Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 110-116).
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LE RÉCIT


Depuis l’épisode de la chasse, quinze jours s’étaient écoulés, et le héros de la forêt, guéri de ses blessures, ne songeait pas encore à s’éloigner… Il était loin pourtant de mener la vie des guerriers du temps, et prenait peu de plaisir aux fêtes dont il était l’objet. Tout entier aux préoccupations d’un autre ordre, et doué d’ailleurs d’un caractère sombre qui sympathisait peu avec celui des hommes de la ferme, il prenait à tâche de s’isoler le plus possible des scènes tumultueuses auxquelles se livrait son hôte. Il aimait à se retirer, le soir, près du vieux comte Érech et de Pialla ; et là, dans des causeries pleines d’abandon, il oubliait la patrie qu’il avait fuie. Le comte connaissait la vie que Dieu a faite aux hommes, et, par expérience, il savait combien le cœur humain est fier, surtout dans l’infortune ; aussi, il respectait sa douleur, et ne cherchait pas à l’éveiller par une curiosité indiscrète. Pialla, au contraire, n’écoutant que les sublimes élans de sa compassion, avait plus d’une fois tenté de soulever le voile qui cachait cette impérieuse infortune ; mais l’inconnu ne s’était jamais laissé pénétrer. La curiosité de Pialla était donc vivement excitée.

Un soir, le comte, Pialla et leur hôte étaient réunis dans une vaste salle : le barde de la cour était près d’eux et comme Pialla lui demandait ses chants, il prit sa cithare, et chanta un guerr breton.


Chant du Barde breton.
I

« Arthur est un prince puissant de l’Hibernie ; il est jeune et beau, comme le soleil quand il jette ses premiers feux à l’horizon.

« Sa voix est forte comme un vent d’orage, et son épée est terrible et redoutée.

« Il a des vassaux aussi nombreux que les épis dans une plaine fertile, et quand il ordonne, les guerriers les plus fiers courbent la tête et obéissent en pâlissant.

« Plus d’une fois, il a mis en fuite le fier Sicambre à la longue chevelure, l’Hérule aux joues verdâtres, et les Saxons aux yeux bleus, intrépides sur les flots !…

« Il a aussi une jeune et belle épousée qu’il aime de toutes les puissances de son âme.

« Et la lune qui les a vus s’unir n’a point encore achevé son cours.

II

Un jour est venu cependant où la fortune a trahi Arthur, le prince puissant de l’Hibernie.

« Des cohortes d’ennemis se sont précipitées sur ses domaines, avec la rapidité de l’aigle dont elles portaient l’emblème.

« Et les innombrables guerriers qui lui étaient soumis se sont révoltés, et son épée terrible et redoutée s’est brisée entre ses mains.

« Il erre sur une terre qui lui est inconnue, et les hommes qu’il rencontre ne parlent pas la langue de ses pères.

« Et il arrose de ses larmes le pain amer de l’exil… Car on lui a ravi sa riante et belle épousée, l’épousée qu’il aime de toutes les puissances de son âme.

« Et cependant la douce lune qui les avait vus s’unir n’avait pas encore achevé son cours. »

Ce chant lent et plaintif avait jeté dans l’âme de ses auditeurs une sorte de disposition à la rêverie qui leur faisait garder le silence, bien que leurs cœur fût plein de pensées près de s’échapper de leurs lèvres ; le seigneur franc était vivement ému ; un moment même, ses larmes coulèrent si abondamment de ses yeux, qu’il se vit contraint de se voiler le visage avec un pan de son manteau, et de retenir les sanglots qui s’échappaient avec force de sa poitrine. Pialla et le comte Érech le regardèrent avec étonnement, et l’un et l’autre ne purent trouver une parole de consolation. Cependant le vieillard rompit le premier le silence, et après avoir renvoyé le barde :

— Mon fils, dit-il au guerrier franc, ton infortune est donc bien lourde, et la douleur qui emplit ton cœur est donc bien amère, puisque tu ne peux les supporter sans larmes ni sanglots ! Dieu est infiniment grand, mon enfant, il en a consolé de plus attristés, et relevé de plus malheureux !

— Bien grande est mon infortune, et bien amère est ma douleur, reprit le héros franc, l’une et l’autre sont égales dans leur grandeur, et Dieu seul pourra combler l’abîme sur le bord duquel je marche !

— Mon fils, dit encore le vieillard, la douleur ressemble au fardeau qui, trop lourd pour les épaules d’un seul homme, serait facilement porté par deux. La douleur s’oublie à s’épancher. Dis-nous les aventures qui t’ont conduit où tu es, et peut-être te trouveras-tu moins malheureux, après nous avoir dit combien tu l’étais !

Soit déférence pour son hôte, soit, comme l’avait dit celui-ci, qu’il trouvât un plaisir réel à raconter à quelqu’un sa propre infortune, le héros franc se laissa persuader et commença ainsi :

« Je suis né sur les bords d’un grand fleuve qu’on appelle la Loire, et mon père y habite, riche et honoré : jeune encore il a été élevé sur le bouclier blanc qui fait les rois, il s’appelle Sighebert, ce qui veut dire brillant par la victoire. Il possède d’immenses domaines, qu’il a conquis avec son épée, et quand il va à la guerre, dix mille héros le suivent en poussant le cri de guerre qu’ils ont appris aux pays des Francs.

L’on m’appelait Hlodowig le Franc. Les plus belles destinées m’étaient alors promises, et les chefs, fiers d’obéir à mon père, ont bien souvent prêté entre mes mains le serment de fidélité. Je vécus ainsi longtemps, apprenant à manier la francisque, et m’exerçant à la chasse et dans les combats, au rôle de chef que je devais remplir un jour. Ma seule ambition était de commander plus tard là où mon père avait commandé, et de mourir les armes à la main dans quelque bataille mémorable, comme celles qu’il livrait aux Allemands ses voisins.

Il y avait alors à notre cour une enfant du nom d’Œlla que mon père avait recueillie ; elle avait une belle chevelure blonde, et de beaux yeux bleus, comme presque toutes les jeunes filles à la race à laquelle elle appartenait. J’avais été élevé près d’elle, nous avions appris ensemble les jeux de l’enfance, et je la regardais comme ma sœur ; quand mon père ne m’emmenait pas avec lui, quand je n’assistais pas aux fêtes qu’il donnait à ses vassaux de noble origne, je passais mes journées entières près d’Œlla et je l’écoutais parler sans m’apercevoir du temps qui fuyait avec rapidité. Elle se souvenait encore des pays des Francs, racontait les exploits de son père, et chantait les ballades des bardes du Nord. — En l’écoutant, j’oubliais et mon père et l’avenir, et je ne pensais pas même alors qu’Œlla était une pauvre fille sans domaines, qui ne pourrait jamais devenir ma femme, du moins tant que mon père vivrait !

Parmi les seigneurs qui fréquentaient la cour et venaient souvent s’asseoir à la table du roi, il y en avait un dont j’avais remarqué les attentions pour Œlla ; c’était un seigneur d’origine gauloise, astucieux, méchant, qui s’était attaché à la fortune des nouveaux conquérants, espérant relever ainsi sa fortune propre que la conquête avait détruite. Œlla redoutait cet homme, et évitait toutes les occasions où elle pouvait se rencontrer seule avec lui. Cependant, elle ne m’en avait point parlé, car elle craignait d’allumer dans mon cœur une colère terrible, qui, selon ses prévisions, devait attirer de grands malheurs sur ma tête.

Un jour donc, c’était le jour du Seigneur, je sortais de la chapelle, lorsque passant près de la chambre d’Œlla, j’entendis un grand cri s’en échapper. Je devinai presque aussitôt ce que s’y passait ; je m’élançai vers la chambre dont je brisai la porte, et j’arrivai près de ma sœur qui pâlit en me voyant. Je regardai autour de moi, il n’y avait personne. La fenêtre était ouverte, j’y courus, mais l’homme qui avait profité de cette issue pour fuir, était déjà bien loin ; les larmes et la pâleur d’Œlla m’en dirent assez, et je résolus dès lors de la venger.

Trois fois déjà le soleil s’était levé à l’horizon depuis l’outrage fait à ma sœur, et je n’avais encore pu me résoudre à exécuter le projet que j’avais conçu. Je craignais d’un côté d’irriter mon père, de l’autre, j’avais hâte d’en finir avec la jalousie affreuse qui me brûlait les entrailles. Une violente colère grondait dans ma poitrine, mais un sentiment d’affection et de respect retenait mon bras prêt à frapper.

L’amour et la jalousie l’emportèrent enfin, et quand vint la nuit du troisième jour, je me dirigeai vers un endroit de la forêt par lequel passait d’ordinaire le seigneur gaulois pour venir visiter mon père. J’avais pris avec moi deux épées de même longueur pour enlever à mon adversaire tout prétexte de refus et toute accusation de lâcheté, et j’attendis patiemment sa venue. Il ne se fit pas attendre ; j’entendis les pas d’un cheval, et un pressentiment me le fit deviner plutôt que je ne le reconnus. Dès qu’il fut à ma portée je m’élançai de l’endroit où je me tenais caché, et d’un coup de francisque bien appliqué, je fendis la tête de son cheval, qui tomba entraînant mon ennemi dans sa chute. Alors je lui jetai une des deux épées, et je lui ordonnai de se défendre.

Cet homme n’avait aucune des qualités qui font les guerriers, car dès qu’il se vit en présence d’un homme décidé au combat, il se jeta à mes genoux et implora ma pitié.

— Et que fis-tu ? demanda le comte Érech en l’interrompant.

— Que fîtes-vous ? répéta machinalement Pialla.

— Je fus sans pitié et sans miséricorde, et je le tuai, répondit l’étranger avec fierté.

Et pendant que le vieux comte laissait retomber sa tête sur sa poitrine et que Pialla joignait les mains, il poursuivit :

— C’est à partir de ce moment que mon père, furieux d’avoir perdu son ami, m’ordonna de quitter la cour et de n’y reparaître jamais. Il fit secrètement enlever Œlla, et je m’éloignai bientôt sans avoir la consolation d’apprendre où elle avait été emmenée. C’est ainsi que marchant toujours devant moi, sans savoir où j’allais, je suis venu frapper à votre porte, que vous m’avez généreusement ouverte.

Mais, hélas ! si un hôte généreux est près de moi, si sa fille me sourit, si son fils m’invite à me placer à ses côtés dans les festins, mon père m’a maudit et chassé, celle que j’aime m’a été ravie, et je suis destiné à vivre loin de ma patrie, dans la douleur et l’infortune !