Un Cas de conscience diplomatique en 1866

Un Cas de conscience diplomatique en 1866
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 721-757).
UN
CAS DE CONSCIENCE DIPLOMATIQUE
EN 1866

En 1866, Bismarck et Moltke étaient également d’avis que l’alliance de l’Italie leur était indispensable pour engager la guerre contre l’Autriche. Sans cette alliance, Bismarck n’eût pas réussi à entraîner son roi, assailli de tous les côtés de supplications pacifiques par sa mère, par sa femme, par son fils, par les petits princes allemands, même par les souverains étrangers ; sans cette alliance, Moltke se fût trouvé en nombre insuffisant devant les forces autrichiennes. Mais, en liant l’Italie à soi, Bismarck n’entendait pas se lier à elle, et le traité qu’il proposait aux Italiens était un traité sans réciprocité, qui les obligeait à commencer les hostilités sur l’initiative de la Prusse et n’obligeait pas la Prusse à suivre la leur.

La Marmora, le président du Conseil des ministres italien trouvait ce projet dangereux, inutilement compromettant. Avant de l’adopter, il voulut savoir ce qu’en pensait Napoléon III, « car, a-t-il écrit, quoi qu’on en ait dit après l’événement, si la France s’était montrée contraire, nous ne pouvions nous exposer à nous trouver en face d’une alliance austro-française[1]. » Il dépêcha à Paris Arese, l’ami personnel de l’Empereur, dont les offices étaient toujours requis aux heures critiques. En même temps, un autre messager de non moindre importance, et sur lequel il ne comptait pas, s’offrait pour éclaircir la situation.

Le prince Napoléon voyageait en Italie, depuis le mois de février, en dilettante. Passant à Reggio, il aperçut un certain mouvement militaire qui lui parut insolite, et demanda au préfet pourquoi cette animation. Celui-ci lui répondit que c’étaient des recrues qu’on appelait et que tout se préparait pour la guerre. Le prince courut à Florence aux renseignemens. La Marmora lui expliqua que, ne pouvant compter sur le concours de la France, pressé cependant par l’opinion d’entreprendre quelque chose en faveur de Venise, ne croyant pas les forces italiennes suffisantes, il s’était engagé dans des négociations avec Bismarck qui avait besoin de l’Italie pour entraîner son roi et le rassurer contre la crainte d’une intervention française. Il ajouta qu’il était, d’une part, inquiet de la manière dont l’Empereur accueillerait cette nouvelle, et, de l’autre, arrêté par l’inégalité de situation que le projet de traité établissait entre la Prusse et l’Italie. Par cette double raison, il ne croyait pas pouvoir conclure. Le prince interrompit son voyage et rentra immédiatement à Paris rendre compte de cette conversation.

Depuis l’échec de ses dernières tentatives à Vienne, l’Empereur restait convaincu que l’Autriche ne céderait jamais la Vénétie si elle n’y était contrainte et qu’elle ne ferait aucune proposition dans ce sens. C’est pourquoi, ayant plus que jamais à cœur la délivrance de la province captive, il était favorable à la guerre. Cependant il n’osait y pousser à découvert. Deux obstacles l’arrêtaient : l’un tout intérieur, l’état de l’opinion française manifestement hostile. S’il lui était encore loisible de n’y pas obéir, il n’était plus assez fort pour la braver. L’autre obstacle était l’engagement pris, à la veille de l’entrevue de Varsovie, de ne point pousser l’Italie à attaquer l’Autriche, ce qu’il eût paru faire en conseillant le traité. Il eut donc encore deux politiques : l’une ministérielle, l’autre impériale.

La première, telle que la formula Drouyn de Lhuys dans ses instructions à Vienne et à Berlin, était la neutralité attentive aussi longtemps que les intérêts de la France ne seraient pas compromis. Si l’Italie attaquait l’Autriche, elle agirait à ses risques et périls ; ce n’est que si l’Autriche prenait l’initiative de la guerre que l’Empereur se croirait obligé de défendre son œuvre de 1859. Quant à un traité entre la Prusse et l’Italie, on ne le conseillait pas et on n’en décourageait pas ; il appartenait à l’Italie d’adopter dans l’entière liberté de son jugement les combinaisons les plus propres à l’accomplissement de ses destins[2]. Notre ambassadeur à Berlin, Benedetti, ne fut mêlé en rien à la négociation ; il n’en savait que ce qu’il plut, soit à Bismarck, soit aux négociateurs italiens, de lui en conter ; et Drouyn de Lhuys s’est toujours défendu d’être intervenu d’une manière quelconque dans la conclusion du traité prusso-italien[3].

La politique faite par l’Empereur lui-même, le prince Napoléon, Nigra, Goltz, Arese, Pepoli, Vimercati, servie indirectement par Benedetti qui avait vent de ce qui se passait aux Tuileries[4], engageait, comme la politique ministérielle, à ne pas prendre l’initiative des hostilités, mais conseillait fermement de mettre la Prusse en mesure de la prendre en lui promettant une assistance immédiate. En conséquence, lorsque Nigra eut fait connaître à Napoléon III les hésitations de La Marmora à se contenter provisoirement d’un traité purement éventuel et générique, celui-ci l’engagea à faire l’alliance dans ces conditions, parce qu’un traité, même de cette nature, pourrait amener plus facilement la Prusse à déclarer la guerre (21 mars).

Il pria le prince Napoléon de retourner aussitôt vers son beau-père (22 mars) et de lui porter les mêmes recommandations avec l’assurance que non seulement il n’était pas blessé, ainsi que le redoutait La Marmora, mais qu’il l’approuvait. Il l’engageait à signer, malgré cette réciprocité qu’ils s’acharnaient à demander. « Ils ne l’obtiendront pas, dit-il au Prince, et leur insistance ferait tout manquer. » En conservant sa liberté d’action dans les autres éventualités, il autorisait le Prince à promettre à son beau-père un appui matériel, si, la Prusse manquante ses engagemens et concluant une paix séparée, l’Autriche fondait sur eux avec toutes ses forces. Il renouvela les mêmes assurances à Arese, ajoutant, il est vrai, que ces conseils n’impliquaient aucun engagement de sa part ni de la part du gouvernement français, que c’était simplement le conseil d’un ami. Pour que la mission du Prince ne fût pas ébruitée, il fit télégraphier par Nigra « que Malaret, notre ministre, devait être tenu en dehors de tout ceci, » et par Arese « que le Prince n’avait ni instruction ni commission de sa part, » ce qui, officiellement, était incontestable.

Ces avis de l’Empereur, nonobstant leur caractère tout personnel, eurent une influence décisive, surtout quand ils eurent été appuyés par l’éloquence du Prince Napoléon[5]. Un conseil des ministres présidé par le roi décida que des pleins pouvoirs seraient envoyés à Govone et à Barral. Bismarck en conçut une vive joie, car, se déliant de La Marmora autant que La Marmora se défiait de lui, il commençait à se demander si l’Italie, en même temps qu’elle paraissait négocier avec lui, ne s’arrangeait pas avec l’Autriche par l’intermédiaire de Napoléon III. « Si la France témoignait de la mauvaise volonté, avait dit Bismarck à Govone, alors on ne pourrait rien[6]. » C’était le contraire de la mauvaise volonté qu’elle témoignait. Dès lors les négociations se précipitèrent, et le traité fut signé le 8 avril à onze heures du soir. Le 9 au matin, Arese en reçut avis ; il le communiqua à l’Empereur, qui, le soir même, en instruisit Goltz.

Ce traité oblige Sa Majesté Italienne « à déclarer la guerre à l’Autriche sur l’initiative de la Prusse.

« A partir de ce moment, la guerre sera poursuivie par Leurs Majestés avec toutes les forces que la Providence a mises à leur disposition, et ni l’Italie, ni la Prusse ne concluront ni paix ni armistice sans consentement mutuel.

« Ce consentement ne saura être refusé quand l’Autriche aura consenti à céder à l’Italie le royaume lombard-vénitien et à la Prusse des territoires avoisinans équivalant audit royaume en population. Ce traité expirera trois mois après la signature si, dans ces trois mois, le cas prévu à l’article 2 ne s’est pas réalisé, savoir que la Prusse n’aura pas déclaré la guerre à l’Autriche.

« Si la flotte autrichienne, dont l’armement s’exécute, quitte l’Adriatique avant la déclaration de guerre, Sa Majesté Italienne enverra un nombre suffisant de vaisseaux dans la Baltique, qui y stationneront pour être prêts à s’unir à la flotte de Sa Majesté prussienne, dès que les hostilités éclateront. »

Ce traité n’imposait à l’Italie que des devoirs et ne lui assurait aucun droit : il l’exposait à dépenser une centaine de millions inutilement, en frais de mobilisation, si la Prusse ne se décidait pas à la guerre. Mais il rendait Bismarck maître du roi, le roi maître de l’Allemagne, car il assurait le concours militaire sans lequel, comme Moltke ne cessait de le répéter, il serait dangereux d’affronter l’Autriche et les États moyens. Enfin il était une garantie contre l’intervention gênante du protecteur de l’Italie.


II

Soupçonnant la machination ourdie contre lui, François-Joseph prit un grand parti ; il fit dire à Napoléon III par Metternich : « Ni moi, ni mon peuple, ne saurions abandonner la Vénétie, fût-ce au prix d’une compensation octroyée par les puissances. Au contraire, une compensation obtenue par nous-mêmes des mains de la victoire, nous absoudrait aux yeux de la postérité de l’abandon d’une de nos plus belles provinces. Si, loin d’inquiéter l’Autriche et de paralyser par ses menaces une partie de ses forces, l’Italie, comprenant son véritable intérêt, laissait aux armées impériales toute leur liberté d’action contre la Prusse, la Silésie ne tarderait pas à devenir le premier terme d’un échange qui donnerait la Vénétie à l’Italie et permettrait désormais à la cour d’Autriche de marcher d’accord avec la France sur toutes les questions d’avenir. » Il proposait donc à l’empereur Napoléon III de lui céder la Vénétie, dont il pourrait disposer ensuite au profit de l’Italie dès que la victoire lui aurait permis de reprendre la Silésie et ne demandait en retour qu’une garantie de la neutralité italienne.

Metternich rencontre aux courses Persigny[7]et lui fait confidence de l’ouverture dont il a été chargé. Persigny court tout enflammé chez l’Empereur : « Dès que l’Autriche renonce à la Vénétie, tout est changé dans l’échiquier européen ; nous avons cent fois plus d’intérêt à nous unir avec l’Autriche qu’avec la Prusse. Victorieuse, l’Autriche ne gagnerait rien ou presque rien en Allemagne, parce qu’elle y est impopulaire et soulèverait contre elle toutes les passions libérales ; la Prusse, au contraire, en donnant la main aux élémens révolutionnaires, avait acquis une énorme influence sur les esprits ; avec la victoire, elle serait intraitable, et voudrait tout avoir ; à moins d’être liée par des engagemens bien précis et absolus, elle ne nous accorderait rien, et deviendrait pour nous une cause de graves embarras. Si l’Autriche l’emportait, tout l’édifice si laborieusement construit par les Radowitz et les Bismarck croulerait de toutes parts, et les débris de la Prusse appartiendraient à qui les ramasserait, et alors, s’il nous convenait de nous étendre jusqu’au Rhin, personne ne pourrait plus s’y opposer. Il conjura donc l’empereur d’accepter sans hésiter la proposition autrichienne. »

Le prince Napoléon n’eût pas été éloigné de suivre l’impulsion de Persigny. Nullement sentimental, peu confiant dans la solidité de l’armée italienne, convaincu de celle de l’armée autrichienne, il croyait que l’Autriche toute seule vaincrait l’Italie et la Prusse. La perspective d’acquérir à coup sûr ce qu’on ne serait pas certain d’obtenir par les hasards de la guerre le tentait beaucoup. Mais le traité ! Il était allé lui-même en Italie en hâter la signature : pouvait-il conseiller de n’en tenir aucun compte ? J’ai été le confident de ses perplexités. Il crut à la fin avoir trouvé un biais qui tirerait tout le monde d’embarras. L’Autriche céderait la Vénétie avant de reprendre la Silésie ; elle se dessaisirait immédiatement entre les mains de la France. L’Empereur enverrait quelques troupes en prendre possession ; les Italiens, obligés alors de s’arrêter, n’exécuteraient pas le traité et ne pourraient être accusés d’avoir manqué à leur parole. « Garibaldi et mon beau-père crieront, me dit-il, mais ils se résigneront. »

Les politiques, tels que Fould et, à un certain moment, Boulier, furent d’avis de ne pas accepter les avances de l’Autriche. Ils conseillaient de ne se déclarer en faveur d’aucun des rivaux, de leur imposer la paix à tous deux et d’éviter ainsi de s’exposer aux conséquences incertaines de l’une des victoires, et de maintenir, par la rivalité des deux (puissances, un équilibre duquel dépendait notre sécurité. La préoccupation patriotique qui avait arrêté l’Empereur à Villafranca devait le rendre contraire à l’explosion d’une guerre en Allemagne, d’où sortirait une menace bien plus certaine que celle dont il avait été si vivement ému en 1859. On ne maintiendrait la paix qu’en ne se prêtant à aucune combinaison de quelque côté qu’elle vînt, et en se prononçant contre celui qui commencerait l’agression. La Vénétie pouvait bien attendre ; nous n’étions pas obligés de compromettre nos destinées pour achever celles de l’Italie.

Drouyn de Lhuys fit écarter cette opinion : on cesserait d’être neutre si on désignait celle des deux parties contre laquelle on agirait, le cas échéant. Il proposait, en principe du moins, de prendre en considération la démarche autrichienne, sauf à discuter sur les détails, car, dans cette proposition, il ne s’agissait pas de sortir de notre neutralité, mais d’y entraîner l’Italie. L’Impératrice le soutint, ainsi que Walewski, avec l’arrière-pensée que les circonstances permettraient, peut-être, tout en respectant l’unité de l’Italie dans le Nord, d’obtenir le rétablissement au moins partiel du patrimoine pontifical et la restauration du roi de Naples.


III

L’Empereur, avant de prendre un parti, communiqua la proposition autrichienne à l’Italie en lui demandant ce qu’elle en pensait, et si elle se croyait inexorablement liée.

Les raisons très spécieuses ne manquaient pas aux Italiens pour se dégager : ils n’avaient qu’à retourner contre Bismarck, avec une pointe d’ironie, le raisonnement qu’il leur avait tenu naguère : « Vous nous avez déclaré que, si l’Autriche vous faisait des propositions tout à fait satisfaisantes, notre traité ne vous empêcherait pas de les accepter et que vous ne vous croiriez obligé que de nous prévenir à temps. Eh bien ! nous faisons ce qu’à l’occasion vous auriez pratiqué à notre égard. »

Le loyal La Marmora n’était point homme à se payer de ces subterfuges. De plus, en sa finesse de vieux Piémontais, il sentait que la simple intention bismarckienne, d’un manque de parole toujours niable et non matériellement perceptible, ne le laverait pas d’un manquement public à l’honneur. Cependant, comme le prince Napoléon, il ne pouvait méconnaître combien il était grave de donner aux chances toujours périlleuses de la guerre ce qu’on pouvait obtenir par la neutralité. Ce double sentiment de l’homme d’honneur et du politique se retrouve dans sa réponse : « Ma première impression est que c’est une question d’honneur et de loyauté de ne pas nous dégager d’avec la Prusse, surtout lorsqu’elle vient d’armer et de déclarer à toutes les puissances qu’elle attaquera l’Autriche si l’Autriche nous attaque. Mais comme le traité expire le 8 juillet, on pourrait arranger la chose avec un Congrès. L’Empereur n’oubliera pas qu’il nous a conseillé le traité avec la Prusse (5 mai 1866). » La réflexion ne fît que confirmer cette première vue, et des motifs d’un autre ordre vinrent rendre sa loyauté plus inébranlable.

Les Italiens disaient couramment qu’en 1859, nous les avions gênés autant qu’aidés : livrés à eux-mêmes, ils allaient enfin avoir l’occasion de montrer leur valeur militaire ; ils repoussaient un arrangement qui les priverait de cette gloire dont ils attendaient le baptême de leur jeune unité. Enfin, une rupture avec la Prusse liait à jamais à l’alliance française, condamnait à se mouvoir dans son orbite et fermait la porte que l’alliance prussienne ouvrait largement à l’hostilité future. Pour l’ouvrir, cette porte, on avait songé d’abord à l’Angleterre ; mais elle s’était montrée trop rebelle à rendre des services effectifs : de la Prusse, nation militaire, on obtiendrait beaucoup mieux. Les révolutionnaires ne le comprenaient pas encore ; ils étaient alors en majorité hostiles à Bismarck, Garibaldi me l’avait dit dans notre entretien de la Spezzia ; ses amis n’avaient appris qu’avec froideur les négociations de La Marmora. Mais les modérés, les Minghetti et autres, caressaient dans l’alliance prussienne l’espérance de se débarrasser de nous. Nigra les y encourageait : « Il serait peu séant pour la dignité du roi et d’un pays de 22 millions d’habitans de contracter une nouvelle obligation envers la France. Elle (je parle de la nation, et non de l’Empereur, qui a été et qui sera toujours l’ami de l’Italie) ferait peser d’une manière intolérable sur nous le nouveau bienfait… Le bénéfice de notre victoire sera d’autant plus grand que nous l’aurons obtenue sans l’aide des fusils et des canons français[8]. »

La Marmora ne nourrissait aucune de ces arrière-pensées, mais, précisément parce qu’il sentait ce que l’Italie nous devait déjà de reconnaissance, il ne se souciait pas d’aggraver une dette trop lourde : « Tâchez, recommandait-il à Nigra, que, si la Vénétie est cédée, elle le soit par le suffrage universel et non par une cession à la France. Ce serait humiliant et ferait un effet déplorable en Italie, ayant plus de 300 000 hommes prêts à marcher. J’ai toujours cherché à faciliter une solution pacifique de la question vénitienne. Je préférerais la guerre à une telle solution. » Sa vertu, doublée de ces considérations pratiques, devint inflexible.


IV

L’Empereur eut alors à résoudre un des cas de conscience les plus graves qui se soient posés à un souverain.

En permettant au ministre italien d’être vertueux, il n’était pas obligé de l’être avec lui, au détriment de son pays. Il avait constamment déclaré que, s’il répondait en ami aux interrogations qu’on lui adressait en ami, il n’entendait point aliéner sa complète liberté d’action. Il lui était donc loisible de dire à l’Italie : « Si en retour de la Vénétie promise, vous croyez pouvoir assurer à l’Autriche votre neutralité, de mon côté je ne lui accorderai rien de plus ; mais si, ne tenant nul compte de sa proposition, vous vous jugez tenus à l’attaquer dès que la Prusse prendra l’initiative des hostilités, et si néanmoins l’Autriche réalise la cession qu’elle me promet, ne pouvant lui garantir votre neutralité, je lui accorderai mon alliance. Il n’en résultera pas une guerre entre nous, puisque votre traité ne vous engage qu’à attaquer l’Autriche et non ses alliés, et que je n’arrêterai pas votre zèle guerrier en Italie, ne m’avançant aux côtés de l’Autriche que sur les champs de bataille de l’Allemagne… »

Bismarck eût-il décidé son roi à affronter seul l’Autriche, l’Allemagne et la France, il n’est pas supposable que son armée, quelle que fut son excellence et celle de ses chefs, eût obtenu les succès prodigieux que nous raconterons.

Sans doute une victoire de l’Autriche n’aurait pas eu les effets foudroyans que prophétisait Persigny ; elle n’aurait pas anéanti la Prusse et ne l’aurait pas coupée en plusieurs morceaux dont chacun prendrait ce qui lui conviendrait. Cette défaite aurait été vite réparée, la Prusse serait demeurée le pivot futur de l’Allemagne. Mais le jour certain de sa domination eût été reculé et rejeté dans un avenir lointain.

Des scrupules personnels détournèrent l’Empereur de ce parti, bien qu’il parût commandé par l’intérêt de son peuple. Il ne se souciait pas de ce que disaient ou faisaient ses ministres, et ne se considérait pas comme lié par eux. Mais il conduisait sa politique personnelle en gentilhomme, impénétrable parfois, jamais fourbe, et se croyant d’autant plus obligé qu’il n’y avait rien d’écrit. Depuis des années, il prodiguait à la Prusse ses assurances d’amitié, d’intérêt, de bon vouloir, l’encourageait dans ses ambitions, et il se tournerait tout à coup contre elle et comploterait sa perte ? Il avait jeté l’Italie dans les bras de la Prusse, et il l’en arracherait ? L’honneur ne lui interdisait-il pas à lui, le défenseur de l’indépendance des peuples, de s’associer à un trafic de violence conquérante contre la Silésie, satisfaite de son union déjà longue avec la Prusse et ne demandant pas à la rompre ?

Persigny rugit de colère de tous ces scrupules : « Le point d’honneur qui consiste, dans la vie privée, à sacrifier ses intérêts les plus chers et à exposer même ses jours pour rester fidèle à sa parole n’a rien à faire dans les relations d’État à État, où l’intérêt des peuples reste et doit rester la loi suprême ; un homme d’État n’a pas le droit de subordonner les destinées d’une nation à la satisfaction de ses sentimens généreux ou chevaleresques ; d’ailleurs, un traité d’alliance offensive ou défensive doit être une cause de force et non de faiblesse ou de ruine. Venise étant rendue à l’Italie, il était insensé d’exposer le sort d’une armée et d’un pays pour la conquérir ; enfin, si l’Autriche faisait une concession analogue, ce n’était pas M. De Bismarck qui s’inquiéterait de son traité avec l’Italie ; il ne fallait pas que l’Italie s’inquiétât davantage de son traité avec la Prusse. » En d’autres termes, c’était l’axiome du Florentin « qu’un prince prudent ne doit pas observer un traité qui lui nuit lorsque n’existent plus les raisons par lesquelles il avait été induit à promettre. » Bismarck, en effet, n’eût pas hésité. Est-il beaucoup de souverains qui l’eussent fait ? « Les princes ont de l’honneur dans les petites occasions… S’agit-il de ces respectables et héroïques friponneries d’ambition devant lesquelles l’honneur n’est plus qu’un conte de vieille, ils trompent autant qu’il le faut[9]. »

Napoléon III se crut tenu à plus de correction. Il ne s’étonna ni ne se froissa de la résistance de l’Italie, n’essaya pas d’en venir à bout, et n’accorda pas à l’Autriche en assistance active l’équivalent de ce que l’Italie lui refusait en neutralité, mais il fut touché de son offre, et ses dispositions à son égard changèrent. Jusque-là, il lui avait fait du mal, il ne lui souhaita plus que du bien ; depuis des mois, de derrière sa neutralité officielle, il poussait de toutes ses forces à la guerre, il ne pensa plus qu’à conserver la paix. Ne se croyant pas en droit d’intervenir par un veto formel, il reprit sa panacée habituelle, le Congrès, non un Congrès de stratagème, en vue de gagner le terme du traité italien, car s’il eût eu cette arrière-pensée, il en eût informé l’Autriche à l’oreille afin qu’elle se prêtât au jeu. Il voulut un Congrès sincère et il en espéra le succès. Tant que l’Autriche n’avait pas supporté qu’on lui parlât de la cession de la Vénétie, il avait été convaincu que la guerre seule pourrait en opérer l’affranchissement, et n’avait eu confiance dans aucune des tentatives d’arrangement pacifique auxquelles il s’était complaisamment prêté. Il considéra que tout était changé dès que François-Joseph concédait en principe l’abandon de la Vénétie, à certaines conditions. Il lui paraissait beaucoup moins difficile de faire renoncer l’Autriche à la condition de la Silésie reconquise, qu’il ne l’avait été de lui faire admettre l’éventualité de la perte de Venise, d’autant plus que, dans l’affermissement de sa situation en Allemagne et dans son extension en Orient, en Bosnie et en Herzégovine, elle eût trouvé un équivalent de la Silésie. Il supposait que l’Autriche jugerait moins contraire à sa dignité de se rendre à un vœu unanime de l’Europe que de reculer devant une menace d’agression de ses deux voisins. Il n’y aurait eu d’obstacle sérieux à une solution favorable que sa propre cupidité, et il n’en avait aucune. Nigra l’affirmait à son gouvernement en pleine connaissance de cause : « L’Empereur désire à l’heure présente sincèrement le Congrès, et il y travaille loyalement et consciencieusement. Il se contenterait d’une solution pacifique qui ne lui ferait gagner aucun territoire, mais qui aurait pour résultat la libération de la Vénétie, et augmenterait l’influence morale de la France dans le monde (28 mai). » Depuis le commencement l’Empereur n’avait pas eu d’autre pensée ; on la retrouve au fond de toutes ses combinaisons ; c’est ce qui constitue le point fixe de sa politique, dès qu’il reste lui-même et ne se laisse pas circonvenir par des influences extérieures.

Drouyn de Lhuys écrivit à La Tour d’Auvergne et à Talleyrand : « Se borner à des représentations ou à des conseils, lorsque les passions sont en jeu, n’amènerait aucun résultat. Trois questions sont aujourd’hui les causes du conflit prochain : la Vénétie, les duchés de l’Elbe, la réforme fédérale. Si l’Angleterre, la Russie et la France consentaient à se réunir en Congrès après être convenues que, sans soulever aucune autre question, les délibérations porteront exclusivement : 1° sur la cession de la Vénétie à l’Italie, sauf compensation pour l’Autriche et garanties pour le pouvoir temporel du Saint-Père ; 2° sur le sort des duchés de l’Elbe et sur la réforme de la Confédération germanique en ce qui touche l’équilibre européen, elles pourraient convier à ce Congrès l’Autriche, la Prusse, un représentant de la Confédération germanique et l’Italie. S’entendre d’avance sur la solution de ces questions me paraît impossible ; mais il suffit que les trois grandes puissances affirment la volonté de les résoudre pour que les maux de la guerre soient évités et la paix assurée (8 mai). »

Clarendon accepta, en principe, la réunion des trois puissances ; sauf à ne lui donner la dénomination de Congrès que lorsque la Prusse et l’Autriche y auraient adhéré. Il insista surtout pour savoir la portée de ces mots : la ferme intention de résoudre les questions. Cela signifiait-il que les puissances étaient disposées à assurer par la force l’exécution de leurs résolutions ? L’Angleterre ne prendrait en aucun cas un arrangement de cette nature (9 mai, 5 h. 34 soir). Immédiatement (9 mai, à minuit) Drouyn de Lhuys répond : « La dénomination de Congrès pour la réunion des trois puissances ne nous importe pas. Quant à l’emploi éventuel de la force des armes, ce serait une question réservée. L’exclure dès le début enlèverait toute autorité aux décisions. » Il modifia sa rédaction dans ce sens. Clarendon demanda alors : 1° qu’on se bornât à admettre, en retour de la cession de la Vénétie, le principe d’une compensation pour l’Autriche, sans placer cette puissance dans la nécessité de réclamer elle-même cette compensation ; 2° qu’on supprimât le passage relatif aux garanties en faveur du pouvoir temporel du Pape. Cette question n’était pas de celles qui menacent de troubler la paix de l’Europe, car, en aucun cas, une pareille garantie ne saurait être effective et tout au plus pourrait-elle être l’objet d’une convention spéciale entre la France, l’Autriche et l’Italie.

Gortchakof présenta la même objection contre cette garantie du pouvoir temporel. Il demanda, en outre, que, pour ne pas effaroucher l’Autriche, tout en admettant bien que l’on discutât la cession de la Vénétie, on ne l’annonçât pas en termes explicites. Il suffirait de dire : « le différend italien. » L’accord existant sur les choses, Drouyn de Lhuys ne jugea pas nécessaire d’insister sur les mots, et il accepta la modification. Clarendon fit de même. Le 24 mai, partirent les lettres d’invitation de la France, suivies le lendemain de celles de l’Angleterre et de la Russie. Il fut convenu que les ministres des Affaires étrangères viendraient eux-mêmes prendre part au Congrès, munis de pleins pouvoirs, comme en 1856. La date proposée fut le mardi 12 juin.


V

Bismarck était informé de toutes parts des négociations ouvertes entre Vienne et Paris. Ami m le lui avait mandé de Rome, le tenant du cardinal Antonelli ; des banquiers l’en avaient informé de Vienne, Constantinople et Paris. Il voyait tout son édifice, à peine construit, à la veille de s’écrouler et son roi, de plus en plus hésitant et larmoyant, de nouveau en disposition de lui échapper. Son agitation fut violente. Il disait à notre ambassadeur : « Si elle est trahie par l’Italie, la Prusse n’est pas encore assez engagée pour que la retraite lui soit impossible[10]. » Ou bien : « Si l’Empereur nous abandonne en refusant de se concerter avec nous, s’il facilite la cession de la Vénétie aux Italiens, si la Prusse reste seule en face de l’Autriche et de ses alliés, nous serons placés devant cette alternative : désarmer l’Autriche par notre soumission, qui lui sera acquise pour longtemps, ou soutenir une lutte formidable, après laquelle peut-être la Prusse aura cessé d’être un contrepoids à la prépondérance de la maison de Habsbourg en Allemagne. Si le Roi m’écoute, nous combattrons. L’armée est superbe ; à aucune époque elle n’a été plus nombreuse, plus solidement organisée, ni mieux armée ; j’ai la confiance qu’elle triompherait de nos ennemis, ou qu’elle remporterait du moins des succès suffisans pour nous permettre d’obtenir une paix honorable. Nous pouvons au besoin appeler au pouvoir le parti libéral, proclamer la Constitution allemande de 1849, et entraîner avec nous le sentiment national de Hamourg à Munich[11]. »

Et il en revenait à cette interrogation : « Que veut donc l’Empereur ? » Il le demandait à Goltz, à Govone, à Benedetti. « Qu’il le manifeste, leur disait-il ; qu’il nous fasse connaître le minimum de ses exigences, nous verrons si nous pouvons les satisfaire. Il veut des compensations en vue de nos accroissemens éventuels ? Soit, mais qu’il explique lesquelles. Il en est qui lui sont naturellement indiquées, la partie française de la Belgique et de la Suisse, partout où on parle français sur votre frontière. Veut-il de la terre allemande ? S’il en demande trop, par exemple toute la rive gauche du Rhin, Mayence, Coblentz, Cologne, je préférerais m’entendre avec l’Autriche, renoncer aux Duchés et à bien d’autres choses encore. Mais, s’il est raisonnable, s’il ne veut que le pays compris entre le Rhin et la Moselle, je pourrai proposer au Roi d’y consentir et, au moment suprême, quand il serait au point de tout perdre ou de tout gagner, peut-être s’y déciderait-il. Mais qu’il parle ; que nous sachions ce que nous pouvons espérer, ou ce que nous devons craindre. »

Eût-il, sous le coup de la nécessité, promis à notre convoitise imprévoyante quelque lambeau de territoire, aurait-il tenu sa promesse ? Ses admirateurs l’ont nié, et lui-même, à propos d’un autre sujet, a prononcé plus tard des paroles qui, rétroactivement, s’appliquent à sa situation en 1866 : « Supposez, dit-il, qu’au moment où les complications nous menaçaient, qu’au moment où nous étions obligés de marcher contre la France, l’Autriche nous eût dit : « Nous serons tranquilles et observerons une neutralité amicale, si vous laissez entrer en franchise tous les vins hongrois et si, en outre, vous faites d’équivalentes concessions douanières à nos fabriques de sucre, à nos filatures, » ma réponse eût été d’accorder à ce pays les concessions qu’il demandait. Je suis assez homme d’affaires pour cela en pareil cas. Mais que serait-il arrivé à notre retour ? Il serait arrivé, ou que nous eussions immédiatement redemandé d’une façon comminatoire notre indépendance douanière, ou bien que nous eussions attendu un moment analogue à celui où nous sommes aujourd’hui pour dire au gouvernement autrichien : « Maintenant les choses sont retournées ; nous vous prions non seulement de nous rendre nos concessions, mais encore de nous faire des concessions équivalentes[12]. » Il eût traité de même les concessions territoriales arrachées par la France au moment critique. D’ailleurs, le Roi n’eût pas consenti, même avec celle arrière-pensée, à ces promesses fallacieuses. Goltz n’avait pas caché à l’Empereur que, si on offrait au Roi 5 millions de nouveaux sujets contre l’abandon d’un million d’anciens, il refuserait parce que le dommage moral serait incomparablement plus grand que le gain matériel[13].

Les invites de Bismarck n’étaient donc pas sérieuses, et on eut tort d’y attacher tant d’importance : c’étaient des amorces pour obtenir des confidences ; il paraissait se livrer afin que l’Empereur se livrât. Cet expédient, dont il était coutumier, ne lui réussit pas cette fois. Govone n’avait aucune qualité pour s’expliquer, et Benedetti, qui n’en savait pas plus que lui, écarta les confidences interrogatives, craignant de laisser soupçonner que ces combinaisons eussent quelques chances d’être examinées à Paris. Bismarck essaya de sortir de cette obscurité.

« Avant d’aller au Congrès, fit-il dire par Goltz, nous voudrions nous entendre avec vous. — Eh bien ! dit Drouyn de Lhuys, faites le menu. — La Prusse, répondit Goltz, peut indiquer ses desseins ; mais la France seule peut désigner son mets favori. — C’est précisément cela que nous voudrions éviter. La France ne désire aucun agrandissement ; mais, si un autre s’agrandit, elle doit obtenir un équivalent, et cet équivalent doit être désigné par l’Etat qui s’agrandit. Seulement, laissez-moi vous dire qu’une simple satisfaction d’amour-propre ne nous suffirait pas ; toutefois il n’est pas nécessaire que cette compensation constitue un accroissement de pays et de population : on peut imaginer un terme moyen qui serait considéré par tous les Français comme un avantage réel, une combinaison qui romprait des groupemens anciens inquiétans et en formerait de nouveaux qui nous fortifieraient et affaibliraient nos adversaires. » Goltz ne tira de l’Empereur que des paroles aussi énigmatiques : Il désirait un Congrès qui discutât les trois questions en litige, dans le sens de l’Italie et de la Prusse, et, en compensation, il ne demandait absolument rien. Aussi ne croyait-il pas qu’il y eût lieu à entente préalable ; il ne voulait donner aucune promesse qui l’engageât ; il l’avait refusée à l’Autriche ; il ne pouvait l’accorder à sa rivale. Bismarck, alors, croyant cette partie perdue, se retourna par un de ces bonds de panthère auxquels son échine flexible était toujours prête.

Un certain Antoine Gablentz, frère du gouverneur autrichien du Holstein, naturalisé Prussien, voyait avec douleur l’explosion d’une guerre fratricide entre son ancienne et sa nouvelle patrie. Spontanément il avait essayé de la conjurer et promenait de Vienne à Berlin des projets de réconciliation ù peine écoutés. Bismarck aux abois l’appela et arrêta avec lui les conditions suivantes à proposer à Vienne : création d’un État indépendant dans les Duchés sous un prince prussien, le prince Albert ; Kiel, Düppel, Sonderburg données à la Prusse ; réforme d’un commun accord de la constitution militaire fédérale ; commandement en chef de la Confédération du Nord attribué à la Prusse ; celui de la Confédération du Sud à l’Autriche. Quoique chaque souverain de la Confédération conservât son droit sur ses contingens, il devrait recevoir la même organisation, le même armement, la même éducation.

C’était le partage de l’Allemagne. Une telle opération ne serait pas docilement subie par la nation, si on ne lui offrait un beau cadeau de noce. Ce beau cadeau serait l’Alsace et Strasbourg. La France était comme le vautour épiant le moment du carnage ; elle attendait que le sang coulât en Allemagne pour se jeter sur sa proie. Menacées d’un pareil danger, les deux puissances allemandes avaient plus d’intérêt à s’entendre qu’à se battre. Elles étaient à l’apogée de leurs armemens, qu’avaient-elles à redouter de la France dont l’armée venait d’être désorganisée et affaiblie par l’expédition du Mexique ?

Naturellement une telle alliance supposait la garantie des territoires réciproques, et par conséquent de la Vénétie à l’Autriche. Qu’importait à Bismarck ? Il n’y avait pas à se préoccuper d’une prétendue alliée qu’on était certain de retrouver sur le champ de bataille à côté de la France. Voilà le plan soi-disant acceptable que Gablentz développa à l’empereur d’Autriche le 25 mai[14].

En réalité on lui proposait galamment de se couper la gorge lui-même. Si, après avoir déjà plusieurs fois abandonné les États moyens, dont il venait de se rapprocher, il les livrait une dernière fois à la Prusse, il se fût effondré sous le mépris général ; privé de tout appui intérieur et extérieur, à la discrétion de Bismarck, quels affronts n’aurait-il pas à en redouter ? Il repoussa ces ouvertures (28 mai).

N’ayant pas réussi à entraîner l’Autriche contre la France, Bismarck dut de nouveau faire patte de velours à l’empereur Napoléon, et accepter son Congrès et même d’y aller en personne. L’idée de quitter son roi, qu’on pourrait lui changer pendant son absence, la perspective d’être obligé de soumettre ses convoitises à un débat diplomatique, l’exaspéraient : « Ils veulent que j’y aille ; soit, j’irai ; mais ce sera pour mettre le feu aux poudres : nous en partirons pour la guerre (30 mai). »


VI

La sage Autriche, comme disait Thiers, le dispensa de cet esclandre. Dans un conseil extraordinaire de cinq heures, François-Joseph décida qu’il n’acceptait le Congrès que moyennant l’engagement d’exclure toute combinaison tendant à donner à un des États invités un agrandissement territorial ou un accroissement de puissance : il revenait à l’idée, qui avait paru abandonnée, qu’une cession imposée de la Vénétie serait un suicide et qu’il valait mieux courir les chances de la bataille. En outre, il exprima l’étonnement que le gouvernement pontifical n’eût pas également été convié à venir prendre part aux délibérations sur le différend italien. La situation de l’Italie ne saurait être examinée sans qu’il soit tenu compte des intérêts de la Papauté.

Il fit annoncer cette résolution par le télégraphe à tous les cabinets, et, le même jour, il coupait le câble : il faisait déclarer à la Diète que la cour de Berlin, non contente d’élever dans les Duchés des prétentions sans fondement, avait manifesté, dans une mesure sans cesse croissante, sa tendance à les réaliser au mépris de toutes considérations, et même en faisant appel à la violence ; elle n’avait pas reculé devant l’extrémité de s’appuyer sur des ennemis extérieurs de l’Autriche. Le gouvernement impérial considérait comme vains et inefficaces tous ses efforts d’amener, d’accord avec elle, un règlement définitif et conforme au droit fédéral de la question des Duchés, et il abandonnait l’entière poursuite de cette affaire d’un caractère tout allemand, aux résolutions de la Diète, résolutions auxquelles était acquis d’avance son assentiment le plus empressé. Le gouverneur autrichien dans le Holstein reçut l’ordre de convoquer l’assemblée des États « afin que la représentation légale du pays, dont il s’agit de régler les destinées et dont les vœux ainsi que les opinions forment un des élémens autorisés de la solution, ne soit pas plus longtemps privée de l’occasion d’exprimer ses sentimens. »

La réponse officielle de Vienne arriva à Paris le 3 juin. C’était un dimanche, Drouyn de Lhuys assistait à Montereau à une fête locale. Il se rendit immédiatement auprès de l’Empereur qui, ayant décidément pris au sérieux son Congrès, se montra mécontent et se rejeta de nouveau du côté de la Prusse.

Le Congrès, dès que l’Autriche refusait de s’y prêter, devenait inutile. Drouyn de Lhuys, Clarendon et Gortchakof se le notifièrent réciproquement (4 juin 1866).

Prétendre que par son refus de participer à un Congrès dont sa spoliation était l’objet principal, l’Autriche s’est rendue responsable de la guerre et doit être considérée comme sa provocatrice, c’est un de ces défis au bon sens auxquels il est superflu de répondre. Dire que par-là elle a diminué ses chances en encourant le blâme moral de l’Europe, c’est encore moins sérieux. Ni l’approbation ni le blâme moral ne donne ou retire la victoire, et le victorieux, quoi qu’on en ait dit ou pensé avant, recueille l’approbation universelle. Le refus de l’Autriche n’est qu’une faute tactique : elle était moins prête que la Prusse, et le Congrès lui donnait le temps, qu’elle aurait dû saisir avec empressement, de compléter ses arméniens et sa mobilisation. Au Congrès, se serait peut-être produite telle circonstance qui lui eût permis de consentir avec honneur à cette cession de la Vénétie dont elle n’était plus systématiquement éloignée. On ne se trompe guère en faisant ce que l’ennemi redoute que vous fassiez. Or ce Congrès était la terreur de Bismarck. A la nouvelle de son échec, il éprouva une joie aussi intense que celle de Cavour à la remise de l’ultimatum autrichien : « Vive le Roi ! » s’écria-t-il avec transport. Enfin, il croyait tenir son casus belli !

Il ne le laissera pas échapper. Il lance sur-le-champ une circulaire fulgurante : « L’Autriche vient de se délier du traité de Gastein et par-là elle a substitué les anciens rapports de copossession à la récente division géographique. En convoquant les États du Holstein et en remettant à la Diète la solution de l’affaire des Duchés, elle a disposé seule des droits qu’elle n’a plus qu’indivis. C’est une provocation directe, n’ayant de signification que si le cabinet de Vienne entend la faire suivre immédiatement de la rupture, car il n’a pu penser que nous endurerions tranquillement son attaque à nos droits. » Il raconte ensuite à sa façon la négociation Gablentz, en la présentant comme engagée confidentiellement par le Roi à l’insu de son ministère, ce qui était faux[15], et il réprouve comme un acte de provocation perverse le refus honorable de l’empereur François-Joseph d’accepter ses propositions inacceptables. « L’échec de ces négociations, ajoute-t-il[16], prouve, nonobstant l’amour de la paix professé en théorie par l’Empereur, qu’il s’est laissé influencer par l’ardeur belliqueuse qui règne dans le sein de son Conseil. Les ministres impériaux désirent la guerre à tout prix, en partie pour triompher d’embarras intérieurs, et même avec l’intention expresse devenir au secours des finances obérées, par des contributions prussiennes ou par une honorable banqueroute. »

Guillaume, très blessé de la proposition autrichienne sur les Duchés, annonça à Barral que le moment d’entrer en campagne n’était plus qu’une question de jours, qu’il avait pleine confiance dans la justice de sa cause et la bravoure de son armée ; mais que la victoire était dans les mains de Dieu. « Heureusement, ajouta-t-il d’un air ému en portant la main sur son cœur, j’ai la conscience nette. Longtemps on m’a accusé de vouloir la guerre dans des vues ambitieuses ; mais maintenant, après le refus de l’Autriche d’aller au Congrès, son indigne violation du traité de Gastein et les violences de sa presse, le monde entier sait quel est l’agresseur. »

Mais les adjurations pacifiques lui arrivaient de toutes les parties de la monarchie et de toutes les classes ; les députés allemands réunis à Francfort condamnaient la guerre comme un crime envers la nation ; les landwehriens murmuraient ; les syndics des marchands de Berlin le suppliaient de s’arrêter. Il ne se décidait pas à la résolution suprême ; il retardait l’ordre de départ de la Garde et, sans que Bismarck s’en mêlât cette fois-ci, il chargeait un de ses neveux de nouvelles négociations à Dresde auxquelles fut mêlé le grand-duc de Weimar. Le casus belli échappait encore.


VII

« Ah ! vous nous rendriez un fameux service, dit Bismarck à Govone et à Barral, si vous attaquiez les premiers. C’est chez le Roi une religion, presque une superstition, de ne pas prendre la responsabilité d’une guerre européenne ; il faut, pour l’entraîner, organiser une bonne petite provocation. — Nous ne le pouvons pas, répondirent les Italiens ; nous nous sommes engagés à ne pas attaquer les premiers. Nous l’avons fait déclarer au Corps législatif ; nous devons ménager l’opinion publique française afin de ne pas rendre difficile ou impossible l’action amicale de l’Empereur en notre faveur. — Eh bien ! ne pourriez-vous pas gagner un régiment croate et vous faire attaquer ? Le jour suivant, nous passerions la frontière[17]. » Cavour, dont on se rappelle les lettres au prince Napoléon sur les volontaires lombards, n’aurait probablement pas dit non. On ne pouvait pas attendre un oui de La Marmora.

À défaut de l’Italie, Bismarck chercha un autre moyen de se faire faire violence. Il publia au Journal officiel la convention secrète conclue avec l’Autriche à la veille de l’entrée dans les Duchés (6 juin) ; il fit ordonner aux princes de rejoindre l’année et au corps prussien du Sleswig d’envahir le Holstein et de disperser les États convoqués à Itzeboe (7 juin). Il espérait que les troupes autrichiennes des Duchés résisteraient et que le conflit s’engagerait ainsi. Ses prévisions furent encore une fois trompées. L’Autriche, résolue de supporter toutes les avanies plutôt que d’attaquer la première, désireuse surtout de donner un caractère fédéral à la guerre, ordonne d’évacuer Altona et tout le Duché, et le général Manteuffel ne s’y oppose pas énergiquement, comme on s’y attendait, et laisse s’opérer le mouvement de retraite vers l’armée de Bohême. « Comprenez-vous cela ? dit Bismarck, furieux, à Barral, il faut encore attendre[18]. » On s’accordait à attribuer cette longanimité de Manteuffel, d’ordinaire si peu endurant, à des instructions particulières du Roi (10 juin).

Le Roi devenait si hésitant que les mêmes personnes qui l’avaient laissé, le matin, prêt à ceindre l’épée du combat le retrouvaient, le soir, aspirant aux douceurs de la paix. Vers la fin d’une de ces journées orageuses (30 juin), à l’heure habituelle du rapport, il dit : « Bismarck, est-ce qu’on ne pourrait pas encore ne pas pousser à bout cette affaire ? La guerre contre l’Autriche est une guerre entre Allemands ; il y aura une malédiction contre nous. — Sire, répondit Bismarck, ma vie, ma fortune vous appartiennent ; mais je ne puis vous donner mon honneur, et après ce que j’ai dit et fait, je serais déshonoré si je reculais. » Alors le Roi, très agité, s’avance vers la fenêtre, lui montre la statue de Frédéric : « Si nous faisons cette guerre et qu’elle tourne mal, au pied de cette statue, on élèvera un gibet auquel on nous pendra, vous d’abord, pour que j’assiste à votre supplice, moi ensuite. — Eh bien ! Sire, il faudra bien mourir tôt ou tard ; ne vaudrait-il pas mieux mourir ainsi en chevaliers allemands, moi pour mon roi, vous pour vos droits octroyés par la grâce de Dieu, que d’être chassés par une émeute de la populace ? Et puis, plus une entreprise est difficile, plus elle offre de gloire si elle réussit. » Le Roi, ému, alla s’asseoir tout pensif.

Dans la même soirée, vers les dix heures, arriva de Florence le sympathique et chevaleresque général Türr Govone, se croyant à tort l’interprète de la pensée de La Marmora, avait proposé de provoquer une insurrection en Hongrie : une somme de cinq millions aurait suffi. Bismarck avait repoussé la suggestion en disant qu’il ne connaissait ni la Hongrie, ni les Hongrois, et qu’il ne saurait d’ailleurs comment se procurer l’argent. Puis il avait changé d’avis et télégraphié à Usedom de lui envoyer le général. Un colonel d’état-major l’attendait à la gare et le conduisit chez Bismarck. Celui-ci commença la conversation avec bonne humeur : « Je m’étais représenté votre personne tout différemment, je m’attendais à voir un vieux général brisé par la fatigue de ses campagnes, et vous êtes un jeune homme plein de vigueur. — Ma surprise n’est pas moindre, répliqua Türr ; un diplomate qui a montré tant d’activité depuis tant d’années me semblait tenu à un visage ridé et un des voûté, et vous êtes un colosse ! » On causa en tout abandon. Bismarck ne cacha pas qu’il n’avait pas encore réussi à amener le roi où il voulait : « Mais je pousse ma rosse au bout du fossé, et il faudra bien qu’elle saute[19] ! » Et comme ne doutant pas de sa réussite, il mit l’entretien sur le plan de campagne, et sur ce qui était l’objet spécial de la visite de Türr, du rôle que pourrait y jouer la Hongrie. Il bondit sur son fauteuil, comme s’il avait été secoué par une batterie électrique, lorsque le général lui annonça que La Marmora était contraire à l’expédition hongroise et entendait s’engager dans les forteresses du quadrilatère. La conversation, du reste, ne conclut à rien, et il ajourna Türr au lendemain.

Türr parti, après minuit, Bismarck reçoit du Roi le billet suivant : « Berlin, 10 juin 1866, minuit. — J’apprends à l’instant avec effroi, par un télégramme Wolff, la nouvelle que l’empereur François-Joseph est parti pour rejoindre l’armée à Olmütz. Si cette nouvelle se confirmait, ou, s’il y a lieu de délibérer sur d’autres événemens, je vous prie de vous rendre à deux heures par le chemin de fer à Potsdam, et, s’il est indispensable de se hâter, je vous attendrai déjà par le train de midi. Informez-moi, par le télégraphe, de l’heure que vous choisissez. Amenez avec vous, en cas de besoin, Roon et le cabinet militaire, que vous ferez prévenir. » Bismarck respira. Enfin, enfin, enfin ! « la rosse avait sauté le fossé. »

Le lendemain (11 juin) Bismarck se rendit à Potsdam avec Boon, Treskow et Moltke.

Depuis quelque temps, pour faciliter les travaux de préparation, Roon avait accordé au général Treskow que Moltke serait dorénavant admis aux discussions auprès de Sa Majesté lorsqu’il s’agirait de traiter les questions de son ressort. Le chef d’état-major général était convaincu que la Prusse avait tout avantage à brusquer l’événement, que le temps était contre elle et que chaque jour de retard profitait à l’Autriche ; néanmoins il se serait bien gardé de pousser le Roi à une guerre comme celle-ci ; il se borna à lui faciliter sa résolution en lui exposant d’une manière juste et claire l’état des forces militaires. Il n’eut pas à insister, le Roi était définitivement décidé, et, quand il avait pris une résolution, il ne reculait plus.

Quand Türr se présenta de nouveau chez Bismarck, il le trouva dans son jardin. Dès qu’il aperçut le général, il s’avança vers lui à grands pas, lui tendit les deux mains avec une expression joyeuse. « Eh bien ! la guerre est décidée, et la coopération de la Hongrie est acceptée ; le sort en est jeté, j’ai bonne confiance ; mais n’oublions pas que le Dieu tout-puissant des armées est capricieux. »

Plus que du Dieu des armées, auprès duquel il comptait sur l’intercession de Moltke, il se montrait préoccupé du mystérieux Empereur de Paris : « Ah ! si Napoléon voulait, disait-il à Türr, la guerre nous serait aisée. Il pourrait prendre la Belgique, le Luxembourg même, rectifier ainsi sa frontière. Je lui ai déjà proposé tout cela ; mais il n’a pas voulu accepter. Allez à Paris et faites connaître ce que je vous dis au prince Napoléon[20]. Envoyez-moi ensuite au plus tôt le général Klapka, afin que nous nous entendions sur la légion hongroise. »

L’engin par lequel Bismarck comptait produire l’explosion était tout prêt. C’était la constitution que le Parlement de Francfort de 1848 avait laissée sur la table. Le premier article impliquait l’exclusion de l’Autriche : « La Confédération comprend tous les États qui en ont fait partie jusqu’ici, à l’exception de l’empire d’Autriche et du royaume des Pays-Bas pour leurs territoires respectifs. » Les autres articles remettaient au Parlement allemand le soin des affaires communes ; la marine allemande, entretenue par le budget allemand, passait, avec le port de Kiel et la baie de Jahde sous le commandement de la Prusse ; la force militaire était divisée en deux armées : celle du Nord sous les ordres du roi de Prusse, celle du Sud sous ceux de la Bavière. Quant aux rapports de la nouvelle Confédération avec les provinces allemandes de l’Autriche, ils devaient être réglés ultérieurement par des traités et conventions dont rétablissement était réservé au futur Parlement.


VIII

Bismarck communiqua son projet à l’Empereur afin qu’il s’assurât qu’aucun des intérêts essentiels de la France n’était menacé. L’Empereur fut alors contraint de sortir de son vague et de dire quelque chose ayant au moins l’apparence de la précision. Le prince Napoléon, qui s’était constitué le protecteur de Victor-Emmanuel et combinait toutes ses démarches avec l’ambassadeur italien, insinua de contracter une alliance offensive et défensive avec la Prusse aux conditions suivantes : dans trente jours, la France fournirait 300 000 hommes, s’engagerait à ne faire avec l’Autriche aucune paix séparée, à laisser la Prusse prendre à son choix 7 à 8 millions d’habitans et opérer la réforme fédérale à sa convenance. En retour, l’Italie obtiendrait la Vénétie, et la France 500 000 âmes entre Rhin et Moselle, 213 000 âmes sur la rive gauche bavaroise du Rhin : en tout 713 000 âmes. « Nous ne pouvons pas les empêcher de voler, disait-il, volons avec eux. » Seulement, il faut avouer que nous eussions été de bien petits voleurs, si nous nous étions contentés de moins d’un million d’hommes, tandis que nous aidions la Prusse à en prendre sept à huit millions. Mais aux yeux du prince, l’acquisition de la Vénétie par son beau-père suffisait et au-delà à nous payer de notre complicité. L’Empereur, bien inspiré ce jour-là, repoussa l’insinuation[21]et convoqua extraordinairement le Conseil privé et le Conseil des ministres. Drouyn de Lhuys exposa à merveille la diplomatie et Rouher la politique de la question, mais aucun ne conclut. Rouher insista seulement sur l’impossibilité de demander quoi que ce soit aux Chambres : le pays s’en effraierait et serait mécontent.

Duruy conseilla de s’emparer des provinces du Rhin. Persigny le combattit : ce serait créer à nos portes une Pologne ou une Vénétie, cause éternelle de faiblesse et de ruine. « L’Empereur avait recueilli dans l’héritage de Sainte-Hélène le principe des nationalités ; il l’avait non seulement exposé au monde, mais fait triompher, et aujourd’hui il était la foi de tous les peuples européens ; comment violer ce principe sans blesser toutes les consciences et soulever toutes les résistances ? Il y avait mieux à faire. Il faudrait favoriser l’ambition de la Prusse, mais en la réglant. Laissons-la s’étendre sur l’Allemagne du Nord, de la Baltique à la ligne du Mein, toutefois à la condition d’indemniser sur la rive gauche du Rhin les princes qu’elle aurait à déposséder sur la rive droite, de manière qu’elle ne garde plus rien elle-même de ce qu’elle possédait de ce côté. Alors nous ne serons plus en contact sur notre frontière découverte qu’avec de petits États allemands placés entre nous comme des tampons pour amortir les chocs. L’œuvre de 1815 serait complètement détruite ; nous ne serions plus menacés d’aucun côté. Il resterait bien peu de chose à faire après cela pour achever notre constitution géographique. Il suffirait de réveiller les souvenirs des premiers temps de notre histoire, de créer une Confédération des Gaules, formée de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg, des États du Rhin et de la France. Sauf que nous n’aurions pas des préfets à Bruxelles, à La Haye, à Mayence, à Coblenz, le grand Empire serait reformé dans toute sa force et dans toute sa grandeur. »

Toujours le phare à éclipses, l’obscurité après la lueur ! Idéalement ce projet n’est pas plus mauvais que tout autre ; mais le croire réalisable, croire que la Prusse, de qui la Diète n’avait pu obtenir la création d’un nouveau petit État dans les Duchés, en constituerait un contre elle-même, avec ses provinces ; imaginer que les Rhénans et les Allemands, passionnément désireux de sortir des misères de leurs petites principautés et de vivre dans une grande patrie, se prêteraient à la restitution d’un passé dont ils abhorraient les derniers vestiges ; rêver que l’Angleterre et la Russie nous laisseraient tranquillement rétablir l’ancienne Confédération du Rhin accrue de la Belgique et de la Hollande, et nous donneraient la satisfaction de proclamer abolis les traités de 1815, c’était de la pure hallucination. Nous n’eussions réalisé cette constitution géographique qu’au prix d’une guerre effroyable contre l’Europe coalisée. Et comment Persigny osait-il proposer une entreprise aussi colossale, s’il était vrai, comme il l’a dit faussement, que nos arsenaux et notre trésor avaient été vidés par la guerre du Mexique ?

Il prétend que Walewski, Drouyn de Lhuys, Magne, Fould, Troplong donnèrent leur complète adhésion à ce fantastique projet, et que l’Empereur en fut vivement intéressé. Dans tous les cas, cet intérêt n’alla pas loin, car l’Empereur se garda de cette chevauchée dans le chimérique, et après la consultation, comme auparavant, il s’en tint à une neutralité attentive, mais toujours muette, sur les compensations à demander et sur leur nature et leur étendue.

En retour de cette neutralité, il ne demanda à Bismarck qu’une garantie : c’est qu’après la guerre, il ne procéderait à aucun arrangement sans une entente avec lui. Bismarck donna verbalement cette garantie. Le prix que l’Empereur réclama de l’Autriche fut plus élevé : c’était la promesse, si elle était victorieuse, de céder la Vénétie et de ne pas changer l’état territorial créé par la guerre de 1859, même si l’Italie avait persisté à lui faire la guerre. Gramont, en congé alors à Paris, fut renvoyé à Vienne où il négocia très habilement un traité en trois articles par lequel l’Autriche prenait le double engagement qu’on lui demandait, à la condition que l’Empereur conserverait la neutralité absolue et ferait tous ses efforts pour obtenir la même attitude de l’Italie (12 juin).

Le jour de la signature de ce traité fut un des jours tristes de la vie de François-Joseph. Que de souvenirs il dut refouler ! que d’amertumes il dut dévorer ! « Tant qu’on discute, écrit d’une manière charmante Gramont[22], on tient encore à ce qu’on propose et on suppute ce qu’on espère. À mesure que l’instant final approche, la résistance augmente, le sacrifice grandit aux yeux de ceux qui l’accomplissent, et la compensation paraît perdre de sa valeur, et, quand tout est fini, les regrets se mêlent avec amertume à la satisfaction tempérée d’un triste devoir accompli. Telles sont les phases par lesquelles a passé en quelques jours l’empereur d’Autriche. » Il demanda un secret inviolable. Son armée d’Italie eût été démoralisée si elle avait appris que son sang serait répandu en vain, puisque la cession de cette Vénétie Qu’elle allait défendre était déjà consentie, quoi qu’il arrivât. Nous le promîmes d’autant plus aisément qu’une divulgation aurait faussé notre situation vis-à-vis de la Prusse.

Ainsi l’Italie entrait en guerre avec des sécurités exceptionnelles ; victorieuse ou vaincue, elle était assurée de gagner quelque chose et de ne rien perdre.


IX

L’Empereur en règle, bien ou mal, avec tout le monde n’avait plus qu’à s’expliquer avec son peuple. Il le fit par une lettre publique à Drouyn de Lhuys (11 juin) :

« Si la Conférence avait lieu, votre langage, vous le savez, devait être explicite ; vous deviez déclarer, en mon nom, que je repousserais toute idée d’agrandissement territorial tant que l’équilibre européen ne serait pas rompu. En effet, nous ne pourrions songer à l’extension de nos frontières que si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance, et si les provinces limitrophes demandaient, par des vœux librement exprimés, leur annexion à la France. En dehors de ces circonstances, je crois plus digne de notre pays de préférer à des acquisitions de territoire le précieux avantage de vivre en bonne intelligence avec nos voisins, en respectant leur indépendance et leur nationalité. Animé de ces sentimens et n’ayant en vue que le maintien de la paix, j’avais fait appel à l’Angleterre et à la Russie pour adresser ensemble aux parties intéressées des paroles île conciliation. L’accord établi entre les puissances neutres restera à lui seul un gage de sécurité pour l’Europe. Elles avaient montré leur haute impartialité en prenant la résolution de restreindre les discussions de la conférence aux questions pendantes. Pour les résoudre, je croyais qu’il fallait les aborder franchement, les dégager du voile diplomatique qui les couvrait, et prendre en sérieuse considération les vœux légitimes des souverains et des peuples. Le conflit qui s’est élevé à trois causes : La situation géographique de la Prusse mal délimitée. Les vœux de l’Allemagne demandant une reconstitution politique plus conforme à ses besoins généraux. La nécessité pour l’Italie d’assurer son indépendance nationale.

« Les puissances neutres ne pouvaient vouloir s’immiscer dans les affaires intérieures des pays étrangers ; néanmoins les cours qui ont participé aux actes constitutifs de la Confédération germanique avaient le droit d’examiner si les changemens réclamés n’étaient pas de nature à compromettre l’ordre établi en Europe. » Nous aurions, en ce qui nous concerne, désiré pour les États secondaires de la Confédération une union plus intime, une organisation plus puissante, un rôle plus important. Pour la Prusse, plus d’homogénéité et de force dans le Nord ; pour l’Autriche, le maintien de sa grande position en Allemagne. Nous aurions voulu en outre, que, moyennant une compensation équitable, l’Autriche pût céder la Vénétie à l’Italie, car, de concert avec la Prusse, et sans se préoccuper du traité de 1852, elle a fait au Danemark une guerre au nom de la nationalité allemande ; il me paraissait juste qu’elle reconnût en Italie le même principe en complétant l’indépendance de la péninsule.

« Telles sont les idées que, dans l’intérêt de la paix de l’Europe, nous aurions essayé de faire prévaloir. Aujourd’hui il est à craindre que le sort des armes seul n’en décide. En face de ces éventualités, quelle est l’attitude qui convient à la France ? Devons-nous manifester notre déplaisir parce que l’Allemagne trouve les traités de 1815 impuissans à satisfaire ses tendances nationales et à maintenir la tranquillité ? Dans la lutte qui est sur le point d’éclater, nous n’avons que deux intérêts : la conservation de l’équilibre européen, et le maintien de l’œuvre que nous avons contribué à édifier en Italie. Mais, pour sauvegarder ces deux intérêts, la force morale de la France ne suffit-elle pas ? Pour que sa parole soit écoutée, sera-t-elle obligée de tirer l’épée ? Je ne le pense pas. Si, malgré nos efforts, les espérances de paix ne se réalisaient pas, nous sommes néanmoins assurés, par les déclarations des cours engagées dans le conflit, que, quel que soit le résultat de la guerre, aucune des questions qui nous touchent ne sera résolue sans l’assentiment de la France. Restons donc dans une neutralité attentive, et, forts de notre désintéressement, animés du désir sincère de voir les peuples de l’Europe oublier leurs querelles et s’unir dans un intérêt de civilisation, de liberté et de progrès, demeurons confians dans notre droit et calmes dans notre force. »

Après la déconvenue qui avait succédé au programme retentissant de la guerre d’Italie, il semblait au moins imprudent de régler aussi bruyamment d’avance les résultats d’une guerre à laquelle on ne participerait pas. D’ailleurs les exigences du programme étaient contradictoires et ne pouvaient se concilier. Si la Prusse était victorieuse, comment espérer le maintien de la grande position de l’Autriche en Allemagne, alors que la guerre était entreprise précisément pour la lui faire perdre ? Si l’Autriche obtenait la victoire, comment supposer qu’elle permettrait à la Prusse de s’arrondir au Nord par des annexions sur ses alliés ? N’était-ce pas de l’inconsistance, après avoir maudit à Auxerre et pendant tout son règne les traités de 1815, d’arriver à les considérer comme intangibles sans le consentement de ceux qui les avaient établis contre notre grandeur ?

N’était-il pas illogique d’affirmer, en même temps, le droit des peuples à se constituer librement et le droit des souverains étrangers d’examiner si les changemens qu’ils opèrent dans leur constitution intérieure ne compromettent pas l’ordre établi en Europe ? N’était-ce pas l’ordre établi en Europe qu’on avait opposé à la Grèce, à l’Italie, à la Roumanie et qu’on avait tenté d’invoquer contre l’élection de Napoléon III ? Dire à la fois qu’on ne poursuivait aucun agrandissement territorial, mais que cependant, on en réclamerait un si la carte de l’Europe était modifiée au profit exclusif d’une grande puissance, n’était-ce pas détruire la première proposition par la seconde, puisqu’il était certain que si l’Autriche était victorieuse elle prendrait la Silésie, et que si la Prusse l’était, elle croquerait un des États qui la gênaient, et engloberait les autres dans une forte Confédération dont elle serait la maîtresse ? Appartenait-il à un souverain français, à un Napoléon, de se donner la mission de resserrer par une plus solide soudure les provinces éparpillées d’une nation militaire, avec laquelle nous nous étions déjà mesurés et quelquefois avec désavantage ? Ne pas s’y opposer c’était beaucoup ; y travailler n’était-ce pas trop ? On ne voulut pas supposer dans notre chef une telle inconscience des intérêts de son peuple. Bien plus qu’après le discours d’Auxerre on crut généralement qu’un traité secret déjà signé nous donnait la frontière du Rhin, et que, si ce traité n’était pas conclu, l’Empereur était décidé à prendre ce qu’on ne lui aurait pas, accordé, et que la Prusse victorieuse ou vaincue ne pourrait conserver ses agrandissemens ou arrêter l’Autriche qu’en accordant à la France de larges compensations sur le Rhin.

Cette conviction produisit en Allemagne un véritable soubresaut de sentimens : on y considéra qu’après tout, la puissance prussienne était encore la meilleure garantie contre l’ambition de l’Empereur et cette guerre, jusque-là si odieuse, cessa de l’être. Le national-verein, malgré son amour de l’Augustenbourg, se rapprocha de Bismarck ; les poitrines se desserrèrent ; et l’on vit, pour la première fois, des bataillons de landwehr traverser Berlin au bruit des applaudissemens.

Bismarck seul demeura imperturbable au milieu de l’émotion publique. Il se contenta de dire « qu’il retrouvait dans la lettre à Drouyn de Lhuys les sentimens que l’Empereur lui avait constamment témoignés chaque fois qu’il avait eu l’honneur de l’approcher et qu’il lui avait fait souvent transmettre par Goltz. » Il était convaincu que la guerre, dans l’état des armemens et des forces, ne serait pas longue, et qu’une seule bataille déciderait du sort de la campagne. Il lui suffisait donc de pourvoir aux nécessités de l’heure présente, et il remettait le reste au sort des armes, sachant bien que la défaite lui imposerait de bien rudes exigences et que la victoire le débarrasserait du manifeste impérial comme de beaucoup d’autres difficultés. Or, sur l’heure présente, il était absolument rassuré : le colonel de Loë et d’autres officiers, revenus de leur mission d’explorateurs en France, affirmaient que nulle part ils n’avaient vu traces d’un préparatif militaire et que la frontière du Rhin n’avait que ses garnisons ordinaires. L’heure était trop décisive et les responsabilités qu’on assumait par le silence comme par le conseil me parurent si graves que je jugeai indispensable de ne permettre aucune ambiguïté sur mon opinion. Je publiai donc dans le nouveau journal d’Emile de Girardin, la Liberté, trois articles sous le titre : le Droit. Ils montrent que les idées que j’ai exprimées dans ce récit ne datent pas d’aujourd’hui. Ils concluaient ainsi :

« Le Droit est manifeste. En Italie, il est avec l’armée qui s’avance pour délivrer Venise. En Allemagne, il est avec l’armée qui, guidée par l’Autriche, s’avance pour protéger Francfort et délivrer Dresde. Le Droit ne nous permet pas de mettre la main sur les provinces rhénanes ; il interdit à la Prusse de s’emparer du Hanovre, de la Hesse et des Duchés, et à l’Autriche de garder Venise. Maintenant dans toutes les langues et selon tous les rites des prières s’élèvent vers le Dieu des armées, pour lui demander avec supplications des hécatombes humaines bien complètes. Nous ne nous associons pas à ces voix qui blasphèment ; nous ne croyons pas au Dieu des armées. Nous ne croyons qu’au Dieu de la justice et de la paix. À ce Dieu nous demandons de préserver le chef, entre les mains duquel sont nos destinées, des résolutions précipitées et des desseins injustes. Qu’au lieu de chercher pour notre territoire un accroissement que nous ne lui demandons pas, d’attacher à nos flancs des populations qui ne parlent pas notre langue et ont oublié nos mœurs, qu’avec la force qu’assure le désintéressement et la clairvoyance qu’il inspire, il se borne à empêcher que l’oppression des uns ne devienne la condition de la délivrance des autres. Qu’il fasse respecter la justice aux bords de l’Elbe comme sur les lagunes de l’Adriatique. Si nous sortons de l’ancien Droit, que ce soit du moins pour entrer dans le Droit nouveau. Biffons définitivement de la langue politique du parti libéral le mot de compensation, aussi barbare que celui de conquête, et ne retenons plus que celui de Droit des peuples. »

Ces déclarations exprimaient l’opinion du grand public démocratique, qui, à la fois très italien et très antiprussien, loin de considérer les deux Unités comme solidaires et s’engendrant nécessairement, détestait celle d’Allemagne autant qu’il était fanatique de celle d’Italie. En cela, du reste, il était d’accord avec l’opinion de tous les esprits libéraux d’Europe. Gladstone, en réponse à une interpellation de Kinglake, dit aussi que « dans les Duchés, l’Autriche représentait la cause de la justice et qu’elle avait là les sympathies que l’Angleterre lui refusait en Vénétie. »


X

Après avoir longtemps traîné, l’événement se précipite. L’Autriche n’avait évacué les Duchés que pour commencer une procédure régulière devant la Diète. A l’annonce de l’envahissement du Holstein, elle demande la mobilisation de sept corps de l’armée fédérale (11 juin), donne ses passeports à Werther, l’ambassadeur prussien, rappelle le sien (12 juin). L’envahissement consommé, elle réclame l’action immédiate de la Confédération aux termes de l’article XIX du pacte fédéral. Le vote de la motion fut remis au li juin. C’était le jour décisif, car Bismarck avait annoncé qu’il considérerait comme une déclaration de guerre tout vote en faveur de la proposition autrichienne.

Quelque confiance qu’on ait dans le succès d’une entreprise, lorsqu’on touche au moment décisif, le cœur le plus confiant se trouble et en songeant aux chances contraires qu’aucune prévoyance ne réussit à conjurer, se demande anxieusement : Ne me suis-je pas trompé ? Telles étaient les dispositions de Bismarck pendant la journée du 14, tandis qu’il attendait la résolution de la Diète. Il ouvrit la Bible au hasard et tomba sur le psaume IX, verset 3 à 5 : « Je ferai de toi le sujet de ma joie et de mon allégresse ; je chanterai ton nom, Dieu très haut ; mes ennemis reculent, ils chancellent, ils périssent devant ta face, car tu soutiens mon droit et ma cause ; tu sièges sur ton trône en juste juge. » Il crut entendre dans ces paroles la promesse d’un succès prochain, et son cœur se rassura.

On n’était pas sans inquiétude à Vienne sur le résultat du vote : le Hanovre, le Wurtemberg, la Hesse-Darmstadt étaient sûrs ; mais Beust paraissait moins ferme ; il avait regretté que l’Autriche n’eût pas accepté d’aller avec réserves au Congrès et il ne goûtait pas la demande de mobilisation. On ne savait que penser de Pfordten, sur lequel Bismarck comptait. Ces appréhensions ne furent pas justifiées : le 14 juin 1806, la Bavière et la Saxe votèrent la mobilisation de quatre corps d’armée avec le Hanovre, le Wurtemberg, et la motion autrichienne réunit neuf voix contre six. L’envoyé prussien Savigny déclara que pour son gouvernement ce vote consommait la rupture de la Confédération, que sa mission était dès lors terminée. Et il se retira. Bismarck imita le procédé qui avait réussi au prince Louis-Napoléon en 1852. Le prince avait évoqué contre l’assemblée réactionnaire le suffrage universel encore saignant de sa récente mutilation ; Bismarck souleva contre la Diète héraldique et fermée le flot du sentiment national, jeta dans les masses son projet de Parlement allemand issu du suffrage universel, déjà communiqué à ses confédérés, en y joignant force vitupérations contre cette Diète, qui avait été pour l’étranger la garantie de la faiblesse et de l’impuissance de l’Allemagne.

La Diète ne courba pas la tête sous l’outrage : elle décréta l’exécution fédérale contre la Prusse (16 juin) et en chargea l’Autriche et la Bavière. Pfordten, trompant définitivement les espérances de Bismarck, accepta le mandat (17 juin).

Sommation fut faite à la Saxe, à la Hesse électorale et au Hanovre d’accepter dans les vingt-quatre heures l’alliance prussienne fondée sur la neutralité non armée, alors même que la Diète ordonnerait la mobilisation et la convocation d’un Parlement allemand. Mensdorff avait déjà envoyé le prince Solms au roi de Hanovre pour lui promettre son assistance contre l’attaque de la Prusse, s’il voulait armer pour l’Autriche ; il avait excité sa colère en lui racontant que Bismarck s’était assuré l’appui de la France par la promesse de lui céder la rive gauche du Rhin ; le roi, tout en détestant la Prusse et sa politique, aurait voulu conserver sa liberté d’action, mais la sommation prussienne ne le lui permit pas. Il refusa d’obéir. La Hesse et la Saxe firent de même.

Le soir du 15 juin, la guerre leur est déclarée ; le 16, ils sont envahis. Guillaume écrit à Bismarck : « Ainsi les dés sont jetés. Dieu seul sait quelle sera la fin de ce commencement : ou bien nous vaincrons, ou bien nous supporterons avec honneur la destinée que le ciel assignera à la Prusse. » Les Prussiens étaient dès le 15 dans le Hanovre ; ils y étaient entrés en invoquant leur droit à la route militaire ; on les avait admis sans difficulté, mais au lieu simplement de passer, ils s’étaient arrêtés et livrés à des violences agressives. « Comment doit-on les traiter ? » avait télégraphié Manteuffel à Bismarck : « En amis, si on le peut, sinon mortellement. »

Bismarck se crut dispensé d’une déclaration de guerre régulière à l’Autriche. Les chefs d’armée reçurent l’ordre de notifier aux avant-postes par des parlementaires que le roi de Prusse avait envisagé comme une déclaration de guerre à ses peuples les sommations et explications du gouvernement autrichien dans les séances des 11, 15 et 16 juin.

Le 17, il fit savoir à l’Italie que la guerre se trouvait virtuellement déclarée entre la Prusse et l’Autriche et que, par conséquent, il s’attendait à ce que l’Italie commençât immédiatement les hostilités. La Marmora partit pour l’armée, et le 19, de son quartier général de Crémone, il envoya la déclaration de guerre à Mantoue. Victor-Emmanuel de son côté écrivait le lendemain à Napoléon III : « Monsieur mon Frère, je préviens Votre Majesté que, fidèle à la convention faite avec la Prusse, je viens, ce matin, d’envoyer déclaration de guerre à l’Autriche ; mon armée qui se trouve en face de l’ennemi est en ce moment forte de plus de 250 000 hommes actifs ; j’ai une réserve de 50 000 hommes et bientôt je puis en avoir une autre égale. Je pars demain matin pour prendre le commandement de l’armée : j’ai le cœur gai et beaucoup de foi dans l’avenir. Je remercie Votre Majesté de tout ce qu’elle a fait pour nous et vous prie de ne pas nous oublier et moi en particulier, qui suis de Votre Majesté le bon frère. » — L’Empereur répondit : « Je remercie Votre Majesté de sa lettre ; mon rôle de neutre ne m’empêche pas de faire des vœux pour le bonheur de Votre Majesté et l’indépendance de l’Italie. »


XI

Dès 18K2, Bismarck avait dit : « C’est ferro et igni que doit se dénouer la querelle ouverte depuis Frédéric et Marie-Thérèse pour la domination en Allemagne. » Il ne réussissait qu’en 1866 à ouvrir le formidable duel. Que de patience, que d’efforts exténuans, que de travail, que de courage pour y parvenir ! Combien de fois il a pu croire tout perdu ! Mais aucun contretemps, aucune mauvaise volonté, aucun acharnement, aucune intrigue ne lassent son indomptable génie. Autour de lui ou devant lui, personne qui ne tâtonne, ne fléchisse ou ne se démente ; lui seul, au milieu du va-et-vient des faits et des projets, demeure immuable comme le roc qui se rit de la vague. Ses contradictions apparentes ne sont que des souplesses tactiques ; il ne prend pas même la peine de dissimuler son dessein, n’employant que les fourberies de style auxquelles se prennent seulement les niais ou les complices volontaires. A mesure qu’il approche des sommets de son ambition, ses pensées s’étendent avec l’horizon plus vaste ouvert à son regard. Déjà depuis longtemps, de hobereau fanatique de l’alliance autrichienne, il était devenu Prussien ennemi de l’Autriche ; il se fit alors décidément Allemand, à la façon des hommes de 1848, ses anciens ennemis. Luther a comparé l’Allemagne à un beau et fougueux étalon, abondamment pourvu de fourrage, auquel manquait un cavalier. « Me voici, dit Bismarck à cette Allemagne : je suis le cavalier que tu attends ; ne viens-je pas de te prouver que je sais bien manier le mors et l’éperon ? » Admirable exemple de ce que peut une volonté.

Une seule volonté eût pu briser la sienne : celle de Napoléon III. Plus d’une fois, l’Empereur aurait pu d’un veto déjouer ses calculs, déconcerter son audace, rendre sa guerre impossible, l’obliger à capituler devant son Parlement et devant l’Autriche, le réduire à n’être qu’un Radowitz foudroyé. Ce veto, quelque effort qu’on ait fait pour l’obtenir, l’Empereur ne le prononça pas. Il est dans la destinée que ce soit toujours avec les encouragemens de la France que la Prusse aille aux entreprises ambitieuses : « Quand Frédéric envahit la Silésie, il semblait seul, sans allié ; mais, en réalité, il avait la France derrière lui[23]. Napoléon III a encouragé, soutenu constamment Bismarck : il ne s’est pas opposé à sa guerre contre le Danemark ; il lui a concédé la conquête des Duchés ; il a joué son jeu à la Conférence de Londres ; il a à peine protesté contre la Convention de Gastein ; il a poussé l’Italie à conclure une alliance sans réciprocité, ne s’est pas associé à la médiation anglaise, a approuvé la rupture de la Confédération ; il a tenu sur le pied de paix sa frontière du Rhin ; il a même évité au Prussien le désagrément de repousser des demandes indiscrètes. Non qu’il ait été joué : Bismarck l’a tenu au courant, au jour le jour, de ses combinaisons et n’a rien promis parce qu’on ne lui a rien demandé. L’Empereur l’a aidé, non par faiblesse ou par captation, mais en connaissance de cause. Il a de sa libre volonté contribué à sa fortune autant qu’à celle de Cavour, et, sans lui, Bismarck n’eût pas plus réussi que ne l’eût fait Cavour livré à ses propres forces. Et le motif qui l’a induit à travailler à la grandeur de ces deux hommes d’Etat a été le même : l’amour de l’Italie. En 1866, il n’a vu en Bismarck que l’instrument providentiel par lequel s’achèverait l’affranchissement que les menaces d’intervention du roi Guillaume n’avaient pas permis à Cavour d’opérer dès 1859[24].


XII

Et partant pour l’armée, le Roi dit à Benedetti, les larmes aux yeux : « Nous sommes dans les mains de l’Empereur : nous comptons sur sa loyauté. — Notre confiance en lui est si grande, disait aussi Bismarck, que nous ne laissons pas un soldat sur la rive gauche du Rhin[25]. » Peu auparavant, le même Roi avait déclaré à un diplomate allemand, militaire et chef de mission : « Si nous avons maintenant la guerre entre nous, nous nous réconcilierons plus tard en faisant une autre guerre en commun[26]. » En effet, le manifeste du Roi n’était pas seulement un appel au patriotisme germanique contre l’Autriche, il contenait un avertissement très significatif à la France : « Dans mon peuple vit l’esprit de 1813. Qui nous enlèvera un pouce de terrain du territoire prussien si nous sommes fermement résolus à sauvegarder les acquisitions de nos pères ? si roi et peuple, unis plus solidement que jamais par les dangers de la patrie, considèrent comme leur premier et plus sacré devoir de donner leur bien et leur sang pour son honneur ? Nos adversaires se trompent quand ils croient la Prusse paralysée par des dissidences intérieures. Vis-à-vis de l’ennemi, elle est une et forte ; vis-à-vis de l’ennemi, ce qui était opposé se concilie, pour rester désormais uni dans la bonne et la mauvaise fortune. Ce n’est pas à moi la faute si mon peuple est obligé de soutenir une lutte difficile, et peut-être de supporter de dures épreuves. J’ai tout fait pour épargner à la Prusse les charges et les sacrifices d’une guerre ! Mon peuple le sait ; Dieu le sait aussi, lui qui sonde les cœurs ! »

Arrivé à ce point du récit, l’éminent historien Chiala est saisi d’un noble scrupule de vérité : « C’était bon à soutenir avant la guerre, dit-il ; mais maintenant, il faut le reconnaître, les provocateurs furent nous, l’Italie et la Prusse[27]. » Dès avril, Eugène Forcade, exprimait la même opinion[28] : « La provocation calculée, opiniâtre vient de la Prusse ; le rôle de l’agression morale appartient uniquement à M. De Bismarck. Si la conclusion de cette discussion devait être une prise d’armes, l’Autriche « aurait beau commencer les hostilités, c’est le gouvernement prussien qui aurait été moralement le véritable agresseur. »

Bismarck est encore plus étourdissant que son roi : « La responsabilité de la guerre retombera sur ceux qui par leur hostilité auront créé cette situation et qui auront repoussé au dernier moment la main que la Prusse leur tendait. Nous pouvons en appeler avec une conscience tranquille au jugement des hommes d’État impartiaux pour décider de quel côté il a été fait preuve de conciliation et d’amour de la paix jusqu’au dernier moment. » Quels autres en effet que des calomniateurs peuvent se permettre de prétendre que Bismarck n’ait pas été le plus doux, le moins provocateur, le plus pacifique des ministres ? Il a dit, il est vrai, à Govone, dès leur première entrevue, que la Prusse était décidée à amener la guerre. Il a signé avec l’Italie un traité d’alliance offensive et défensive impliquant l’espérance que la guerre éclaterait dans trois mois. Il a comté à Barral son embarras à trouver un casus belli et s’est plaint de l’hostilité de toute la diplomatie prussienne à ses projets belliqueux. Il a raconté à Govone qu’il présenterait un projet de réforme fédérale à la Diète, espérant qu’il en sortirait une grande confusion, puis la guerre. Il s’est désolé quand le conflit prenait une tournure pacifique. Il a confié aux négociateurs italiens l’espérance d’entraîner le Roi à la guerre malgré ses tendances pacifiques. Il n’a pas caché son désappointement à Benedetti de tous les incidens qui contrecarraient ses machinations belliqueuses. Govone, Barral, Benedetti, tous ses interlocuteurs, égarés par un vertige de l’oreille, ont mal compris et il a dit : Paix, là où ils ont entendu Guerre !

Une telle tranquillité de conscience dans l’affirmation mensongère épouvante. J’imagine qu’après avoir signé sa circulaire, à la fin de son travail nocturne, aux dernières lueurs de sa lampe expirante, redressant sa haute taille, dans sa robe de chambre verte, d’un air de suprême mépris envers ceux qui allaient lire son épître et y croire, il a dû répéter une de ses maximes familières : « Les gens sont tout de même plus bêtes que je ne me le figurais » ou plutôt il a dû s’écrier, avec le Cantorbery de Shakspeare : « C’est moi qui fais le mal, et c’est moi qui commence à crier le premier. Je mets à la charge d’autrui la responsabilité des méfaits que j’ai tramés. C’est moi qui ai mis Clarence à l’ombre et je gémis sur son sort devant ces naïves dupes. Ils le croient maintenant.., et je leur dis, avec une citation de l’Écriture, que nous devons rendre le bien pour le mal ; et c’est ainsi que je revêts la nudité de ma scélératesse de vieilles loques de phrases volées aux livres sacrés, et que je parais un saint alors que je remplis davantage la personne du diable. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Un po più di luce, p. 80.
  2. Drouyn de Lhuys à Benedetti, 31 mars 1866.
  3. Drouyn de Lhuys à Emile Ollivier : « Saint-Hélier, 6 mars 1871. — Mon cher ancien collègue. — Je n’ai pris aucune part, soit verbalement, soit par écrit, aux négociations d’où est sorti le traité d’alliance prusso-italienne. L’Empereur ne s’en est jamais ouvert avec moi. C’était donc, à mon égard, res inter alios acta. Aussi n’éprouvais-je ni embarras, ni scrupule à suivre avec l’Autriche les négociations que vous savez. »
  4. Govone à La Marmora (28 mars 1866). — De Barral, 27 mars. « Quoique l’ambassadeur de France dise qu’il n’a pas d’instructions, il est évident qu’il pousse de toutes ses forces à notre alliance offensive et défensive avec la Prusse. »
  5. Usedom écrivait que le Prince Napoléon était arrivé pour déconseiller une alliance avec la Prusse. Loftus répète la même absurdité. La crédulité de ces diplomates qui font métier de ne croire à rien est parfois déconcertante.
  6. La Marmora. Un po più di luce, p. 139.
  7. Persigny place sa conversation avec Metternich à la fin de mai. C’est à la fin d’avril ou au commencement de mai qu’elle a eu lieu.
  8. Nigra à La Marmora, mai 1866.
  9. Voltaire.
  10. Benedetti, 15 mai 1866.
  11. Benedetti, 19 mai. — Govone à La Marmora, 22 mai 1860. — Benedetti à Drouyn de Lhuys, 4 juin 1866. — Govone à La Marmora, 3 juin 1866. — Télégramme de Barral à La Marmora, 3 mai 1866.
  12. Discours du 5 décembre 1876.
  13. Rapport du 25 avril 1866.
  14. Bismarck a si souvent raconté ce fait et à tant de personnes diverses qu’il ne fait plus de doute. Voyez Friedjung Der Kampf um die Vorherrschaft in Deutschland, 1859-1866 ; — Chiala, Ancora un po più di luce, et (surtout Moritz Busch, Unser Reichskanzler, t. I, p. 422.
  15. Lui-même en est convenu dans son discours du 10 janvier 1814 : « Moi-même, quand les troupes prussiennes étaient déjà en mouvement (elles l’étaient en effet pour la mobilisation), j’ai fait à l’empereur d’Autriche des propositions qui auraient pu facilement aboutir à un accommodement. »
  16. Bismarck, circulaire du 4 juin 1866.
  17. Govone à La Marmora. 3 juin. Barral au même. 5, 6 juin 1866.
  18. Le prince Napoléon et plusieurs autres m’ont raconté cette scène qu’ils savaient par Bismarck.
  19. Türr m’a plusieurs fois redit ce propos.
  20. Lettre de Türr de Vienne, du 2 août 1870, dans le journal hongrois Réforme, reproduite récemment dans la Deutsche Revue.
  21. Rapport de Nigra au prince de Carignan, juin 1866. « Nous insinuâmes alors (en avril) et postérieurement à plusieurs reprises, l’idée d’une triple alliance entre l’Italie, la France et la Prusse ; mais la perspective d’avantages considérables ne parvint pas à décider l’Empereur à entrer immédiatement en guerre contre le vœu général du pays prévalant en France et plus spécialement dans le Corps législatif. » Nigra avait communiqué ce projet à son ami Goltz, qui le transmit à Bismarck, mais l’Empereur y est resté absolument étranger, et chaque fois qu’on lui en a parlé, l’a rejeté.
  22. Gramont à Drouyn de Lhuys (11 juin 1866).
  23. Michelet.
  24. Un des rares Italiens qui se souviennent encore des choses d’autrefois, Gaétano Negri, ancien syndic de Milan, a dit : « Il ne convenait pas à la France que l’équilibre européen fût altéré, il ne lui convenait pas qu’au centre de l’Europe se constituât une immense puissance qui, menaçante, lui fit face à sa frontière. L’instinct de sa propre conservation lui enseignait nettement où était son intérêt, les voix les plus autorisées le disent, mais aucune ne réussit à faire brèche dans l’âme de l’empereur Napoléon, qui ne savait pas se plier à prendre une résolution qui fût une pierre d’achoppement au programme italien. » (Nel presente e nel passato, p. 89).
  25. Récit que m’a fait Benedetti.
  26. Rapport de Clermont-Tonnerre, notre attaché militaire à Merlin. 20 juin 1866.
  27. Preliminari della guerra del 1866, t. I, p. 233.
  28. Revue des Deux Mondes, 1er avril 1866.