Un Centenaire oublié - Joachim du Bellay

Pierre de Nolhac
Un Centenaire oublié - Joachim du Bellay
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 71-86).
UN CENTENAIRE OUBLIÉ
JOACHIM DU BELLAY

Les lettres françaises viennent de fêter plusieurs centenaires et le monde les a aidées à célébrer celui de Molière. Joachim du Bellay ne réclamait point tant d’honneur. C’est entre Français, et presque entre écrivains, qu’il eût convenu de l’évoquer. Mais aucune commémoration n’a rappelé ce grand poète aux esprits qui lui gardent un culte fervent ; aucune cérémonie n’a eu lieu dans ce pays d’Anjou qu’il a aimé si tendrement et qu’il a fait entrer dans la littérature. Il ne faut pas que l’an s’achève sans que nos voix saluent l’auteur des Regrets et s’unissent un instant autour de son souvenir.

Joachim du Bellay est né en 1522, au château de la Turmelière, près du bourg de Liré dans le val de Loire, en face de la rive bretonne du fleuve. Il n’y a plus de discussion sur cette date, qu’attestent un de ses poèmes latins les plus précis et l’inscription funéraire composée au lendemain de sa mort et insérée dans son Tombeau. L’année a été définitivement fixée par son dernier biographe, M. Chamard, et les récentes éditions de ses œuvres, colle d’Ernest Courbet comme celle de la « Société des textes français modernes, » ne reviennent pas sur ce point.

Au temps de Sainte-Beuve, il est vrai, on croyait plutôt à 1525. Sur le monument d’Ancenis, qu’inaugurèrent en 1894 des discours de Hérédia et de Brunetière, une décision de Léon Séché a fait inscrire 1524. Mais une erreur, même sur la pierre, reste une erreur ; et il parait hasardé, pour une question de ce genre, d’en remontrer au poète lui-même et à ses amis. A défaut d’une pièce d’archives, qui ne viendra peut-être jamais, tenons pour acquise la date qu’ils ont donnée [1].

La mémoire de notre Du Bellay reste entourée d’un sentiment particulier et d’une sorte d’affection familière. Ces pages suffiront mal à l’expliquer ; elles voudraient surtout inviter d’autres couronnes à se poser sur ce cher tombeau. Il n’y aura pas que des Français à prendre part à cet hommage. Depuis le brillant essai de Walter Pater, maint écrivain de langue anglaise s’est épris de Joachim ; aujourd’hui, c’est l’Italie, avec un Neri ou un Addamiano, qui poursuit, sur les sources utilisées par lui, les enquêtes si neuves de notre Vianey et de notre Villey. On connaissait son culte pour Pétrarque et pour Arioste ; il nous fut révélé qu’en écrivant la Défense et illustration de la langue française, il a jeté pêle-mêle, dans le flot de son argumentation en faveur de la langue nationale, des morceaux entiers d’auteurs italiens ayant soutenu avant lui contre le latin les droits de leur « toscan. » Ces emprunts ne diminuent guère l’intérêt du célèbre opuscule, qui vaut par ses qualités de combat et par quelques préceptes décisifs. A ses titres de poète Du Bellay ajoute l’honneur d’avoir signé le manifeste du nouveau lyrisme français, dont les modèles n’ont pas épuisé leur force, puisque la moderne poésie s’y règle encore.


On possède une anecdote charmante de ce printemps de nos lettres. C’est la rencontre d’hôtellerie, sur la route de Poitiers, où se connurent Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard. Celui-ci, sur ses vieux jours, aimait la raconter à ses amis. Deux jeunes gentilshommes, presque du même âge, nés en des provinces voisines, se découvrent quelques liaisons communes, une lointaine parenté, et surtout ce lien plus fort que ceux du sang, le même goût passionné pour la poésie. Ce qui traîne sous ce beau nom chez les rimeurs de cour à la mode les déconcerte et les irrite. Ils rêvent d’un art nouveau, qui mènerait leur nom à la gloire. Ni le Vendômois, ni l’Angevin, n’ont encore rien publié ; mais ils peuvent se confier l’un à l’autre quelques essais, puisque le public va lire en même temps leurs premiers vers dans le recueil de leur aîné, Jacques Peletier, du Mans. Ce Peletier, mathématicien, conteur et poète, un des plus complets esprits de ce temps, fort au courant des choses d’Italie, cultive sur la poésie des idées tout à fait nouvelles, au moins en France. Il a déjà endoctriné Ronsard, et c’est lui apparemment qui indiquera à Du Bellay les livres éloquents où les théoriciens de la péninsule soutiennent que chaque écrivain doit se servir de sa langue maternelle pour « l’illustrer » et l’enrichir. Il enseigne à ses disciples, qu’il veut nourris d’abord et solidement de l’antiquité latine, l’art de transporter les richesses de celle-ci dans leur français, afin de les recueillir comme un héritage légitime. Ainsi vont aux astres les Italiens ; pourquoi des Français n’iraient-ils point ?

Dans la salle d’auberge où Ronsard confie à Du Bellay son désir de renommée, celui-ci, non moins ardent sous des apparences plus calmes, écoute avec enchantement l’écho de son propre cœur. Il jure à son nouvel ami de se consacrer avec lui à doter la France d’une poésie digne d’elle. Mais le Vendômois l’honore aussitôt d’une révélation plus secrète. L’imitation des anciens Romains ne servirait qu’à demi leur grand dessein. Il est une autre littérature, la grecque, véritable source de celle de Rome et dont les trésors longtemps ignorés s’offrent au plus noble « pillage. » Ronsard et son jeune cousin, Jean-Antoine de Baïf, y furent exercés à Paris, dans la maison de celui-ci, par un précepteur incomparable, qui connaît tout, traduit tout, s’attaque aux auteurs les plus difficiles et qui a conduit ses élèves émerveillés de la vénérable épopée d’Homère aux odes chantées sur la lyre de Pindare le Thébain. Réunis à présent sous la discipline de ce Jean Dorat au collège de Coqueret, sur la montagne de l’Université, ils passent leur vie en découvertes joyeuses, dans un véritable sanctuaire du dieu Apollon. Les leçons du maitre sont tellement entraînantes, qu’on se lève la nuit afin d’étudier davantage et de prolonger l’enchantement. L’avenir de la poésie exige que Joachim vienne s’enrôler dans la « brigade » pour les beaux combats qu’on va livrer.

Il n’y a nulle hardiesse à se figurer ainsi les premiers entretiens des deux poètes. Ajoutons-y leur flamme, leur naïveté, et aussi la verdeur de leur mépris pour les écrivains du jour, ces vendeurs d’« épiceries » dont le succès soulève, à la veille de toutes les révolutions littéraires, les mêmes colères de la jeunesse.

Précieux renfort pour la petite bande, l’Angevin fut rejoindre à Paris Ronsard et Baïf, et il s’établit entre eux une étroite camaraderie et une parfaite communauté d’idées. Il importe peu que Du Bellay n’ait point regagné l’avance que ses compagnons avaient sur lui pour le grec et qu’il soit resté presque tout latin, alors que l’hellénisme envahissait de plus en plus leur horizon ; l’essentiel fut que chacun d’eux, selon ses forces et ses dispositions, se vouât sans réserve à la tâche bien définie où tout leur avenir s’engageait. Tandis qu’ils se préparaient, par un long et dur noviciat, à servir leurs Muses choisies et à affronter l’épreuve publique, les chapitres de la Défense et illustration sortaient peu à peu des chaudes causeries de Coqueret. Tout n’y est pas d’égale valeur, ni d’une argumentation sans réplique. Il faut y voir avec indulgence l’ouvrage collectif d’un de ces cénacles qui, de nos temps encore, mettent au jour les « jeunes revues, » s’imaginant apporter au monde une révélation indispensable. On croit entendre la voix de Ronsard dans quelques véhémentes apostrophes, par exemple ces passages fameux où les genres traditionnels de notre poésie sont renvoyés en bloc « aux jeux floraux de Toulouse et au puy de Rouen. » Qu’y a-t-il au fond de cette violence ? un souci, assurément très louable, de l’honneur de la nation française, mais aussi l’impatience de jeunes gens pressés qui se poussent d’emblée au premier rang et croient que l’art de leur pays doit dater d’eux.

Cette attitude impertinente, qui irrite nécessairement les contemporains, la postérité l’applaudit, quand le génie l’a justifiée. Elle entraîne d’ordinaire les parties vivantes et curieuses du monde lettré. Il faut toutefois que des œuvres s’y joignent, et les nouveaux venus tenaient leurs vers en réserve au moment où l’on discutait leur prose. Ils jetaient coup sur coup sous les presses de Paris, Ronsard les quatre livres des Odes, ornés d’une hautaine préface, Du Bellay son recueil de Vers lyriques et les cinquante premiers sonnets de l’Olive. Leur succès fut combattu, mais rapide et universel. Après la ville, la cour et bientôt tout le royaume raffolèrent des nouveaux rimeurs. Rhétoriqueurs et marotiques étaient réduits au silence. Il n’y a pas d’exemple d’une victoire de ce genre aussi totale, aussi prompte, et rien ne montre mieux à quel point le long travail de l’humanisme avait préparé les esprits.

Dans cette fameuse « guerre contre l’ignorance, » qui décida des destinées de notre poésie, Joachim du Bellay, par timidité naturelle autant que par sincère modestie, s’était assigné lui-même la seconde place. Il ne voulait être que le principal lieutenant du « capitaine de bataille. » Mais le chef savait le mérite qui revenait à un tel rôle. C’est à ses côtés qu’il tint à marquer toujours, pour son siècle et pour les suivants, le rang de son ami dans l’école. Après avoir assisté à sa vie difficile et à sa fin prématurée, il disait avec un accent qui ne trompe pas ;


Je pleurais Du Bellay qui était de mon âge.
De mon art, de mes mœurs et de mon parentage,
Lequel, après avoir d’une si docte voix
Tant de fois rechanté les Princes et les Rois,
Est mort pauvre, chétif, sans nulle récompense,
Sinon du fameux bruit que lui garde la France.


Leur carrière aurait dû se poursuivre du même pas qu’au départ, puisque leur double maîtrise était reconnue par tous les disciples et que leurs œuvres se publiaient alternativement parmi des sympathies semblables. Ils étaient « les deux lumières de France, comme tous les hommes de bon jugement les estiment. » Mais Du Bellay vécut longtemps hors de France, et la mort l’arracha au travail deux ans à peins après son retour. Ronsard devait survivre un quart de siècle, et l’on peut se demander quelle place eût été occupée auprès de lui, si s’était continuée une œuvre détachée peu à peu de son sillage et dont l’originalité singulière s’affirmait par les Regrets. Leurs deux noms restèrent associés, tant que dura le prestige de la Pléiade. Notons même qu’un bon critique, demeuré fidèle à celle-ci en plein XVIIe siècle, Guillaume Colletet, regardait la réputation de Du Bellay comme conservée de son temps « toute pure et toute entière, » alors qu’on se dégoûtait des « nobles hardiesses » de Ronsard : « Et je ne doute point aussi, ajoutait-il, si le ciel eût prolongé ses années, qu’il n’eût rendu la palme douteuse entre lui et le grand Ronsard, et qu’il n’eût même enfin remporté sur lui le titre glorieux de prince de nos poètes. »

Dès leurs débuts, en cette fatidique année 1550 qui vit paraître leurs premiers recueils, on peut suivre chez eux une inspiration parallèle, que différencie seulement un tempérament particulier. Du Bellay s’est hâté de tenir sa partie dans le concert lyrique de la « brigade, » appliquant ainsi son propre précepte : « Chante-moi ces Odes inconnues encore de la Muse française, d’un luth bien accordé, au son de la lyre grecque et romaine. » Il s’exerce, toujours suivant la Défense, à « convertir les anciens en sang et nourriture, » empruntant ses sujets, ses images, les mouvements de sa pensée, à Horace, à Ovide, à tous les modèles latins exploités en même temps par Ronsard, et mêlant comme lui la fable antique à la louange des princes et des amis. Il l’égale même un instant dans l’ode De l’immortalité des poêles, où s’expriment avec force et hardiesse tant d’idées chères au groupe entier, la valeur incomparable du travail poétique, l’assurance du laurier. sans fin, le dédain pour le vulgaire ignorant et pour l’idéal grossier des courtisans de la fortune :


Mais moi, que les grâces chérissent,
Je hais les biens que l’on adore,
Je hais les honneurs qui périssent,
Et le soin qui les cœurs dévore...
Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaire
Au jugement du rude populaire.


Il est encore un domaine où les deux jeunes maîtres se rencontrent et se complaisent à s’attarder. Ils sont l’un et l’autre, dès la première heure, des « poètes du terroir. » Ils se rattachent à leur province par tous les liens de leur jeunesse et veulent en être l’honneur. Ils ont l’orgueil de leur race, mais plus encore le profond sentiment de ce qui les unit à la terre de leur berceau. Le futur chantre du « petit Liré » célèbre déjà son Anjou, comme Ronsard son Vendômois. Il en évoque les paysages à travers des allusions mythologiques, dont tous ces poètes abusent ; mais, s’il lui plait de faire, à son tour, « l’élection de son sépulcre, » il demande à reposer près de quelque fontaine de ces bords de la Loire, que le « Tibre latin » ne lui fera pas oublier. La première de ses odes est intitulée les Louanges d’Anjou au fleuve de Loyre. Plus tard, les charmantes adaptations de poésie paysanne qu’on trouve dans ses Jeux rustiques, y compris celle du Moretum virgilien, se montrent remplies de noms angevins, d’allusions aux usages locaux, et l’œuvre antique qui l’a inspiré est tellement « repensée » par lui qu’il semble tirer le sujet tout entier de l’observation de son pays.

Moins helléniste que latiniste, Du Bellay est aussi beaucoup moins paganisé que Ronsard. Il accepte, à l’occasion, une franche inspiration religieuse, et en tire même un assez grand nombre de vers pour songer à les grouper sous le titre de la Lyre chrétienne. Une série de ce genre chez Ronsard serait bien courte. Joachim n’a cependant pas une personnalité assez forte pour se soustraire à celle de son ami, tant qu’il reste dans son proche voisinage. Il sent lui-même que ses strophes les mieux venues doivent paraître assez pâles à côté de pièces vigoureuses, qu’il est le plus empressé de tous à admirer. Il évite de se mesurer avec le « prince de la lyre » (Gallicæ lyræ princeps, comme il l’appelle en ses poésies latines). Comment a-t-on pu croire qu’il eût indiscrètement cherché, en donnant ses Odes un peu avant celles de Ronsard, à devancer la première publication de celui-ci ? Des circonstances matérielles expliqueraient sans doute cette précipitation apparente, à laquelle tout défend d’attacher de l’importance. L’originalité essentielle et la prééminence de Ronsard étaient parfaitement assurées devant le public, puisque Du Bellay n’empiétait en rien sur la partie de son œuvre à laquelle le grand inventeur tenait le plus, et lui laissait tout l’honneur de l’imitation pindarique :


Divin Ronsard, qui de l’arc à sept cordes
Tiras premier au but de la mémoire
Les traits ailés de la Française gloire,
Que sur ton luth hautement tu accordes...
Fameux harpeur et prince de nos odes...


L’auteur de la Défense a proclamé cette gloire fraternelle dans ses préfaces et dans ses poèmes ; il a honoré en toute occasion « l’inimitable main de ce Pindare français » et, pour éviter toute équivoque, montré à son lecteur « l’Ode, quant à son vrai et naturel style, représentée en notre langue par Pierre de Ronsard... Et te l’ai bien voulu ramentevoir, lecteur, afin que tu ne penses que je me veuille attribuer les inventions d’autrui. » Il le répétait encore dans l’ode Contre les envieux poètes, où il marquait nettement ses propres inventions :


La France n’avait qui pût
Que toi, remonter de cordes
De la Lyre le vieil fût,
Où. bravement tu accordes

Les douces thébaines odes.
Et humblement je chantai
L’olive dont je plantai
Les immortelles racines.
Par moi, les Grâces divines
Ont fait sonner assez bien
Sur les rives angevines
Le sonnet italien.


C’était alors à l’Olive que Du Bellay attachait l’espoir de son succès. Ce recueil de sonnets, le premier que les libraires de Paris eussent imprimé (le recueil lyonnais de Pontus de Tyard est de la même année), lui constituait un juste titre à la renommée. Peu importait que chaque pièce fût tirée d’un original italien. C’est précisément le service que rendaient ces poètes à notre langue, de la faire bénéficier d’un seul coup de toute l’expérience d’un art antérieur et longuement mûri par le temps. L’originalité de Du Bellay consistait dans l’architecture de son livre, qui s’élevait peu à peu du premier sourire de l’amour à la conversion religieuse de l’amant. Dans le détail, il mettait à la disposition de ses confrères, par des modèles déjà excellents de composition et de facture, le poème favori des Italiens, le moule où, depuis deux siècles et demi, se coulaient leur ingéniosité sentimentale et leur subtile verbosité. « Sonne-nous, disait la Défense, ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne. » L’Olive et le livre premier des Erreurs amoureuses du futur évêque de Chalon sont deux recueils entièrement composés de sonnets sur un même sujet, à la façon des pétrarquistes d’Italie. La nouveauté était importante, le petit poème ne s’étant guère présenté qu’isolé chez Marot, Scève ou Saint-Gelais. On sait quelle extraordinaire fortune il devait trouver dans notre poésie. Aucune contestation de priorité ne parait s’être établie entre les deux amis de Ronsard, qui avaient travaillé en même temps ; ce n’est qu’après la mort de Joachim que Pontus s’avisa de réclamer un droit sur ce point. C’était son meilleur titre de gloire, ce qui l’excuse de s’en être montré jaloux.

Les Erreurs, à vrai dire, ne sont guère inférieures à (‘Olive et lui ressemblent par plus d’un côté. Ces œuvres d’artifice doivent une première part de leur inspiration à la Parfaite amie d’Antoine Héroët, une autre, plus certaine, aux divers Italiens à la mode, une autre enfin à ces traités philosophiques de toute sorte qui répandaient chez nous la doctrine platonicienne de l’Amour. Du Bellay a cependant une sensibilité trop vive pour n’en pas montrer l’élan, même sous les formes les plus conventionnelles de la pensée. C’est avant tout l’idée abstraite de la beauté féminine et la chaste passion d’un pur amant qui font le double thème, un peu monotone, de ces cent quinze sonnets en vers dissyllabiques, qui n’annoncent rien des Regrets. Mais cette guirlande précieuse ne se déroule point autour d’une image tout à fait fictive ; l’Olive de ses vers d’amour serait sa cousine Olive de Sévigné, mariée à dix-huit ans à un gentilhomme breton, Mathurin du Gué. Il semble bien que sans fournir aucune précision, il y caresse le souvenir des tendresses profondes et contrariées de sa jeunesse.

Du Bellay n’a point connu l’éducation par un père lettré, les vives amitiés de l’adolescence, les voyages, les succès de cour, qui ont donné à Ronsard une connaissance précoce de la vie. Une existence souvent éprouvée, remplie par des soucis de famille et d’argent, aggravée d’une demi-surdité, vouée à une médiocrité de fortune indigne de son nom et de sa haute parenté, voilà ce qu’on devine à l’origine de certains découragements du poète. Ce n’est pas en vain qu’il intitule une plaintive allégorie « Chant du désespéré. » L’affection de quelques familiers, l’appui fidèle d’un ménage parisien dévoué aux lettres, celui de Jean de Morel, lui apportaient d’appréciables consolations. Il en trouvait aussi chez Marguerite de France, sœur du Roi, qui l’assista dans ses déceptions et lui rendit plus d’une fois confiance en lui-même, princesse d’âme généreuse que toute la Pléiade honore comme Joachim, mais qu’il est seul à célébrer avec son cœur. Aurait-il cependant ajouté des pages bien fortes à sa production première, alors qu’il avouait sa lassitude de la poésie, dont si peu de fruits matériels lui étaient venus, et qu’il employait son talent, comme par passe-temps, à traduire sans éclat deux chants do. l’Enéide, une héroïde d’Ovide, et d’autres moindres ouvrages de latinité ancienne ou moderne ? Ne décelait-il pas ses dispositions intimes en choisissant, pour clore un nouveau recueil, la libre traduction de l’Adieu aux Muses de Buchanan, dont il s’appropriait la tristesse ? Joachim avait trente ans, et l’occasion d’être lui-même ne s’était pas encore offerte.

Il la dut à l’Italie, et cette maîtresse de la Renaissance put le modeler plus directement qu’aucun de nos poètes. Le cardinal Jean du Bellay, son cousin, l’emmena avec lui à Rome, où Henri II le chargeait d’une mission particulière. Ayant longtemps vécu à la cour pontificale, initié à toutes les formes de la culture italienne, bon versificateur latin à ses heures, le cardinal, qui avait longtemps gardé à sa table maître François Rabelais, ne pouvait être indifférent à la présence auprès de lui d’un lettré et d’un poète tel que Joachim. Comprit-il la qualité de son génie ? On le croirait malaisément. Il employa surtout le dévouement d’un parent fidèle à diriger une maison fastueuse et compliquée, où le gentilhomme de compagnie se doublait d’un intendant de confiance. Par les occupations fastidieuses de sa charge, dont il a su se plaindre élégamment, Joachim ne crut point d’abord acheter trop cher le plaisir de vivre à Rome et d’en explorer à loisir tous les trésors. Mais son séjour devait durer plus de quatre années, loin des amitiés les plus chères et sans contact avec la province natale. Son « journal » poétique en sonnets, qui devint le recueil des Regrets, enregistre avec amertume les déceptions de sa carrière et une observation toute satirique des mœurs, alors qu’il a commencé de l’écrire dans l’enthousiasme d’un humaniste mis en joie par l’étude enchantée de l’antiquité. Telle est la double inspiration des deux recueils publiés à son retour et suffisants pour sa gloire : les Antiquités de Rome et les Regrets.

Le concert de notre poésie s’y enrichit de quelques notes entièrement nouvelles. Les Antiquités, où l’on veut voir le témoignage des premières surprises du voyageur, traduit l’admiration d’un Français nourri de littérature romaine, devant les imposants vestiges de la dominatrice du monde. De ces vastes espaces remplis de ruines sortait cette émouvante méditation sur la chute des empires et la force destructive du temps, où la littérature de l’Italie, depuis le latin de Pétrarque, avait pris un de ses thèmes favoris. L’Ecossais Buchanan, lié à Paris avec Joachim, s’était essayé lui-même à le traiter. Quant à la vision de la petite Rome primitive, démesurément grandie avant sa chute, elle était déjà dans Properce, dans Ovide, dans Rutilius. Ces restes de l’Urbs auguste, dont rien ne pouvait donner l’idée à un Français du Nord, étonnaient nos compatriotes, dès qu’ils mettaient le pied sur le sol du Latium. Si Du Bellay a des prédécesseurs parmi nos humanistes, il n’en a pas parmi nos poètes. Il a vu le premier ces murs puissants, témoin des plus hauts faits de l’histoire, que tant d’honneur n’a point préservés de l’écroulement, et il a exprimé par des vers justes et précis la majesté de la ruine et du paysage qu’elle ennoblit.

Cette expression est le bien propre du poète. On trouve assez peu de textes italiens qu’il ait réellement transposés, tels que le fameux sonnet de Baldassare Castiglione : Supeprbi colli voi, sacre ruine..., devenu en français : « Sacrés coteaux, et vous, saintes ruines... » Traitant le sujet en latin dans une grande élégie intitulée Romaæ descriptio, il y porte la même sincérité directe et plus d’éloquence encore. Lorsqu’il a des modèles, son mérite est de faire rendre par notre « vulgaire, » avant toute autre langue transalpine, cette « poésie des ruines, » dont l’avenir tirera maint chef-d’œuvre. Rappelons-nous ici ce qu’un autre art a produit au siècle suivant, avec Poussin et Claude Lorrain, dont Chateaubriand dira que « ce sont des yeux français qui ont vu le mieux la lumière de l’Italie. » C’est aussi une voix française qui a convié le monde à goûter Rome d’une certaine façon et à y chercher des émotions souveraines.

A son évocation des siècles morts, Du Bellay a su mêler les allusions à la Rome nouvelle, qui se bâtissait sous ses yeux et qui trouvait parfois, dans la démolition des monuments antiques, des matériaux pour ses églises rajeunies et ses magnifiques palais :


Toi qui de Rome, émerveillé, contemples
L’antique orgueil qui menaçait les cieux,
Ces vieux palais, ces monts audacieux,
Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples,

Juge, en voyant ces ruines si amples,
Ce qu’a rongé le temps injurieux,
Puisqu’aux ouvriers les plus industrieux
Ces vieux fragments encor servent d’exemples.

Regarde après, comme de jour en jour,
Rome fouillant son antique séjour
Se rebâtit de tant d’œuvres divines :

Tu jugeras que le démon Romain
S’efforce encor d’une fatale main
Ressusciter ces poudreuses ruines


Sas distiques latins rendent le même son :


Aspice templa Deûm sublimibus alta columnis
Et quam nunc similis Roma sit ipsa sui.
Aspice quæ passim Romana palatin surgant,
Quæque sit antiqui frons rediviva loci.


Du Bellay a réussi à faire passer en un français très net ces nobles lieux communs de l’humanisme. Il ouvre, en même temps, par les Regrets, une voie plus large encore et plus féconde. Il invente la poésie personnelle, au sens où nous l’entendons et la pratiquons aujourd’hui. C’est celle qui comporte l’observation quotidienne de la vie, s’attache à noter l’influence des êtres et des lieux sur les mouvements de l’âme, et dont l’analyse intérieure se résout toujours en mélancolie. Du Bellay en fournit déjà une définition, quand il montre le poète


Se plaignant à ses vers, s’il a quelque regret,
Se riant avec eux, leur disant son secret,
Comme étant de son cœur les plus sûrs secrétaires.


Avant d’en venir à son désenchantement célèbre, il a contemplé d’un regard amusé et perspicace les tableaux variés que le monde romain offre à l’étranger. Devant cette matière inattendue, la malice française se réveille dans l’humaniste. Là encore, Joachim a peu d’initiateurs, même parmi les bons satiriques italiens, et ce sont les vers d’un des nôtres qui notent le mieux, à cette heure, les gestes, les passions, les vices, les ridicules de la Rome papale, l’agitation fiévreuse, les intrigues et les grandeurs mêlées de cette capitale de l’univers.

Le secrétaire d’un cardinal Du Bellay, futur doyen du Sacré-Collège, est placé pour tout voir et pour tout savoir. S’il ne parait pas soupçonner le grand mouvement de science et de réforme catholique qui se prépare et va rendre son prestige religieux à la cité de la Renaissance, il suit à merveille, par ses petits côtés, le jeu de la politique générale. Les nouvelles qui affluent de la terre entière lui donnent des sujets à versifier, car elles font à Rome l’entretien de tous :


Ici le vil faquin discourt des fails du monde


Joachim a été promptement admis dans les compagnies savantes de la ville. Il en a rencontré dès l’abord chez le cardinal Farnèse, dans ce grand palais presque achevé, où son cardinal et lui-même ont reçu l’hospitalité de l’amitié et où il a écrit (je l’ai démontré ailleurs) ses premiers vers romains. Jean du Bellay, à son tour, réunira bientôt les beaux esprits et les antiquaires dans une villa somptueuse, aux jardins remplis de statues et de fragments antiques, qu’il fait aménager dans les immenses ruines des Thermes de Dioclétien. Son cousin prend part avec lui à toute la vie intellectuelle de Rome. Au palais Farnèse, il voit travailler Michel-Ange architecte ; à la Sixtine, Michel-Ange peintre. Il est en relations avec les meilleurs lettrés, informé des affaires les plus hautes, aux écoutes de l’écho des consistoires, de la chronique des ambassades et des Palais apostoliques. Mais il ne dédaigne ni les spectacles de la rue, ni les propos libres de Pasquino. Il a peint de petits quadri ingénieux, où chaque touche de pinceau met de l’ironie ou du sourire : les cavalcades et mascarades du carnaval, les cérémonies, la morgue des dignitaires et la rudesse des moines, l’avidité des banquiers et le luxe des courtisanes, les manèges étalés de l’ambition et du plaisir, le choc, plus dur qu’ailleurs, entre les intérêts profanes et sacrés, et ce mélange des nations et des langues qui prête à la métropole de la chrétienté son caractère et son attrait. De jour en jour l’œil mieux ouvert, Joachim a fini par la bien connaître. Entre tant d’images qu’il veut nous en donner, en voici une peu citée, d’un raccourci fort habile, où le poète nous montre successivement les quatre principaux quartiers de la oille. C’est une assez piquante « promenade dans Rome : »


Si je monte au Palais, je n’y treuve qu’orgueil,
Que vice déguisé, qu’une cérémonie,
Qu’un bruit de tambourins, qu’une étrange harmonie,
Et de rouges habits un superbe appareil.

Si je descends en Banque, un amas et recueil
De nouvelles je treuve, une usure infinie,
De riches Florentins une troupe bannie
Et de pauvres Siennois un lamentable deuil.

Si je vais plus avant, quelque part où j’arrive,
Je treuve de Vénus la grand bande lascive
Dressant de tous côtes mille appas amoureux.

Si je passe plus outre, et de la Rome neuve
Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve
Que de vieux monuments un grand monceau pierreux.


Le gai quercynois Olivier de Magny, qui rime, auprès de Du Bellay, les sonnets des Soupirs visiblement imités des siens, prend de la vie romaine ce qu’elle offre d’agréments, et se borne à railler à la gauloise ce qu’elle a de corrompu. Le sérieux de Joachim l’empêche de se « romaniser » sur ce point. Le moraliste septentrional, le croyant fidèle qui est en lui, ressent une réelle souffrance de ce qui, d’abord, amusa sa curiosité. Comme il pleure en chrétien la mort de ce vertueux pontife, l’humaniste Marcel II, dont la présence éphémère sur la chaire de Saint Pierre promettait un vigoureux nettoyage des « étables d’Augée ! » Il est, ce jour-là l’interprète de ses doutes amis et des bonnes gens du popolino. Dans toute cette critique impitoyable des mœurs publiques de son temps (on sait qu’au retour il n’épargnera pas Genève), il a pris exactement à son usage le ton libre de l’esprit romain. En publiant ses vers à Paris, Joachim produira, sans s’en douter, quelque scandale. De bonnes âmes s’en alarmeront ; ses ennemis y trouveront des armes ; ils indisposeront même contre lui son cardinal ; mais on ne voit pas qu’un de ses compagnons de séjour ait contesté sa véracité, ou lui ait fait grief de la vivacité de ses peintures.

Le milieu où il a vécu l’a blessé par trop de côtés pour qu’il ait jamais pu s’en accommoder, comme font à Rome tant d’autres « forestiers, » et la mission du cardinal, en se prolongeant tant d’années, a fini par lui infliger la contrainte, d’un véritable exil. Ses amis restés en France continuent à mener une existence dont il a connu la douceur et pardonné les heures difficiles. Sa pensée les visite sans cesse, et c’est pour qu’ils ne l’oublient pas lui-même, pour qu’on lui garde sa place au foyer des lettres, qu’il cisèle avec leur nom les fins bijoux qu’il leur envoie. Une suite de sonnets attendris répète aux échos du Tibre la chère louange de Madame Marguerite. D’elle et de tous il veut être plaint pour ses misères, après avoir été probablement jalousé pour le « beau voyage. » Il conte, de manière âpre ou plaisante, ses tracas, ses fatigues, ses déceptions ; il accentue les traits amers sur son entourage ; il avoue l’isolement de son cœur :


O beaux discours humains ! je suis venu si loin
Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge...


Il envie Ronsard, qui acquiert des titres à la faveur royale, et Baïf, qui a le bonheur d’être toujours amoureux :


Moi chétif, cependant, loin des yeux de mon Prince,
Je vieillis malheureux en étrange province,
Fuyant la pauvreté, mais, las ! ne fuyant pas

Les regrets, les ennuis, le travail et la peine,
Le tardif repentir d’une espérance vaine,
Et l’importun souci, qui me suit pas à pas.


Dans ces dispositions, les instants heureux de son passé, la grâce du pays de Loire, la simplicité des mœurs françaises, lui apparaissent sous un jour nouveau. Voici, dans sa mémoire, pour charmer une heure de tristesse, les bords lumineux de son fleuve, où le vanneur de blé dit sa chanson « à la chaleur du jour, » les toits de fine ardoise des villages angevins, dont la fumée monte dans la paix du soir ; voici, sur ces collines rustiques où s’est éveillée sa jeune muse, « le clos de sa pauvre maison, » qu’il préférera désormais à l’habitation des palais illustres. Toutes ces images, qu’effacèrent un instant les magnificences romaines, lui deviennent plus chères, embellies du voile de l’éloignement et transfigurées par le souvenir. C’est là pense-t-il, qu’il fait bon vivre et qu’il faut revenir pour passer « le reste de son âge » :


Félix qui mores multorum vidit et urbes,
Sedibus et potuit consenuisse suis.
Ortus quæque suos cupiunt...
Quando erit, ut notæ fumantia culmina villæ
Et videam regni jugera parva mei !


Le sonnet d’Ulysse, qu’on trouve esquissé dans son latin, ne dit qu’une partie de ses regrets. C’est la plainte de « la douceur angevine ; » celle d’une belle âme bien française, et qui se sent telle, résonne sur un ton plus viril :


France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle ;
Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois...


On voudrait que tout jeune Français sût poursuivre par cœur ce beau sonnet national. Si le premier vers rappelle Virgile, si l’image de l’agneau vient d’un Panfilo Sasso, en quoi l’originalité du poème en souffre-t-elle ? Les réminiscences du lettré se sont fondues dans un mouvement lyrique conduit avec fermeté et qu’anime la plus juste idée de la patrie.

Pour rendre des sentiments aussi personnels, le poète ne s’est pas contenté de l’instrument d’autrui. Nul avant lui n’avait su enclore tant de visions dans les limites d’une construction poétique aussi étroite. L’art s’y montre tellement sûr, et la nuance si parfaite, que le sonnet même d’un Ronsard, mis en comparaison, semble parfois du travail grossier. Du Bellay n’a pas seulement, comme il s’en vante avec raison, ajouté au sonnet italien cette façon de « tomber » en beauté, qui caractérisera désormais le nôtre. Il s’est fait une langue sobre, aisée, colorée, d’un plein naturel, « doux-coulante, » disait Belleau, qui contraste avec le style laborieux des écrivains d’alors :


Et peut-être que tel se pense bien habile
Qui, trouvant de mes vers la rime si facile,
En vain travaillera me voulant imiter.


Cette forme nouvelle « de simplement écrire, » Du Bellay ne l’abandonne plus, à partir de son retour d’Italie. Elle brille aux meilleures pages des Jeux rustiques, qui furent son dernier recueil et seraient son chef-d’œuvre, si les Regrets n’existaient pas. Comptons-la comme un présent de plus fait à notre lyrisme par un maître qui l’a comblé.

Joachim du Bellay est mort à Paris à trente-sept ans, le 1er janvier 1560. Qu’aurait pu donner encore ce poète délivré des entraves de l’école, enrichi par une expérience exceptionnelle de la vie et par une forte observation morale ? Quelle musique eût rendue ce luth si pur, exactement accordé sur une grande âme, désireuse et capable de s’exprimer ? Cette question traverse la rêverie, quand on écoute en soi-même les échos d’un chant immortel.


PIERRE DE NOLHAC.

  1. Voyez Henri Chamard, Joachim du Bellay, 1522-1560, Lille, 1906, p. 19 ; abbé Bourdeaut, La jeunesse de J. du Bellay, Angers, 1912, p. 46-48. Les mots des Regrets, qui ont égaré Sainte-Beuve et d’autres, prouvent simplement que Du Bellay, à Rome, était incertain de l’âge de Ronsard ; du moins, n’hésitait-il pas sur le sien, quand il écrivait à Gordes, au plus tard en 1557 :
    Jam mea cycnæis sparguntur tempora plumis...
    Et faciunt septem lustra peracta senem.