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UN CAPRICE.

PROVERBE.

PERSONNAGES.
M. DE CHAVIGNY. — MATHILDE, sa femme. —
Mme DE LÉRY.
(La scène se passe dans la chambre à coucher de Mathilde.)

Scène PREMIÈRE.

MATHILDE seule, travaillant au filet.

Encore un point, et j’ai fini. (Elle sonne ; un domestique entre.) Est-on venu de chez Janisset ?

LE DOMESTIQUE.

Non, madame, pas encore.

MATHILDE.

C’est insupportable ; qu’on y retourne ; dépêchez-vous. (Le domestique sort.) J’aurais dû prendre les premiers glands venus ; il est huit heures ; il est à sa toilette ; je suis sûr qu’il va venir ici avant que tout ne soit prêt. Ce sera encore un jour de retard. (Elle se lève.) Faire une bourse en cachette à son mari, cela passerait aux yeux de bien des gens pour un peu plus que romanesque. Après un an de mariage ! Qu’est-ce que Mme de Léry, par exemple, en dirait si elle le savait ? Et lui-même, qu’en pensera-t-il ? Bon ! il rira peut-être du mystère, mais il ne rira pas du cadeau. Pourquoi ce mystère, en effet ? Je ne sais ; il me semble que je n’aurais pas travaillé de si bon cœur devant lui ; cela aurait eu l’air de lui dire : « Voyez comme je pense à vous ; » cela ressemblerait à un reproche ; tandis qu’en lui montrant mon petit travail fini, ce sera lui qui se dira que j’ai pensé à lui.

LE DOMESTIQUE, rentrant.

On apporte cela à madame de chez le bijoutier.

(Il donne un petit paquet à Mathilde.)
MATHILDE.

Enfin ! (Elle se rasseoit.) Quand M. de Chavigny viendra, prévenez-moi. (Le domestique sort.) Nous allons donc, ma chère petite bourse, vous faire votre dernière toilette. Voyons si vous serez coquette avec ces glands-là ? Pas mal. Comment serez-vous reçue, maintenant ? Direz-vous tout le plaisir qu’on a eu à vous faire, tout le soin qu’on a pris de votre petite personne ? On ne s’attend pas à vous, mademoiselle. On n’a voulu vous montrer que dans tous vos atours. Aurez-vous un baiser pour votre peine ? (Elle baise sa bourse, et s’arrête.) Pauvre petite ! tu ne vaux pas grand’chose ; on ne te vendrait pas deux louis. Comment se fait-il qu’il me semble triste de me séparer de toi ? N’as-tu pas été commencée pour être finie le plus vite possible ? Ah ! tu as été commencée plus gaiement que je ne t’achève. Il n’y a pourtant que quinze jours de cela ; que quinze jours, est-ce possible ? Non, pas davantage, et que de choses en quinze jours ! Arrivons-nous trop tard, petite ?… Pourquoi de telles idées ? On vient, je crois ; c’est lui ; il m’aime encore.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Voilà M. le comte, madame.

MATHILDE.

Ah ! mon Dieu ! je n’ai mis qu’un gland et j’ai oublié l’autre. Sotte que je suis ! Je ne pourrai pas encore lui donner aujourd’hui ! Qu’il attende un instant, une minute, au salon ; vite, avant qu’il n’entre…

LE DOMESTIQUE.

Le voilà, madame, (Il sort. Mathilde cache sa bourse.)


Scène ii.


MATHILDE, CHAVIGNY.
CHAVIGNY.

Bonsoir, ma chère ; est-ce que je vous dérange ? (Il s’asseoit.)

MATHILDE

Moi, Henri ! quelle question !

CHAVIGNY

Vous avez l’air troublé, préoccupé. J’oublie toujours, quand j’entre chez vous, que je suis votre mari, et je pousse la porte trop vite.

MATHILDE

Il y a là un peu de méchanceté, mais comme il y a aussi un peu d’amour, je ne vous en embrasserai pas moins. (Elle l’embrasse.) Qu’est-ce que vous croyez donc être, monsieur, quand vous oubliez que vous êtes mon mari ?

CHAVIGNY

Ton amant, ma belle ; est-ce que je me trompe ?

MATHILDE

Amant et ami, tu ne te trompes pas. (À part.) J’ai envie de lui donner la bourse comme elle est.

CHAVIGNY

Quelle robe as-tu donc ? Tu ne sors pas ?

MATHILDE

Non, je voulais… j’espérais que peut-être…

CHAVIGNY

Vous espériez ?… Qu’est-ce que c’est donc ?

MATHILDE

Tu vas au bal ? tu es superbe.

CHAVIGNY

Pas trop ; je ne sais si c’est ma faute ou celle du tailleur, mais je n’ai plus ma tournure du régiment.

MATHILDE

Inconstant ! vous ne pensez pas à moi, en vous mirant dans cette glace.

CHAVIGNY

Bah ! À qui donc ? Est-ce que je vais au bal pour danser ? Je vous jure bien que c’est une corvée, et que je m’y traîne sans savoir pourquoi.

MATHILDE

Eh bien ! restez, je vous en supplie. Nous serons seuls, et je vous dirai…

CHAVIGNY

Il me semble que ta pendule avance ; il ne peut pas être si tard.

MATHILDE

On ne va pas au bal à cette heure-ci, quoi que puisse dire la pendule. Nous sortons de table il y a un instant.

CHAVIGNY

J’ai dit d’atteler ; j’ai une visite à faire.

MATHILDE

Ahl c’est différent. Je… je ne savais pas… j’avais cru…

CHAVIGNY

Eh bien ?

MATHILDE

J’avais supposé… d’après ce que tu disais… Mais la pendule va bien ; il n’est que huit heures. Accordez-moi un petit moment. J’ai une petite surprise à vous faire.

CHAVIGNY, se levant.

Vous savez, ma chère, que je vous laisse libre, et que vous sortez quand il vous plaît. Vous trouverez juste que ce soit réciproque. Quelle surprise me destinez-vous ?

MATHILDE

Rien ; je n’ai pas dit ce mot-là, je crois.

CHAVIGNY

Je me trompe donc, j’avais cru l’entendre. Avez-vous là ces valses de Strauss ? Prêtez-les-moi, si vous n’en faites rien.

MATHILDE

Les voilà ; les voulez-vous maintenant ?

CHAVIGNY

Mais oui, si cela ne vous gêne pas. On me les a demandées pour un ou deux jours. Je ne vous en priverai pas long-temps.

MATHILDE

Est-ce pour Mme de Blainville ?

CHAVIGNY, prenant les valses.

Plaît-il ? Ne parlez-vous pas de Mme de Blainville ?

MATHILDE

Moi ! non. Je n’ai pas parlé d’elle.

CHAVIGNY

Pour cette fois j’ai bien entendu. (Il se rasseoit.) Qu’est-ce que vous dites de Mme de Blainville ?

MATHILDE

Je pensais que mes valses étaient pour elle.

CHAVIGNY

Et pourquoi pensiez-vous cela ?

MATHILDE

Mais parce que… parce qu’elle les aime.

CHAVIGNY

Oui, et moi aussi ; et vous aussi, je crois ? Il y en a une surtout ; comment est-ce donc ? Je l’ai oubliée… Comment dit-elle donc ?

MATHILDE

Je ne sais pas si je m’en souviendrai. (Elle se met au piano et joue.)

CHAVIGNY

C’est cela même ! C’est charmant, divin, et vous la jouez comme un ange, ou, pour mieux dire, comme une vraie valseuse.

MATHILDE

Est-ce aussi bien qu’elle, Henri ?

CHAVIGNY

Qui, elle ? Mme de Blainville ? Vous y tenez, à ce qu’il paraît ?

MATHILDE

Oh ! pas beaucoup. Si j’étais homme, ce n’est pas elle qui me tournerait la tête.

CHAVIGNY

Et vous auriez raison, madame. Il ne faut jamais qu’un homme se laisse tourner la tête, ni par une femme, ni par une valse.

MATHILDE

Comptez-vous jouer ce soir, mon ami ?

CHAVIGNY

Eh ! ma chère, quelle idée avez-vous ? On joue, mais on ne compte pas jouer.

MATHILDE

Avez-vous de l’or dans vos poches ?

CHAVIGNY

Peut-être bien. Est-ce que vous en voulez ?

MATHILDE

Moi, grand Dieu ! Que voulez-vous que j’en fasse ?

CHAVIGNY

Pourquoi pas ? Si j’ouvre votre porte trop vite, je n’ouvre pas du moins vos tiroirs, et c’est peut-être un double tort que j’ai.

MATHILDE

Vous mentez, monsieur ; il n’y a pas long-temps que je me suis aperçue que vous les aviez ouverts, et vous me laissez beaucoup trop riche.

CHAVIGNY

Non pas, ma chère, tant qu’il y aura des pauvres. Je sais quel usage vous faites de votre fortune, et je vous demande de me permettre de faire la charité par vos mains.

MATHILDE

Cher Henri ! que tu es noble et bon ! Dis-moi un peu. Te souviens-tu d’un jour où tu avais une petite dette à payer, et où tu te plaignais de n’avoir pas de bourse ?

CHAVIGNY

Quand donc ? Ah ! c’est juste. Le fait est que, quand on sort, c’est une chose insupportable de se fier à des poches qui ne tiennent à rien…

MATHILDE

Aimerais-tu une bourse rouge avec un filet noir ?

CHAVIGNY

Non, je n’aime pas le rouge. Parbleu ! tu me fais penser que j’ai justement là une bourse toute neuve d’hier ; c’est un cadeau. Qu’en pensez-vous ?(Il tire une bourse de sa poche.) Est-ce de bon goût ?

MATHILDE

Voyons ; voulez-vous me la montrer ?

CHAVIGNY

Tenez. (Il la lui donne ; elle la regarde, puis la lui rend.)

MATHILDE

C’est très joli. De quelle couleur est-elle ?

CHAVIGNY, riant.

De quelle couleur ? La question est excellente.

MATHILDE

Je me trompe… Je veux dire… Qui est-ce qui vous l’a donnée ?

CHAVIGNY

Ah ! c’est trop plaisant ! Sur mon honneur ! vos distractions sont adorables.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame de Léry.

MATHILDE

J’ai défendu ma porte en bas.

CHAVIGNY

Non, non, qu’elle entre. Pourquoi ne pas la recevoir ?

MATHILDE

Eh bien ! enfin, monsieur, cette bourse, peut-on savoir le nom de l’auteur ?


Scène iii.


MATHILDE, CHAVIGNY, MADAME DE LÉRY, en toilette de bal.
CHAVIGNY

Venez, madame, venez, je vous en prie ; on n’arrive pas plus à propos. Mathilde vient de me faire une étourderie qui, en vérité, vaut son pesant d’or. Figurez-vous que je lui montre cette bourse…

MADAME DE LÉRY

Tiens ! c’est assez gentil. Voyons donc.

CHAVIGNY

Je lui montre cette bourse ; elle la regarde, la tâte, la retourne, et en me la rendant, savez-vous ce qu’elle me dit ? Elle me demande de quelle couleur elle est !

MADAME DE LÉRY

Eh bien ! elle est bleue.

CHAVIGNY

Eh, oui ! elle est bleue… C’est bien certain… et c’est précisément le plaisant de l’affaire… Imaginez-vous qu’on le demande ?

MADAME DE LÉRY

C’est parfait. Bonsoir, chère Mathilde ; venez-vous ce soir à l’ambassade ?

MATHILDE

Non, je compte rester.

CHAVIGNY

Mais vous ne riez pas de mon histoire ?

MADAME DE LÉRY

Mais si. Et qu’est-ce qui a fait cette bourse ? Ah ! je la reconnais, c’est Mme de Blainville. Comment ! vraiment vous ne bougez pas ?

CHAVIGNY, brusquement,

À quoi la reconnaissez-vous, s’il vous plaît ?

MADAME DE LÉRY

À ce qu’elle est bleue justement. Je l’ai vue traîner pendant des siècles ; on a mis sept ans à la faire, et vous jugez si pendant ce temps-là elle a changé de destination. Elle a appartenu en idée à trois personnes de ma connaissance. C’est un trésor que vous avez là, monsieur de Chavigny ; c’est un vrai héritage que vous avez fait.

CHAVIGNY

On dirait qu’il n’y a qu’une bourse au monde.

MADAME DE LÉRY

Non, mais il n’y a qu’une bourse bleue. D’abord, moi, le bleu m’est odieux ; ça ne veut rien dire, c’est une couleur bête. Je ne peux pas me tromper sur une chose pareille ; il suffit que je l’aie vue une fois. Autant j’adore le lilas, autant je déteste le bleu.

MATHILDE

C’est la couleur de la constance.

MADAME DE LÉRY

Bah ! c’est la couleur des perruquiers. Je ne viens qu’en passant, vous voyez, je suis en grand uniforme ; il faut arriver de bonne heure dans ce pays-là ; c’est une cohue à se casser le cou. Pourquoi donc ne venez-vous pas ? Je n’y manquerais pas pour un monde.

MATHILDE

Je n’y ai pas pensé, et il est trop tard à présent.

MADAME DE LÉRY

Laissez donc, vous avez tout le temps. Tenez, chère, je vais sonner. Demandez une robe. Nous mettrons M. de Chavigny à la porte avec son petit meuble. Je vous coiffe, je vous pose deux brins de fleurettes, et je vous enlève dans ma voiture. Allons, voilà une affaire bâclée.

MATHILDE

Pas pour ce soir ; je reste décidément.

MADAME DE LÉRY

Décidément ! Est-ce un parti pris ? Monsieur de Chavigny, amenez donc Mathilde.

CHAVIGNY, sèchement.

Je ne me mêle des affaires de personne.

MADAME DE LÉRY

Oh ! oh ! vous aimez le bleu, à ce qu’il paraît. Eh bien ! écoutez ; savez-vous ce que je vais faire ? Donnez-moi du thé, je vais rester ici.

MATHILDE

Que vous êtes gentille, chère Ernestine ! Non, je ne veux pas priver ce bal de sa reine. Allez me faire un tour de valse, et revenez à onze heures, si vous y pensez ; nous causerons seules au coin du feu, puisque M. de Chavigny nous abandonne.

CHAVIGNY

Moi ! pas du tout ; je ne sais si je sortirai.

MADAME DE LÉRY

Eh bien ! c’est convenu, je vous quitte. À propos, vous savez mes malheurs ; j’ai été volée comme dans un bois.

MATHILDE

Volée ! qu’est-ce que vous voulez dire ?

MADAME DE LÉRY

Quatre robes, ma chère, quatre amours de robes qui me venaient de Londres, perdues à la douane. Si vous les aviez vues, c’est à en pleurer ; il y en avait une perse et une puce : on ne fera jamais rien de pareil.

MATHILDE

Je vous plains bien sincèrement. On vous les a donc confisquées ?

MADAME DE LÉRY

Pas du tout. Si ce n’était que cela, je crierais tant qu’on me les rendrait, car c’est un meurtre. Me voilà nue pour cet été. Imaginez qu’ils m’ont lardé mes robes ; ils ont fourré leur sonde je ne sais par où dans ma caisse ; ils m’ont fait des trous à y mettre un doigt. Voilà ce qu’on m’apporte hier à déjeuner.

CHAVIGNY

Il n’y en avait pas de bleue, par hasard ?

MADAME DE LÉRY
Non, monsieur, pas la moindre. Adieu, belle ; je ne fais qu’une apparition. J’en suis, je crois, à ma douzième grippe de l’hiver ; je vais attraper ma treizième. Aussitôt fait, j’accours, et je me plonge dans vos fauteuils. Nous causerons douane, chiffons, pas vrai ? Non, je suis toute triste, nous ferons du sentiment. Enfin, n’importe ! Bonsoir, monsieur de l’azur… Si vous me reconduisez, je ne reviens pas.
(Elle sort.)

Scène iv.


CHAVIGNY, MATHILDE.
CHAVIGNY

Quel cerveau fêlé que cette femme ! Vous choisissez bien vos amies.

MATHILDE

C’est vous qui avez voulu qu’elle montât.

CHAVIGNY

Je parierais que vous croyez que c’est Mme de Blainville qui a fait ma bourse.

MATHILDE

Non, puisque vous me dites le contraire.

CHAVIGNY

Je suis sûr que vous le croyez.

MATHILDE

Et pourquoi en êtes-vous sûr ?

CHAVIGNY

Parce que je connais votre caractère. Mme de Léry est votre oracle ; c’est une idée qui n’a pas le sens commun.

MATHILDE

Voilà un beau compliment que je ne mérite guère.

CHAVIGNY

Oh ! mon Dieu, si ; et j’aimerais tout autant vous voir franche là-dessus que dissimulée.

MATHILDE

Mais si je ne le crois pas, je ne puis feindre de le croire pour vous paraître sincère.

CHAVIGNY

Je vous dis que vous le croyez ; c’est écrit sur votre visage.

MATHILDE

S’il faut le dire pour vous satisfaire, eh bien ! j’y consens ; je le crois.

CHAVIGNY

Vous le croyez ? Et quand cela serait vrai, quel mal y aurait-il ?

MATHILDE

Aucun, et par cette raison je ne vois pas pourquoi vous le nieriez.

CHAVIGNY

Je ne le nie pas ; c’est elle qui l’a faite. (Il se lève.) Bonsoir ; je reviendrai peut-être tout à l’heure prendre le thé avec votre amie.

MATHILDE

Henri, ne me quittez pas ainsi !

CHAVIGNY

Qu’appelez-vous ainsi ? Sommes-nous fâchés ? Je ne vois là rien que de très simple ; on me fait une bourse, et je la porte ; vous demandez qui, et je vous le dis. Rien ne ressemble moins à une querelle.

MATHILDE

Et si je vous demandais cette bourse, m’en feriez-vous le sacrifice ?

CHAVIGNY

Peut-être ; à quoi vous servirait-elle ?

MATHILDE

Il n’importe ; je vous la demande.

CHAVIGNY

Ce n’est pas pour la porter, je suppose ; je veux savoir ce que vous en feriez.

MATHILDE

C’est pour la porter.

CHAVIGNY

Quelle plaisanterie ! Vous porterez une bourse faite par Mme Blainviile ?

MATHILDE

Pourquoi non ? Vous la portez bien.

CHAVIGNY

La belle raison ! Je ne suis pas femme.

MATHILDE

Eh bien ! si je ne m’en sers pas, je la jetterai au feu.

CHAVIGNY

Ah ! ah ! vous voilà donc enfin sincère. Eh bien ! très sincèrement aussi, je la garderai, si vous permettez.

MATHILDE

Vous en êtes libre assurément ; mais je vous avoue qu’il m’est cruel de penser que tout le monde sait qui vous l’a faite, et que vous allez la montrer partout.

CHAVIGNY

La montrer ! Ne dirait-on pas que c’est un trophée ?

MATHILDE

Écoutez-moi, je vous en prie, et laissez-moi votre main dans les miennes. (Elle l’embrasse.) M’aimez-vous, Henri ? Répondez.

CHAVIGNY

Je vous aime, et je vous écoute.

MATHILDE

Je vous jure que je ne suis pas jalouse ; mais si vous me donnez cette bourse de bonne amitié, je vous remercierai de tout mon cœur. C’est un petit échange que je vous propose, et je crois, j’espère du moins, que vous ne trouverez pas que vous y perdez.

CHAVIGNY

Voyons votre échange ; qu’est-ce que c’est ?

MATHILDE

Je vais vous le dire, si vous y tenez. Mais si vous me donniez la bourse auparavant, sur parole, vous me rendriez bien heureuse.

CHAVIGNY

Je ne donne rien sur parole.

MATHILDE

Voyons, Henri, je vous en prie.

CHAVIGNY

Non.

MATHILDE

Eh bien ! je t’en supplie à genoux.

CHAVIGNY
Levez-vous, Mathilde, je vous en conjure à mon tour ; vous savez que je n’aime pas ces manières-là. Je ne peux pas souffrir qu’on s’abaisse, et je le comprends moins ici que jamais. C’est trop insister sur un enfantillage ; si vous l’exigiez sérieusement, je jetterais cette bourse au feu moi-même, et je n’aurais que faire d’échange pour cela. Allons, levez-vous, et n’en parlons plus. Adieu ; à ce soir ; je reviendrai.
(Il sort.)

Scène v.


MATHILDE, seule.

Puisque ce n’est pas celle-là, ce sera donc l’autre que je brûlerai. (Elle va à son secrétaire, et en tire la bourse qu’elle a faite.) Pauvre petite, je te baisais tout à l’heure, et te souviens-tu de ce que je te disais ? Nous arrivons trop tard, tu le vois. Il ne veut pas de toi, et ne veut plus de moi. (Elle s’approche de la cheminée.) Qu’on est folle de faire des rêves ! Ils ne se réalisent jamais. Pourquoi cet attrait, ce charme invincible qui nous fait caresser une idée ? Pourquoi tant de plaisir à la suivre, à l’exécuter en secret ? À quoi bon tout cela ? À pleurer ensuite. Que demande donc l’impitoyable hasard ? Quelles précautions, quelles prières faut-il donc pour mener à bien le souhait le plus simple, la plus chétive espérance ! Vous avez bien dit, monsieur le comte, j’insiste sur un enfantillage, mais il m’était doux d’y insister ; et vous, si fier ou si infidèle, il ne vous eût pas coûté beaucoup de vous prêter à cet enfantillage. Ah ! il ne m’aime plus, il ne m’aime plus. Il vous aime, madame de Blainville ! (Elle pleure.) Allons ! il n’y faut plus penser. Jetons au feu ce hochet d’enfant qui n’a pas su arriver assez vite ; si je le lui avais donné ce soir, il l’aurait peut-être perdu demain. Ah ! sans nul doute, il l’aurait fait ; il laisserait ma bourse traîner sur sa table, je ne sais où, dans ses rebuts, tandis que l’autre le suivra partout, tandis qu’en jouant à l’heure qu’il est, il la tire avec orgueil ; je le vois l’étaler sur le tapis, et faire résonner l’or qu’elle renferme. Malheureuse ! je suis jalouse ; il me manquait cela pour me faire haïr. (Elle va jeter sa bourse au feu, et s’arrête.) Mais qu’as-tu fait ? Pourquoi te détruire, triste ouvrage de mes mains ? Il n’y a pas de ta faute ; tu attendais, tu espérais aussi ! Tes fraîches couleurs n’ont point pâli durant cet entretien cruel ; tu me plais, je sens que je t’aime ; dans ce petit réseau fragile, il y a quinze jours de ma vie ; ah ! non, non, la main qui t’a faite ne te tuera pas ; je veux te conserver, je veux t’achever ; tu seras pour moi une relique, et je te porterai sur mon cœur ; tu m’y feras en même temps du bien et du mal ; tu me rappelleras mon amour pour lui, son oubli, ses caprices, et qui sait ? cachée à cette place, il reviendra peut-être t’y chercher. (Elle s’asseoit et attache le gland qui manquait.)


Scène vi.


MATHILDE, MADAME DE LÉRY.
MADAME DE LÉRY, derrière la scène.
Personne nulle part ! qu’est-ce que ça veut dire ? on entre ici comme dans un moulin. (Elle ouvre la porte et crie en riant :) Madame de Léry. (Elle entre. Mathilde se lève.) Rebonsoir, chère ; pas de domestique chez vous ; je cours partout pour trouver quelqu’un. Ah ! je suis rompue !
(Elle s’asseoit.)
MATHILDE

Débarrassez-vous de vos fourrures.

MADAME DE LÉRY

Tout à l’heure, je suis gelée. Aimez-vous ce renard-là ? on dit que c’est de la marte d’Éthiopie, je ne sais quoi ; c’est M. de Léry qui me l’a apporté de Hollande. Moi, je trouve ça laid, franchement ; je le porterai trois fois, par politesse, et puis je le donnerai à Ursule

MATHILDE

Une femme de chambre ne peut pas mettre cela.

MADAME DE LÉRY

C’est vrai, je m’en ferai un petit tapis.

MATHILDE

Eh bien ! ce bal était-il beau ?

MADAME DE LÉRY

Ah ! mon Dieu ! ce bal ; mais je n’en viens pas. Vous ne croiriez jamais ce qui m’arrive.

MATHILDE

Vous n’y êtes donc pas allée ?

MADAME DE LÉRY

Si fait, j’y suis allée ; mais je n’y suis pas entrée. C’est à mourir de rire. Figurez-vous une queue… une queue… (Elle éclate de rire.) Ces choses-là vous font-elles peur, à vous ?

MATHILDE

Mais, oui ; je n’aime pas les embarras de voitures.

MADAME DE LÉRY

C’est désolant quand on est seule. J’avais beau crier au cocher d’avancer, il ne bougeait pas ; j’étais d’une colère ! j’avais envie de monter sur le siége ; je vous réponds bien que j’aurais coupé leur queue. Mais c’est si bête d’être là, en toilette, vis-à-vis d’un carreau mouillé ; car, avec cela, il pleut à verse. Je me suis divertie une demi-heure à voir patauger les passans, et puis j’ai dit de retourner. Voilà mon bal. — Ce feu me fait un plaisir ! je me sens renaître !

(Elle ôte sa fourrure. Mathilde sonne, et un domestique entre.)
MATHILDE

Le thé. (Le domestique sort.)

MADAME DE LÉRY

M. de Chavigny est donc parti ?

MATHILDE

Oui ; je pense qu’il va à ce bal, et il sera plus obstiné que vous.

MADAME DE LÉRY

Je crois qu’il ne m’aime guère, soit dit entre nous.

MATHILDE

Vous vous trompez, je vous assure ; il m’a dit cent fois qu’à ses yeux vous étiez une des plus jolies femmes de Paris.

MADAME DE LÉRY

Vraiment ? c’est très poli de sa part ; mais je le mérite, car je le trouve fort bien. Voulez-vous me prêter une épingle ?

MATHILDE

Vous en avez à côté de vous.

MADAME DE LÉRY

Cette Palmire vous fait des robes, on ne se sent pas des épaules, on croit toujours que tout va tomber. Est-ce elle qui vous fait ces manches-là ?

MATHILDE

Oui.

MADAME DE LÉRY

Très jolies, très bien, très jolies. Décidément, il n’y a que les manches plates ; mais j’ai été long-temps à m’y faire ; et puis je trouve qu’il ne faut pas être trop grasse pour les porter, parce que sans cela on a l’air d’une cigale, avec un gros corps et de petites pattes.

MATHILDE

J’aime assez la comparaison. (On apporte le thé.)

MADAME DE LÉRY

N’est-ce pas ? Regardez Mlle Saint-Ange. Il ne faut pourtant pas être trop maigre non plus, parce qu’alors il ne reste plus rien. On se récrie sur la marquise d’Ermont ; moi, je trouve qu’elle a l’air d’une potence. C’est une belle tête, si vous voulez ; mais c’est une madone au bout d’un bâton.

MATHILDE, riant.

Voulez-vous que je vous serve, ma chère ?

MADAME DE LÉRY

Rien que de l’eau chaude, avec un soupçon de thé et un nuage de lait.

MATHILDE, versant le thé.

Allez-vous demain chez Mme d’Égly ? Je vous prendrai si vous voulez.

MADAME DE LÉRY

Ah ! Mme d’Égly ! en voilà une autre ! avec sa frisure et ses jambes, elle me fait l’effet de ces grands balais pour épousseter les araignées. (Elle boit.) Mais, certainement, j’irai demain. Non, je ne peux pas ; je vais au concert.

MATHILDE

Il est vrai qu’elle est un peu drôle.

MADAME DE LÉRY

Regardez-moi donc, je vous en prie.

MATHILDE

Pourquoi ?

MADAME DE LÉRY

Regardez-moi en face, là, franchement.

MATHILDE

Que me trouvez-vous d’extraordinaire ?

MADAME DE LÉRY

Eh ! certainement, vous avez les yeux rouges ; vous venez de pleurer, c’est clair comme le jour. Qu’est-ce qui se passe donc, ma chère Mathilde ?

MATHILDE

Rien, je vous jure. Que voulez-vous qu’il se passe ?

MADAME DE LÉRY

Je n’en sais rien, mais vous venez de pleurer ; je vous dérange, je m’en vais.

MATHILDE

Au contraire, chère ; je vous supplie de rester.

MADAME DE LÉRY

Est-ce bien franc ? je reste, si vous voulez ; mais vous me direz vos peines. (Mathilde secoue la tête.) — Non ? Alors je m’en vais, car vous comprenez que du moment que je ne suis bonne à rien, je ne peux que nuire involontairement.

MATHILDE

Restez, votre présence m’est précieuse, votre esprit m’amuse, et s’il était vrai que j’eusse quelque souci, votre gaieté le chasserait.

MADAME DE LÉRY

Tenez, je vous aime. Vous me croyez peut-être légère ; personne n’est si sérieux que moi pour les choses sérieuses. Je ne comprends pas qu’on joue avec le cœur, et c’est pour cela que j’ai l’air d’en manquer. Je sais ce que c’est que de souffrir, on me l’a appris bien jeune encore. Je sais aussi ce que c’est que de dire ses chagrins. Si ce qui vous afflige peut se confier, parlez hardiment ; ce n’est pas la curiosité qui me pousse.

MATHILDE

Je vous crois bonne et surtout très sincère ; mais dispensez-moi de vous obéir.

MADAME DE LÉRY

Ah ! mon Dieu, j’y suis ! c’est la bourse bleue. J’ai fait une sottise affreuse en nommant Mme de Blainville. J’y ai pensé en vous quittant ; est-ce que M. de Chavigny lui fait la cour ?

(Mathilde se lève, ne pouvant répondre, se détourne, et porte son mouchoir à ses yeux.)
MADAME DE LÉRY

Est-il possible ?

(Un long silence. Mathilde se promène quelque temps, puis va s’asseoir à l’autre bout de la chambre. Mme de Léry semble réfléchir. Elle se lève, et s’approche de Mathilde ; celle-ci lui tend la main.)

MADAME DE LÉRY

Vous savez, ma chère, que les dentistes vous disent de crier, quand ils vous font mal. Moi, je vous dis : Pleurez ! pleurez ! Douces ou amères, les larmes soulagent toujours.

MATHILDE

Ah ! mon Dieu !

MADAME DE LÉRY

Mais, c’est incroyable, une chose pareille ! On ne peut pas aimer Mme de Blainville ; c’est une coquette à moitié perdue, qui n’a ni esprit ni beauté. Elle ne vaut pas votre petit doigt ; on ne quitte pas un ange pour un diable.

MATHILDE, sanglotant.

Je suis sûre qu’il l’aime, j’en suis sûre.

MADAME DE LÉRY

Non, mon enfant, ça ne se peut pas ; c’est un caprice, une fantaisie. Je connais M. de Chavigny plus qu’il ne pense ; il est méchant, mais il n’est pas mauvais. Il aura agi par boutade ; avez-vous pleuré devant lui ?

MATHILDE

Oh ! non, jamais.

MADAME DE LÉRY

Vous avez bien fait ; il ne m’étonnerait pas qu’il en fût bien aise.

MATHILDE

Bien aise ? bien aise de me voir pleurer ?

MADAME DE LÉRY

Eh ! mon Dieu ! oui, j’ai vingt-cinq ans d’hier, mais je sais ce qui en est sur bien des choses. Comment tout cela est-il venu ?

MATHILDE

Mais… je ne sais…

MADAME DE LÉRY

Parlez. Avez-vous peur de moi ? je vais vous rassurer tout de suite ; si pour vous mettre à votre aise, il faut m’engager de mon côté, je vais vous prouver que j’ai confiance en vous, et vous forcer à l’avoir en moi ; est-ce nécessaire ? je le ferai. Qu’est-ce qu’il vous plaît de savoir sur mon compte ?

MATHILDE

Vous êtes ma meilleure amie ; je vous dirai tout, je me fie à vous. Il ne s’agit de rien de bien grave ; mais j’ai une folle tête qui m’entraîne. J’avais fait à M. de Chavigny une petite bourse en cachette, que je comptais lui offrir aujourd’hui ; depuis quinze jours je le vois à peine ; il passe ses journées chez Mme de Blainville. Lui offrir ce petit cadeau, c’était lui faire un doux reproche de son absence, et lui montrer qu’il me laissait seule. Au moment où j’allais lui donner ma bourse, il a tiré l’autre.

MADAME DE LÉRY

Il n’y a pas là de quoi pleurer.

MATHILDE

Oh ! si, il y a de quoi pleurer, car j’ai fait une grande folie ; je lui ai demandé l’autre bourse.

MADAME DE LÉRY

Aïe ! ce n’est pas diplomatique.

MATHILDE

Non, Ernestine, et il m’a refusé… Et alors… Ah ! j’ai honte…

MADAME DE LÉRY

Eh bien ?

MATHILDE

Eh bien ! je l’ai demandée à genoux. Je voulais qu’il me fît ce petit sacrifice, et je lui aurais donné ma bourse en échange de la sienne. Je l’ai prié… je l’ai supplié…

MADAME DE LÉRY

Et il n’en a rien fait, cela va sans dire. Pauvre innocente ! Il n’est pas digne de vous.

MATHILDE

Ah ! malgré tout, je ne le croirai jamais.

MADAME DE LÉRY

Vous avez raison, je m’exprime mal. Il est digne de vous et vous aime ; mais il est homme et orgueilleux. Quelle pitié ! Et où est donc votre bourse ?

MATHILDE

La voilà ici, sur la table.

MADAME DE LÉRY, prenant la bourse.

Cette bourse-là ? Eh bien ! ma chère, elle est quatre fois plus jolie que la sienne. D’abord elle n’est pas bleue, ensuite elle est charmante. Prêtez-la-moi, je me charge bien de la lui faire trouver de son goût.

MATHILDE

Tâchez. Vous me rendrez la vie.

MADAME DE LÉRY

En être là après un an de mariage, c’est inoui ! Il faut qu’il y ait de la sorcellerie là-dedans. Cette Blainville, avec son indigo, je la déteste des pieds à la tête. Elle a les yeux battus jusqu’au menton. Mathilde, voulez-vous faire une chose ? Il ne nous en coûte rien d’essayer. Votre mari viendra-t-il ce soir ?

MATHILDE

Je n’en sais rien, mais il me l’a dit.

MADAME DE LÉRY

Comment étiez-vous quand il est sorti ?

MATHILDE

Ah ! j’étais bien triste, et lui bien sévère.

MADAME DE LÉRY

Il viendra. Avez-vous du courage ? Quand j’ai une idée, je vous en avertis, il faut que je me saisisse au vol ; je me connais, je réussirai.

MATHILDE

Ordonnez donc, je me soumets.

MADAME DE LÉRY

Passez dans ce cabinet, habillez-vous à la hâte, et jetez-vous dans ma voiture. Je ne veux pas vous envoyer au bal, mais il faut qu’en rentrant vous ayez l’air d’y être allée. Vous vous ferez mener où vous voudrez, aux Invalides ou à la Bastille ; ce ne sera peut-être pas très divertissant, mais vous serez aussi bien là qu’ici pour ne pas dormir. Est-ce convenu ? Maintenant, prenez votre bourse, et enveloppez-la dans ce papier ; je vais mettre l’adresse. Bien, voilà qui est fait. Au coin de la rue, vous ferez arrêter ; vous direz à mon groom d’apporter ici ce petit paquet, de le remettre au premier domestique qu’il rencontrera, et de s’en aller sans autre explication.

MATHILDE

Dites-moi du moins ce que vous voulez faire ?

MADAME DE LÉRY

Ce que je veux faire, enfant, est impossible à dire, et je vais voir si c’est possible à faire. Une fois pour toutes, vous fiez-vous à moi ?

MATHILDE

Oui, tout au monde pour l’amour de lui.

MADAME DE LÉRY

Allons, preste ! Voilà une voiture.

MATHILDE

C’est lui ; j’entends sa voix dans la cour.

MADAME DE LÉRY

Sauvez-vous ! Y a-t-il un escalier dérobé par-là ?

MATHILDE

Oui, heureusement. Mais je ne suis pas coiffée ; comment croira-t-on à ce bal ?

MADAME DE LÉRY, ôtant la guirlande qu’elle a sur la tête, et la donnant à Mathilde.
Tenez, vous arrangerez cela en route.
( Mathilde sort.)

Scène vii.


MADAME DE LÉRY, seule.

À genoux ! une telle femme à genoux ! Et ce monsieur-là qui la refuse ! Une femme de vingt ans, belle comme un ange et fidèle comme un lévrier ! Pauvre enfant, qui demande en grâce qu’on daigne accepter une bourse faite par elle en échange d’un cadeau de Mme de Blainville ! Mais quel abîme est donc le cœur de l’homme ! Ah ! ma foi, nous valons mieux qu’eux. (Elle s’asseoit et prend une brochure sur la table. Un instant après on frappe à la porte.) Entrez.


Scène viii.


MADAME DE LÉRY, CHAVIGNY.
MADAME DE LÉRY, lisant d’un air distrait.

Bonsoir, comte. Voulez-vous du thé ?

CHAVIGNY

Je vous rends grâce. Je n’en prends jamais.

(Il s’asseoit et regarde autour de lui.)
MADAME DE LÉRY

Était-il amusant, ce bal ?

CHAVIGNY

Comme cela. N’y étiez-vous pas ?

MADAME DE LÉRY

Voilà une question qui n’est pas galante. Non, je n’y étais pas, mais j’y ai envoyé Mathilde, que vos regards semblent chercher.

CHAVIGNY

Vous plaisantez, à ce que je vois ?

MADAME DE LÉRY

Plaît-il ? Je vous demande pardon, je tiens un article d’une Revue qui m’intéresse beaucoup.

(Un silence. Chavigny inquiet se lève et se promène.)
CHAVIGNY

Est-ce que vraiment Mathilde est à ce bal ?

MADAME DE LÉRY

Mais oui ; vous voyez que je l’attends.

CHAVIGNY

C’est singulier ; elle ne voulait pas sortir lorsque vous le lui avez proposé.

MADAME DE LÉRY

Apparemment qu’elle a changé d’idée.

CHAVIGNY

Pourquoi n’y est-elle pas allée avec vous ?

MADAME DE LÉRY

Parce que je ne m’en suis plus souciée.

CHAVIGNY

Elle s’est donc passée de voiture ?

MADAME DE LÉRY

Non, je lui ai prêté la mienne. Avez-vous lu ça, monsieur de Chavigny ?

CHAVIGNY

Quoi ?

MADAME DE LÉRY

C’est la Revue des Deux Mondes ; un article très joli, de Mme Sand, sur les orangs-outangs.

CHAVIGNY

Sur les ?…

MADAME DE LÉRY

Sur les orangs-outangs. Ah ! je me trompe ; ce n’est pas d’elle, c’est celui d’à côté ; c’est très amusant.

CHAVIGNY

Je ne comprends rien à cette idée d’aller au bal sans m’en prévenir. J’aurais pu du moins la ramener.

MADAME DE LÉRY

Aimez-vous les romans de Mme Sand ?

CHAVIGNY

Non, pas du tout. Mais si elle y est, comment se fait-il que je ne l’aie pas trouvée ?

MADAME DE LÉRY

Quoi ? la Revue ? Elle était là-dessus.

CHAVIGNY

Vous moquez-vous de moi, madame ?

MADAME DE LÉRY

Peut-être ; c’est selon à propos de quoi.

CHAVIGNY

C’est de ma femme que je vous parle.

MADAME DE LÉRY

Est-ce que vous me l’avez donnée à garder ?

CHAVIGNY

Vous avez raison, je suis très ridicule ; je vais de ce pas la chercher.

MADAME DE LÉRY

Bah ! vous allez tomber dans la queue.

CHAVIGNY

C’est vrai, je ferai aussi bien d’attendre, et j’attendrai.

(Il s’approche du feu et s’asseoit.)
MADAME DE LÉRY, quittant sa lecture.

Savez-vous, monsieur de Chavigny, que vous m’étonnez beaucoup ? Je croyais vous avoir entendu dire que vous laissiez Mathilde parfaitement libre, et qu’elle allait où bon lui semblait.

CHAVIGNY

Certainement ; vous en voyez la preuve.

MADAME DE LÉRY

Pas tant ; vous avez l’air furieux.

CHAVIGNY

Moi ! par exemple ! pas le moins du monde.

MADAME DE LÉRY

Vous ne tenez pas sur votre fauteuil. Je vous croyais un tout autre homme, je l’avoue, et, pour parler sérieusement, je n’aurais pas prêté ma voiture à Mathilde, si j’avais su ce qui en est.

CHAVIGNY

Mais je vous assure que je le trouve tout simple, et je vous remercie de l’avoir fait.

MADAME DE LÉRY

Non, non, vous ne me remerciez pas ; je vous assure, moi, que vous êtes fâché. À vous dire vrai, je crois que si elle est sortie, c’était un peu pour vous rejoindre.

CHAVIGNY

J’aime beaucoup cela ! Que ne m’accompagnait-elle ?

MADAME DE LÉRY

Hé ! oui, c’est ce que je lui ai dit. Mais voilà comme nous sommes, nous autres ; nous ne voulons pas, et puis nous voulons. Décidément, vous ne prenez pas de thé ?

CHAVIGNY

Non, il me fait mal.

MADAME DE LÉRY

Eh bien ! donnez-m’en.

CHAVIGNY

Plaît-il, madame ?

MADAME DE LÉRY

Donnez-m’en.

(Chavigny se lève et remplit une tasse, qu’il offre à Mme de Léry.)
MADAME DE LÉRY

C’est bon ; mettez ça là. Avons-nous un ministère ce soir ?

CHAVIGNY

Je n’en sais rien.

MADAME DE LÉRY

Ce sont de drôles d’auberges que ces ministères. On y entre et on en sort sans savoir pourquoi ; c’est une procession de marionnettes.

CHAVIGNY

Prenez donc ce thé à votre tour ; il est déjà à moitié froid.

MADAME DE LÉRY

Vous n’y avez pas mis assez de sucre. Mettez-m’en un ou deux morceaux.

CHAVIGNY

Comme vous voudrez, il ne vaudra rien.

MADAME DE LÉRY

Bien ; maintenant, encore un peu de lait.

CHAVIGNY

Êtes-vous satisfaite ?

MADAME DE LÉRY

Une goutte d’eau chaude à présent. Est-ce fait ? Donnez-moi la tasse.

CHAVIGNY, lui présentant la tasse.

La voilà, mais il ne vaudra rien.

MADAME DE LÉRY

Vous croyez ? En êtes-vous sûr ?

CHAVIGNY

Il n’y a pas le moindre doute.

MADAME DE LÉRY

Et pourquoi ne vaudra-t-il rien ?

CHAVIGNY

Parce qu’il est froid et trop sucré.

MADAME DE LÉRY

Eh bien ! s’il ne vaut rien, ce thé, jetez-le.

(Chavigny est debout, tenant la tasse. Madame de Léry le regarde en riant.)
MADAME DE LÉRY

Ah ! mon Dieu ! que vous m’amusez ! Je n’ai jamais rien vu de si maussade.

CHAVIGNY, impatienté, vide la tasse dans le feu, puis il se promène à grands pas, et dit avec humeur.

Ma foi, c’est vrai, je ne suis qu’un sot.

MADAME DE LÉRY

Je ne vous avais jamais vu jaloux, mais vous l’êtes comme un Othello.

CHAVIGNY

Pas le moins du monde ; je ne peux pas souffrir qu’on se gêne, ni qu’on gêne les autres en rien. Comment voulez-vous que je sois jaloux ?

MADAME DE LÉRY

Par amour-propre, comme tous les maris.

CHAVIGNY

Bah ! propos de femme. On dit : « Jaloux par amour-propre, » parce que c’est une phrase toute faite, comme on dit : « Votre très humble serviteur. » Le monde est bien sévère pour ces pauvres maris.

MADAME DE LÉRY

Pas tant que pour ces pauvres femmes.

CHAVIGNY

Oh ! mon Dieu si. Tout est relatif. Peut-on permettre aux femmes de vivre sur le même pied que nous ? C’est d’une absurdité qui saute aux yeux. Il y a mille choses très graves pour elles, qui n’ont aucune importance pour un homme.

MADAME DE LÉRY

Oui, les caprices, par exemple.

CHAVIGNY

Pourquoi pas ? Eh bien ! oui, les caprices. Il est certain qu’un homme peut en avoir, et qu’une femme…

MADAME DE LÉRY

En a quelquefois. Est-ce que vous croyez qu’une robe est un talisman qui en préserve ?

CHAVIGNY

C’est une barrière qui doit les arrêter.

MADAME DE LÉRY

À moins que ce ne soit un voile qui les couvre. J’entends marcher. C’est Mathilde qui rentre.

CHAVIGNY

Oh ! que non, il n’est pas minuit.

(Un domestique entre, et remet un petit paquet à M. de Chavigny.)
CHAVIGNY

Qu’est-ce que c’est ? Que me veut-on ?

LE DOMESTIQUE

On vient d’apporter cela pour M. le comte.

(Il sort. Chavigny défait le paquet qui renferme la bourse de Mathilde.)
MADAME DE LÉRY

Est-ce encore un cadeau qui vous arrive ? À cette heure-ci, c’est un peu fort.

CHAVIGNY

Que diable est-ce que ça veut dire ? Hé ! François, hé ! qui est-ce qui a apporté ce paquet ?

LE DOMESTIQUE, rentrant.

Monsieur ?

CHAVIGNY

Qui est-ce qui a apporté ce paquet ?

LE DOMESTIQUE

Monsieur, c’est le portier qui vient de monter.

CHAVIGNY

Il n’y a rien avec ? Pas de lettre ?

LE DOMESTIQUE

Non, monsieur.

CHAVIGNY

Est-ce qu’il avait ça depuis long-temps, ce portier ?

LE DOMESTIQUE

Non, monsieur, on vient de le lui remettre.

CHAVIGNY

Qui le lui a remis ?

LE DOMESTIQUE

Monsieur, il ne sait pas.

CHAVIGNY

Il ne sait pas ? Perdez-vous la tête ? Est-ce un homme ou une femme ?

LE DOMESTIQUE

C’est un domestique en livrée ; mais il ne le connaît pas.

CHAVIGNY

Est-ce qu’il est en bas, ce domestique ?

LE DOMESTIQUE

Non, monsieur, il est parti sur-le-champ.

CHAVIGNY

Il n’a rien dit ?

LE DOMESTIQUE

Non, monsieur.

CHAVIGNY

C’est bon. (Le domestique sort.)

MADAME DE LÉRY

J’espère qu’on vous gâte, monsieur de Chavigny. Si vous laissez tomber votre argent, ce ne sera pas la faute de ces dames.

CHAVIGNY

Je veux être pendu si j’y comprends rien.

MADAME DE LÉRY

Laissez donc ; vous faites l’enfant.

CHAVIGNY

Non ; je vous donne ma parole d’honneur que je ne devine pas. Ce ne peut être qu’une méprise.

MADAME DE LÉRY

Est-ce que l’adresse n’est pas dessus ?

CHAVIGNY

Ma foi si, vous avez raison. C’est singulier ; je connais l’écriture.

MADAME DE LÉRY

Peut-on voir ?

CHAVIGNY

C’est peut-être une indiscrétion à moi de vous la montrer ; mais tant pis pour qui s’y expose. Tenez. J’ai certainement vu de cette écriture-là quelque part.

MADAME DE LÉRY

Et moi aussi, très certainement.

CHAVIGNY

Attendez donc… Non, je me trompe. Est-ce en bâtarde ou en coulée ?

MADAME DE LÉRY

Fi donc ! c’est une anglaise pur sang. Regardez-moi comme ces lettres-là sont fines. Oh ! la dame est bien élevée.

CHAVIGNY

Vous avez l’air de la reconnaître.

MADAME DE LÉRY, avec une confusion feinte.

Moi ! pas du tout.

(Chavigny, étonné, la regarde, puis continue à se promener.)
MADAME DE LÉRY

Où en étions-nous donc de notre conversation ? — Eh ! mais, il me semble que nous parlions caprice. Ce petit poulet rouge arrive à propos.

CHAVIGNY

Vous êtes dans le secret, convenez-en.

MADAME DE LÉRY

Il y a des gens qui ne savent rien faire ; si j’étais de vous, j’aurais déjà deviné.

CHAVIGNY

Voyons ! soyez franche ; dites-moi qui c’est.

MADAME DE LÉRY

Je croirais assez que c’est Mme de Blainville.

CHAVIGNY

Vous êtes impitoyable, madame ; savez-vous bien que nous nous brouillerons ?

MADAME DE LÉRY

Je l’espère bien, mais pas cette fois-ci.

CHAVIGNY

Vous ne voulez pas m’aider à trouver l’énigme ?

MADAME DE LÉRY

Belle occupation ! Laissez donc cela ; on dirait que vous n’y êtes pas fait. Vous ruminerez lorsque vous serez couché, quand ce ne serait que par politesse.

CHAVIGNY

Il n’y a donc plus de thé ? J’ai envie d’en prendre.

MADAME DE LÉRY

Je vais vous en faire ; dites donc que je ne suis pas bonne. (Un silence.)

CHAVIGNY, se promenant toujours.

Plus je cherche, moins je trouve.

MADAME DE LÉRY

Ah ça, dites donc, est-ce un parti pris de ne penser qu’à cette bourse ? Je vais vous laisser à vos rêveries.

CHAVIGNY

C’est qu’en vérité je tombe des nues.

MADAME DE LÉRY

Je vous dis que c’est Mme de Blainville. Elle a réfléchi sur la couleur de sa bourse, et elle vous en envoie une autre par repentir. Ou mieux encore : elle veut vous tenter, et voir si vous porterez celle-ci ou la sienne.

CHAVIGNY

Je porterai celle-ci sans aucun doute. C’est le seul moyen de savoir qui l’a faite.

MADAME DE LÉRY

Je ne comprends pas ; c’est trop profond pour moi.

CHAVIGNY

Je suppose que la personne qui me l’a envoyée me la voie demain entre les mains ; croyez-vous que je m’y tromperais ?

MADAME DE LÉRY, éclatant de rire.

Ah ! c’est trop fort ; je n’y tiens pas.

CHAVIGNY
Est-ce que ce serait vous, par hasard ?
(Un silence.)
MADAME DE LÉRY

Voilà votre thé, fait de ma blanche main, et il sera meilleur que celui que vous m’avez fabriqué tout à l’heure. Mais finissez donc de me regarder. Est-ce que vous me prenez pour une lettre anonyme ?

CHAVIGNY

C’est vous, c’est quelque plaisanterie. Il y a un complot là-dessous.

MADAME DE LÉRY

C’est un petit complot assez bien tricoté.

CHAVIGNY

Avouez donc que vous en êtes.

MADAME DE LÉRY

Non.

CHAVIGNY

Je vous en prie.

MADAME DE LÉRY

Pas davantage.

CHAVIGNY

Je vous en supplie !

MADAME DE LÉRY

Demandez-le à genoux, je vous le dirai.

CHAVIGNY

À genoux ? tant que vous voudrez.

MADAME DE LÉRY

Allons, voyons !

CHAVIGNY

Sérieusement ? (Il se met à genoux, en riant, devant Mme de Léry.)

MADAME DE LÉRY, sèchement.

J’aime cette posture, elle vous va à merveille ; mais je vous conseille de vous relever, afin de ne pas trop m’attendrir.

CHAVIGNY se relève.

Ainsi vous ne direz rien, n’est-ce pas ?

MADAME DE LÉRY

Avez-vous là votre bourse bleue ?

CHAVIGNY

Je n’en sais rien, je crois que oui.

MADAME DE LÉRY

Je crois que oui aussi. Donnez-moi-la, je vous dirai qui a fait l’autre.

CHAVIGNY

Vous le savez donc ?

MADAME DE LÉRY

Oui, je le sais.

CHAVIGNY

Est-ce une femme ?

MADAME DE LÉRY

À moins que ce ne soit un homme, je ne vois pas…

CHAVIGNY

Je veux dire : est-ce une jolie femme ?

MADAME DE LÉRY

C’est une femme qui, à vos yeux, passe pour une des plus jolies femmes de Paris.

CHAVIGNY

Brune on blonde ?

MADAME DE LÉRY

Bleue.

CHAVIGNY

Par quelle lettre commence son nom ?

MADAME DE LÉRY

Vous ne voulez pas de mon marché ? Donnez-moi la bourse de Mme de Blainville.

CHAVIGNY

Est-elle petite ou grande ?

MADAME DE LÉRY

Donnez-moi la bourse.

CHAVIGNY

Dites-moi seulement si elle a le pied petit.

MADAME DE LÉRY

La bourse ou la vie !

CHAVIGNY

Me direz-vous le nom si je vous donne la bourse ?

MADAME DE LÉRY

Oui.

CHAVIGNY, tirant la bourse bleue.

Votre parole d’honneur.

MADAME DE LÉRY

Ma parole d’honneur !

CHAVIGNY semble hésiter ; Mme de Léry tend la main ; il la regarde attentivement. Tout à coup il s’asseoit à côté d’elle, et dit gaiement :

Parlons caprice. Vous convenez donc qu’une femme peut en avoir ?

MADAME DE LÉRY

Est-ce que vous en êtes à le demander ?

CHAVIGNY

Pas tout-à-fait ; mais il peut arriver qu’un homme marié ait deux façons de parler, et, jusqu’à un certain point, deux façons d’agir.

MADAME DE LÉRY

Eh bien ! et ce marché, est-ce qu’il s’envole ? je croyais qu’il était conclu.

CHAVIGNY

Un homme marié n’en reste pas moins homme ; la bénédiction ne le métamorphose pas, mais elle l’oblige quelquefois à prendre un rôle et à en donner les répliques. Il ne s’agit que de savoir, dans ce monde, à qui les gens s’adressent quand ils vous parlent, si c’est au réel ou au convenu, à la personne ou au personnage.

MADAME DE LÉRY

J’entends : c’est un choix qu’on peut faire ; mais où s’y reconnaît le public ?

CHAVIGNY

Je ne crois pas que, pour un public d’esprit, ce soit long ni bien difficile.

MADAME DE LÉRY

Vous renoncez donc à ce fameux nom ? Allons, voyons, donnez-moi cette bourse.

CHAVIGNY

Une femme d’esprit, par exemple (une femme d’esprit sait tant de choses !), ne doit pas se tromper, à ce que je crois, sur le vrai caractère des gens : elle doit bien voir au premier coup d’œil…

MADAME DE LÉRY

Décidément, vous gardez la bourse ?

CHAVIGNY

Il me semble que vous y tenez beaucoup. Une femme d’esprit, n’est-il pas vrai, madame, doit savoir faire la part du mari, et celle de l’homme par conséquent ? Comment êtes-vous donc coiffée ? Vous étiez toute en fleurs ce matin.

MADAME DE LÉRY

Oui, ça me gênait, je me suis mise à mon aise. Ah ! mon Dieu, mes cheveux sont défaits d’un côté. (Elle se lève et s’ajuste devant la glace.)

CHAVIGNY

Vous avez la plus jolie taille qu’on puisse voir. Une femme d’esprit, comme vous…

MADAME DE LÉRY

Une femme d’esprit comme moi se donne au diable quand elle a affaire à un homme d’esprit comme vous.

CHAVIGNY

Qu’à cela ne tienne ; je suis assez bon diable.

MADAME DE LÉRY

Pas pour moi, du moins à ce que je pense.

CHAVIGNY

C’est qu’apparemment quelque autre me fait tort.

MADAME DE LÉRY

Qu’est-ce que ce propos-là veut dire ?

CHAVIGNY

Il veut dire que si je vous déplais, c’est que quelqu’un m’empêche de vous plaire.

MADAME DE LÉRY

C’est modeste et poli ; mais vous vous trompez : personne ne me plaît, et je ne veux plaire à personne.

CHAVIGNY

Avec votre âge et ces yeux-là, je vous en défie.

MADAME DE LÉRY

C’est cependant la vérité pure.

CHAVIGNY

Si je le croyais, vous me donneriez bien mauvaise opinion des hommes.

MADAME DE LÉRY

Je vous le ferai croire bien aisément. J’ai une vanité qui ne veut pas de maître.

CHAVIGNY

Ne peut-elle souffrir un serviteur ?

MADAME DE LÉRY

Bah ! serviteurs ou maîtres, vous n’êtes que des tyrans.

CHAVIGNY, se levant.

C’est assez vrai, et je vous avoue que là-dessus j’ai toujours détesté la conduite des hommes. Je ne sais d’où leur vient cette manie de s’imposer, qui ne sert qu’à se faire haïr.

MADAME DE LÉRY

Est-ce votre opinion sincère ?

CHAVIGNY

Très sincère ; je ne conçois pas comment on peut se figurer que parce qu’on a plu ce soir, on est en droit d’en abuser demain.

MADAME DE LÉRY

C’est pourtant le chapitre premier de l’histoire universelle.

CHAVIGNY

Oui, et si les hommes avaient le sens commun là-dessus, les femmes ne seraient pas si prudentes.

MADAME DE LÉRY

C’est possible ; les liaisons d’aujourd’hui sont des mariages, et quand il s’agit d’un jour de noce, cela vaut la peine d’y penser.

CHAVIGNY

Vous avez mille fois raison ; et dites-moi, pourquoi en est-il ainsi ? pourquoi tant de comédie et si peu de franchise ? Une jolie femme qui se fie à un galant homme ne saurait-elle le distinguer ? Il n’y a pas que des sots sur la terre.

MADAME DE LÉRY

C’est une question en pareille circonstance.

CHAVIGNY

Mais je suppose que, par hasard, il se trouve un homme qui, sur ce point, ne soit pas de l’avis des sots ; et je suppose qu’une occasion se présente où l’on puisse être franc sans danger, sans arrière-pensée, sans crainte des indiscrétions. (Il lui prend la main.) Je suppose qu’on dise à une femme : Nous sommes seuls, vous êtes jeune et belle, et je fais de votre esprit et de votre cœur tout le cas qu’on en doit faire. Mille obstacles nous séparent, mille chagrins nous attendent si nous essayons de nous revoir demain. Votre fierté ne veut pas d’un joug, et votre prudence ne veut pas d’un lien ; vous n’avez à redouter ni l’un ni l’autre. On ne vous demande ni protestation, ni engagement, ni sacrifice, rien qu’un sourire de ces lèvres de rose et un regard de ces beaux yeux. Souriez pendant que cette porte est fermée ; votre liberté est sur le seuil ; vous la retrouverez en quittant cette chambre ; ce qui s’offre à vous n’est pas le plaisir sans amour, c’est l’amour sans peine et sans amertume ; c’est le caprice, puisque nous en parlons, non l’aveugle caprice des sens, mais celui du cœur qu’un moment fait naître et dont le souvenir est éternel.

MADAME DE LÉRY

Vous me parliez de comédie ; mais il paraît qu’à l’occasion vous en joueriez d’assez dangereuses. J’ai quelque envie d’avoir un caprice, avant de répondre à ce discours-là. Il me semble que c’en est l’instant, puisque vous en plaidez la thèse. Avez-vous là un jeu de cartes ?

CHAVIGNY

Oui, dans cette table ; qu’en voulez-vous faire ?

MADAME DE LÉRY

Donnez-moi-le, j’ai ma fantaisie, et vous êtes forcé d’obéir si vous ne voulez vous contredire. (Elle prend une carte dans le jeu.) Allons, comte, dites rouge ou noir.

CHAVIGNY

Voulez-vous me dire quel est l’enjeu ?

MADAME DE LÉRY

L’enjeu est une discrétion[1].

CHAVIGNY

Soit. — J’appelle rouge.

MADAME DE LÉRY

C’est le valet de pique ; vous avez perdu. Donnez-moi cette bourse bleue.

CHAVIGNY

De tout mon cœur, mais je garde la rouge, et quoique sa couleur m’ait fait perdre, je ne le lui reprocherai jamais ; car je sais aussi bien que vous quelle est la main qui me l’a faite.

MADAME DE LÉRY

Est-elle petite ou grande, cette main ?

CHAVIGNY

Elle est charmante et douce comme le satin.

MADAME DE LÉRY

Lui permettez-vous de satisfaire un petit mouvement de jalousie ?

(Elle jette au feu la bourse bleue.)
CHAVIGNY

Ernestine, je vous adore.

MADAME DE LÉRY regarde brûler la bourse. Elle s’approche de Chavigny et lui dit tendrement :

Vous n’aimez donc plus Mme de Blainville ?

CHAVIGNY

Ah ! grand Dieu ! je ne l’ai jamais aimée.

MADAME DE LÉRY

Ni moi non plus, monsieur de Chavigny.

CHAVIGNY

Mais qui a pu vous dire que je pensais à cette femme-là ? Ah ! ce n’est pas elle à qui je demanderai jamais un instant de bonheur ; ce n’est pas elle qui me le donnera !

MADAME DE LÉRY

Ni moi non plus, monsieur de Chavigny. Vous venez de me faire un petit sacrifice, et c’est très galant de votre part ; mais je ne veux pas vous tromper : la bourse rouge n’est pas de ma façon.

CHAVIGNY

Est-il possible ? Qui est-ce donc qui l’a faite ?

MADAME DE LÉRY

C’est une main plus belle que la mienne. Faites-moi la grâce de réfléchir une minute et de m’expliquer une énigme à mon tour. Vous m’avez fait, en bon français, une déclaration très aimable ; vous vous êtes mis à deux genoux par terre, et remarquez qu’il n’y a pas de tapis ; je vous ai demandé votre bourse bleue, et vous me l’avez laissé brûler. Qui suis-je donc, dites-moi, pour mériter tout cela ? Que me trouvez-vous de si extraordinaire ? Je ne suis pas mal, c’est vrai ; je suis jeune, et il est certain que j’ai le pied petit. Mais enfin ce n’est pas si rare. Quand nous nous serons prouvé l’un à l’autre que je suis une coquette et vous un libertin, uniquement parce qu’il est minuit, et que nous sommes en tête-à-tête, voilà un beau fait d’armes que nous aurons à écrire dans nos mémoires ! C’est pourtant là tout, n’est-ce pas ? Et ce que vous m’accordez en riant, ce qui ne vous coûte pas même un regret, ce sacrifice insignifiant que vous faites à un caprice plus insignifiant encore, vous le refusez à la seule femme qui vous aime, à la seule femme que vous aimiez !

(On entend le bruit d’une voiture.)
CHAVIGNY

Mais, madame, qui a pu vous instruire ?…

MADAME DE LÉRY

Parlez plus bas, monsieur, la voilà qui rentre, et cette voiture vient me chercher. Je n’ai pas le temps de vous faire ma morale ; vous êtes homme de cœur, et votre cœur vous la fera. Si vous trouvez que Mathilde a les yeux rouges, essuyez-les avec cette petite bourse que ses larmes reconnaîtront, car c’est votre bonne, brave et fidèle femme qui a passé quinze jours à la faire. Adieu ; vous m’en voudrez aujourd’hui, mais vous aurez demain quelque amitié pour moi, et croyez-moi, cela vaut mieux qu’un caprice. Mais s’il vous en faut un absolument, tenez, voilà Mathilde ; vous en avez un beau à vous passer ce soir. Il vous en fera, j’espère, oublier un autre, que personne au monde, pas même elle, ne saura jamais.

(Mathilde entre, Mme de Léry va à sa rencontre et l’embrasse ; M. de Chavigny les regarde, il s’approche d’elles, prend sur la tête de sa femme la guirlande de fleurs de Mme de Léry, et dit à celle-ci en la lui rendant :)

Je vous demande pardon, madame, elle le saura, et je n’oublierai jamais qu’un jeune curé fait les meilleurs sermons.


Alfred de Musset.
  1. On appelle discrétion un pari dans lequel le perdant s’oblige à donner au gagnant ce que celui-ci lui demande, à sa discrétion.