Un Anglais qui aimait la France

Un Anglais qui aimait la France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 217-228).
UN ANGLAIS QUI AIMAIT LA FRANCE

Henry Reeve, dont M. Laughton vient d’écrire la biographie et de publier la correspondance, fut un homme heureux, et il faut lui rendre le témoignage que sa sagesse aida beaucoup à son bonheur[1]. Fils d’un médecin de Norwich, il ne s’est jamais plaint que son père ne lui eût laissé qu’une modeste fortune ; il avait le goût du travail, il travailla, et il est mort en 1895, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, sans avoir éprouvé dans sa longue existence aucun mécompte, aucune déception, parce qu’il ne demandait à la vie que ce qu’elle pouvait lui donner. Il fut ce qu’il voulait être, et il ne souhaita jamais d’être autre chose ; il fit ce qu’il voulait faire, et il le fit bien. « Vous devez avoir une vaste et magnifique terre, disait Candide au bon Turc qu’il rencontra sous un berceau d’orangers. — Je n’ai que vingt arpens, » répondit le Turc. Henry Reeve cultiva si bien ses vingt arpens que son jardin rapporta beaucoup, et qu’il se mêla quelque gloire au profit qu’il en retirait.

Les fonctions publiques qu’il exerça n’étaient pas de celles qui mettent un homme en vue : la Reine le nomma en 1853 registrar du Conseil privé, auquel il avait été attaché en 1837 comme clerc des appels. Durant quinze ans, il fut un des principaux rédacteurs du Times, où il écrivit près de 2 500 articles, qui équivalaient, disait-il lui-même, à quinze volumes in-8o de cinq cents pages chacun, et lui avaient rapporté, ajoutait-il, plus de 13 000 livres sterling.

En 1856, il devint directeur de la Revue d’Edimbourg, et, peu après, le conseiller littéraire d’une grande maison de librairie. Il s’acquitta à son honneur de tous les métiers dont il tâta. Ce registrar faisait si bonne figure dans le Conseil privé qu’en 1871, il fit parler de lui à la Chambre des lords : le marquis de Salisbury prétendit qu’un honorable gentleman, M. Reeve, pour lequel il professait le plus grand respect, était de fait et contrairement aux us et coutumes la cheville ouvrière du Conseil, que c’était lui qui choisissait les juges appelés à prononcer sur tel cas particulier. Les articles qu’il publiait dans le Times étaient fort remarqués, et les ministres comptaient avec sa plume. Enfin, dirigée par lui, la Revue d’Edimbourg grandit en autorité et en crédit. « La carrière de M. Henry Reeve, a dit un des rédacteurs de cette Revue, est une preuve frappante qu’en Angleterre l’influence ne se mesure pas toujours à la notoriété. Son nom n’était guère connu du grand public ; beaucoup de gens savaient qu’il avait traduit Tocqueville, édité les Mémoires de Gréville, publié un livre sur la France monarchique et républicaine, et qu’il occupait depuis longtemps l’emploi respectable, mais peu marquant, de greffier du Conseil privé. Les initiés seuls savaient qu’il était une force vivante, une puissance littéraire, que peu de ses contemporains avaient tenu une si grande place dans quelques-uns des cercles les plus sélects de la société anglaise, et que pendant bien des années il avait exercé une influence politique, qui est rarement le partage d’un Anglais qu’on n’a jamais vu siéger ni dans un Parlement ni dans un Cabinet. »

Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette affaire, c’est qu’à l’âge des ambitions folles et des espérances démesurées, il n’avait jamais rêvé de devenir ni député ni ministre. Son lot lui suffisait, il n’aspirait point aux grandeurs, il n’enviait pas les parvenus ; il était né content. Il écrivait à sa mère, en 1841, qu’un jour, à Toulouse, ayant entrepris de grimper au sommet d’un clocher, il avait acquis, chemin faisant, la certitude qu’arrivé au terme de sa pénible ascension, il n’apercevrait que quelques rues en lacet, des toits, et au loin un vague horizon : « J’ai abandonné la partie et mes compagnons, je suis allé les attendre assis dans l’herbe du cimetière. Telle est ma conception présente de la vie. La vue que j’ai d’où je suis n’est pas si différente de celle que commande la flèche d’une cathédrale, que cela puisse égarer mon jugement et m’exciter à des efforts téméraires. » Il avait raison : s’il était né content, il était né curieux, et, sans risquer de se casser le cou, restant à mi-hauteur, il a vu dans le cours de sa longue vie autant de choses, autant d’hommes qu’on en peut voir du haut d’un belvédère, et il les a vus de plus près.

Un jeune écrivain qui, le cœur palpitant d’émotion, se présentait pour la première fois chez le directeur de la Revue d’Edimbourg pour lui offrir un manuscrit, se trouvait en présence d’un homme de haute stature, gros, épais, corpulent, à la large face, qu’on eût été moins surpris, nous dit son biographe, de rencontrer au milieu d’un champ de navets que dans les bureaux d’une Revue ou du Conseil privé. Il avait, dans l’exercice de ses fonctions, les allures d’un dictateur et quelquefois un peu d’emphase, plus souvent le ton brusque, tranchant, ou cette politesse recherchée qui tient les gens à distance.

Il rendait des arrêts secs et décisifs : « Mon avis est qu’il n’y a rien à faire de cela… Avant d’écrire un article ou un livre, il serait bon de savoir l’anglais et l’orthographe… On ne m’apporte que des balivernes, de pures fadaises ! Quelle perte de temps et de peine !… Le travail en question pourrait être excellent s’il n’était pas extrêmement mauvais. » Le jeune auteur, dont il avait refusé la copie, se retirait le cœur gros et se consolait de son déboire en déclarant à qui voulait l’entendre que M. Henry Reeve était un affreux despote, plus propre à planter des choux qu’à juger des choses littéraires. Il n’avait pas remarqué que ce despote avait une voix douce et musicale ; il était à mille lieues de deviner que ce gros homme tranchant était un gentleman accompli, raffiné, qui avait beaucoup d’agrément, beaucoup de liant, qui possédait plus que personne, quand il le voulait bien, l’art de plaire et, dans le sens le plus irréprochable du mot, le don de l’insinuation.

Dès sa première jeunesse, il aima passionnément le monde, et, dès ses débuts, il s’y sentit à l’aise. Il n’était pas de la race des adolescens timides qui ont besoin qu’on les encourage. Lorsque Chateaubriand se rendit de Rennes à Paris, seul dans une chaise de poste avec Mme Rose, marchande de modes leste et désinvolte, ce tête-à-tête l’épouvanta : « Moi, qui de ma vie n’avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité ? » Il se collait dans l’angle de la voiture de peur de toucher la robe de Mme Rose ; lui parlait-elle, il balbutiait ; elle regardait avec ébahissement « ce nigaud dont elle regrettait de s’être emberloquée. » Tel homme de génie a commencé par être un nigaud ; Reeve, qui ne se piquait pas d’avoir du génie, eût découvert sur-le-champ ce qu’il fallait dire à Mme Rose pour se gagner ses bonnes grâces, et il aurait pris un plaisir extrême à lui faire narrer sa vie et ses secrets. Il ne préféra jamais le silence des bois aux caquetages des salons, il ne fut jamais un de ces sauvages qu’il faut apprivoiser. M. de Bismarck a raconté un jour que les meilleures heures de sa jeunesse furent celles qu’il passa assis sous un vieux poirier, sa pipe à la bouche, relisant un livre qui lui plaisait ou laissant vaguer ses pensées. Sans doute le monde lui apparaissait comme un écheveau difficile à débrouiller, et il croyait découvrir en lui-même un mystère qui l’inquiétait. Reeve eut bientôt fait de deviner le mot de son énigme ; il ne se chercha pas longtemps ; à vrai dire, il n’avait eu que la peine de naître pour se trouver.

Quoiqu’il eût beaucoup lu, c’est surtout par les conversations qu’il s’instruisait. La première fois qu’il fut présenté à Victor Hugo, il constata avec chagrin que ce grand poète était un médiocre causeur. C’est un reproche qu’on ne fit jamais à Henry Reeve ; mais il n’a pas écrit les Orientales, ni raconté les tristesses d’Olympio. Il savait causer, il savait écouter, et ce qui est encore plus rare, il s’intéressait vivement aux affaires des autres, et c’est la chose du monde dont les autres nous savent le plus de gré. Aussi était-il partout le bienvenu ; on ne se contentait pas de l’accueillir, on le recherchait, on lui faisait fête.

L’hiver qu’il passa en Paris en 1836 lui laissa un ineffaçable souvenir ; il avait alors vingt-trois ans : « Mme de Circourt, écrivait-il peu d’années avant sa mort, avait en ce temps un salon capital, où je liai connaissance avec la duchesse de Rauzan, la duchesse de Mailly, la marquise de la Grange, la marquise de Bellisen. J’étais intime avec le ministre de Bavière ; je vis chez lui le docteur Koreff et un grand nombre de diplomates. Hiller avait une bonne maison pour la musique ; j’y entendis Nourrit, Ernst et Chopin. J’étais en relations avec Henri Lehmann et d’autres artistes. Les Czartoryski étaient installés à l’hôtel Lambert. Tocqueville, Gustave de Beaumont, Lucas étaient à Paris. Faucher m’introduisit chez M. Thiers. Je me liai avec Dufaure, Marmier, Mme d’Agoult, dont la maison était charmante, Mme Marliani, etc. Mon hiver fut très brillant. » Quatre ans auparavant, lorsqu’il en avait dix-neuf, quoique, pour employer son mot, il ne fût pas encore lancé, il avait pénétré dans l’intimité de d’Eichthal, de Victor Cousin, de Lerminier, de Ballanche, et il allait voir danser la Taglioni en compagnie de Mendelssohn, qui définissait la danse : la musique du corps. Il s’en souvenait dans sa vieillesse ; il avait la mémoire tenace et presque infaillible, il n’oubliait et n’inventait rien.

Si désireux qu’il fût de leur plaire, ce n’était pas la société des femmes qui l’attirait le plus. Il les jugeait avec quelque sévérité, il leur demandait les vertus qu’elles se soucient le moins d’avoir, l’esprit de conséquence, des opinions arrêtées, la fixité dans les goûts et les dégoûts. Il se détacha d’une jeune fille qu’il commençait à aimer en remarquant qu’elle manquait d’exactitude, de ponctualité dans les petites choses de la vie. La vérité est que, peu romanesque de son naturel, il avait trop de curiosités à satisfaire pour avoir le temps d’être sérieusement amoureux. Les attentions d’une jolie femme le touchaient beaucoup moins que les complaisances d’un homme célèbre, qui consentait à l’initier à ses grandes et petites affaires. C’était, de toutes les conquêtes, de toutes les bonnes fortunes qui pouvaient lui échoir, celle dont il était le plus friand, et d’année en année s’allongeait la liste de ses illustres amis. La plupart lui avaient accordé leur confiance du premier coup ; il les avait rencontrés dans un raout, dans un bal, dans un dîner de cérémonie, les avait séduits par les agrémens de son esprit naturel et facile ; on éprouvait le besoin de se revoir, de s’écrire et il pouvait dire : En voilà pour la vie.

Ce bourgeois de Norwich, que ni l’éclat de sa naissance ni sa fortune ne signalaient à l’attention publique, était fier de ses succès mondains, et il s’en étonnait. Il lui semblait étrange qu’à vingt ans, il fût intimement lié avec des ambassadeurs, des hommes d’État, des poètes, des peintres, des musiciens d’une renommée européenne ; qu’à vingt-six ans, il entretînt des relations de société avec tous les membres du cabinet anglais, à deux exceptions près. Il connaissait tout le monde en Angleterre et, durant ses fréquens séjours en France, il voyait toutes les portes s’ouvrir devant lui. Il écrivait de Paris, en 1840 : « J’ai dîné hier avec Zamoyski, en compagnie d’Urquhart, ce folâtre derviche politique, qui, je suis fâché de le dire, a infecté de ses erreurs de meilleures têtes que la sienne ; j’écoutai ses fatidiques harangues, qui m’amusèrent. Dans la soirée, je me rendis à Auteuil, où Thiers me reçut avec un grand empressement et causa longuement avec moi. Je rencontrai chez lui Cousin, Mignet, Léon de Malleville ; j’y dînerai aujourd’hui. Cousin me dit : « Mon cher Henry, vivez, vivez un peu avec Thiers et moi. » Dans le fait, on peut dire que le cabinet français me donne la table et le couvert. » Parmi tous les rôles qu’on peut jouer dans la grande comédie humaine, ses préférences étaient pour celui de confident ; il possédait toutes les qualités de l’emploi. Le marquis de Lansdowne et lord Clarendon lui expliquaient les dessous de leur politique ; jusqu’à la fin, il sera en correspondance réglée avec M. Guizot et avec Tocqueville, qui lui ouvriront leur cœur, et en 1885, le Comte de Paris lui révélera ses espérances et ses projets, dans des lettres qui ne sont pas parmi les moins intéressantes qu’ait publiées M. Laughton.

Il joignait à des principes dont il ne démordait pas, et qui étaient pour lui des dogmes, une souplesse d’esprit et de caractère qui lui permettait de comprendre facilement les choses du dehors et de les juger sans parti pris. Il eut toujours le pied léger, la passion des voyages, mais il n’était pas de ces Anglais qui portent partout l’Angleterre avec eux. Il ne se plaignait point que l’espèce humaine fût riche en variétés ; il pensait que chacune a ses avantages particuliers, son office propre, une mission à remplir et sa place au soleil. Les lois, les coutumes, les mœurs étrangères l’intéressaient et ne l’étonnaient pas longtemps.

Il avait à peine connu son père, mort avant l’âge ; il était resté sous la garde de sa mère, qui aimait elle-même à courir le monde et lui fit respirer de bonne heure l’air du continent. Il n’avait guère que sept ans quand elle l’emmena à Paris, et de Paris en Suisse. J’ai dit combien sa mémoire était tenace et précise. Il se souvenait dans ses vieux jours d’être descendu au grand hôtel de Charlemagne, place Royale, au Marais, et d’avoir vu de chez Mme de Pontigny, dont l’appartement était au-dessus du passage voûté qui conduisait dans la place, défiler la procession de la Fête-Dieu, où figuraient les trois Duchesses d’Angoulême, de Berri et d’Orléans, habillées l’une de rouge, la seconde de blanc, la troisième de bleu. Il avait vu aussi Louis XVIII passer une revue au Carrousel, du haut d’un balcon, et son habit de velours noir, son grand cordon bleu du Saint-Esprit, lui étaient restés dans les yeux. Le Jardin des Plantes le ravit, et il n’oublia jamais certains tableaux qu’il avait admirés au Louvre.

Il partit pour la Suisse dans une berline attelée de trois chevaux, et il ne lui échappa point que leur cocher, bonapartiste enragé, avait su gagner le cœur de sa mère. Il ressentit quelque émotion en contemplant du haut du Jura l’azur du lac Léman ; il en fit le tour, visita Coppet, où, à son vif chagrin, on ne rencontrait plus Mme de Staël. Pendant que sa mère allait à Chamonix, demeuré seul à Genève, cet enfant précoce et prédestiné dîna pour la première fois en ville ; mais je ne pense pas que, ce jour-là, aucun grand homme lui ait fait des confidences. En regagnant l’Angleterre, il s’arrêta de nouveau à Paris ; on le mena aux Français, il vit Talma et Mlle Duchesnois dans Marie Stuart. Il parlait déjà couramment notre langue, et, rentré à Norwich, il lui arriva souvent de réciter des tirades de Ducis, au grand divertissement de sa famille.

Douze ans plus tard, sa mère décida qu’il irait terminer ses études à Genève. « La société genevoise, dit-il, était alors très brillante, » et comme on l’a remarqué, « elle semblait dater du XVIIIe siècle, elle en conservait les traditions. » Il connut Sismondi, le voyageur Simond, Bonstetten, Dumont, de Candolle, Rossi, Auguste de la Rive, et leurs entretiens lui paraissaient plus instructifs et plus attrayans que les mathématiques, qu’il avait en horreur. Il frayait aussi avec des réfugiés, avec nombre de Polonais, Krasinski, Adam Mickiewicz, Auguste et Ladislas Zamoyski. Il convient lui-même que, lorsqu’il revit l’Angleterre, il s’y sentit quelque temps comme dépaysé. Il la quitta de nouveau pour voyager en Italie, après quoi il passa plusieurs mois à Munich, où il suivit les cours de Schelling, à qui il rendait de fréquentes visites et, quoiqu’il fît peu de cas de la métaphysique, quoiqu’il la traitât de science abstruse et qu’il estimât que la vraie philosophie consiste à se connaître soi-même et à tâcher de connaître les autres, il était heureux et fier de causer familièrement avec un grand penseur qui l’avait pris en goût.

Il commençait cependant à avoir le mal du pays ; il tardait au cheval de revoir son écurie. Il fut charmé de rencontrer à Munich un de ses compatriotes, M. Handley, dont il s’éprit à première vue : « Vous pouvez imaginer, écrivait-il à sa mère, le plaisir avec lequel je découvris dans ce ciel vaste et solitaire une étoile errante, détachée comme moi de la constellation à laquelle elle appartient. M. Handley représente à mes yeux cette Angleterre que je dois apprendre à connaître si je dois apprendre à vivre. » Et il citait ce mot de Bonstetten : « J’ai vu les amitiés les plus intimes naître presque instantanément ; c’est que le cœur a son tact pour les sentimens profonds comme le génie a le sien pour les conceptions profondes. » Peu s’en fallait qu’il ne tînt M. Handley pour un homme de génie, tant il lui savait gré d’être un Anglais. Il trouvait en tout pays des choses et des gens à son goût, mais personne ne ressemblait moins que lui à un déraciné.

C’est le témoignage que lui rendit en 1895 le Duc d’Aumale, en prononçant son éloge funèbre devant l’Académie des sciences morales, qui huit ans auparavant avait choisi Reeve pour un de ses associés étrangers. « La figure d’Henry Reeve, disait-il, était essentiellement originale, et il devait son originalité non seulement à la nature de son esprit, mais à l’éducation qu’il avait reçue… Son long séjour à l’étranger lui avait laissé des traces profondes. Il en avait rapporté une sorte de cosmopolitisme éclairé, tempéré, entretenu par ses nombreuses relations. Je ne veux pas dire qu’il ne fût pas Anglais avant tout. Passionnément patriote, et ce n’est pas moi qui lui en ferai un reproche, il épousait les passions, les colères de son pays, mais sans rudesse, sans hauteur, sans haine ou mépris des autres peuples, sans préjugés contre aucune nation étrangère. »

De toutes les nations étrangères, celle qu’il aimait le mieux était sûrement la France. Non seulement il n’avait pas de préventions contre nous, il était plus sensible à nos qualités qu’à nos défauts. Il avait eu quelque peine à comprendre et à goûter les Allemands ; il avait écrit dans un moment d’humeur « qu’ils étaient le peuple le moins intéressant du monde, que l’Allemagne est un pays où l’on trouve rarement ces vertus d’usage courant qui mettent de l’huile dans les rouages de la vie. » Nous lui avions plu dès le premier jour. Il disait que le duc de Cleveland, qu’il avait rencontré chez la duchesse de Mailly, était à sa connaissance le seul Anglais qui fût tout à fait chez lui dans la meilleure société française. Il aurait pu en dire autant de lui-même. Son biographe en convient, son commerce précoce avec la société parisienne avait décidé en quelque mesure de son tour d’esprit : certaines impressions de jeunesse sont si vives qu’on en porte à jamais la marque.

Il ne se passait guère d’année qu’il ne fit un séjour à Paris, il éprouvait le besoin de converser avec des Français et d’exprimer ses idées en français : nous étions nécessaires à son bonheur. « Certes, disait encore le Duc d’Aumale, il n’aurait jamais épousé la cause de la France engagée contre l’Angleterre ; mais, quand il voyait l’Angleterre et la France d’accord, sa joie était vive, et, lors de nos malheurs, sans prendre parti dans la querelle, il n’a jamais caché la sympathie que lui inspirait la France vaincue. » La meilleure preuve qu’on en puisse donner est le billet qu’il reçut au’ lendemain de l’occupation de Versailles par les Allemands :


Cher Monsieur, jamais je n’aurais cru que je vivrais assez pour voir un pareil jour. Vous devinez tout ce que mon cœur éprouve. Vous êtes du bien petit nombre de ceux avec qui il m’est possible de causer en ce moment, et vous me ferez du bien si vous venez déjeuner ici dimanche prochain, à midi et demi. Mille amitiés. H. d’Orléans.


Dans l’habitude de la vie, la France et l’Angleterre n’ont aucune raison de se vouloir du mal, et elles se décident facilement à se vouloir du bien : en fin de compte, malgré la prodigieuse différence des tempéramens, ce sont les deux nations de l’Europe qui ont le plus d’idées communes. Nous avons pour les Anglais une grande considération ; nous admirons la solidité de leur gouvernement, l’énergie de leur caractère : il nous en coûte peu de reconnaître qu’ils ont fait de grandes choses, et nous sommes sujets à de violens accès d’anglomanie. De leur côté, les Anglais qui raisonnent estiment que la France est nécessaire à l’équilibre de l’Europe, que l’entente cordiale des deux pays offre de sérieux avantages à l’un comme à l’autre, que c’est une société d’assurance mutuelle et le moyen le plus efficace de sauvegarder la paix du monde.

Mais l’affection que nous portent les Anglais est un sentiment d’une nature particulière, sur lequel nous ne pouvons faire aucun fond. Ils sont très ombrageux, très défians et très exigeans ; pour qu’ils consentent à nous aimer ou à nous supporter, il faut que nous soyons infiniment modestes dans nos prétentions, que nous n’ayons aucune idée de nous agrandir, que nous renoncions à rien entreprendre, car ils n’autorisent, ils n’approuvent, ils ne considèrent comme justes et légitimes que leurs propres entreprises. Leur droit est sacré, le nôtre est toujours contestable ; tout ce qui leur est permis nous est sévèrement interdit. Caressons-nous quelque dessein qui nous promet profit et gloire, nous ne sommes plus que des trouble-fête qu’il faut tenir en respect ; surgit-il entre eux et nous quelque conflit d’opinions ou d’intérêts, nous sommes des fous qu’il faut mettre à la raison. Ils revendiquent toutes les libertés, ils nous imposent tous les devoirs : c’est la méthode britannique. La veille, ils étaient courtois, presque gracieux, et tout à coup ils dénoncent notre perversité à l’univers ; ils énumèrent nos crimes, récapitulent tous nos vieux péchés ; aux menaces se mêlent les injures ; on déverse sur nous un flot de bile noire, et il n’en est pas de plus noire ni de plus amère que celle d’un Anglais qui a essuyé quelque contrariété. En vain un petit nombre de sages, qui conservent dans les tempêtes la sérénité de leur jugement, cherchent-t-ils à s’interposer, à expliquer notre conduite, à plaider les circonstances atténuantes, ils ne sont point écoutés. Plions-nous les épaules, rentrons-nous dans notre coquille, la tempête se calme comme par enchantement ; on daignera nous déclarer qu’on nous fait grâce, qu’après tout nous avons du bon, qu’on sera charmé de s’entendre avec nous, pourvu que nous nous engagions, la main sur l’Évangile, à ne jamais rien demander, à ne jamais rien désirer. « Fais-toi petit, » disait Confucius ; mais il se le disait à lui-même ; les Anglais le disent aux autres. Nous ne leur plaisons qu’à la condition d’être divisés et faibles ; si nous devenions tout à fait infirmes, ils seraient aux petits soins, ils seraient délicieux.

Un jour du mois de février 1850, Reeve ayant rencontré au Green-Park sir Henry Bulwer, ils devisèrent sur l’alliance anglo-française, laquelle, selon Bulwer, n’était pour nous qu’un marchepied dont nous nous flattions de nous servir pour monter plus haut. — « Les Français, quand ils contractent une alliance avec nous, répliqua Reeve, sont à notre égard dans la situation d’un homme qui a épousé sous le régime dotal une femme très riche ; on a pris tant de précautions qu’il ne peut disposer d’un penny de la dot. » Il trouvait cet arrangement fort naturel et très convenable. Il faisait des vœux pour notre félicité ; mais il entendait que la France se contentât d’un bonheur tout négatif, qu’il nous souhaitait complet, les puissances célestes ayant décrété que le bonheur positif, qui consiste à prendre et à posséder ce qu’on désire, serait à jamais le partage exclusif de l’Angleterre. Si c’est ainsi que nous étions aimés de l’Anglais qui nous aimait le plus, jugez des sentimens que nous inspirons aux Anglais qui nous aiment peu.

Durant toute sa vie ce gallophile convaincu ne laissa pas de ressentir un vif mécontentement en apprenant qu’une fois, par hasard, il nous était arrivé de prendre quelque chose. L’annexion de la Savoie le désola, il fit ce qu’il put pour l’empêcher ; il pensait, comme lord Clarendon, que cet événement déplorable préparait un remaniement général de la caste. Il considéra comme un malheur public notre installation en Tunisie ; mais il admettait sans peine que l’Egypte devînt une province anglaise ; il n’y trouvait rien à redire. Dans l’affaire du Siam, il nous soupçonna de nourrir de méchans desseins. Un mois avant sa mort, il reçut pour la Revue d’Edimbourg un article du capitaine Oliver sur notre expédition à Madagascar. Le capitaine tenait pour certain qu’après de dures épreuves, au prix de grands efforts et de grandes souffrances, nous aurions le dernier mot. Reeve n’envoya l’article à l’imprimerie qu’en se promettant d’en modifier les conclusions, qui le chagrinaient. Il écrivait à l’auteur le 12 septembre 1895 : « J’ai expédié à Spottiswoode vos épreuves corrigées, en y glissant quelques légères suggestions de mon cru. » Il était trop modeste ; ce qu’il entendait par « de légères suggestions, » c’étaient des paragraphes entiers, écrits de sa main, et qu’il avait substitués à ceux qui lui déplaisaient. « La situation des Français est des plus critiques, ajoutait ce directeur autoritaire. A moins qu’ils ne remportent quelque succès signalé dans les deux semaines qui viennent, il y aura un désastre et un terrible branle-bas. Je vois par la carte que, le 5 de ce mois, ils étaient encore à Andriba, c’est-à-dire aux trois cinquièmes de la distance qui les sépare d’Antananarivo. Il leur a fallu cinq mois pour y arriver, et à mesure qu’ils avancent, la difficulté de vivre, de s’approvisionner et de recevoir des secours s’accroît et s’accroîtra sans cesse. A mon avis, les Hovas ont parfaitement raison de ne pas traiter avant que les pluies leur viennent en aide. J’espère qu’ils tiendront bon, mais qu’ils éviteront de se battre. »

On peut être certain que, s’il avait vécu trois ans de plus, il aurait pris fort à cœur l’affaire de Fachoda et voulu mal de mort au commandant Marchand ; mais cet homme de bonne compagnie n’eût pas mêlé les insultes aux raisonnemens et aux épigrammes, et certains articles qu’on a pu lire dans tel journal anglais lui auraient inspiré un sincère dégoût. Il aimait qu’on fût assez fier pour se respecter toujours et il goûtait peu l’insolence brutale. Il est si facile d’être insolent ! C’est un art qui demande peu d’étude, qu’on possède de naissance et où les plus sots excellent, une musique qu’ils chantent d’inspiration, à livre ouvert.

Disons tout : la France que Reeve aimait n’était pas la France d’aujourd’hui, mais celle qui avait adopté les institutions anglaises et que gouvernait un roi pacifique, trop désireux d’être en de bons termes avec nos voisins d’outre-Manche pour ne pas leur faire de grands sacrifices. Reeve posait en principe que la France ne pouvait vivre sous un meilleur régime, et la politique de M. Guizot lui semblait si raisonnable qu’il ne se fâcha qu’à moitié des mariages espagnols. La révolution de 1848 le consterna. Malgré la guerre de Crimée, il ne se réconcilia jamais avec l’empereur Napoléon III, et il le traita si durement pendant son règne et après sa déchéance, qu’en 1871, la reine de Hollande lui adressait à ce sujet une lettre de reproches : « Permettez-moi de regretter que vous soyez si sévère pour l’Empire qui n’est plus. Je demeure convaincue que la postérité sera plus clémente dans ses jugemens. Le prisonnier de Wilhelmshôhe appartient au passé ; à ceux qui l’ont connu et aimé incombe la tâche de demander justice pour lui. »

Mais, s’il détestait le césarisme, il abhorrait plus encore les républiques démocratiques. C’était, selon lui, « le plus vicieux de tous les systèmes de gouvernement. » — « C’est un régime, ajoutait-il, qui exclut de la vie politique tous les hommes d’honneur et de mérite, et réserve toutes les places aux aventuriers et aux idiots. Le mal deviendra de jour en jour plus intolérable, et il y aura une nouvelle révolution, qui commencera par des violences et en fin de compte sera réprimée par la force. C’est une mélancolique prévision, mais c’est celle de tous les Français dont le jugement a quelque poids. » Depuis longtemps déjà, il voyait notre avenir sous les plus sombres couleurs. « Je vous accorderais, lui écrivait, en 1872, lord Westbury, que la France est dans un état désespéré si on pouvait la considérer comme soumise aux règles ordinaires ; mais elle est et elle a toujours été un pays si étrange, si plein d’anomalies, que la morale commune, fondée sur l’histoire, lui est absolument inapplicable. » Peut-être lord Westbury avait-il raison de penser que nous sommes des malades qui guérissent quelquefois en dépit des règles ; il est des temps troublés où nous avons besoin de le croire.

Il n’est pas de bonheur parfait. Reeve avait réussi à se persuader que l’Angleterre n’aurait jamais rien à démêler avec la démocratie ; il découvrit dans les dernières années de sa vie que c’est une puissance avec laquelle les rois et les reines doivent compter. Les radicaux, les iconoclastes qui aspiraient à supprimer l’Église établie et la Chambre des lords, les tacticiens qui faisaient des alliances avec les Irlandais, les démagogues qui promettaient à tout Anglais « trois acres et une vache, » lui causaient des transports d’indignation. Ce n’était pas là son seul chagrin : il avait de fréquens et violens accès de goutte, et il se reprochait peut-être d’avoir trop souvent dîné en ville. Et puis il voyait disparaître l’un après l’autre les Anglais et les Français qu’il avait le plus aimés. Il se consolait en se souvenant. En 1879, il écrivait à son vieil ami Dempster : « Le grand plaisir d’avancer en âge est de regarder derrière soi. On aperçoit dans le lointain des groupes composés uniquement de gens qui plaisent. Les yeux de la jeunesse qui regardent toujours en avant ne voient rien d’aussi charmant ni d’aussi réel. Je rêve que je suis assis avec vous sur un talus que fleurit la bruyère, dans les Highlands, vers le 15 août, et que nous parlons de ces choses. Il y a dans notre carnier une douzaine de couples de grouses. Ne me faites pas souvenir que nous sommes en février, que je suis à Londres, que lèvent souffle du Nord-Est. » L’année suivante, il était à Paris, et il fit une lecture à l’Institut. Il revit Mme Mohl, qui lui parut « vieille comme les montagnes ; » elle avait au moins « mille ans. » Il revit aussi dans les galeries du Louvre quelques-uns des tableaux qu’il admirait le plus, et il se dit qu’il est doux pour un vieillard de contempler dans leur immuable beauté des toiles qui ont le don d’éternelle jeunesse. Ce fut à Chantilly qu’il célébra le 80e anniversaire de sa naissance.

Il travailla jusqu’à son dernier jour. Il s’était démis de ses fonctions dans le Conseil privé, et depuis longtemps il n’écrivait plus dans le Times ; mais il s’occupait activement de la Revue d’Edimbourg. Je l’ai dit, quatre ou cinq semaines avant sa mort, il corrigeait les épreuves du capitaine Oliver, lequel sut mauvais gré à cet ami de la France d’avoir abusé de son omnipotence de directeur en lui faisant prédire un désastre de nos armes, quand il croyait à leur victoire ; mais en même temps il constata avec admiration que cet octogénaire miné par la maladie, et dont on prévoyait la fin prochaine, avait encore toute sa tête, toute sa volonté.


G. VALBERT.

  1. Memoirs of the Life and Correspondence of Henry Reeve, by John Knox Laughton, 2 vol. in-8o ; Londres, 1898, Longmans, Green et Cie.