparés à comprendre. Ils ignoraient Charleroi et l’invasion par le Nord.

La Marne les remit d’aplomb. Ils comprirent mieux quand ils aperçurent les cavaliers du général de Lastours qui remontaient vers Noyon. Les Allemands avaient dû se replier plus à l’Est, car on n’en avait point revu au Plessis. Où donc avaient-ils passé ? Hélas ! ils n’étaient pas loin. On les revit à Noyon et, le 16 septembre, on les signalait à Lassigny. Qu’allait devenir le Plessis-de-Roye ? Aucun obus n’y était encore tombé, mais, si les Allemands étaient à Lassigny, n’y viendraient-ils pas mettre un poste avancé ? Qui tiendrait le Piémont et la Petite Suisse ? Resterait-on au cœur de la bataille ? Le 17, un régiment français, le 105e, s’égailla subitement dans le parc, occupa le château et le village. Le 18, il attaqua Lassigny. Pendant deux ans et demi, jusqu’en mars 1917, le Plessis fut la barrière dressée devant l’envahisseur, la ligne passant à la lisière Nord du village, à la Porte Rouge sur la route de Compiègne, et s’incurvant pour contourner le Piémont tombé aux mains de l’ennemi. Car la position fut tenue et gardée, malgré qu’elle fût dominée et. écrasée par les vues et les feux du Piémont. Le château de plaisance s’était mué en château fort : les habits de gala avaient été échangés contre une armure de sentinelle.

Après la Marne avait commencé ce grand mouvement d’enveloppement par l’aile qui devait se poursuivre jusqu’à Nieuport et qu’on a appelé la Course à la mer. La 2e armée (Castelnau), appelée de Lorraine, avait débarqué en hâte dans la région de Compiègne et de Clermont pour marcher immédiatement sur Lassigny, et remonter vers Roye et Chaulnes, donnant à sa droite la main à l’armée Maunoury (VIe) qui atteignait l’Oise et se heurtait aux falaises de l’Aisne. De sévères combats se livrent devant et dans Lassigny, les 21 et 22 septembre. Le 22, Lassigny et ses hauteurs au Nord sont enlevés après une lutte opiniâtre, au cours de laquelle l’ennemi déploie une grande partie des unités appartenant à son 9e corps de réserve. Mais Lassigny ne peut être gardé les jours suivants. Nous restons aux abords, devant le village du Plessis-de-Roye. La bataille s’étend au Nord, dans la direction de Roye, puis de Péronne, de Bapaume et d’Arras. On se bat furieusement devant Arras, et les deux armées qui veulent se dépasser remontent sur la Lys, sur l’Yser, dans les Flandres. La mer est atteinte, et la ligne se stabilisera en novembre, après le formidable choc des Flandres, de la mer à la frontière suisse. Il ne restera plus aux deux armées qu’à se heurter front contre front.

C’est la 4e brigade marocaine (7e tirailleurs et 1er régiment colonial) qui était rentrée dans Lassigny et qui, insuffisamment appuyée, ou faute de forces plus nécessaires ailleurs, avait dû abandonner sa conquête. Qu’étaient devenus les habitants du Plessis ? Leurs maisons étaient incendiées, leurs récoltes dispersées, leur belle église s’effritait, et le château encaissait presque chaque jour sa ration de projectiles. Quelques-uns entassèrent des bardes et des provisions sur des charrettes ou des chariots, et, de nuit, s’en allèrent à l’aventure, le plus près possible afin d’être à portée du retour. Ressons-sur-Matz, Marquéglise, Elincourt-Sainte-Marguerite en abritèrent. Mais la plupart voulurent demeurer sur place ; le vieux Louis Lefèvre, en sa qualité d’ancien maire, donnait l’exemple, avec Hénot, plus âgé que lui, et Alépée, le secrétaire de mairie. On s’était réfugié dans les caves où l’on avait transporté meubles et matelas. Le Français tient à la dernière pierre de sa maison comme à la dernière pièce de son vêtement : il ne peut se résigner à lui dire adieu et il déploie autant d’astuce et de courage pour rester chez lui, qu’une troupe en armes pour défendre une citadelle.

Cependant la situation devenait intolérable : un second triage se fit, mais cette fois peu à peu, un jour l’un, un jour l’autre, cette femme-ci à cause de ses vieux, celle-là pour ses enfants. Le 15 novembre (1914), il y avait encore un petit noyau d’habitants. Quand le colonel du 101e régiment d’infanterie donna l’ordre d’évacuation, Hénot, Lefèvre et Alépée se firent tirer l’oreille. Tout ce monde se réfugia dans les villages voisins, et travailla pour autrui tout en guettant ses terres. Seule, Mme du Pontavice, en raison des qualités de son mari, officier et maire, obtenait un précaire droit de résidence, révocable au gré des commandants d’armes. Le 101e était un régiment parisien, plein de gaîté, fort industrieux, qui ne fit que passer pour laisser la place, pendant cinq mois, à cette même brigade marocaine déjà venue au mois de septembre. Incorporée dans le 13e corps (général Alby), elle avait comme brigadier le colonel Savy. À tour de rôle, les deux régiments (7e tirailleurs et 1er colonial) occupaient le château. Mme du Pontavice, accueillie ou recueillie chez elle, faisait presque partie de l’état-major. Cependant il fallait sauver le mobilier, ou du moins ses pièces essentielles, celles qui offraient un réel intérêt historique ou méritaient une place au Louvre. Le 53e régiment d’artillerie faisait partie de la division, et l’on sait que MM. les artilleurs, amateurs de confortable, ont équipages et voitures et ne regardent pas aux bagages. Le 70e régiment d’infanterie territoriale creusait les tranchées dans le voisinage : il y a toujours des ouvriers d’art et des déménageurs parmi les territoriaux. Et voilà tous nos corps de métier en mouvement : les coloniaux sur les échelles, les territoriaux à l’emballage, les canonniers à la mise en route. Tapisseries de Beauvais, toiles d’Hubert Robert, panneaux d’Aubusson, commodes de Jacob, bibliothèques Louis XIII, chaises à porteurs du temps du grand Roi, sont pieusement portés par ces rudes mains accoutumées à de moins délicates besognes. On décloue, on décadre, on recouvre, on serre, on emballe, et dans les allées défoncées du parc, la nuit, tandis que les obus éclatent à l’entour, s’enfonçant ici dans la vase des douves et là écornant un pan de mur, les trains d’artillerie s’ébranlent. Cortège étrange, fantastique, incroyable, oscillant au gré des cahots, se cognant aux arbres, évitant les mares et les trous, cherchant l’issue propice dont l’obscurité ne permet pas de retrouver l’emplacement soigneusement repéré de jour. Mme du Pontavice, en chapeau mou et robe courte, comme une guerrière de la Fronde, dirige l’opération.

— Par ici, mes amis, encore un petit effort.

Et tous ces gars, pour ces choses d’autrefois qu’ils transportent et dont ils devinent confusément la beauté, survivante, ont des attentions de religieuses maniant des reliques. Une fois sur la route, fouette cocher ! Le mobilier est sauf, ou à peu près, car les gaillards qui sont de l’autre côté des lignes envoient des marmites à de fâcheuses distances. Au petit jour, on débarque à Compiègne et l’on dépose le précieux fardeau chez le baron de Barante, petit-fils de l’historien, à la Tilloye. Ainsi les trésors du Plessis ont-ils échappé à la destruction.

Le principal est donc sauvé. Ce qui reste reçoit un autre usage. Dame ! nos deux régiments redoutent l’ennui plus que la mort. Sur un plancher qui s’effondre, un marsouin, qui, dans le civil, est pianiste à l’Olympia, s’aventure avec trois camarades qu’il a convertis à son art, et les voilà tirant, poussant, portant un Pleyel grand format, indispensable à la vie des camps. Un tirailleur rassemble des jouets d’enfants, tire le cordon d’un polichinelle, éclate de rire et montre des dents qui éclairent sa face noire. Les caves ont livré des cachettes ignorées de la propriétaire elle-même, qui distribue la découverte à ses inventeurs. Mais voici des raquettes et des balles de tennis. On installe le jeu dans la cour d’honneur, on envoie des invitations aux camarades. Les violons ne manquent pas à la fête : le sourd orchestre boche donne ses concerts quotidiens. Et quant à la galerie, pour juger des coups, n’y a-t-il pas les observatoires du Piémont ? Les Allemands ont des vues : qu’ils s’en servent ! Qu’ont-ils dû croire, de leur montagne, en apercevant ce va-et-vient, ces figures de quadrillé, ces inconcevables ébats d’une jeunesse narguant le danger ?

Par miracle, il n’y eut pas d’accident. Toutes ces folies sont notées dans une revue qui fut jouée le soir de Noël (1914) par le 2e groupe du 53e d’artillerie. Le pianiste de l’Olympia servit d’accompagnateur. Les scènes de déménagement furent enlevées avec brio. Tant que le plus grand amateur de spectacles que notre temps ait connu, M. Auguste Rondel, académicien de Marseille, n’aura pas casé le manuscrit de cette revue du Plessis dans sa fameuse bibliothèque dramatique léguée d’avance à la Comédie-Française, les revenants de la guerre au courant du théâtre contemporain médiront de sa collection.

Toutes les relèves aux tranchées se faisaient de nuit avant qu’un savant système de boyaux fût aménagé dans le parc. Mais à creuser les boyaux, tirailleurs et marsouins renâclaient fort. Ils préféraient narguer la mitraille. Si l’on jouait en plein jour au tennis, en plein jour aussi l’on s’en allait fleurir les tombes au cimetière militaire installé sous les arbres par les soins du docteur Ferrand et du docteur du Verdier. Un poste de secours avait été organisé dans les douves, presque sur le front, ou plutôt sous le front : les blessés, immédiatement soignés et même opérés, évitaient la gangrène gazeuse dont les ravages étaient alors cruels. L’aumônier divisionnaire, l’abbé Léonard, sanctifiait successivement tous les coins habitables par le moyen de son autel portatif : il disait la messe dans les fossés, il la disait dans les caves, il la disait dans la cour, il la disait sur l’escalier. Un matin, le marsouin qui la servait ayant été distrait par la chute un peu trop proche d’un obus, s’entendit rappeler à l’ordre d’une façon toute militaire. La chronique rapporte que l’officiant se permit un juron, mais peut-être a-t-elle confondu avec un vobiscum accentué. Les Pâques de 1915 remplirent l’escalier monumental, tandis que tonnaient les orgues des canons lourds.

Cependant la 2e armée est retirée du front, mise en réserve. Le général de Castelnau est appelé au commandement d’un groupe d’armées : le général Pétain l’a remplacé. La IIe armée sera l’armée de Verdun. Le général Dubois, qui commande la 6e occupe le secteur devant Lassigny et Noyon. Il supprime le précaire permis de séjour. Mme du Pontavice quitte ses pierres en pleurant, et, comme les paysans de son village, elle fait halle aux plus proches maisons habitables. Elle y retrouve Hénot, et Louis Lepère qui groupe ses anciens administrés, et Alépée, le secrétaire de mairie. De temps à autre, en contrebande ou dûment autorisée, elle retournera humer l’air du Plessis et compter sur les murailles les nouvelles blessures. Mais depuis son départ les registres sont mal tenus. On ne sait plus ni qui vient, ni qui s’en va. Les régiments se succèdent sans s’inscrire, et le Pleyel grand format, retour des tranchées, endolori et fêlé, semble un vieux clavecin qui soupire les airs d’autrefois, l’air Louis XIII, et ne les peut achever. D’illustres présences sont signalées. Le général Fayolle, — qui commandera l’armée de la Somme, — est venu, et le général Micheler, et le général Buat, et d’autres encore. Il n’y a pas d’album pour recueillir les signatures.

Les mois, les années passent. Les habitants du Plessis-de-Roye, château et village, n’ont pas consenti à s’en aller tout à fait. Ils sont toujours là, dans le voisinage, attendant. Parfois il leur faut changer de local, pour excès de bombardement, camper plus en arrière. Faut-il qu’ils aient l’espérance chevillée au cœur pour accepter cette attente prolongée et inconfortable ! Voici que 1916 s’achève : année douloureuse, année sanglante, mais année déjà glorieuse, l’an de Verdun et de la Somme. Lors de la canonnade de la Somme, nos gens de l’Oise avaient espéré que la bataille s’étendrait jusqu’à Lassigny et Ribécourt. Mais l’orage passait plus au Nord : ils se résignèrent à la patience. Ce serait pour l’année suivante.


III. — EN TERRITOIRE LIBÉRÉ

Comme ces fruits que l’on cueille, verts encore, en automne et qui mûrissent pendant l’hiver, la bataille de la Somme acheva de donner ses résultats au mois de mars 1917.

Mars 1917 : mois des grandes espérances printanières. Sur les vastes chantiers construits à l’arrière du front de bataille, la future offensive s’élaborait. — Ce sera devant nous, songeaient les habitants de l’Oise. Et mystérieusement, sans qu’on sût par quel pressentiment averti, Estrées-Saint-Denis ou même Ressons, ou Marquéglise, voyait revenir, se glissant, se faufilant, s’insinuant, l’un ou l’autre réfugié de Lassigny, de Noyon, de Babeuf qui déjà convoitait de regagner ses terres et sa maison, là-bas, en face, de l’autre côté des lignes, sitôt qu’on y pourrait parvenir, derrière nos soldats. Puis, un beau jour, le 18 mars, le pays, allégé, apprenait que l’ennemi se retirait du saillant de Noyon, que Noyon était libéré, et Lassigny à l’Ouest, et Babeuf et Chauny à l’Est, et Guiscard et Ham plus au Nord. Les Allemands se repliaient sur leur fameuse barrière Siegfried, au Sud de Saint-Quentin et devant la Fère. Ils avaient bien essayé de garder Tergnier et Coucy, mais nos soldats, les talonnant, les avaient bousculés. Ces bonnes nouvelles avaient rempli de joie la France. Elles n’avaient pas surpris les paysans de la région qui, patients, guettaient le moment de rentrer chez eux. Mais dans quel état retrouveraient-ils leurs champs et leur demeure ?

J’appartenais alors à la 1re armée et j’eus la bonne fortune de parcourir, les 19, 20 et 21 mars (1917), peu de temps après le départ des arrière-gardes allemandes, ces régions qui venaient de nous être rendues et qui portaient encore les stigmates de l’occupation. Elles étaient toutes haletantes du poids qu’elles avaient si longtemps porté, et n’osaient respirer encore, comme si elles continuaient de se sentir oppressées. Sur mon carnet je copie ces notes où se mêlent la joie de retrouver un morceau du sol français et des compatriotes délivrés, et l’horreur devant les dévastations et les destructions systématiques d’un ennemi acharné jusqu’à scier les arbres :


19-20-21 mars 1917.

Le n mars, à dix heures du soir, les Allemands abandonnaient Noyon ; le 18 mars, dans la matinée, nos premiers cavaliers, — du 7e régiment de spahis, — faisaient leur entrée dans la cité reconquise, ayant franchi les routes coupées, les inondations tendues, et capturé les derniers traînards de l’arrière-garde. Noyon est une vieille ville de chez nous. Sur la place principale qu’orne un bel hôtel de ville Renaissance, une fontaine rappelle son passé : là Chilpéric fut inhumé, Charlemagne sacré, Hugues Capet élevé au pouvoir royal. Quand les gamins signalèrent les cavaliers, — dont les uniformes khaki firent un instant hésiter sur la nationalité des conquérants, — Noyon, sortant de leurs cachettes les drapeaux tricolores, pavoisa.

— Nous vous attendions, me dit ce matin (19) une vieille femme, comme j’arrive de Lassigny détruit. C’est le 30 août 1914 que le dernier soldat français nous quitta. Depuis ce jour-là nous vous attendions. Cela fait deux ans et demi. C’est long. Bien des fois il nous semblait que le canon se rapprochait, et nous pensions, — car il ne fallait rien dire : « Ce sera pour bientôt. Les nôtres sont là, pas bien loin. Pourquoi ne tirent-ils pas sur Noyon ? Qu’ils tirent donc sur nous, — nous descendrons dans les caves, — mais qu’ils viennent ! » Deux ans et demi, c’est long, quand il faut surveiller toutes ses paroles et tous ses gestes…

Noyon, cependant, a été relativement épargnée, sauf le quartier de la gare et les casernes de cavalerie qui ont été brûlés, et les maisons en bordure de la Verse quils ont fait exploser. Noyon a l’apparence d’une ville vivante. Si l’on y regarde de plus près, on découvre mieux les ruines : intérieurs pillés, boiseries brisées, portes enfoncées, meubles estropiés. Du moins la cathédrale et l’hôtel de ville, intacts, rappellent la vie d’autrefois.

Chauny a été plus maltraitée. De Noyon à Chauny, il y a 16 kilomètres. La route suit, sans le border, le cours de l’Oise. Au sortir de Noyon, les terres sont ensemencées : voici le vert tendre du blé qui lève, et voici des arbres indemnes qui bientôt fleuriront. Déjà l’on est tenté de se réjouir : à partir de Babeuf, déjà endommagé, l’impression change. Toutes les maisons restées sont détruites, et bientôt des villages entiers gisent à terre éventrés. Tous les arbres fruitiers dans les vergers, tous ceux qui sont en bordure de la route, sont entaillés aux trois quarts. On n’a pas eu le temps de les abattre, mais leur sève est tarie et ils sont comme des morts debout. Les champs sont maintenant incultes. Le désert commence.

Chauny était une ville bien plus importante que Noyon : dix mille habitants au lieu de six mille, et de vastes ateliers occupant un peuple d’ouvriers. C’était la ville neuve dans le voisinage de la vieille cité, la ville industrielle enrichie par les manufactures, spécialement par la succursale des glaces de Saint-Gobain, à côté de l’ancienne ville bourgeoise et pittoresque. Chauny n’avait pas de beaux monuments à montrer aux visiteurs, comme la fameuse fontaine, l’hôtel de ville et la cathédrale de Noyon, mais elle était fière de ses deux églises, de sa mairie, de son théâtre, de ses banques, de ses rues bien construites, de ses maisons visant à l’élégance. Chauny était, car Chauny n’est plus.

Seul, le faubourg de Noyon a été respecté. Là les Allemands avaient rassemblé, entassé les habitants pendant les quinze ou vingt jours qu’ils employèrent à la destruction de tout le reste de la ville. Voici les dernières maisons vivantes : le reste n’est plus que ruines. La grande rue qui est la route de la Fère est bordée de murs écroulés. Les rues latérales sont comme des allées de cimetière. Çà et là une enseigne est restée : souvent, c’est une enseigne allemande désignant un restaurant pour les officiers, un établissement de change. Les Allemands s’étaient installés là à demeure : ils ont laissé des traces de cette installation qui se croyait définitive. Mais ce qui frappe dans cette visite, c’est une sorte d’ordonnance dans la destruction, une discipline dans la dévastation. Chauny n’est pas la ville bombardée comme Verdun ou Reims, la ville où l’on s’est battu comme Dixmude, Ypres ou Arras, Chauny est la ville assassinée.

Le meurtre méthodique a duré près de trois semaines. Les bourreaux avaient donc parqué les habitans dans le quartier Ouest, avec interdiction de sortir. Ils en avaient diminué le nombre par des razzias à la façon des peuplades barbares, emmenant en captivité les hommes valides et les jeunes femmes, séparant la fille de la mère, le mari de la femme et des enfants. Ils vidèrent alors tous les autres quartiers condamnés du mobilier qu’ils empilèrent sur des fourragères. Ayant ainsi volé tout ce qui pouvait leur servir, ils commencèrent leur entreprise de mort. Les habitants épargnés, à peine nourris, ont vécu, avant l’arrivée des troupes françaises, dans une épouvante sans nom. Chaque nuit ils entendaient les détonations qui faisaient exploser leurs maisons, ils voyaient les flammes jaillir. Qu’allaient-ils devenir eux-mêmes ? Ils avaient froid, bientôt ils auraient faim. Un tel régime a laissé des traces sur les figures : de là cet air de terreur qu’on voit, en arrivant, aux habitants de Chauny.

C’est le dimanche soir (18 mars), nous disent les habitants, que les Allemands abandonnèrent Chauny pillée et incendiée. Quelques heures plus tard, les premiers cavaliers français apparaissaient.

De Chauny je remonte dans la direction de Saint-Quentin. Le spectacle de cette continuité de dévastation finit par porter l’horreur et la haine au paroxysme. Aucune maison n’a été épargnée, et les attentats contre les arbres se multiplient. Ici était une grande usine : avec ses turbines écrasées, son armature de fers tordus, on dirait un vaisseau naufragé, ou quelque gigantesque zeppelin effondré, cinq ou six fois plus grand que celui qui fut abattu à Compiègne. Là, s’épanouissaient de vastes bâtiments de ferme ; il n’en reste que les murs déchiquetés ; les toits ont coulé sur le sol qu’ils arrosent de leurs tuiles. Et voici, sur d’immenses espaces, tous les arbres sciés à un mètre du sol et tombés en ligne sur leurs souches, comme des sections frappées en ordre par les mitrailleuses.

Des vers de notre Ronsard chantent dans la mémoire :


Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la dure escorce ?


Et d’autres vers encore d’un poète plus récent et plus modeste, mais, comme Ronsard, fils de forestiers, André Theuriet, élevé dans les bois de l’Argonne, qui doit à ses origines et à ses impressions d’enfance d’avoir, lui aussi, dignement célébré les arbres :


Au plus profond des bois la Patrie a son cœur ;
Un peuple sans forêts est un peuple qui meurt.


Mais voici que, sur ce champ de bataille des arbres égorgés, s’élève une petite butte, non loin d’un hameau, nommé Fallouël, dont les maisons gisent pareillement à terre. Sur cette butte qui fut boisée, un pavillon a été construit avec les baliveaux environnants. Maintenant, cette maison forestière s’aperçoit de très loin. Elle domine la plaine saccagée. Il n’y a plus qu’elle dans tout le paysage de mort. Une rampe d’accès en branches entrelacées y conduit. Une galerie en fait le tour, et ses entrelacs dessinent un nom : Prinz Eitel.

Là, le prince Eitel-Friedrich, fils de l’Empereur, commandant la IIe division de la garde, venait oublier son commandement et rêver. C’était la rustique maison de repos de ce jeune Siegfried. Au fronton, au-dessus de la porte, on peut lire cette inscription : Hubertua-Haus, que couronne une lyre à sept cordes portant entre ses deux branches deux glaives entrecroisés. L’unique pièce est tendue de toile bleue bordée de filets d’or, La vue des quatre fenêtres était reposante : des bois jadis verdissants, de douces plaines coupées de canaux et de rivières, des villages paisibles, et, d’un côté, au bout de l’horizon, Saint-Quentin et la masse de sa cathédrale ; de l’autre, la Fère à peine visible au-dessus des bois de Prières. La vue, aujourd’hui, ce sont des forêts en larmes, des villages détruits, la Fère inondée, et la cathédrale de Saint-Quentin menacée de mort.

Derrière la maison, des bancs et des tables, un fauteuil sculpté, sans doute réservé au prince, devant une énorme souche qui devait servir de table. De quelles agapes, de quelles beuveries, de quelles saoûleries ces lieux furent-ils témoins ?

Sur la blessure de l’un des arbres gisant, on peut lire cette inscription : Du sotlst die Bäume verderben (tu dois détruire les arbres). Ce peuple des forêts germaines, qui affecte dans sa poésie et sa musique de diviniser la nature, a voulu nous frapper dans l’avenir de notre sol : Un peuple sans forêts est un peuple qui meurt. Au-dessus de nos bois dévastés, il a laissé en s’en allant cette insultante folie du prinz Eitel, édifiée avec nos arbres…


IV. — LES NOUVELLES SEMAILLES

Dans les grands événements, l’histoire privée et l’histoire nationale se confondent : l’une est la réduction de l’autre. Sur un coin de sol, dans une famille, la guerre se reflète comme dans une glace : le cadre est étroit, mais elle y tient toute. Le lecteur se doute bien que Mme du Pontavice, dès la grande nouvelle répandue de la retraite allemande, a fait le siège de l’administration militaire pour rentrer au Plessis-de-Roye, entraînant avec elle Hénot rajeuni, et Louis Lefèvre plus gaillard encore, et Alépée, le secrétaire de mairie, et, peu à peu, la petite population qui se pourrait loger dans les démolitions et les décombres. Tout ce monde a voulu revoir le village, et les terres, et l’église, et le château qui appartient à leurs yeux et à leurs habitudes autant qu’au maître du logis. Il y eut quasi-uniformité dans la tristesse de ce pèlerinage : pour chacun le désastre était pareil. Tous étaient soutenus par la pensée que du moins l’ennemi n’avait pas franchi leur seuil. Le château Renaissance perdait sa beauté ancienne par mille dévastations, extérieures ou intérieures, comme un corps perd son sang par mille blessures. Des maisons du village les unes étaient réduites aux quatre murs, les autres n’étaient plus qu’un amas de débris. Des tranchées traversaient ces restes, des boyaux coupaient le malheureux parc changé en marécage. La première impression était désespérante, pareille à une visite au cimetière où l’on va pleurer un parent qu’on n’a point revu. Mais n’ayant distingué tout d’abord que les ruines, les revenants, après quelques instants douloureux, ne virent plus que le parti à en tirer. Les pierres et la terre restaient : on referait des habitations et des champs. Et comme il n’y avait pas de temps à perdre, incontinent on se mit à la besogne.

Mme du Pontavice fut la première à rebâtir : un baraquement sur la terrasse, en face de la demeure béante des Condé, un nid sur l’arbre foudroyé. Elle donna aussi l’exemple du travail agricole. Ce morceau de terre française, après avoir servi de barrière à la France, servirait encore à la nourrir. Comment se procurerait-on la main-d’œuvre et les bêtes de trait ? Une division, au repos à Riquebourg, les fournit. Les hommes y trouvèrent leur compte, et les chevaux leur entretien.. La direction des Etapes, la D. E., complaisante, prêta spirituellement quelques prisonniers boches, qui réparèrent avec zèle le mal occasionné par les projectiles de leurs frères. Les vaches qui, en 1914, avaient échappé aux obus et qu’on avait transportées en Bretagne, furent ramenées et se remirent à paître paisiblement aux lieux mêmes où l’on s’était battu. En face de l’église démantelée, se dressa bientôt le baraquement de la mairie-école, car la commune entendait recommencer sa vie collective. Puis ce fut, à côté, le baraquement des Garin, les premiers réinstallés. Les Carpentier, les Dubois, d’autres encore s’établirent tant bien que mal dans leurs maisons à demi détruites dont ils refirent les charpentes, les murs, à peu près tout l’intérieur. La généreuse Mme Stern reconstruisit les immeubles des Lepère, des Hénot, des Lobert. Ainsi tout rentrait dans l’ordre.

Tout rentrait si bien dans l’ordre que le Conseil municipal tenait ses séances quasi régulièrement. Le capitaine du Pontavice, promu commandant et attaché à un état-major, quand son service le lui permettait et qu’il pouvait s’échapper, accourait le présider. Tout rentrait si bien dans l’ordre que les réceptions recommençaient ; mais la baraque avait remplacé le château. Celui-ci ne recevait plus que Dieu lui-même, sur l’escalier monumental, seule pièce échappée au naufrage, où les aumôniers de passage venaient célébrer la messe. Un jour, ce fut le Père Joyeux, aumônier de la division Guyot de Salins, qui devait s’illustrer plus tard ici même : le général y assistait, et cet admirable commandant de Clermont-Tonnerre, du 4e zouaves, en qui nous devinions un futur Albert de Mun et qui devait mourir dans le voisinage, à la lisière d’Orvillers. Un dimanche de février 1918, la messe fut dite par le doyen de Lassigny, revenu de captivité, et revêtu, par-dessus ses habits sacerdotaux, de cette majesté et de cette noblesse que donnent la misère, la souffrance et la prison à ceux qui les ont subies en les dominant.

— Tout ça n’est rien, me confiait en septembre 1914 un soldat blessé à la bataille de la Marne, proche Montmirail ; tout ça n’est rien, si c’est fini pour les semailles.

Tout ça, que son geste élargissait, signifiait : la guerre. Il la considérait comme un phénomène sans importance, si elle n’interrompait pas le cours des travaux agricoles. À cette préoccupation, il était aisé de reconnaître sous la capote un paysan. De quel ton il avait prononcé ce mot : les semailles ! On voyait la terre s’entr’ouvrir pour recevoir les germes, se refermer sur eux dans le recueillement des saisons, puis se couvrir de la parure vert tendre des moissons futures.

Au Plessis-de-Roye comme à Lassigny, comme à Noyon, comme à Guiscard ou Ham, comme à Chauny ou Jussy, comme dans toutes les régions libérées, les champs, malgré les difficultés sans nombre, sont défrichés, nettoyés, labourés et ensemencés. À l’état-major de la 3e armée (général Humbert) qui tient le secteur, une section agricole a été créée qui fonctionne à merveille, qui fournit des machines, des moyens de transport, de la main-d’œuvre. Je me souviens d’avoir accompagné son chef dans une inspection. Il exultait comme un propriétaire qui fait visiter son domaine. Pareil aux légionnaires romains, le général Humbert, entre deux batailles, colonisait, mais c’était la vieille terre française qu’il rappelait à la vie. Au Plessis même, une coopérative était fondée sous la direction du capitaine de Warrin. Le maire de Lyon, patrie des Grollier, envoyait une aide à la commune, et le ministre préposé à la reconstitution du sol reconquis, M. Lebrun, s’intéressait personnellement à la reconstruction du village.

Au commencement de 1918, un Breton au service de Mme di Pontavice s’en alla en Cornouaille chercher vingt vaches laitières qu’il devait ramener. Une douceur inusitée de l’air caressait les arbres sans feuilles et le sol déjà reverdissant. C’était l’appel du printemps. Le blé qui, timidement, pointait à la surface du sol, serait si beau, sur cette terre arrosée du sang de France et délivrée du voisinage ennemi ! On était à la veille du 21 mars.


V. — LA BATAILLE DE FRANCE

Ce matin-là, ce matin du jeudi 21 mars, premier jour du printemps, sous un ciel pur et un soleil déjà chaud, on avait, à Compiègne même, l’impression que la terre était sous les pieds frémissante et l’on entendait le roulement continu de l’orage lointain. La fameuse offensive allemande se déclenchait entre l’Oise et la Scarpe, sur le front tenu par les Anglais. Certes, on l’attendait. Nul doute que l’ennemi voulût profiter de la débâcle russe avant la compensation américaine ; nul doute qu’il eût accumulé les puissances matérielles et concentré les effectifs. Qu’elle s’exécutât au temps, sinon au lieu prévu, c’était presque un soulagement. Cependant, on sentait l’angoisse de la grande partie engagée et l’on était comme suspendu aux nouvelles.

Les événements, en si peu de jours, se précipitaient. La lourde masse des trente-sept divisions von Hutier, rapprochées et mises en place par de savantes marches de nuit qui en avaient dissimulé, même aux avions, la concentration, avait dès le premier jour bousculé les dix divisions de la 5e armée britannique. Le 22, le canal Crozat avait été franchi. Les Anglais en retraite, appuyant vers le Nord-Ouest, perdaient, malgré leur force de résistance, Ham et Guiscard, devaient céder sur la Somme, découvraient Lassigny, Roye et Montdidier. Cependant, nos troupes, en hâte, étaient jetées dans la bataille. Dès le 21 au soir, le corps Pellé était alerté. Le 23, l’armée Humbert entrait en ligne. Le corps de cavalerie Robillot assurait la liaison à notre gauche avec l’armée anglaise. Il fallait tout ensemble couvrir Paris et Amiens. Or, Noyon tombait le 25 au soir. Mais l’opiniâtreté du corps Pellé devant Noyon, dans Noyon, derrière Noyon, au mont Renaud et à Porquericourt, avait ralenti, puis suspendu la marche ennemie. Le corps Robillot tendait sa ligne à la rompre pour ne pas perdre à l’Ouest le contact avec les Anglais. Humbert, écartelé, avec une énergie de fer, résistait de toutes parts, tandis que l’armée Debeney, amenée de Lorraine comme en septembre 1914 l’armée Castelnau, débarquait derrière Montdidier. L’ancienne course à la mer recommençait, devenue la course vers Amiens, et le général Fayolle, retrouvant l’emplacement de ses anciennes victoires, était chargé par le général en chef de grouper nos forces entre l’Oise et la Somme.


Qu’étaient devenus, dans la bagarre, les habitants des régions récupérées l’année précédente ? Leur décision fut unanime. Ils ne purent supporter la pensée de subir à nouveau le joug allemand. Avertis souvent bien tard, ayant espéré jusqu’au dernier moment que l’invasion serait contenue, ils firent en hâte un paquet de leurs humbles trésors familiers, et, comme Enée emportait ses dieux lares, avec ces quelques souvenirs roulés dans un châle ou un mouchoir, ils abandonnèrent leur maison et leurs biens. Noyon fut ainsi vidée en quelques heures, Noyon qui s’était reprise à la vie commerçante, qui rapidement avait prospéré, qui regorgeait de nouveaux approvisionnements. Personne ne regarda en arrière. Personne n’eut une hésitation. Mieux valait partir sans le sou, au hasard des chemins, s’exposer à la misère et même aux rebuffades insouciantes qui, parfois, accueillent ces exilés, plutôt que de connaître le retour des Boches. L’ennemi occupa des villes et des villages déserts : la réprobation .qui frappe les races maudites et malfaisantes l’accueillait à chaque porte qu’il forçait.

Qu’étaient devenus les habitants du Plessis-de-Roye devant Lassigny, puisque l’histoire d’un coin de l’Ile-de-France nous doit renseigner sur l’histoire de France ? On m’en avait donné des nouvelles à Clermont :

— Ils ne voulaient pas s’en aller. Il a fallu les contraindre. Plus tard, un peu plus tard, leur nairesse, Mme du Pontavice, m’a fourni plus de détails. Le 21, l’oreille aux aguets, ils écoutaient la canonnade. L’un ou l’autre s’en fut aux champs ; mais, dès le 22, personne ne put travailler. L’angoisse, une angoisse connue, leur tenaillait le cœur, les prenait aux entrailles, car le bruit du canon paraissait se rapprocher. ; Le 23, aucun doute n’était plus possible, et, le 24, c’était la fusillade qu’on entendait au delà de Noyon, venant des bois de la Cave et de Genlis. Les cavaliers du général Brécard, les fantassins du général Gamelin y contenaient la formidable ruée ennemie. Des enfants coururent jusqu’à la route de Noyon à Compiègne : ils racontèrent qu’elle était noire de convois ; les gens de Guiscard passaient, les gens de Noyon commençaient à défiler. Mais d’autres petits émissaires avaient gagné la route d’Estrées-Saint-Denis à Roye et rapportaient des nouvelles plus réconfortantes. Ils avaient vu des camions automobiles qui arrivaient et déposaient nos troupes : soldats de la 22e, de la 62e division montant vers Nesle et vers Chaulnes. Mais des Anglais descendaient, en bon ordre, comme à la parade. C’était à n’y rien comprendre. Les habitants qui fuyaient disaient : « Nous ne voulons pas les revoir.. Nous les avons vus trop longtemps. » Les soldats qui arrivaient disaient : « Soyez sans crainte ; ils vont prendre quelque chose. » Pourtant ces départs de Guiscard et de Noyon, et cette canonnade voisine, et cette fusillade ? Le 25, quelques charrettes s’apprêtèrent, où l’on entassa du linge et des vêtements. On pourrait atteler au dernier moment les bœufs ou les chevaux. Mais, le 26, on apprit, de quel mystérieux messager ? que Noyon était perdue, que les Boches, le 23 au soir, ou dans la nuit, étaient rentrés dans Noyon. L’ordre fut donné de l’évacuation.

Elle se fit le 26, vers midi, après qu’on eut pris quelque nourriture : où mangerait-on le soir ? car dans les pires traverses il faut manger. Elle se fit lentement, comme si l’on attendait un mystérieux contre-ordre. Elle se fit tristement, comme si l’on se fût attaché aux neuves baraques de bois autant et plus qu’aux pierres des maisons détruites. Un coup d’œil aux ruines de l’église, un autre au château qui, malgré ses trous béants dans les toitures et les murailles, malgré ses pans arrachés par où les charpentes ont coulé, résiste encore, tel un vaisseau désemparé battu des vagues, un coup d’œil au parc dont les arbres commencent à bourgeonner, un long regard douloureux aux terres cultivées, à la jeune verdure du blé qui lève, et il faut partir. On attelle les chevaux ou les bœufs, on pousse les troupeaux qu’il ne faut pas laisser aux Doches, et en route pour la seconde fois ! Les gens du Plessis n’ont jamais été esclaves. Ils sont déjà revenus : ils reviendront.

Ils suivent la route encaissée qui traverse le massif de la Petite Suisse pour gagner l’Oise et Compiègne. Le premier village qui s’offre, c’est Elincourt-Sainte-Marguerite ; le second, c’est Marest-sur-Matz. S’arrêteront-ils à Elincourt ? Dépasseront-ils Marest ? Quelques-uns veulent cantonner tout de suite, mais les vieux ont hoché la tête. Ils connaissent la marche des fléaux : avant de se rendre maître de l’eau ou du feu, il convient de leur faire une part. Le Boche est pire que le feu ou l’eau : il faut aller un peu plus loin, à l’abri du fleuve et des forêts. Les bêtes sont en bon état, les jours sont longs, la nuit hésite à venir : il importe d’en profiter. Mais on reviendra.

Le village en marche voudrait bien rester groupé. On se connaît, on s’estime, on a vécu ensemble les jours d’épreuve. On vit mieux d’une vie collective que si chacun prenait la vie à son compte. Cependant il faut se séparer, si l’on veut trouver un abri. Il n’y aurait pas de place dans une seule commune pour tout ce monde, pour toutes ces voitures et tous ces bestiaux. Les Carpentier s’arrêteront ici, les Dubois iront jusque-là. Adieu Hénot, adieu Lobert, adieu Lepère ! On se reverra au retour. Et la nuit tombe sur ces exilés qui ont tout perdu, fors la confiance.

Cette confiance s’est même exaltée à mesure qu’ils s’éloignaient de chez eux. Si Lassigny était vide de troupes, et le Plessis, et le Piémont qui se dresse pourtant comme une forteresse, voici des camions qui viennent tout bourres de capotes et de casques bleus. Il en arrive, il en déferle, à Ressons, à Maretz, à Vandélicourt. Sur les capotes on peut lire ces numéros : 97, 159, 319. Et voici des chasseurs à pied : 54e, 56e, 60e, 61e bataillons. La 77e division va prendre position devant Lassigny, la 53e devant Porquéricourt. Nos paysans considèrent nos soldats avec surprise, avec affection. Leurs visages rugueux et tristes se détendent. Si l’on rentrait chez soi, avec eux ? D’autant plus qu’il est resté des poulets, et même un ou deux cochons, sauf votre respect, et des ustensiles de ménage. Il n’est pas mauvais d’être là quand débarquent ces compagnons. Mais la raison est la plus forte : chacun son métier, à ceux-ci de faucher les Boches ; après, il sera temps de moissonner.

Cependant le Plessis-de-Roye va connaître la gloire et devenir immortel.


VI. — LA DIVISION BARBOT

La 77e division, après un long séjour en Alsace, avait été mise au repos dans la région d’Epernay. Le 25 mars, à quatre heures du matin, elle recevait l’ordre d’alerte. À partir de dix heures, elle s’embarquait et roulait dans 700 camions automobiles, hommes, équipements, matériel, mitrailleuses et cuisines roulantes, vers la bataille de France entre Oise et Somme. Le trajet dura vingt heures. La nuit fut très froide : pas de soupe chaude, rien que le petit repas emporté au départ. Fantassins et chasseurs ne dormirent guère : où allait-on ? que se passait-il ? Les nouvelles qui arrivaient par mille voies mystérieuses n’étaient point bonnes. Bah ! on en avait déjà vu bien d’autres, devant Arras et devant Verdun que les Boches n’avaient jamais pu prendre. Le 26, les camions s’arrêtaient dans la région de Lassigny. Dès le débarquement, les régiments et bataillons remis en ordre étaient dirigés vers les hauteurs de l’Ecouvillon et du Piémont, distantes d’une dizaine de kilomètres, bastions de ce massif de la Petite Suisse qui couvre le chemin de Compiègne et de Paris après que l’Oise a fait son coude au sud de Noyon. À la tombée de la nuit, après avoir tiré à bras les voiturettes de mitrailleuses, tout le monde était en place. Ici ou là, quelque poulet ou lapin oublié dans une ferme abandonnée, en attendant de servir à l’amélioration de l’ordinaire, servait déjà aux plaisanteries des escouades.

Qu’était-ce que cette 77e division ? Chacune de nos divisions a sa biographie personnelle, son visage. Celle-ci, longtemps, s’incarna dans un nom, dans un chef, Barbot. Et longtemps après que le général Barbot eut été tué en Artois, on l’appelait encore : la division Barbot ; comme on appelait la 70e, la division Fayolle. Barbot était de ces hommes qui passent modestes dans la vie ordinaire et que la guerre découvre d’un coup, à la façon de ces statues voilées qu’un jour de fête on inaugure. Né en 1855 à Toulouse, il commandait le 159e régiment, à Briançon, dans les Alpes, au moment de la mobilisation et pensait y finir sa carrière. Il aimait la montagne et ses alpins qu’il avait bien dressés. Dès les premiers événements d’Alsace où il avait amené son régiment, il connut cette satisfaction que, le soir du premier combat où sa compagnie reçut le baptême du feu, le capitaine Boutle, du 13e bataillon de chasseurs à pied, notait sur son carnet de route : « En quelques moments je me suis senti récompensé des vingt années de maussade instruction de recrues que j’avais faites. » Vingt ans de préparation payés par quelques minutes de sécurité pour le salut du pays : telle fut la première et la plus grande récompense de ce corps d’officiers qui avant la guerre avait obscurément travaillé à former des hommes. Dès le mois d’août, Barbot commande la brigade (159e et 97e). Au début de septembre, il commande la division qu’il réorganise dans les Vosges. Le 1er octobre, elle est transportée en Artois. Là, se formait, confiée au général de Maud’huy, une armée nouvelle (la 10e) dont les éléments, rassemblés de tous les points du front, débarquaient à toutes gares au Nord et au Sud d’Arras, s’ignorant les uns les autres et prenant le contact entre eux, en même temps qu’avec l’ennemi. Une clairvoyante direction coordonnait leurs mouvements. C’était la course à la mer. Il s’agissait d’empêcher la manœuvre d’enveloppement adverse et de gagner les Allemands de vitesse afin de tourner leur droite. La poursuite de la Marne s’était arrêtée aux falaises défendues de l’Aisne. Après les avoir vainement heurtées de front, la bataille courait de l’Aisne à l’Oise, de Lassigny à Roye, de Roye à Péronne, de Péronne à Bapaume, de Bapaume à Arras, avant de remonter encore plus au Nord, vers Ypres et vers les Flandres, et d’atteindre le rivage à Nieuport. Journées tragiques où le moindre retard pouvait compromettre le sort de l’armée et du pays, où les unités se jetaient au combat en descendant des trains, où les hommes Reconnaissaient de repos ni jour ni nuit et ne savaient plus quand ils seraient relevés.

Ainsi l’armée Maud’huy était-elle chargée de tenir Arras et de prolonger la ligne plus au Nord : l’armée anglaise, amenée de la région de l’Aisne, la devait à son tour prolonger. Un même esprit animait chefs et troupes : un Maud’huy, qui dans les camps apparaît comme un magicien, jetant aux soldats, aux hommes, à ses hommes, ses enchantements et sortilèges qu’il tire tous de son cœur ; un d’Urbal, commandant le 33e corps, grand seigneur majestueux et serein dans les pires épreuves ; un Fayolle à la tête de la 70e division, portant sa droiture, son jugement et sa foi dans ses yeux clairs ; un Barbot qui soutient la 77e division, comme un tuteur l’arbre chargé de fruits…

La division Barbot fut chargée de couvrir les avancées d’Arras. Pendant deux mois, elle se battit à peu près tous les jours et toutes les nuits, disputant chaque pouce de terrain et finalement barrant la route à l’ennemi que ses efforts et ses pertes avaient épuisé. Elle se composait de la 88e brigade (colonel Durand de Gévigney) : 97e régiment (commandant Corteys) et 159e (lieutenant-colonel Mordacq), et d’un groupe de bataillons de chasseurs (54e, 57e, 60e et 61e B. C. P.) commandé par le lieutenant-colonel Bordeaux. Mais dès les premiers jours d’octobre, le colonel de Gévigney, qui résistait à la maladie et à la fatigue avec une admirable énergie, dut être évacué, et fut remplacé par le colonel Mordacq, remplacé lui-même à la tête du 159e par le lieutenant-colonel Minart. Celui-ci fut tué le 22 octobre au faubourg Saint Laurent d’Arras : le lieutenant-colonel Desvoyes prit son poste. Octobre et novembre (1914) furent pour ces unités des mois de terribles épreuves. Aux bataillons de chasseurs, quatre chefs de corps furent tués à quelques jours d’intervalle, deux au 54e (les commandants Fournier et Sammarcelli), deux au 57e (les commandants Besson et Verdier). Le 97e perdit son chef, le commandant Corteys, Ces régiments et bataillons étaient formés de contingents savoyards et dauphinois, soldats endurants, solides, patients, obstinés, dévoués à qui les sait conduire sans les brusquer ni leur raconter des boniments. Tous portaient le béret qui leur rappelait leurs origines et les montagnes natales.

Barbot était toujours au combat, et toujours au point délicat, et toujours de bonne humeur. Il réconfortait officiers et hommes de troupe et rétablissait les situations compromises. On peut dire qu’il portait sa division. Les chefs avaient confiance, se sentant dirigés et commandés dans un esprit de bienveillance, de soutien, d’amitié, et non de critique, de dénigrement ou de délaissement. et cette confiance gagnait la troupe. C’est d’un grand art, en même temps que d’un grand cœur, de mettre de l’amour dans son commandement. Pas un de ceux qui ont servi sous Barbot ne prononce son nom sans s’émouvoir. J’ai vu son souvenir, après trois ans, tirer des larmes des yeux les moins enclins à en verser.

— Barbot ! dit volontiers à son entourage le général Fayolle qui fut à cette époque-là son voisin, un des plus beaux caractères que j’aie connus, un des hommes qui honorent le plus l’humanité.

Et le général Mordacq :

— Barbot : le Bayard de la grande guerre. Quand les vents étaient favorables, on le voyait peu. Mais, dans la tempête, il était toujours là.

Son ancien chef d’état-major, le capitaine, aujourd’hui commandant Allegret, quand il parle de lui, relève son jeune visage aux cheveux blancs et s’arrête, les yeux perdus, ne pouvant achever, comme s’il ne pouvait traduire une impression trop profonde. Car son état-major était sa famille. L’officier qui l’accompagnait le plus souvent dans ses éternelles randonnées, le capitaine de Féligonde, comme le hasard, pendant la bataille de France, nous avait réunis à la même table, nous entretint de Barbot tout un soir, et ce fut parmi les convives une ferveur d’attention comparable à celle que provoque un concert religieux. Nul ne se crut permis d’approuver ou d’ajouter une réflexion. Mais quand Féligonde se taisait, quelqu’un, après un instant, réclamait à la façon des enfants dans la chanson de Béranger :

— Parlez-nous de lui.

J’ai retenu quelques-uns de ces récits. Puissent les survivants de la division y retrouver leurs propres souvenirs et y joindre l’accent !

C’est un soir d’octobre (1914). La division se bat depuis plusieurs jours. Elle a maintenu à peu près intact son front vers Hénin-sur-Cojeul, Guémappe, Waucourt, la chapelle et le moulin de Feuchy, mais elle n’a plus une troupe en réserve : un simple cordon de tirailleurs qui n’est même pas continu garde le signal de Beaurains. Il y a là un trou de trois kilomètres : si l’ennemi en profite, il foncera sur Arras sans coup férir ! Le capitaine de Féligonde, inquiet, fait part de son angoisse à son chef : « C’est vrai, dit Barbot, il y a un trou : eh bien, allons-y, nous le boucherons. » Et les voilà partis. Sur le terrain, ils s’étendent côte à côte pour passer la nuit. Mais les mitrailleuses continuellement crépitent : est-ce une attaque ? « Féligonde, vous dormez ? demande Barbot. — Non, mon général. — Vous entendez ? — Oui, mon général. — Allez voir… »

« Chaque fois, raconte Féligonde, je suis parti, au clair de lune. La fusillade était vive là bas, vers Hénin-sur-Cojeul, chez les chasseurs du colonel Bordeaux, mais, devant nous, il n’y avait rien. Chaque fois, je suis revenu avec la même réponse : « Rien de nouveau, mon général. » Et nous essayons de dormir. Enfin, le jour vient : « Allons voir là-bas vers la chapelle de Feuchy, » nous dit le général. Nous longeons la ligne de tirailleurs ; les hommes ne paraissaient pas trop fatigués, malgré la nuit mouvementée. Dans les betteraves et les pommes de terre, ils ont creusé de petites tranchées dont ils recouvrent de verdure le parapet pour les dissimuler à l’ennemi. Après la chapelle de Feuchy, le général a pris par le chemin de Waucourt. Tout est calme dans ce matin d’octobre. Peu à peu, nous nous sommes éloignés des noires. Tout à coup, à cent mètres de nous à peine, une patrouille ennemie de quatre hommes nous apparaît dans le brouillard. Nous ne sommes que trois : le général, Allegret et moi, n’ayant pour armes que nos revolvers. Toujours calme, le général s’arrête. La patrouille fait de même. On se regarde : la patrouille hésite, puis fait demi-tour et s’en va. Le général est ravi de cette bonne histoire, cependant qu’Allegret essaie, mais en vain, de l’amener à une compréhension plus prudente de son rôle. Nous ne le guérirons jamais de sa témérité.

« Au retour, nous rencontrons un alpin du 97e traînant la patte.

— Où vas-tu comme ça, mon petit gars ? lui demande le général.

« Le gars hésite, puis, voyant son interlocuteur vêtu d’une capote de troupe, coiffé d’un béret d’alpin sans galons ni étoiles, le prend pour un vieux père.

— Et toi, le sais-tu, où tu vas ?

« Le général éclate de rire : « Il ne croit pas dire si vrai, » nous souffle-t-il… »

Il ne portait aucun insigne, mais peu à peu tous ses hommes connaissaient son béret, sa capote et sa figure. La vie ne l’avait point gâté. Avant la guerre, il n’avait pas été apprécié à sa valeur et, demeuré simple et modeste d’allure et de sentiment, il était encore tout surpris de sa rapide élévation. Cependant, les combats devant Arras continuaient si durs, avec si peu de monde, que le général, au moulin de Blanzy, se décide à envoyer Féligonde au poste de commandement du général d’Urbal, à Haut-Avesnes : « Dites-lui où nous en sommes. Ce n’est pas brillant. Toutefois, n’exagérez rien, je tiendrai… Toutefois, si le général d’Urbal pouvait m’envoyer quelques renforts, je saurais leur trouver un emploi… là-bas, vers la Maison Blanche… Dites aussi que je ne puis compter pour le moment sur le 97e, trop éprouvé par l’affaire de Waucourt, et qui a besoin de se refaire. Mordacq me dit que le 159e, quoique fatigué, peut encore tenir. Quant à Bordeaux, je n’ai pas encore de ses nouvelles ce matin : il ne tardera pas à me rejoindre, mais il faut que les éléments du 10e corps l’aient relevé à Hénin-sur-Cojeul… Partez vite ! »

Tandis que le capitaine de Féligonde exécute sa mission à Haut-Avesnes, le général va visiter le 159e. Le colonel Mordacq qui commande la brigade le reçoit : « Mon pauvre Mordacq, il va nous falloir évacuer Arras. — Evacuer Arras ? vous n’y songez pas ! Vous connaissez bien nos alpins, mon général : vous les avez commandés, ils tiendront. — Les ordres vont venir. C’est un grand courage que de savoir prendre ses responsabilités. Il vous faudra bien obéir. — Vous ne me donnerez pas cet ordre. Je vous défie de me le donner… »

Barbot s’éloigne sur ce dialogue. La confiance de son subordonné l’a gagné. Mais il revient sur ses pas quand il a fait cinq cents mètres : « Voici l’ordre : il faut que je vous le donne… » Car il est le chef et doit décider.

Cependant, à Haut-Avesnes, Féligonde a trouvé le général d’Urbal dans la salle à manger d’une ferme. Le général de Maud’huy, qui commande l’armée, est là. Eux aussi savent prendre leurs responsabilités. Il n’y a pas de renforts, la situation paraît intenable, il ne faut pas qu’elle s’aggrave, l’ordre de retrait des forces qui sont devant Arras est dicté : la division Barbot s’organisera dans la région de Duisans. C’est l’évacuation d’Arras.

Féligonde est revenu. Il cherche le général. « Le général est encore une fois parti, lui dit AllUegret. Il a voulu voir le 159e. Cet ordre exige une exécution immédiate. Tant pis, asseyons-nous sous cet arbre et rédigeons les ordres de repli… » Les ordres sont prêts quand Barbot rentre. Ailegret lui montre l’ordre du général d’Urbal et les ordres d’exécution rédigés en conséquence. Le général en prend connaissance d’un coup d’œil. Il paraît nerveux. Il les lit, il les relit et tout à coup : « Evacuer Arras ? non, non. Mordacq a raison. Nos alpins tiendront. Moi vivant, on ne reculera pas. Tenez !… » Et il déchire tous les ordres : « Allez dire aux troupes que tout va bien, très bien. Dites-leur qu’Arras est confié à leur honneur, que ces chiens n’y entreront pas. Mordacq sera content. Ou plutôt attendez : j’irai moi-même… » Et le voilà reparti. Arras sera sauvé. Arras est sauvé…

À cet incomparable chef, une belle mort était due. Sa division devait prendre part à l’offensive d’Artois le 9 mai 1915. Après avoir tout préparé, tout mis en œuvre, tout prévu, pensé comme toujours à l’état moral des troupes comme à leur situation matérielle, réglé tout ce qui pouvait l’être, il avait assisté à la marche rapide, foudroyante de ses bataillons, à l’éblouissant succès qui le payait en une fois de toutes les misères supportées, de la boue, du sang, de l’endurance inouïe des huit mois écoulés. Le lendemain, la réaction de l’artillerie ennemie fut violente, le bombardement des 105 à pou près ininterrompu des abords de Souchez au Cabaret Rouge, de Carency au bois de Bertbonval. Souchez, le Cabaret Rouge, Carency, le bois de Berthonval, noms de douleur, et plus encore de gloire. Entre le cimetière de Souchez et le chemin de Neuville-Saint-Vaast, le 97e régiment souffrait, sans abris, sans tranchées, soumis aux rafales des canons et des mitrailleuses d’un ennemi qui, du haut de la cote 119 nouvellement reconquise, épiait tous ses mouvements. Les pertes étaient élevées, les ravitaillements difficiles…

Sur le carnet de route du capitaine de Féligonde, je copie ces notes consacrées à la dernière journée du général Barbot :


Lundi il mai 1915.

… Nous sommes depuis hier soir dans un bout de tranchée, — c’est le poste de commandement du général, — profonde d’un mètre à peine : nous nous accroupissons chaque fois que les rafales recommencent et le général grinche, n’aimant pas courber la tête lorsque l’ennemi canonne. Mais il le faut… car le petit chemin de terre qui passe devant notre fossé est souvent balayé par les obus… et devient intenable. Qu’importe, tout est à la joie du triomphe, et la journée d’hier marquera dans l’histoire de la division…, de la division Barbot ! Plus de 1 500 prisonniers au tableau, des gros canons, un colonel !

Autour de nous, dans des tranchées semblables à la nôtre, le 60e bataillon de chasseurs est en réserve. Les hommes eux aussi sont joyeux… on devine dans leurs yeux leur désir d’aller à la bataille, à la victoire !

Il est midi, nous avons déjeuné, repas frugal, comme toujours, le général n’aime pas qu’on festoie, même aux jours de succès, et cependant il ne cache pas sa joie : « Belle journée, bonne journée ! » dit-il à tout instant, puis, montrant l’ennemi du doigt : « Ah ! les chiens ! »

Cependant le bombardement redouble sur le Cabaret Rouge.

— Je vais aller voir Combarieu[3], dit le général.

En vain, nous le dissuadons de partir, car les Allemands depuis un instant nous accablent de leurs rafales en guise de dessert.

— Attendez quelques minutes que la rafale soit passée, lui objecte Allegret[4].

Mais, faisant signe au planton Favier de le suivre, le général a déjà sauté de la tranchée sur le chemin et part en courant pour traverser rapidement la zone de bombardement.

— Toujours le même, dit l’un de nous, jamais à sa place !

Un cri poussé dans la tranchée voisine nous fait lever la tête… Le général est couché sur le dos à 200 mètres de nous, un obus vient de tomber là, à ses côtés… Il est blessé… On se précipite, vite un brancard. En quelques secondes, nous sommes près de lui… Très pâle… il souffre horriblement.

— Touché, dit-il en nous voyant.

L’infirmier se penche sur lui et l’ausculte. Hélas ! l’examen est vite terminé : le bras droit est fracassé, un éclat de 105 a labouré le ventre, et de la capote déchirée et sanglante s’échappe l’intestin…

Maintenant le cortège revient : pas un mot, pas un cri de souffrance. Le général ferme les yeux… Nous voici devant sa petite tranchée, son poste de commandement de tout à l’heure. Chacun en est sorti et salue. Le général, dominant sa souffrance, essaie de se soulever sur le côté gauche… en vain il essaie de saluer de la main droite… impossible de remuer ce pauvre bras brisé. Cependant il se raidit.

— Au revoir, messieurs, bonne chance !

Sa voix est encore forte. Mais épuisé, il retombe, et l’instant est poignant… Derrière nous, les chasseurs ont été les témoins navrés de cette catastrophe ; alors, sans ordre, instinctivement, tous se lèvent et présentent les armes à leur chef vénéré. Une fois encore, le général essaie de se relever, mais sa tête retombe sur le brancard. De la main gauche il fait signe à ses chasseurs, à tous ses « gas » qu’il aime tant. « Au revoir, mes amis, au revoir… »

Le triste cortège se dirige maintenant vers le bois de Berthonval, puis aux 31 abris d’où une auto emportera notre général à l’ambulance de Villers-Châtel. En chemin l’aumônier arrive :

— Puis-je vous accompagner, mon général ?

— Restez près de moi, ne me quittez pas.

Le trajet jusqu’à l’ambulance a, paraît-il, été pénible. Trois fois le général a perdu connaissance. Enfin, avec mille précautions, on le porte dans la salle d’opérations. Le chirurgien d’un geste d’impuissance fait comprendre à tous ceux qui sont là que son intervention est inutile… et tout le monde se retire, sauf l’aumônier.

L’entretien est très court… l’abbé Lefebvre revient très ému.

— Un saint ! nous dit-il simplement.

Il me raconte cette entrevue :

— Monsieur l’aumônier, c’est fini… avant de mourir, je veux vous dire que je n’ai jamais voulu offenser Dieu ni les hommes… Si je leur ai causé de la peine, je leur en demande humblement pardon…

Mais voici le lieutenant-colonel Moreigne, sous-chef d’état-major du général Pétain, qui entre :

— Mon général, le général d’Urbal m’a chargé de vous remettre la croix de commandeur. ..

— Merci, colonel…

Les forces diminuent rapidement. Le commandant Dodun, qui est là avec son régiment (4e chasseurs d’Afrique), apprenant la triste nouvelle, accourt… il prend la main du général, sans un mot… Du reste, chacun comprend que la fin approche… Dans le silence, la voix du général s’est élevée, la voix mâle du chef…

— Belle, belle, glorieuse journée ! Victoire !

Et c’est tout…

Le général Barbot est mort.


Sa tombe, au cimetière de Villers-Châtel en Artois, est, selon son vœu, entourée des tombes de ses hommes.

Le général d’Urbal, qui avait envoyé au mourant la cravate de commandeur, choisit en le citant à l’ordre de l’armée les mots illustrés par Bayard : Soldat sans peur et sans reproche : après avoir pris une part glorieuse à tous les combats livrés devant Arras depuis sept mois, a trouvé le 10 mai une mort héroïque à la tête de ses troupes victorieuses.

Tout le 33e corps, comprenant alors les 70e et 77e divisions et la division marocaine, fut cité à l’ordre des armées (ordre général no 38, du 10 mai 1915).

Depuis lors, la 77e division a connu d’autres champs de bataille, vécu d’autres douleurs, et cueilli d’autres lauriers : Verdun, la Somme, l’Aisne. Mais c’est en Artois qu’elle s’est formée à la sublime patience, à la surhumaine énergie, c’est en Artois qu’un chef l’a dressée à son image. Elle est pour toujours la division Barbot. Celui qui la commande, quand elle accourt d’Epernay, en ces jours tragiques du printemps de 1918, n’en sera pas jaloux. Le général Peschart d’Ambly, ancien chef d’état-major de la 1re armée, a aidé le général Anthoine à conduire les opérations françaises des Flandres en 1917, en liaison avec les armées anglaises. Esprit distingué et méthodique, intelligence de grande envergure, il apporte dans son commandement cet art de la direction aisée qui subordonne chaque détail au plan d’ensemble. Sa froideur apparente est réflexion, ses exigences sont raison. Il sait prévoir, organiser, décider, mais il sait aussi que pour l’exécution de ses ordres il peut compter sur les soldats de Barbot. Eux et lui vont se tailler une part glorieuse dans la bataille de France.


HENRY BORDEAUX.

  1. « L’Ile-de-France, c’est donc avant tout l’île centrale ; la géologie et l’hypsométrie nous la présentent bien comme une île. Elle n’est pas enveloppée d’une mer : un cours d’eau unique. n’en souligne pas non plus le biseau circulaire ; mais à bien considérer les rivières qui la longent ou qui la traversent, on reconnaît. dans leurs contradictions mêmes, le véritable caractère de l’Ile… » (Jean Brunhes, Revue hebdomadaire du 13 juillet 1918.)
  2. Jean Brunhes.
  3. Colonel de Combarieu, commandant le 97e.
  4. Allegret, chef d’état-major de la 77e D. I.