Un Caractère de La Bruyère - L’Amateur de tulipes

Un Caractère de La Bruyère - L’Amateur de tulipes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 117-145).
UN « CARACTÈRE » DE LA BRUYÈRE

L’AMATEUR DE TULIPES


I. — LE FLUTISTE DESCÔTEAUX

Descôteaux est cet original dont La Bruyère s’est servi pour peindre son amateur de tulipes. Vous savez, le fameux passage : Le fleuriste a un jardin dans le faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher ; vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes. Eh bien ! cet homme singulier, debout au milieu d’un parterre diapré de belles fleurs, qui sourit et fait l’entendu, c’est Descôteaux le joueur de flûte, le même qui, — dans la société de Chapelle, — fréquenta chez les quatre amis. Parmi tant de curieux rassemblés par La Bruyère, qui se sont fait une loi de la mode et n’ont d’attachement au monde que « pour une seule chose qui est rare, » il en est peu que l’auteur des Caractères ait décrits avec un tel relief, une vérité aussi saisissante et ce charme de coloris qui enchanta Vauvenargues.

Quand La Bruyère nous fait voir le fleuriste qui « ouvre de grands yeux, » « qui se frotte les mains, » qui n’a jamais vu sa tulipe si belle, ou son voisin l’amateur de fruits cueillant « artistement cette prune exquise, » vous en offrant la moitié et disant : « Quelle chair ! Goûtez-vous cela ? Cela est divin, » on surprend le secret de l’art du nouveau Théophraste et comment, en deux ou trois traits sobres, discrets, mais justes, le peintre de tant de portraits achevés et toujours vrais sait camper ses personnages. Bussy Rabutin, qui était d’un esprit et d’un caractère à bien comprendre La Bruyère, l’écrivait au marquis de Termes : « Il a travaillé d’après nature, et il n’y a pas une description sur laquelle il n’ait eu quelqu’un en vue. » Pour le « fruitier, » dont il a parlé avec lyrisme, on veut que ce soit La Sablière, le mari de la protectrice île La Fontaine. « O l’homme divin, dit-il, homme qu’on ne peut jamais assez louer et admirer ! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles ! Que je voie sa taille et son visage pendant qu’il vit, que j’observe ses traits. » Et ces mêmes traits, cette même manie de poète et de gourmet, un peu sensuelle, voilà, comme disait Jules Lemaitre, qu’avec « des détours et des recherches qui sont un délice, » l’écrivain s’y attarde à propos du fleuriste qu’il va rendre célèbre.

François Pignon, sieur des Costeaux ou Descôteaux, occupait, depuis 1662, c’est-à-dire vingt-cinq ans au moins avant que parussent les Caractères, les fonctions d’un des joueurs de musette et de hautbois de la chambre du Roi. Sur les registres des comptes du Trésor, on l’avait vu gratifié, en même temps que François Brunet, de cinquante livres en raison de ses talents, et c’était une attestation solennelle de ceux-ci qu’avait donnée, le 9 avril 1688, le marquis de Seignelav : « Nous, Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, certifions à tous ceux qu’il appartiendra que François Pignon-Descôteaux est pourvu d’une charge de joueur de hautbois et de fluste douce de la chambre du Roy et d’une charge de hautbois et musette de la grande escurie de Sa Majesté… » Descôteaux, ajoutera Mathieu Marais, qui le retrouvera non sans surprise et presque octogénaire, logé longtemps après, sous la Régence, au Luxembourg, est « le même qui a poussé la flûte allemande au plus haut point. »

La Bruyère n’était pas toujours aussi sourcilleux et craintif devant le monde qu’on s’est plu à le représenter communément et, bien que Boileau ait écrit de lui : « C’est un fort honnête homme, à qui il ne manquerait rien si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être, » le précepteur du petit-fils du grand Condé n’était pas aussi Alceste qu’on l’a dit, et ce n’est pas lui, comme Gorgibus, qui eût battu les violons et bétonné les musiciens ! Le fait est, si nous en croyons M. de Fougères, officier de la maison de Condé, qui eut plus d’une fois à Chantilly l’occasion d’observer notre philosophe, qu’il prenait parfois à M. de La Bruyère « des saillies de chanter et de danser surprenantes. » Sainte-Beuve, de son côté, assure qu’ « on a tiré grand parti de quelques billets de M. de Pontchartrain, » reprochant à La Bruyère les mêmes « accès de gaîté extravagante. » « Il se mettait parfois, dit Sainte-Beuve, à danser et à chanter, bien qu’il n’eût pas une belle voix. » Je gage que la « fluste » douce, le hautbois et la musette de Poitou dont Descôteaux joua plus d’une fois devant lui, dans les divertissements de Sceaux et de Chantilly, ne furent pas sans influer sur ces dispositions naturellement gaies, l’esprit allègre et le sentiment vif, quoique discret, que La Bruyère, en homme de bonne compagnie, ressentait pour tous les plaisirs. De là sans doute, dans ce portrait du flûtiste, à côté d’une certaine malice, cette nuance de tendresse, ce discret sourire venant atténuer la pointe du crayon, le trait aigu du style.

Un autre sentiment, qui leur est commun, celui de la danse et de la musique, lie et rapproche encore les deux hommes : La Bruyère s’exerce à baller et à chanter, tout cela assez mal, si nous en croyons les médisants ; mais Descôteaux, lui, joue à ravir ! C’est qu’aussi bien cet homme-là ressemble au flûtiste que Watteau peindra un jour dans un paysage de rêve. Il a une façon adroite de faire parler son instrument ; et les sons les plus rares, les plus fines gammes, les plus harmonieux chants des airs et des bois, ceux même des rossignols, auxquels pourtant rien n’est comparable, ne peuvent arriver à surpasser cette magie. La Bruyère, qui, — selon Dangeau, — entendra un jour Descôteaux jouer à côté de Vizé et de Philibert, chez M. le Duc, au petit Luxembourg, demeurera tout étourdi d’une grâce si insinuante, enfin de cette facilité vraiment unique avec laquelle le flûtiste, sur sa musette ou son hautbois, excelle à traduire, aussi bien que l’espoir ou l’appel des amants, les échos de la nature.

A l’effet d’entendre une telle merveille, aussitôt que Descôteaux joue en un endroit, La Bruyère fait en sorte de s’y rendre ; il écoute son virtuose ; il goûte à l’entendre à peu près autant de plaisir que M. de La Sablière en éprouvait à goûter ses prunes, et, comme tous deux, le philosophe et le musicien, se trouvent être également simples, bien bourgeois, avec des petites mines, des habits modestes, que La Bruyère, bien que précepteur d’un prince, est demeuré aussi bonhomme qu’au temps où il logeait dans une mansarde séparée en deux par une tapisserie, il faut voir notre auteur s’attacher aux pas du flûtiste, l’examiner, le suivre, et, le plus adroitement du monde, « l’amener à parler[1]. »

Le fait est qu’entre eux il y a cette affinité, ce rapport discret, mais intime des fleurs et des jardins. Un détail dont on ne se souvient pas assez et qui pourtant a sa valeur, c’est que La Bruyère, gentilhomme de M. le Prince et l’un des quarante de l’Académie, portait blason « d’azur à deux racines de bruyère. » Descôteaux, lui, n’avait pas d’armes ; mais, s’il en eût possédé, elles eussent été « nuancées, bordées, huilées, à pièces emportées, » et telles que l’auteur des Caractères veut que soient les tulipes : une musette de Poitou et une flûte s’y seraient vues, croisées dans les fleurs ; et comme, après tout, ce sont là de belles armes pour un musicien, le flûtiste et le philosophe, tandis qu’ils traversent Paris pour atteindre au « petit jardin du faubourg, » n’en ont pas fini de deviser sur cet instrument.

Tantôt, c’est de flûtes d’Allemagne ou traversières qu’ils parlent, ou de flûtes de Suisse. Il y en a de petites et de grandes. Les unes sont légères, plaintives : ce sont les flûtes douces ; les autres plus élevées, plus graves : ce sont les hautbois. Puis, il y a la flûte basse, la flûte longue ou courte donnant la tierce ou l’octave et jouant en la, en , tandis que les clarinettes jouent en ut, en fa. Enfin, il y a les pipeaux, les chalumeaux dont jouent les bergers de théâtre dans les pastorales et dont l’air si simple, si chaste, d’une seule venue, est pur comme un ciel d’été.

La Bruyère, enveloppé de son manteau, affectant cet air grave et méditatif, pesant et « un peu soldat » qu’on lui a reproché, écoute le flûtiste. Il l’écoute. Mais le flûtiste est aussi un fleuriste. Et justement, voilà le « faubourg, » ce faubourg Saint-Antoine où, selon le sieur du Pradel auteur du Livre commode des adresses de Paris, habitent plus communément « les jardiniers qui font commerce de fleurs, arbres et arbustes pour l’ornement des parterres[2]. » Centre embaumé de la culture qu’il adorait[3], ce faubourg, pour Descôteaux, est vraiment le refuge et, si l’on veut, le paradis. À la façon dont Descôteaux, qui parlait tout à l’heure des espèces de flûtes, parle a présent des variétés de tulipes, La Bruyère s’en aperçoit bien. Ah ! l’accent, le ton qu’y met le musicien ! Et les transports qui le saisissent, qui l’agitent, une fois dans le courtil, au cœur du bouquetier !

La Bruyère observe tout cela. Il contemple Descôteaux subitement muet d’admiration, debout « devant la Solitaire ; » puis, de la Solitaire, qui est sombre, veinée, magnifique, il se porte à l’Orientale ; de là, il va à la Veuve ; il passe au Drap d’or ; de celle-ci il retourne à l’Agathe, d’où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s’assied, où (dit même La Bruyère) il « oublie de dîner ! » Et La Bruyère, à l’examiner, pense qu’il n’a rencontré qu’une seule fois en sa vie un amant des fleurs aussi fou que celui-là. C’était le sieur Caboust, avocat au Conseil[4] ; mais, tandis que le sieur Caboust n’avait en tête que les anémones, les ennémones, comme il disait, Descôteaux, lui, ne rêve et ne pense qu’à ses tulipes.

Des tulipes il parle comme de personnes, de maîtresses qu’il aurait eues, avec transport, avec amour. Sur ces tulipes, il dit toutes sortes de belles choses : qu’elles sont fines, diaprées, veinées, jaspées, onctueuses ; que la tulipe est la reine des fleurs, qu’aucune autre ne la dépasse pour le coloris. Il ajoute, à ce propos, que l’espèce appelée Flamboyante, que M. de Montausier fit peindre par le peintre Robert pour la Guirlande de Julie d’Angennes, n’est pas la plus recherchée, mais que la variété appelée tulipe noire est la plus illustre. La Bruyère sait cela ; il sait que les Hollandais sont fous de tulipes ; mais les Persans, les Turcs le sont de même.

À cette assurance donnée par le philosophe, notre flûtiste exulte : il est heureux, mais il gronde aussi. Il gronde en songeant au médecin Bernier qu’il dit avoir connu jadis, dans la compagnie de Molière et de Chapelle, chez Gassendi. Ce Bernier s’en alla en Perse, à Chiraz, le plus beau pays du monde pour les fleurs ; cependant, dans les lettres que cet Esculape envoyait, de Chiraz, à Chapelle, il ne parlait même pas des tulipes ! Le sot homme ! Cela est-il possible ? Et, des Persans, voilà Descôteaux qui en vient aux Turcs ! Ah ! les Turcs ! Ceux-là aiment les tulipes au point de composer des théâtres de ces fleurs. Ce sont des gradins où, dit-il, on dispose des cages pleines d’oiseaux chanteurs ; de place en place il y a des lanternes multicolores ; et les tulipes sont exposées dans des bouteilles ou de menus vases, entre les oiseaux et les lanternes ; si bien que ce ne sont que chants, illuminations, couleurs.

Cette fête des tulipes est, parait-il, donnée tous les ans par les sultanes au Grand Seigneur. Descôteaux l’explique avec force détails. Il dit encore que, comme le turban des Turcs s’appelle tulipan, ils ont appelé cette fleur tulipe, en raison de sa ressemblance par la forme avec le turban ; enfin, en Perse, ajoute-t-il, la tulipe est l’emblème que les amants offrent à leurs maîtresses ; et cela se conçoit, car il n’y a rien de plus rougissant, de plus tendre que la tulipe ; même il semble que les sentiments se reflètent et s’expriment avec une nuance délicieuse, dans son coloris.

Tout ce que Descôteaux raconte là-dessus, au point, malgré l’heure, d’en « oublier de dîner, » a bien de l’intérêt. Et le gentilhomme de M. le Duc, ce philosophe qui a deux racines de bruyère dans ses armes, se penche avec surprise et admiration au-dessus des tulipes. Lui aussi, il découvre la Solitaire, il voit l’Orientale, il contemple l’Agathe et le Drap d’or ; et le voilà en secret qui pense, tout en écoutant Descôteaux, que Mme de Boislandry, qu’il a célébrée sous le nom d’Arthénice et dont il a écrit qu’elle est « trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, » offre, sur son front et sur son visage, un peu de la rougeur et de la fraîcheur, de ces plantes divines.


II. — UNE JOURNÉE CHEZ MOLIÈRE, A AUTEUIL

Les jours où Descôteaux ne s’en allait pas, plus loin que le château de la Bastille, dans son petit jardin du faubourg ou ne restait pas chez lui à jouer de la flûte pour réjouir sa femme et ses deux garçons René et François-Xavier[5], il était une autre compagnie, celle-là bruyante, amusante, gaie, — et combien brillante ! — où se plaisait souvent le flûtiste.

Ces sortes de rencontres n’avaient pas toujours lieu à la Croix de Lorraine ou au Mouton blanc, les cabarets fréquentés de nos poètes ; elles se produisaient quelquefois aussi à Auteuil, non pas comme on pourrait le croire, dans cette maison de Boileau où vint vivre le jardinier Antoine et que connaîtra La Bruyère, mais dans une autre demeure, ce petit pavillon que Molière avait loué au bout de Paris et dans le repos duquel, au milieu de ses amis, aimait à s’oublier parfois le grand comique[6].

Cette compagnie était celle qu’avaient formée Chapelle, Boileau, Racine, Molière, sous le nom de société des Quatre amis. La Fontaine, garçon de fantaisie et poète de même, appartenait aussi à cette association de doctes et joyeux hommes ; mais, sans l’abbé d’Olivet, qui l’a noté dans son Histoire de l’Académie, nous ne saurions pas que Descôteaux se mêlait aux agapes et prenait part aux discours de ces grands poètes. Grâce à l’abbé, nous le savons ; nous savons que Descôteaux, les habits barbouillés de la terre de ses tulipes, enivré du souvenir de leurs couleurs, venait se placer parfois entre ces convives et qu’assis à côté de Despréaux, en face de Racine et de La Fontaine, il prenait un plaisir réel, pour la joie de ses bons et de ses grands amis, à jouer de la flûte douce ou du flageolet.

Avec Descôteaux, allons donc à Auteuil, « Hauteuil, » comme on écrivait alors ; allons-y par le bateau auquel on embarquait au Cours-la-Reine, qui passait devant les Bonshommes, en vue de Chaillot, et qui ne tardait pas, en moins d’une heure de navigation, à vous déposer au bas du « village délicieux[7]. » Alors, la compagnie ordinairement nombreuse, et qui se composait de gens de lettres et de comédie, s’engageait dans le sentier des Arches, lequel « montait tout droit de la Seine au village, entre les Genovéfains et la paroisse[8]. » Et ce sentier était un chemin de chèvres bordé de vignobles, fleurant la pimprenelle et d’où l’on apercevait, à la découverte, en se retournant, aussi bien de l’amont que de l’aval, une vue surprenante sur la vallée de la Seine.

A mesure que grimpaient les voyageurs, Chapelle, qui avait amené avec lui Descôteaux, Racine et le jeune acteur Baron, le « petit garçon » protégé par Molière, s’en allait en avant du cortège, discourant à mesure qu’il avançait de toutes sortes de sujets satiriques ou plaisants. A cinq ou six pas en arrière, venaient Gâches et La Fontaine. Gâches était cet ami que La Fontaine, bien trop timide et nonchalant pour se souvenir de ses propres vers, conduisait avec lui à dessein de lui faire réciter des fables à sa place. Parfois, Gâches et La Fontaine hâtaient ensemble le pas, mais ce n’était ni Descôteaux, ni M. Racine, ni le petit Baron qui menaient la conversation et montraient le chemin. Le plus volontiers, c’était Chapelle.

Grimarest, le biographe de Molière, a dit que « quand Chapelle voulait se réjouir à Hauteuil, il y menait des convives pour lui tenir tête. » Le seul pourtant qui fut en état de le faire, en cet endroit, était Descôteaux. A mesure qu’on gravissait le sentier des Arches, ce n’étaient partout en effet que cultures, espaliers, vergers et toutes les variétés possibles de petits clos, potagers et parterres d’agrément. Chapelle disait que, depuis son voyage avec M. de Bachaumont et son séjour à Grouille chez M. d’Aubijoux, il n’avait jamais rien vu de si plaisant que tous ces petits carrés de fleurs. Il disait encore que ce qui faisait ressembler « Hauteuil » à Grouille, c’est qu’on y respirait un air salubre, qu’il y avait des sources, mais qu’une chose au moins à « Hauteuil » l’emportait sur Grouille, c’étaient les vignobles. Et comme Grimarest écrit encore que M. Chapelle, « en revenant d’Hauteuil, [était] à son ordinaire bien rempli de vin, » le vin était le sujet sur lequel les uns et les autres prenaient plaisir à parler en suivant, sous un chaud soleil, les détours et méandres du sentier des Arches. Gâches soutenait que, seul, le petit jinglet de Montmartre avait le pouvoir de l’animer ; mais Racine et La Fontaine, qui s’étaient attablés plus d’une fois devant une bonne bouteille aux abords des Halles, ne savaient auquel, du cru d’Argenteuil ou de celui de Pantin, donner la préférence.

Sur un sujet aussi grave, les uns et les autres eussent pu longtemps discourir, d’autant plus que Chapelle, avec cet élan, cette fougue qui l’animait, n’avait de cesse de mêler la philosophie à ses propos et, qu’à la fin on ne savait plus bien, en arrivant au bout du sentier, vis-à-vis la maison que Molière avait louée à M. de Beaufort, lequel, du système de Descartes ou du petit vin doux, faisait l’objet du débat. « Messieurs, disait Descôteaux, — un tuyau de flûte douce sortant de la poche de son habit, — je crois bien que voici Molière ; c’est lui qui va nous départager. » En effet, les amis n’étaient pas plutôt parvenus en haut de la pente que celui que Somaize a nommé « le premier farceur de France » venait de loin, dans leur direction, les bras ouverts.

A peine fut-il mis au fait par les arrivants sur le cas de savoir lequel devait remporter du système de Descartes ou du vin de Pantin, Molière répondit qu’il n’y avait rien là qui fût de nature à s’opposer ; qu’il venait bien de jouer aux quilles, pendant près d’une heure, avec Despréaux et que cela ne les avait pas empêchés, Despréaux et lui, durant qu’ils lançaient leurs boules, de s’exprimer sur la comédie et sur la satire. Il ajouta que c’était un exemple et que, si ses amis voulaient bien pénétrer dans sa demeure, il allait faire en sorte de leur démontrer que l’usage du vin doux et le goût d’un bon mets ne sauraient nuire aux spéculations de l’esprit cartésien.

A cet effet, il ouvrit la porte et, tandis que le sieur Chrestien, portier de la Comédie et qui faisait aux grands jours chez son maître l’office de valet, accourait pour débarrasser les visiteurs de leurs manteaux, ces Messieurs pénétrèrent dans l’habitation. Le jardin était un peu en arrière, ce fameux jardin où Poquelin, pendant toute une heure, avait parlé une fois à Chapelle sur sa femme, où il s’était plaint d’Armande, où il lui avait avoué (c’est Grimarest qui parle) qu’étant « né avec les dernières dispositions à la tendresse, » et que, n’ayant rencontré que dédain et froideur de la part d’Armande, il n’y avait désormais rien qui pût le détourner du chagrin mortel qu’il avait ressenti à la suite des perfidies, des noirceurs et des trahisons de cette coquine.

Dans ce même jardin, M. Despréaux, que ne ravageait pas tant de passion, mais qu’une âme sans trouble et un cœur paisible aidaient à se garder des orages, continuait tout tranquillement à jouer seul aux quilles au bout d’une allée. Ah ! ce n’est pas à lui qu’une belle eût pu venir chanter pouilles comme au Barbouillé ! Mais, un petit jardin


…tout peuplé d’arbres verts,


à l’image de celui qu’il venait de décrire dans sa satire des Embarras de Paris, occupait seul son cœur. « Pour le distinguer de ses frères, écrira Louis Racine un jour en désignant l’auteur du Lutrin, on le surnomma Despréaux, à cause d’un petit pré qui était au bout du jardin » de ses parents à Crosnes, son village natal. Cette particularité d’un tour agreste devait plaire à Descôteaux ; mais elle devait enchanter aussi Racine, que le bonhomme La Fontaine a peint, dans sa Psyché, sous le nom d’Acante et dont il a dit, à propos, qu’il « aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. »

Tant de similitude dans les goûts et de rapports dans les sentiments firent que ces Messieurs n’étaient pas réunis depuis un moment ensemble, qu’ils se mirent a parler qui sur les fleurs, qui sur les arbres, qui sur les arrangements que M. Le Nostre avait entrepris déjà pour Vaux et qu’il projetait pour Versailles. Une saillie de Boileau fit, à ce moment, bien rire ces Messieurs ; c’est quand il rapporta qu’ayant été une fois à la campagne chez Barbin, le fameux libraire, celui-ci l’avait conduit, après le repas, dans un jardin attenant à la maison mais si ridiculement petit qu’il semblait qu’on y étouffât. Et, comme l’auteur des Epitres n’avait eu, aussitôt parvenu dans cet endroit, que l’idée de s’enfuir pour appeler son cocher et rentrer en ville, Barbin lui avait demandé avec surprise où il allait. « Je vais à Paris prendre l’air, » avait répondu Boileau, que l’exiguïté de ce petit domaine avait offensé.

Tout en parlant de fruits, de fleurs, de vigne, enfin de la chose rustique tout au long, ces Messieurs rentrèrent dans la demeure où la servante La Forest, qui suppléait à tout en l’absence de Mlle Molière, commençait de gronder sur le retard des convives. M. Despréaux, dans ce temps-là, avait déjà l’oreille dure et, bien que Descôteaux continuât de lui parler de ses tulipes et de la nécessité d’un terrain sablonneux, modéré, qui convint aux oignons de ces plantes, le terrible railleur ne répondait pas toujours de façon suivie. Au reste, depuis un moment déjà, ce n’était plus que confusion autour de la table, tant par Chapelle qui s’était arrogé le gouvernement des bouteilles que par Molière lui-même, occupé de s’escrimer et de pousser sa tierce, à la façon de M. Jourdain, contre une volaille rebelle et de chair difficile.

Assis vis-à-vis le maître de l’endroit, Gâches le flanquant à droite, le petit Baron à gauche, le bonhomme La Fontaine, le deux fablier, satisfait de voir tant de personnages se « ruer en cuisine, » ne savait trop qu’admirer le plus volontiers de la belle vaisselle plate que Molière avait gagnée avec l’argent de la Comédie et dans laquelle on le servait, de l’aile de poulet qui y vint prendre place ou de la diversité de tous les liquides groupés sur le vaisselier à la façon de ces recrues placées sur un rang que les sergents de M. de Louvois obligent à s’aligner à la parade. Rêveur absorbé, l’esprit tourmenté de toutes sortes d’images où les dieux, les bergers et les animaux s’assemblent comme les figures de l’Arche autour de Noé, il était bien et toujours, au milieu du repas, tel que Tallemant l’a vu, « un garçon de belles lettres et qui fait des vers. »

De la même plume facile, aisée, bien faite pour décrire les gens et les choses et dont il s’est servi pour camper Descôteaux dans son petit jardin du faubourg, La Bruyère a peint aussi La Fontaine. C’est, au chapitre des Jugements, dans les Caractères, le fameux passage : « Un homme parait grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir… » mais d’Olivet a laissé entendre que La Bruyère, emporté par l’abus du pittoresque, avait fortement appuyé ses crayons et montré le fablier sous un aspect un peu trop pesant pour celui qui a dit, de lui-même, qu’il était « chose légère ; » et, c’est quand d’Olivet a écrit que, si « pourtant La Fontaine se trouvait entre amis et que le discours vint à s’animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s’échauffait véritablement, ses yeux s’illuminaient ; c’était La Fontaine en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure. »

Molière en étant venu, par les détours de la conversation, et tandis qu’à grands coups de fourchette il frappait sur les plats, à parler des auteurs de l’antiquité, « l’agréable dispute » dont parle d’Olivet ne tarda pas à se produire. Et ce fut à propos de Térence. Le fait que Boileau fit grief à Molière d’altérer le langage de Térence en y mêlant de l’esprit de Tabarin, eut pour effet de courroucer Chapelle. Celui-ci prit fait et cause pour Molière, réfuta Despréaux et, dans son emportement, alla jusqu’à se vanter que c’était lui, Chapelle, qui « avait renversé la cruche à huile de Boileau » et lui avait mis « le verre à la main ! » — « Langage d’ivrogne ! » dit Boileau. — « Mais non, langage d’un sage ! » répliqua La Fontaine. Et comme La Fontaine était familier avec Térence et qu’il avait donné lui-même naguère une traduction de l’Eunuque du comique latin, ce fut un tournoi où chacun prit part.

À la fin, cette discussion causa tant de bruit que la servante La Forest, son torchon à la main, et le portier Chrestien, béants tous deux de stupeur et d’admiration, délaissèrent ensemble l’office pour venir écouter ce que les hôtes de leur maître racontaient de sublime sur Térence. Mais, ce qu’il y a de piquant, c’est que Descôteaux, qu’on n’attendait pas en cette affaire, prit la parole et dit que ce qui lui faisait aimer l’auteur de l’Eunuque, c’est que son théâtre, comme celui de Molière, se prêtait aux accompagnements de la musique. « Cela est si vrai, dit-il, que Flaccius, affranchi de Claudius, accompagnait le plus généralement les comédies de Térence sur la flûte. » Molière, qui avait parlé déjà de flûtes dans l’Étourdi et, dans Don Juan, fait dire un mot à Pierrot sur les joueurs de vielle, avoua qu’il n’y avait rien que les Romains aimassent autant qu’une mélodie langoureuse, adroite et discrète, accompagnant les paroles des acteurs sur la scène. « Mais, demanda le Bonhomme, extrêmement surpris que les flûtes parussent au milieu du banquet, et dans un moment qu’on n’attendait pas, quelles étaient ces flûtes ? »

La Fontaine n’avait entendu, jusque-là, que les flûtes que les bergers de campagne jouent devant leurs troupeaux. Mais Descôteaux ne tarda pas à le mettre au fait. « Tantôt, dit-il, quand la pièce était sombre, tragique, c’étaient des flûtes lydiennes dont jouaient les acteurs ; mais si, par bonheur, la pièce était gaie, animée, avec des entrées et des sorties comiques, c’étaient des flûtes tyriennes, plus joyeuses, que ceux-ci portaient à leurs lèvres. »

À ces mots, Molière, qui venait de voir l’embouchure de l’un de ces instruments s’échapper de la poche arrière de l’habit du flûtiste, ne put se défendre d’intervenir. — « Je pense bien, dit-il, en se tournant vers Descôteaux, que c’est de la flûte tyrienne que vous allez être assez bon pour jouer à ces Messieurs ! » Descôteaux balbutia, rougit, dit qu’il n’était pas préparé à tant d’honneur ; mais, quelques formes qu’il y mit, Molière ne le laissa pas qu’il n’eût consenti enfin à jouer. « Je jouerai donc pour vous, comme Flaccius jouait pour Térence, » dit Descôteaux avec modestie. À ces mots, prononcés sur un ton engageant, le « hautbois du Roy » se leva, tira de son habit sa flûte douce et il ne jouait pas depuis un instant que les convives autour de la table. Gaches, le petit Baron et notre Bonhomme, étaient plongés déjà dans l’extase. Molière et Chapelle, bouche bée, écoulaient le flûtiste. Boileau tendait l’oreille et de leur côté, la servante La Forest, le portier Chrestien, retenant leur souffle à force d’admirer, écoutaient aussi.

Par une sorte de secret d’éloquence qui n’appartient qu’à la musique, on eût dit que Descôteaux s’efforçait à traduire sur sa flûte les appels de l’amour, la douleur et le dépit de l’abandon. Tantôt en effet la voix de l’instrument était suppliante d’autres fois, elle était plaintive ; enfin, on eût dit que des sanglots s’y mêlaient à la joie et à la tendresse. Enfoncé dans son fauteuil, Molière écoutait ; il écoutait tout cela qu’exprimait Descôteaux ; il pensait à sa coquette, il pensait à Armande. Il s’avouait que c’était une folie de l’aimer ; et, cependant, il la revoyait dans l’Ecole des maris, cette « pièce de fiançailles » comme devait dire si joliment un jour M. Maurice Donnay, cette pièce où, tandis qu’elle avait été Léonor, il avait été Sganarelle. En même temps, il songeait à l’agrément, au charme qu’elle avait montrés, à ses mutineries, à ses bouderies et à ses grâces ! Et lui Sganarelle, lui Arnolphe, lui Alceste, lui qui avait bien trente ans de plus qu’Armande, il pensait à cette enfant qui se jouait de lui et, pourtant, lui avait pris le cœur.

Longtemps, longtemps, Descôteaux joua. Il joua avec tendresse, avec sentiment et, sans le gros rire de Chapelle, qui éclata à la fin du concert, il en est plus d’un, — parmi ces beaux esprits, — qui se fût laissé aller à s’attendrir et à pleurer ; mais, le rire bruyant, le rire sonore du burlesque eut bien vite raison d’une mélancolie aussi poignante. Renversé au fond de son fauteuil, le regard fixe, intérieur et, comme s’il eût contemplé en rêve des bergers occupés à danser devant lui dans un bal champêtre, La Fontaine, malgré le bruit causé par Chapelle, demeurait immobile. Et c’est ici, je le crois bien, que se joua la scène que rapporte l’abbé d’Olivet, que Louis Racine raconte et a laquelle Descôteaux prit part.

« J’ai parlé, dans mes Réflexions sur la poésie, dit Racine le fils, d’un souper fait chez Molière pendant lequel La Fontaine fut accablé des railleries de ses meilleurs amis, du nombre desquels était mon père. » Ce souper était justement celui où se trouva Descôteaux. Par les effets de la flûte de ce musicien, le Bonhomme se trouvait comme absorbé, c’est-à-dire qu’il ne voyait et n’entendait plus que son rêve intérieur. « Racine et Despréaux, écrit alors d’Olivet (Histoire de l’Académie française), pour le tirer de sa léthargie, se mirent à le railler, » et cela si vivement, ajoute l’abbé, qu’à la fin Molière, qui était ce jour-là l’Amphitryon, « trouva que c’était passer les bornes. Au sortir de table, il poussa Descôteaux dans l’embrasure d’une fenêtre et lui parlant de l’abondance du cœur : Nos beaux esprits, dit-il, ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le Bonhomme[9]. »

S’il est vrai qu’il eût l’esprit lourd, obscurci de chimères et tout occupé de pensées couleur de rose, La Fontaine, au contraire du railleur Boileau, n’en avait pas moins l’oreille la plus fine du monde. Tout en feignant de rêver et de somnoler, il avait fort bien entendu ce qu’avaient dit de lui, à l’a parte et prenant sa défense, le poète et le flûtiste. Et comme c’était un brave homme, encore que distrait et léger, il en garda à Molière et à Descôteaux un souvenir attendri et reconnaissant. De Molière, en effet, dont la mort survint à quelques années de là, il a laissé une belle épitaphe


Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y git.


Et pour Descôteaux ? Pour Descôteaux, il a fait mieux encore et, dans l’une des fables du livre Xe de son recueil : les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, il l’a représenté, j’imagine, ainsi que ce berger Tircis, vêtu comme un garçon de village, galant, tendre et tout occupé de jouer sur sa flûte douce, au fond d’un paysage, un air délicat.


III. — PLAISIRS ET TOURMENTS D’UN FLUTISTE

Ces airs insinuants, rêveurs et qui pénètrent l’âme, comme nous l’avons vu pour La Fontaine, au point de l’envelopper et de la charmer, c’était la grande séduction dont le flûtiste usait sur son auditoire ; mais ce qui ajoutait encore à cette séduction, c’est que Descôteaux, dans beaucoup de concerts où il prenait part, révélait en réalité cet habit de Tircis ou de Céladon auquel, dans sa fable, a fait allusion le Bonhomme. À ce propos, Edouard Fournier, dans son très ingénieux et très curieux livre : la Comédie de Jean de La Bruyère, n’a pas laissé de nous donner plus d’un détail. « Les joueurs d’instruments, dit-il, paraissant alors sur la scène avec ces costumes d’acteurs qui sont un si grand attrait pour le regard des femmes, leurs bonnes fortunes allaient de pair avec celles des comédiens et des chanteurs. Descôteaux, pour sa part, en eut de célèbres qui méritèrent d’être mises en chansons. Philibert en eut plus encore, et ce fut son malheur. »

Philibert était ce flûtiste, rival et ami de Descôteaux, dont nous avons vu que Dangeau parle, dans son Journal, à l’occasion d’un concert donné chez M. le Duc. « Monseigneur, dit-il, alla tout seul dîner à Choisy et, ensuite, alla à l’Opéra à Paris trouver Mme la Duchesse ; il n’était accompagné que de l’officier de ses gardes. Après l’Opéra, il alla souper avec elle au Petit Luxembourg où M. le Duc fit venir Descoteaux, Filbert et Vizé pour la musique, Mezzetin et Pascariel pour quelques scènes italiennes. » C’était donc à la fois le concert et le théâtre, enfin, pour tout dire, un divertissement que M. le Duc (le petit-fils du grand Condé et l’élève de La Bruyère) donnait, ce soir-là, à Monseigneur.

Encore que le maître de musique, dans le Bourgeois gentilhomme, assure à M. Jourdain qu’ « une personne qui a de l’inclination pour les belles choses » se doit d’avoir « un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis, » c’est un vendredi (le vendredi 26 novembre 1694) qu’eut lieu au Luxembourg ce concert de bergers mêlé de farces. Au sujet de ces dernières, il n’était personne alors qui en jouât de plus drôles que Pascariel et Mezzetin, le premier garçon natif de Messine et le second de Vérone, tous deux de la Comédie italienne. Cependant ces farces, par leur musique naïve et le comique assez trivial dont elles s’accompagnaient, étaient bien éloignées, pour les délicats, de présenter l’agrément du concert et, de ce côté, il n’y avait rien qui fût plus charmant à entendre et à voir que Descôteaux, Vizé et Philibert.

La Bruyère, qui se trouvait, en sa qualité de précepteur du Duc et de bel esprit, convié à cette soirée, n’a pas laissé d’observer Philibert faisant le fat et se livrant à son manège au milieu des belles personnes, au premier rang desquelles étaient, comme toujours, cette maréchale de La Ferté et cette comtesse d’Olonne que Saint-Simon a nommées en les blâmant. « Prenez Bathylle… voudriez-vous le sauteur Cobus… vous avez Dracon, le joueur de flûte… » C’est de cette façon assez brutale que La Bruyère, en déguisant les vrais noms de Pécourt et de Beauchamps les danseurs, de Philibert le flûtiste, a peint les baladins et le musicien si chers aux coquettes de son temps.

De Philibert, le Dracon si précieux à Lélie, La Bruyère a parlé de la façon la plus piquante du monde. C’est quand il a montré cette sorte d’attrait irrésistible que Dracon exerçait sur les cœurs. « Vous soupirez, Lélie, dit La Bruyère : est-ce que Dracon aurait fait un choix ou que malheureusement on vous aurait prévenue ? Se serait-il enfin engagé à Césonie ? » Césonie, c’était Mlle de Briou, fille du Président des Aides et, dans sa Comédie de Jean de La Bruyère, Edouard Fournier ne laisse pas de dire que cette belle personne « alla pour Philibert jusqu’à l’extravagance. »

Hélas ! pour Mme Brunel, une bourgeoise contemporaine de Mlle de Briou, recherchée, très riche, encore jeune et mariée au marchand Brunet, cela devait aller jusqu’au forfait et jusqu’au crime ! La Bruyère, en effet, dans le même chapitre des Femmes où il touche, en passant, à toutes ces folies, a parlé de Canidie l’empoisonneuse, de Canidie « qui a de si beaux secrets, qui promet aux jeunes femmes de secondes noces. » Eh bien ! cette Canidie, c’était la Voisin et, quand la justice eut décidé d’instruire le procès de cette mégère, on ne tarda pas à s’apercevoir que Mme Brunet, afin de convoler, — avec Philibert, — - en de nouvelles noces, avait obtenu de Canidie qu’elle dépêchât, par une poudre savante, M. Brunet dans l’autre monde !

Epousé dans des circonstances devenues si tragiques, Dracon ou mieux Philibert eût bien, sans la protection la plus haute, c’est-à-dire celle du Roi lui-même, pu suivre la femme du marchand chez le questionnaire. C’est à ce moment que Descôteaux, qui savait son ami innocent de toute complicité avec Mme Brunet, intervint pour aider Philibert à sortir d’embarras et le soutenir aux yeux du public. La fidélité et l’affection dont le musicien ami des fleurs témoigna dans cette aventure se montrèrent si chaleureuses que nombre de personnes qui avaient eu occasion d’applaudir déjà, l’un à côté de l’autre, le Tircis et le Céladon qu’étaient les flûtistes, en demeurèrent dans l’admiration.

Tantôt au Luxembourg, chez M. le duc et devant Mme la duchesse qui n’était autre que la gaie et badine Mlle de Nantes, tantôt à Saint-Maur aussi chez M. le duc, à Sceaux chez le duc du Maine, il n’y avait pas de divertissements, d’opéras avec machineries, de comédies avec des airs où Descôteaux ne prit part. Quand c’était au Luxembourg (et c’est ainsi que La Bruyère l’avait vu ! ) notre flûtiste se montrait dans le costume d’un berger du Poitou ; mais, quand il allait à Chantilly se mêler avec les hautbois et les musettes qui jouaient devant Monseigneur, il était au nombre de ces musiciens « couronnés de chêne » dont Donneau de Vizé a parlé et dont il a dit, à propos du spectacle qu’ils avaient offert, que c’était Pécourt qui avait conduit leur ballet, M. de Lully le cadet qui avait composé les airs qu’ils avaient chantés, enfin Bérain, dessinateur ordinaire du cabinet du Roi, qui avait esquissé et cousu leurs habits.

La Bruyère, homme de goût, sensible aux belles choses et qui n’en avait jamais fini de vanter, dans les spectacles de Chantilly, les surprises de « la chasse sur l’eau, l’enchantement de la Table, la merveille du Labyrinthe, » ne se doutait pas, en écoutant Descôteaux jouer avec langueur du flageolet au bord du Canal, devant les poissons de M. le Prince, qu’il n’en avait plus que pour peu de saisons à écouter au crépuscule et sous un ciel pur ces airs délicats. Encore huit printemps, et le duc de Saint-Simon pourra en effet écrire (en 1696) que « le public perdit un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes, je veux dire La Bruyère qui mourut à Versailles après avoir surpassé Théophraste, en travaillant d’après lui, et avoir peint les hommes de notre temps, dans ses nouveaux Caractères, d’une manière inimitable. » On sait la façon inattendue dont cette mort survint. La Bruyère était là, souriant, heureux, parlant avec des amis ; tantôt c’était sur le quiétisme dont il s’était montré préoccupé au point de lui consacrer, en dernier lieu, quelques dialogues ; tantôt sur quelques figures qu’il se proposait de peindre encore et d’ajouter à ses Caractères. En cet instant, il était si confiant, si gai, si maître de lui qu’il semblait bien, et plus que jamais, ce « fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple sans rien de pédant » que Saint-Simon a fait voir. Tout à coup, comme il allait se lever, sans doute pour appuyer de quelque geste, ainsi qu’il avait accoutumé de faire, le passage de son discours qui lui semblait mériter le mieux d’être compris, il chancela, « perdit la parole, sa bouche se tourna, » et, comme l’apoplexie faisait son œuvre, c’est à peine s’il eut la force de montrer avec son doigt l’endroit de sa tête où était son mal.

Le soir même du 10 mai, malgré les soins que Fagon et Félix lui prodiguèrent, et plutôt même à cause de ces soins (car c’étaient bien des remèdes à la Purgon que cette saignée, ce vin d’émétique et ce lavement de tabac qu’on l’obligea de prendre ! ) il passa dans les bras de l’aumônier qui l’exhortait de ses prières. Encore un peu, et dans ce monde des morts dont Fontenelle, avec tant d’esprit et de finesse, avait écrit les Dialogues, il allait rejoindre Chapelle, Molière et cet autre ami de Descôteaux qu’était le bonhomme La Fontaine. C’est dire assez qu’à ce divertissement de Sceaux dont M. de Malézieu, en sa maison de Châtenay, offrit la surprise à la propre sœur de M. le duc, Mme la duchesse du Maine, et dans lequel les assistants -eurent le plaisir d’entendre « Des Costeaux » habillé en paysan exprimer sur la flûte et la viole des airs admirables, l’auteur des Caractères, au grand regret de ceux qui l’avaient admire et aimé, ne prenait pas part.


IV. — A SCEAUX, CHEZ LA DUCQESSE DU MAINE

Malézieu, comme Gourville, Santeul, l’abbé Genest et tant d’autres qui fréquentaient à la fois à Saint-Maur et à Sceaux, a été de la société de La Bruyère. C’est un fait que La Bruyère et Malézieu, l’un précepteur de M. le duc, petit-fils du grand Condé, l’autre du duc du Maine, s’estimaient et s’aimaient[10]. Galant homme, bel esprit, rare ordonnateur des divertissements et des plaisirs, Nicolas de Malézieu vivait un peu à Sceaux comme Aladin au fond de son palais de prestige et d’enchantement. C’est dire qu’il n’y avait pas de fêtes sans Malézieu, pas de chasse, pas de théâtre, pas de conversation, pas de promenade, rien de plaisant ou de charmant qui se fit dans cette belle terre sans que M. de Malézieu y prit part, préparât les détails et conduisît l’ensemble.

À la fois poète, acteur, philosophe, magicien, capable d’accomplir tous les miracles de la féerie, d’apprêter toutes les surprises d’un divertissement, de conduire une fête italienne avec des masques, une fête française avec des violons, tel était M. de Malézieu, celui qu’on appelait le Curé dans l’intimité, alors que, dans la même intimité, l’abbé Genest était Pégase, le duc de Nevers Amphion et le duc du Maine lui-même le Garçon. Intendant des biens, conseiller des esprits, M. de Malézieu, à Sceaux, disposait de tout, gouvernait tout, et, tant au temporel qu’au spirituel, régnait surtout. « Il a une infinité de talents, écrivait de lui l’abbé Genest à Mlle de Scudéry, et il excelle en tous. Jurisconsulte, philosophe, mathématicien au premier degré, il possède parfaitement les belles-lettres ; il parle à charmer et il écrit comme il parle. »

Ce que l’abbé Genest disait là de Malézieu, Fontenelle le pensait de son côté, La Bruyère de même et, plus tard, bien plus tard, Mme de Staal-Delaunay en donna l’assurance. « À Sceaux, écrit cette charmante femme qui fut aussi pour ses maîtres dans l’adversité une suivante fidèle et courageuse, la décision de M. de Malézieu avait la même infaillibilité que celle de Pythagore parmi ses disciples. Les disputes les plus échauffées s’y terminaient au moment que quelqu’un prononçait : Il l’a dit ! » — Il l’a dit ! c’était le mot magique au moyen de quoi ce Merlin en perruque et cet Aladin à l’habit français imposait sa sentence. Il l’a dit ! et, dans cette petite cour, qui avait son étiquette, ses lois et ses usages, M. de Malézieu était écouté, consulté, obéi comme une sorte d’oracle.

M. de Malézieu, arbitre dans les choses du théâtre autant que dans celles de la chorégraphie et de la musique, assurait-il que le sieur Allard sautait bien, qu’il n’y avait personne qui passât Pécourt pour la danse ou Descôteaux pour l’adresse à jouer de la flûte, aussitôt voilà Descôteaux, Pécourt et le sieur Allard devenus des prodiges, des phénix, des merveilles qu’il était de bon ton d’avoir entendus et vus.

A une époque où il n’y avait rien de plus charmant que Sceaux,


Sceaux, ce beau vallon,
Que nous a vanté la fable[11],


M. de Malézieu, dont l’âme était pastorale, songeait que ce serait une belle chose d’emprunter ce cadre exquis, cette belle vue, enfin tout le fond des jardins et des bois si délicieux, tant de Châtenay où était sa maison que de Sceaux où était celle du duc et de la duchesse du Maine, pour y produire quelque fête inouïe, quelque divertissement admirable, enfin l’un de ces spectacles dont le Roi à Saint -Germain ou à Versailles, feu M. le Prince à Chantilly avaient été, depuis Fouquet, les seuls peut-être à étaler le faste, à oser la dépense.

Ah ! la belle entrée de ballet que cela ferait, le jour où le carrosse de Mme la duchesse du Maine, après avoir quitté Sceaux par l’allée royale, contourné les « quarreaux » de fleurs et suivi le grand canal, arriverait à Châtenay devant la maison de M. de Malézieu et que, confondus à des bergers et à des bergères, MM. Foreroy et Descôteaux, tous deux musettes et hautbois de la chambre du Roi, salueraient du bruit de leurs pipeaux cette princesse auguste !

M. de Malézieu n’eut pas plutôt conçu ce projet qu’il chercha à le mettre à exécution et que, puisant à la fois dans Philémon et Baucis, l’idylle de La Fontaine, et dans l’Amour médecin de Molière, il composa un divertissement dont il ne restait plus, pour en ménager le spectacle au duc et à la duchesse, que d’en adapter le jeu à quelque prétexte. Il se trouva qu’à ce moment, Nicolas II de Malézieu, frère puîné de l’Intendant, prêtre et futur évêque de Lavaur, venait d’arriver à Châtenay. Il n’en fallait pas plus au Curé pour imaginer tout un cérémonial à l’effet d’amener le duc et la duchesse du Maine à venir entendre, en l’église du village et le dimanche 5 août 1703, la première messe chantée que célébrerait le cadet des Malézieu.

« Malézieu, écrit Jal, qui a étudié l’origine et la généalogie du futur évêque et de l’intendant, ne devait pas moins au duc du Maine que Philémon a Jupiter. » Il fallait donc que la gratitude autant que le respect, tout en faisant place à l’enjouement, s’exprimassent le mieux du monde dans toutes les circonstances d’un jour que le précepteur du duc du Maine souhaitait tout entier consacré à son élève. Dans cette intention, il n’y a rien que le Curé, aidé de Pégase qui était l’abbé Genest, ne prodiguât à profusion, tant par le spectacle que par le bal et la collation, pour rendre accueillante à ses hôtes cette aimable maison que Louis-Auguste et Louise-Bénédicte de Bourbon avaient fait élever à Châtenay pour leur vieil ami.

L’abbé Genest, celui qui seconda et aima toujours Malézieu, a écrit, de la vue de cette habitation, qu’elle était charmante. « Tout ce qui est aux environs ne semble fait que pour elle. On dirait que Sceaux et Berny n’ont été faits que pour lui rendre hommage de leurs parterres, de leurs jardins et de leurs superbes bâtiments. » Cette remarque de l’abbé Genest était si justifiée que, dès que MM. de Malézieu eurent disposé leur maison de Châtenay à l’effet de recevoir leurs hôtes, ce ne fut plus, dans tout le canton, qu’allées et venues de carrosses, bruits de grelots et claquements de fouets des cochers et des postillons amenant les visiteurs par les routes poudreuses.

Il va de soi que Descôteaux était au nombre des exécutants du concert religieux et qu’il eut avec ses camarades, MM. Buterne, Forcroy, les sieurs Desjardins, le Peintre père et fils, tous de la musique du Roi, l’honneur et le plaisir d’assister à l’entrée, — dans l’église de Châtenay, — non seulement du duc et de la duchesse de Nevers, mais encore de Mme de la Ferté et d’Artagnan, des duchesses de Bohan et de Lauzun, des marquises d’Antin et de Brouzolles, de Mme de Barbezieux, de la comtesse de Chambonas, de Mme et Mlle de Croissy, M. et Mme de Lassay, du président deMesmes.et, — dans un grand mouvement de velours et de soie, dans le fracas des épées, l’agitation des drageoirs et des éventails, — de toutes les personnes, écrit Donneau de Vizé, « distinguées par leur naissance et par leur mérite, » qui avaient tenu à se montrer en ce grand jour.

Toutefois, ce que Descôteaux n’avait jamais vu, ne reverrait peut-être jamais, qui tenait de la féerie, du prodige et ne pouvait être comparé à rien, ce fut l’entrée tapageuse, bruyante de faste et d’élégance, que Mme la duchesse du Maine, flanquée de son mari à droite, de Mlle d’Enghien à gauche, sa petite chienne Jonquille jappant sur ses talons, fit en l’église de Châtenay.

A peine Mme la duchesse du Maine, toujours « vive et entreprenante, » comme Mme de Caylus l’a peinte, eut-elle passé le porche et gagné sa place au-devant de l’autel qu’à sa manière impérieuse de sourire ou de parler, de donner des ordres ou de frapper de sa canne à pomme d’or comme un Suisse, on vit bien qu’elle était cette petite-fille du Grand Condé faite pour l’agitation et le commandement. C’était, à ses côtés, un gentilhomme bien résigné que son époux. Plus petit que grand, la jambe contrefaite, une physionomie poupine, douce, enfouie plus qu’à moitié dans les flots d’une grande perruque à la Louis XIV, une épée enfantine lui pendant le long du corps, il donnait l’impression de l’effacement et de la faiblesse. A vrai dire, le plus prince des deux, c’était elle, et l’on ne pouvait les voir l’un à côté de l’autre, elle dominatrice, lui respectueux, sans penser, avec Saint-Simon, que l’ « ascendant qu’elle avait sur lui était incroyable, » et que, quoi qu’elle ordonnât, fût-ce tout ce qu’il y avait de plus absurde et de plus fou, il était prêt à obéir.

Picola si, fà mà pur gravi le ferite, « je suis petite, il est vrai, mais je fais de profondes blessures. » Cette devise était tirée de l’Aminte du Tasse et, le jour où Mme la duchesse du Maine avait institué à Sceaux cet ordre de la Mouche à miel, dont M. de Malézieu était le grand-maitre, elle avait adopté cette devise pour elle. Le fait est que Mme du Maine, toute vêtue de cette fameuse robe de satin vert qui lui allait le mieux du monde, semblait, dans cette bourdonnante ruche de Sceaux, une reine véritable. Mais, de la reine des mouches à miel, Louise-Anne-Bénédicte avait bien aussi l’humeur, la mobilité et les contrastes. « Elle se courrouce et s’afflige, s’apaise et s’emporte vingt fois en un quart d’heure, » a dit d’elle Mme de Staal ; et « comme elle parle avec éloquence mais avec trop de véhémence et de prolixité, » Descôteaux qui savait, comme amateur de fleurs, ce qu’il en est des abeilles, voyait bien aussi que c’était une abeille bourdonnante que cette princesse et que, quoi qu’on fit pour retenir son attention, il n’y avait rien qui pût la fixer. Cela est si vrai qu’à peine M. de Malézieu eut commencé à chanter sa messe, aussitôt elle manifesta des signes d’impatience. Tantôt, elle parlait bas à Mlle d’Enghien, elle prenait Jonquille sur ses genoux et la cajolait, ou bien, les yeux étincelants et la voix grondeuse, elle se mettait à morigéner M. du Maine.

De l’office, qui fut mené jusqu’au bout assez rondement, l’on ne tarda pas à passer à la collation, de la collation aux jeux et aux danses. Sur ces entrefaites, et comme il était près de huit heures du soir, M. l’abbé Genest « entra dans la galerie et vint dire fort sérieusement à Mme la duchesse du Maine qu’un Opéra était dans la cour avec toute sa troupe, qu’il avait appris en passant au Bourg-la-Reine que leurs Altesses sérénissimes étaient à Châtenay et qu’il venait leur offrir un plat de son métier. »

Aussitôt Mme du Maine, qui était chez M. de Malézieu comme chez elle puisque c’était elle-même qui avait présidé à tout dans l’agencement de la maison de Châtenay, ordonna qu’on la suivît dans cet « espace couvert et environné de toiles, que le comte Hamilton devait décrire un jour et dans lequel on avait élevé un théâtre dont les décorations étaient entrelacées de feuillages verts fraîchement coupés et illuminées d’une prodigieuse quantité de bougies. » A peine la compagnie eut-elle pris place, Mme la duchesse du Maine toujours placée au centre, M. du Maine à droite, Mlle d’Enghien à gauche et la petite chienne Jonquille couchée entre ses pieds, qu’aussitôt, dit Donneau de Vizé, « on vit paraître un homme dans un équipage fort extraordinaire ; mais malgré sa coëffure bizarre et sa longue barbe de crin, on reconnut que c’était M. de Malézieu. »

M. de Malézieu avait bien des talents ou, plutôt, comme nous l’avons dit, il les avait tous. Aussi se mit-il en devoir de tenir son rôle avec une verve, une facilité et un sang-froid qui eussent pu donner à penser qu’il n’avait fait, durant toute sa vie, comme l’opérateur de l’Amour médecin, que débiter de l’orviétan à toutes les personnes du parterre atteintes de gale, de rogne, de fièvre ou de goutte. « Allons ! » dit-il, en faisant le magicien et frappant de sa baguette sur une « boëtte ; » « allons ! vite ma cassette, Pantomimas ! Pantomimas ! »

Aussitôt, il parut un Arlequin portant une « boëtte » plus grande que la précédente remplie de plusieurs bouteilles avec des écriteaux. L’une contenait de l’eau générale, dont l’opérateur fit don à M. le Duc. Avec cette eau, on possédait tous les talents, tous les secrets ; on devenait invincible. La seconde bouteille était remplie d’esprit universel. « Il suffit, dit M. de Malézieu, toujours costumé en charlatan, d’en prendre pour avoir l’enjouement, le badinage, la gaîté et l’à propos, enfin tous les ornements de l’esprit. » C’est de la meilleure grâce du monde que Mme la duchesse du Maine reçut entre ses mains un si grand présent. A Mlle d’Enghien l’opérateur offrit de la poudre de Sympathie ; après quoi, il débita de l’Essence des élus ; mais ce que tout le monde s’accorda à trouver le plus sublime, fut quand, de la « boette » de l’Arlequin, il fit, — au moyen de sa baguette, — apparaître, outre un flacon de Sirop violat, un paquet de pilules fistulaires. « J’appelle ce sirop Violat, dit M. de Malézieu, parce que, dès que j’en ai versé une goutte dans la main de qui que ce soit, il devient aussi excellent pour la viole que Marets et Forcroy. » Et « pour ces pilules, ajouta le magicien, n’allez pas vous persuader que ce soit pour guérir des fistules… je les nomme pilules fistulaires à cause de fistula qui signifie flûte. Vous allez voir la merveille qu’elles opèrent ! J’en vais mettre une dans la bouche de mon Arlequin ; dès qu’elle aura touché ses lèvres, il jouera de la flûte comme Pan ou Descôteaux ! »

Là-dessus, il se joua une piperie singulière, l’Arlequin voulant, par ses sauts et par ses gambades, éviter que M. de Malézieu lui ingurgitât la pilule. Ayant cependant consenti à céder, cet Arlequin, au grand ébahissement de la compagnie, se mit à jouer, sur la flûte d’Allemagne, un solo qui enchanta Mme la duchesse du Maine, flatta l’ouïe de Mlle d’Enghien, ranima M. le Duc et ne laissa pas de communiquer à la petite chienne Jonquille une satisfaction évidente. « Vous croyez peut-être, continua M. de Malézieu, toujours en persillant et se donnant de la voix, que je vous en impose et qu’Arlequin savait jouer de ces instruments. Il faut vous convaincre tout à fait. »

À ces mots, M. de Malézieu s’avança au bord du théâtre. « Qu’on me fasse venir, dit-il, en désignant avec sa baguette le côté des coulisses, quelques-uns de ces paysans qui sont là-bas ! » Alors, comme le raconte Donneau de Vizé dans sa relation du Mercure galant, on poussa sur la scène deux paysans d’aspect naïf, les yeux ronds, la bouche éberluée, qui semblaient vraiment deux garçons du village de Châtenay. Ils se défendirent longtemps, l’un et l’autre, à faire usage des drogues que leur présentait l’enchanteur. Cependant ayant, par l’effet des cercles, conjurations et figures magiques, accepté, l’un de se frotter de sirop, l’autre de gober la pilule, le public ébahi ne tarda pas à voir que le miracle opérait et qu’à peine ces paysans eurent touché, le premier sa viole, le second la flûte sur laquelle il posa ses lèvres, aussitôt il n’y eut rien de plus harmonieux et de plus enchanteur que l’air qu’on entendit.

Donneau de Vizé, toujours dans sa Relation des Festes, donne le mot de l’énigme. « L’on n’eut pas, dit-il, grand’peine à comprendre ce miracle quand on reconnut les deux paysans pour être MM. Forcroy et Descôteaux. » M. Forcroy, avec une virtuosité merveilleuse, appuyait ses lèvres sur le flageolet ; par l’harmonie qu’il arrachait à son instrument, il semblait qu’il donnât déjà l’illusion que* c’était l’air de Philémon qu’il offrait au public. Ce dernier, avec Descôteaux, n’avait pas moins le sentiment de se trouver transporté dans la bergerie.

Berger, Descôteaux l’était de toute sa personne, et cela, depuis ses gros sabots de village attachés de rubans d’azur jusqu’à son visage où se reflétaient la stupeur et l’ébahissement qu’il est convenu de donner, dans les opéras, à nos villageois. Son habit de Colin lui seyait, sous cet aspect rustique, au-delà de tout ce qu’on peut dire ; il portait un gilet et une cravate à fleurs du dessin lu plus naïf ; ses bas ressemblaient aux bas de François les Bas-bleus ; sa musette était une musette du Poitou et, pour sa figure, épanouie sous son chapeau de comédie à grands bords, elle offrait la fraîcheur et le coloris de ces belles tulipes que Mme la duchesse du Maine, dans les parterres de Sceaux arrangés par Le Nostre, avait plus d’une fois admirées en se promenant.


V. — DANS UN JARDIN, AU LUXEMBOURG

Chaque fois que Descôteaux se remémorait ces fêtes splendides de Sceaux, cela ne laissait pas de s’accompagner en lui d’une tristesse secrète et qui provenait de cette pensée que M. de La Fontaine n’était plus là et, pas plus que La Bruyère, n’avait pu assister au triomphe final de Baucis et de Philémon, les deux vieillards aimés des dieux dont le Bonhomme en des vers si beaux, avait chanté l’idylle.

Vieillard, Descôteaux, avec les années, l’était devenu lui-même. Au temps où l’avocat Mathieu Marais le retrouva logé au palais du Luxembourg, toujours occupé de ses tulipes et de sa flûte douce, vingt ans s’étaient écoulés déjà depuis le jour fameux du concert donné par M. de Malézieu à Mme du Maine Maintenant, le bonhomme Descôteaux était tout ridé, et, bien qu’il chantât encore en s’accompagnant, devant Mathieu Marais, des paroles de Verger, sa voix était devenue chevrotante. « Il a encore, écrit son auditeur, stupéfait de retrouver sous la Régence ce personnage de La Bruyère, il a encore au suprême degré le goût des fleurs, et c’est un des grands fleuristes de l’Europe. Il est logé au Luxembourg où on lui a donné un petit jardin qu’il cultive lui-même. »

Cette coutume de loger au Luxembourg toutes sortes de personnes dignes d’être honorées par leur nom ou par leur mérite, mais à qui la fortune n’avait pas souri, demeura longtemps l’apanage de cette grande maison. Dans ce quartier docte, ombreux, charmant, qu’aimèrent toujours les sages et les philosophes, La Bruyère, « Montaigne mitigé, » comme devait l’appeler un jour le même Mathieu Marais, avait habité lui aussi. C’était à l’époque où, devenu l’hôte du prince de Condé, il demeurait près des Fossés-Monsieur-le-Prince ; et comme, en ce temps de sa vie, ce quartier-là était plein de ses amis, qu’il n’avait que deux pas à faire d’un côté pour aller retrouver son protecteur Pontchartrain rue de Vaugirard, du côté des Carmes, et, — du côté du Chartreux, — que deux pas dans un autre sens pour gagner la rue Saint-Jacques où demeurait Michallet le libraire, on imagine le plaisir, si la mort n’était pas venue prématurément le frapper, que l’auteur des Caractères eût éprouvé à retrouver, dans ce milieu qui lui fut longtemps cher, le flûtiste Descôteaux.

Mathieu Marais, qui précise à ce passage que c’est bien le joueur de flûte que La Bruyère a eu le dessein de peindre dans le curieux de tulipes[12], écrit, — à l’endroit de son Journal relatif au musette et hautbois de la chambre du Roi, — que celui-ci ne se contentait pas d’être musicien et fleuriste, mais qu’encore il voulait « être philosophe et parler Descaries. » Cette fureur de Descartes, qui avait tant agité autrefois les gais compagnons d’Auteuil et dont La Bruyère a parlé lui-même, dans son livre, au chapitre des Esprits forts, n’avait jamais cessé un instant de tourner la tête à notre fleuriste ; mais, de toutes ces manies qui continuaient à faire du flûtiste un personnage singulier, la plus aimable était bien toujours cette passion des tulipes qui, grâce à La Bruyère, l’a fait immortel.

Mathieu Marais nous dit là-dessus de Descôteaux, en ce qui regarde ces plantes, que, parvenu à un âge extrême, il était resté d’une « curiosité outrée ; » mais cette curiosité, quelque grande qu’elle fût, n’était que peu de chose elle-même, en comparaison de la passion avec laquelle le même homme continuait de s’occuper de l’espèce unique, de la rare tulipe chère à tant de personnes de l’époque, aussi bien de la France que de la Hollande. L’une des surprises de sa vie, — et des plus belles, des plus étonnantes restées dans ses souvenirs, — était celle qu’il avait éprouvée, la fois inoubliable où, quittant son petit enclos de fleurs, Descôteaux s’était, à moins d’une demi-lieue de son faubourg, rendu à l’invitation de M. de La Sablière, son digne et puissant voisin.


Ce voisin, en automne,
Des plus beaux dons que nous offre Pomone
Avait la fleur, les autres le rebut…


Ainsi La Fontaine, dans sa fable de l’Ecolier, avait en se jouant tracé au passage la silhouette du mari de sa chère et bonne protectrice. Le fait est qu’en cette Folie-Rambouillet, appelée aussi par les amateurs domaine des Quatre-Pavillons et située à Reuilly, M. de La Sablière récoltait les prunes les plus belles qui fussent au monde. Cependant, encore que le soleil fût haut dans le ciel et le temps limpide, ce n’était pas de ses seules prunes que M. de La Sablière était occupé ce matin-là, tandis qu’autour de lui, gardiens de tant d’arbres chargés de fruits mûrs, les garçons du jardin s’empressaient fort sérieusement, les uns à faire des moulinets avec leurs bras, les autres à tirer des mousquetades à l’effet de chasser les oiseaux. Contrairement à ses habitudes, d’une activité toute rustique, M. de La Sablière lisait, et, pour qu’il n’entendit pas venir à lui le joueur de flûte dont les pas faisaient craquer le sable de l’allée, il fallait que sa lecture fût bien attrayante. A peine cependant, à discerner l’ombre que Descôteaux dans le soleil projetait sur le chemin et jusque sur le banc où il était assis, M. de La Sablière eut-il levé la tête qu’aussitôt il vit et reconnut le flûtiste, se leva, fut droit à lui, lui tendit le petit livre qui semblait causer sa jubilation, puis, plaçant le doigt sur la page, l’obligea à en lire le titre, lequel était, dans toute sa saveur naïve, ainsi libellé : La Connaissance et culture parfaite des Tulipes rares, des Anémones extraordinaires, des Oreilles fins (sic) et des belles Oreilles d’ours panachés (sic).

N’est-ce pas La Bruyère, étudiant toutes les sortes de manies auxquelles sont enclins les curieux de tous les genres, qui parle de cet amateur d’oiseaux qui avait donné pension à un homme dont tout le ministère était de « siffler des serins au flageolet. » Eh bien ! Descôteaux, en rentrant ce jour-là dans son petit jardin du faubourg, montra que, quelque original qu’il fût dans son genre, il aspirait à le devenir autant que cet amateur, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il n’était déjà. Jusqu’à ce que le soleil fût couché et les étoiles naissantes, debout dans ses souliers pleins d’herbe et les bras agités, il fit, à haute voix en effet, lecture devant ses tulipes du parfait Traité où M. de Valnay, contrôleur de la Maison du Roi et l’auteur de ce petit livre, expose toutes les raisons subtiles et délicates que les peuples, tant de l’Orient que de l’Occident, ont de cultiver et de chérir ces plantes…

Le Luxembourg, tel que le plan de Turgot, entre le petit clos des Carmes et le potager des Chartreux, en a relevé le dessin, ne présente plus tout à fait cet air de régularité qu’on lui trouve à le considérer dans le dessin plus ancien de Pérelle. C’est-à-dire que, depuis que la duchesse de Berri, fille du Hégent, en possède la partie la plus élendue, l’extrême netteté des massifs, la propreté des parterres, l’ordre même des quinconces ne sont plus aussi manifestes qu’au temps où La Fontaine, hôte de la duchesse douairière d’Orléans et M. de La Bruyère, s’attardaient au long des promenades et parmi les pelotons de nouvellistes, à deviser de compagnie. Du désordre, certes, mais ce désordre n’est pas sans un certain charme et, quand Mme de Caylus, hôtesse de ce noble asile, écrivait, il y a peu d’années encore, à Mme de Maintenon, dans l’un des courts billets au style enjoué, et simple qui ont sauvé sa mémoire : « J’entends dès le matin le chant du coq et lu son des cloches de plusieurs petits couvents qui invitent à prier Dieu, » il faut reconnaître que c’était une bien heureuse Thébaide que celle qu’avait choisie Descôteaux pour y finir ses jours.

« Je ne sais quand et où mourut Descôteaux, » écrit Jal qui fut cependant l’homme de France le plus au fait de tous les papiers de l’ancien état-civil. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aux « premiers jours de novembre 1723, » Mathieu Marais le précise, l’original ayant servi de modèle au portrait tracé par La Bruyère existait encore. Cependant, devenu vieux et noueux, desséché, presque végétal, à la façon de ce Philémon qu’il avait entrevu autrefois à Sceaux ans un opéra, Descôteaux cessait peu à peu d’appartenir au monde de la terre. Déjà le chant du coq, le son des cloches des petits couvents du voisinage l’invitant à prier Dieu, venaient comme autrefois pour Mme de Caylus, se mêler aux airs que, d’un souffle oppressé, il tirait encore de sa flûte. Et, de la sorte, au milieu de ce jardin « qu’on lui avait donné, » devant les tulipes ses filles, la flûte à la main, il était semblable à ce duc de Bourbon dont il est question dans les Mémoires de Maurepas et qui était tellement fou de plantes et d’arbres qu’il s’imaginait que ses bras étaient devenus des branches, ses cheveux des feuilles et qui exigeait qu’on vint tous les matins lui arroser les pieds et le passer au râteau comme s’il eût été lui-même une plante ou un arbre véritable.


Un octogénaire plantait,


a écrit, dans l’une de ses fables, ce bonhomme La Fontaine que Descôteaux, au temps de sa jeunesse, avait tant aimé, et dont avec Molière, contre les saillies de Racine et de Boileau, il avait pris une fois la défense. L’octogénaire ! Sous les ombrages épais du Luxembourg, en ce déclin de la Régence, c’était désormais le bon flûtiste à la silhouette poétique, rêveuse, un peu faunesque que La Bruyère avait une fois en se jouant, et comme on cueille en passant une fleur ou un papillon, placé à cet endroit des caractères que Vauvenargues goûtait entre tous pour son frais coloris.


EDMOND PILON.

  1. Ed. Fournier : la Comédie de J. de La Bruyère.
  2. Abraham du Pradel : Livre commode (1692, in-12).
  3. Ed. Fournier, ibid.
  4. Selon M. Servois (La Bruyère, t. II, coll. des Grands écrivains) la clef de 1696 porte, en face du passage des Caractères réservé au fleuriste, cette indication : « M. Camboust, avocat au Conseil, ou des Costeaux fleuriste ; » pourtant « ces deux noms, qui appartiennent à deux personnages différents, n’en font plus qu’un dans la plupart des clefs suivantes, dont le premier est généralement écrit Caboust. »
  5. René, selon Jal (Dictionnaire biographique), fut appelé à recueillir la charge de son père. Quant à François-Xavier, il mourut jeune. Dans l’acte mortuaire le concernant, inscrit à Saint-Germain-l’Auxerrois, François Pignon, dit des Cousteaux, est qualifié de « hautbois du Roy. »
  6. La maison de Molière était sise à peu près à l’angle que forment actuellement les rues d’Auteuil et Théophile-Gautier.
  7. Le chanoine Legendre (cité par M. André Hallays).
  8. André Hallays : Auteuil au XVIIe siècle, dans Paris (1913).
  9. Selon la version de Louis Racine, Molière eût dit à Descôteaux : « Ne nous moquons pas du Bonhomme ; il vivra peut-être plus que nous. »
  10. Voltaire rapporte que La Bruyère confia le manuscrit des Caractères à M. de Malézieu. « Le fait, écrit M. Allaire, dans son livre : La Bruyère et la maison de Condé, nous paraît vraisemblable. Tous deux Parisiens, presque du même âge, La Bruyère et Malézieu avaient embrassé le cartésianisme dans le même temps. »
  11. Chaulieu.
  12. « La Bruyère, dit Mathieu Marais, ne l’a pas oublié dans ses Caractères, sur cette curiosité outrée de ses tulipes qu’il baptise du nom qu’il lui plaît. »