Un An de croisière en Extrême-Orient/04

Un an de croisière en Extrême-Orient
Marsay

Revue des Deux Mondes tome 16, 1903


UN AN DE CROISIÊRE
EN EXTRÊME ORIENT

IV[1]
ANGKOR. — JAVA. — L’ILE DIEGO GARCIA. — LES SÉCHELLES

Il est une heure du matin quand nos chaloupes quittent l’embarcadère de la résidence de Pnom-Penh. Nous allons vite et, au réveil, nous sommes déjà à l’entrée du Grand Lac. Pendant la nuit, nous avons dépassé ce curieux village de Compong-Chuang que j’ai visité à un précédent voyage. Toutes les maisons y sont construites sur des radeaux en bambou qui flottent dans le fleuve. Suivant la hauteur des eaux, le village se déplace, laissant toujours entre chaque case des espaces vides où l’on circule en pirogue. C’est en quelque sorte une Venise nomade.

A trois heures, l’ancre est jetée à l’entrée de la rivière de Siem-Réap. Toute une flottille de canots envoyés par le gouverneur siamois accourt à notre rencontre. De grands drapeaux sont déployés et trois ou quatre fonctionnaires, vestes blanches, sampots, bas noirs et souliers à boucles, plus de nombreuses décorations, viennent se mettre à la disposition de M. et de Mme de B… L’interprète susurre dans les deux langues quelques phrases aimables, et une bouteille de Champagne est bue, avec une visible satisfaction, par les ambassadeurs, à la santé de leur souverain et du nôtre ; — je pense qu’il s’agit de M. Loubet.

Je suis dans l’admiration de cette réception. Je me souviens que jadis, pour ma modeste personne, le Siam avait fait moins de frais et que je n’avais pu obtenir du gouverneur les charrettes dont j’avais besoin qu’au moyen de l’offre généreuse de six bouteilles d’une déplorable absinthe, achetées du reste à son intention chez un Chinois de Pnom-Penh.

Malgré cela, en revoyant ces lieux, je me rappelle avec émotion la première fois que j’y abordai dans une simple pirogue qui avait mis plusieurs jours à remonter le fleuve et le Grand-Lac. Il faisait nuit depuis longtemps déjà quand nous nous étions engagés dans la rivière où l’ombre des grands arbres faisait régner une impénétrable obscurité. Soudain, à un tournant, des lumières apparurent. Devant nous s’ouvrait une sorte de bief assez largo, encombré de jonques, et, sur la rive, des gens s’agitaient avec un bruit de musique et de chants. Mon compagnon et moi eûmes tôt fait d’aborder au lieu de la fête, que notre arrivée troubla un instant, mais qui reprit de plus belle quand on se fut aperçu que nous nous contentions du rôle de spectateurs. Toutes les jonques rassemblées en cet endroit allaient partir pour les pèches du Grand-Lac, qui durent plusieurs mois. Pour se concilier les Esprits, pour écarter les tempêtes souvent dangereuses du Tonlé-Sap, on donnait une sérénade à Bouddha. Un petit autel était dressé au milieu de grands feux. Quelques drapeaux rouges et blancs flottaient à l’extrémité de hampes de bambou. Un orchestre caché sous les arbres jouait sans discontinuer, et des hommes presque nus dansaient des danses bizarres, faisaient des contorsions et des sauts. La lueur des brasiers sur leur peau de bronze leur donnait des aspects effrayans de démons. C’est peut-être l’impression d’exotisme la plus intense que mes voyages m’aient laissée. Je n’oublierai jamais cette nuit sans sommeil passée dans notre pirogue que nous avions attachée à un arbre, pendant que résonnait la musique cambodgienne, triste, étrange et grêle, et que, sur les reflets rouges des feux dans la rivière, des ombres fantastiques passaient.

Aujourd’hui, c’est le grand soleil de juillet qui éclaire ces mêmes lieux. L’époque de la pêche est passée. En dehors des gens venus à notre rencontre, les rives semblent désertes.

Cependant les palabres avec les dignitaires siamois sont terminés ; les bagages sont chargés sur les bateaux. Nous nous engageons dans la rivière, que nous devons remonter jusqu’à l’endroit où nous attendent les charrettes à bœufs. Bientôt la voie se réduit à un étroit chenal, non que l’eau manque, — on ne voit point de terre et tout est inondé, — mais parce que nous naviguons à même la forêt, dans ce qui doit être, en une autre saison, un chemin ou un sentier. On avance lentement en luttant contre les branches qui s’accrochent aux pirogues. Sous cette voûte de verdure, l’air ne circule pas. Dans la lourde chaleur du jour, montent les senteurs empestées de ces eaux croupissantes, de toutes les choses diverses qui pourrissent dans cette étuve et cette humidité. Cela sent la fièvre ; on dirait que la nature a mis cette odeur en ces lieux malsains comme une menace ou un avertissement. Mais tout a une fin : nous abordons, à la lisière des bois, dans une vaste plaine où des véhicules nous attendent.

Après deux heures de ce genre de supplice spécial que sont les chars à bœufs de ce pays, nous arrivons à Siem-Réap, joli village construit sur les deux rives d’un cours d’eau où Cambodgiens et Cambodgiennes semblent passer leur vie à se baigner. Quand les femmes sont jeunes, le spectacle n’a, du reste, rien de désagréable.

Malgré l’heure avancée et les protestations du gouverneur, nous décidons d’aller le soir même coucher à Angkor.

Il fait nuit notre quand nous pénétrons sous la magnifique futaie qui entoure les ruines. Des arbres colossaux nous environnent, se dressent autour de nous, ajoutent encore l’épaisseur de leur ombre à l’obscurité de la nuit. Et les branches tordues, les troncs noueux, semblent des géans fantastiques qui nous menacent, nous entourent, ne nous laissent passer un moment que pour nous étreindre tout à coup, nous punir sans doute du sacrilège que nous commettons en allant troubler ces vieux monumens, ces vieux royaumes, ces vieux souvenirs, tous ces morts oubliés qui dorment parmi eux.

C’est presque avec un sentiment de soulagement que nous voyons soudain la forêt s’entr’ouvrir et nos charrettes, cahotées sur les dalles antiques, s’avancer dans la longue avenue d’Angkor-Vat. Tout au fond, le temple dresse sa masse mystérieuse, qui se découpe d’une manière lugubre dans la nuit. Quelques lumières brillent dans le village des bonzes. Personne ne vient à notre rencontre ; c’est en silence que nous nous installons, tant bien que mal, dans la « sala » des étrangers, où nos bagages arrivent progressivement et en désordre, au gré des conducteurs de chars, tandis que le repas du soir se prépare lentement, à un grand feu, sur le chemin.

Pendant que nous dînons, la lune s’est levée. Je propose d’en profiter pour faire une première visite aux ruines. Armée de torches, notre troupe s’engage sous les portiques sombres, monte les escaliers noirs où des nuées de chauves-souris, troublées par la lumière, s’envolent avec des cris stridens. Il règne une odeur écœurante et fade, celle de tous ces animaux qui nichent dans les décombres, celle aussi de la moisissure des âges, de l’humidité qui suinte aux parois des murailles, de toutes ces choses mortes qui pourrissent ensemble, vieux bois, mousses ou lichens. Sous l’éclat rougeâtre des résines qui flambent, nos silhouettes se profilent, grotesques et changeantes, tandis qu’il nous vient un sentiment de terreur mystique des bas-reliefs entrevus, des figures grimaçantes tracées sur les murs et qui représentent des rois ou des danseuses, des guerriers, des bêtes, des supplices et des démons.

Voici d’abord les cours intérieures, où de petits édifices démantelés surgissent d’une végétation parasite, où des statues écroulées, des lions de granit, des monstres fabuleux dorment à demi recouverts d’un manteau de verdure. Puis ce sont d’énormes escaliers tout droits, raides comme des échelles, qui gravissent, à ciel ouvert, le massif central du monument. Nous nous y engageons, à la lueur blanche de la lune, glissant sur les marches usées, nous accrochant à des parapets chancelans, à des assises branlantes qu’un rien peut faire crouler. Les contours imprécis des corniches et des frises, les ombres noires qui s’allongent sous cette lumière nocturne, donnent des impressions d’étrangeté et d’effroi. On dirait des pygmées lancés à la conquête d’un monde interdit d’où quelque bête inconnue, quelque dieu formidable peut venir tout à coup les chasser. Et nous sommes silencieux, savourant, sans nous la communiquer, la poésie qui monte à nos cerveaux de ce chaos de pierre, de ces restes évocateurs d’un ténébreux passé.

Enfin nous atteignons le sommet. Devant nous, tout autour de nous, c’est un amoncellement incompréhensible de blocs écroulés, de toits, de colonnes, de voûtes et de dômes. Le ciel est d’un blanc laiteux. A perte de vue, étincellent des arêtes de granit, qui surgissent, éclatantes, d’obscurités insondables et vagues. au-delà, c’est la forêt, l’immense forêt sinistre, qu’on découvre à peine à cette heure, mais qu’on sent, qu’on devine, comme, sur un rivage, on peut, même sans le voir, deviner l’Océan. Mer immense, en effet, mer de verdure et d’ombre, peuplée de bêtes sauvages et de peuplades clairsemées, qui s’étend, au Sud, jusqu’au golfe de Siam, au Nord, presque indéfiniment, jusqu’aux confins du Laos, de la Chine et du Thibet. Que couvre-t-il de son manteau de feuillage, que défend-il par ses fauves et par ses fièvres, ce désert boisé que peu de voyageurs ont parcouru ? Ne cache-t-il pas encore, dans quelque coin perdu, des temples et des villes, des monumens sublimes, restes chancelans et grandioses de peuples disparus ?

Mais voici que là-bas, très loin au-dessous de nous, dans les cases de bambou où ils vivent, des bonzes se sont mis à prier. C’est une litanie monotone, une psalmodie indéfinie et lente qui monte incessamment vers le ciel et dont le vent chaud de la nuit nous apporte l’inlassable écho. Prière qu’on sent être une plainte poussée vers le créateur pour les misères humaines, pour les besoins, pour les douleurs, pour les maladies, pour les désespoirs, pour les deuils, pour les innombrables maux qui assaillent les hommes, en quelque pays qu’ils vivent ou qu’ils meurent. Et je songe qu’il y a mille ans, quand ces temples étincelaient de bronze et d’or, que ces parvis étaient gardés par des guerriers et des prêtres sans nombre, des voix analogues proféraient sans doute, dans la nuit, les mêmes prières et les mêmes plaintes. Je songe qu’il y a plus longtemps encore, quelques milliers d’années auparavant, quand l’homme, sortant des cavernes, commença, par familles et par peuplades, à parcourir la terre pour reconnaître son domaine, il y avait déjà des misères et des souffrances, qu’il y avait l’amour et la mort ; et que des voix devaient s’élever dans le silence pour implorer la pitié. Je perçois, avec cette netteté de sentiment que donne seule parfois une impression très vive, que, malgré toutes nos discussions et nos erreurs, nos philosophies et nos religions, tous, depuis le chrétien agenouillé dans nos cathédrales, depuis l’Arabe priant, les bras en croix, dans les sables du désert, jusqu’au sauvage dansant devant ses fétiches et au Chinois brûlant des bâtons d’encens sur l’autel des ancêtres, tous nous n’avons qu’un sentiment commua, c’est une Invincible espérance ! Il devait être réservé à notre génération de s’attaquer même à cela. Mais que les partisans du néant fassent donc le voyage ; qu’ils montent, un soir d’été, au sommet des vieux temples ; qu’ils écoutent les bonzes psalmodier dans la nuit ! Et ils comprendront que leur besogne est vaine, qu’ils se heurtent au sentiment inconscient de l’humanité tout entière, et qu’il n’est pas plus en leur puissance de la priver de son suprême espoir que de détruire l’amour des mères ou le parfum des fleurs.

Au matin, le soleil se lève gaiement au-dessus de la forêt prochaine. Sur la longue avenue dallée qui mène au temple, c’est un va-et-vient incessant de bonzes chargés de besaces pour aller quêter dans les villages, de coolies portant de l’eau dans des bambous creux, de voyageurs, de pèlerins. Les petits bœufs qui ont amené nos chars errent à l’aventure dans l’enceinte, secouant leurs clochettes de bois. Ils s’arrêtent sous des portiques branlans, au pied de colonnes brisées et, indifférons à ces traces d’un passé mystérieux, paissent paisiblement les fougères et les lianes. De temps à autre, d’une des cases qu’habitent les prêtres, une prière s’élève encore, chantée d’une façon traînante, avec une voix nasillarde. Puis, cela s’arrête brusquement sans qu’on sache pourquoi. Et nous nous sentons loin, effroyablement loin, presque exilés dans ce paysage grandiose et dans cette vie simple que notre présence insolite ne semble point troubler.

La pensée, comme par une hantise, se reporte toujours en arrière. Oh ! savoir quelque chose de ce qui s’est passé là, quelque chose de l’histoire de ces peuples disparus, de ces villes puissantes, aujourd’hui désertes, quelque chose de leur vie et de leur mort ! Mais tout cela est impénétrable. Les légendes sont silencieuses, la tradition est muette. Ces ruines superbes resteront une énigme jusqu’au jour où elles disparaîtront à leur tour, vaincues dans leur lutte inégale contre la nature et le temps

Les larges fossés pleins d’eau qui entourent Angkor-Vat l’ont sauvé de la dévastation en dressant une barrière à l’envahissement de la forêt. Le reste de la ville, perdu sous les grands arbres, ne présente plus qu’un amas de pierres disjointes où il est parfois difficile de reconnaître le plan primitif des monumens. Il y avait cependant des temples immenses, des portes monumentales, des palais somptueux. La végétation a recouvert tout cela. Les arbres ont brisé les colonnes, fondu les corniches, troué les dômes. Après avoir détruit, ils soutiennent ; et on voit des pans de murs dont les racines ont rompu la base s’appuyer aux troncs puissans de leurs vainqueurs pour ne s’écrouler définitivement que lorsqu’ils tomberont à leur tour. Il se dégage de cet ensemble de ruines et de plantes, de cet enchevêtrement de pierres énormes et d’arbres géans, une poésie intraduisible qui vous pénètre, vous enivre, vous transporte tout éveillé dans le domaine incohérent des rêves. On est saisi de respect et de crainte ; on erre silencieux au milieu des bas-reliefs et des lianes, frôlant de vieilles choses vermoulues qui tremblent, parcourant à tâtons des corridors obscurs, fouillant du regard des coins sombres, des trous noirs, où il n’y a rien sans doute, mais où l’on craint de réveiller peut-être une âme endormie. Et partout, au milieu des décombres et des arbres, sur des blocs brisés et des statues qui chancellent, se retrouve la tête de Bouddha avec son mystérieux sourire : sourire figé, sourire éternel, qui a vu se succéder les générations, qui a connu la prospérité et la ruine, et qui, dans ce chaos bizarre, sous cette futaie silencieuse et déserte, devient d’une poignante philosophie.

Longtemps nous errons dans l’immense forêt par détroits sentiers où un guide nous mène. Mais il faudrait parcourir tout le pays, tant cette terre est couverte de ruines éparses sous les grands arbres. Ici, c’est un mur de granit où se suivent, sculptés en bas-reliefs, des éléphans de grandeur naturelle. Plus loin, c’est une statue, portrait d’un roi sans doute, qui, accroupi, semble rêver. La piété des indigènes en dut faire quelque dieu ; car ils ont élevé un léger toit de chaume pour la protéger des intempéries. Voici un autre monument, aux proportions colossales, couvert en entier de broussailles et de troncs énormes, poussés, on ne sait comment, parmi les pierres. On monte de longs escaliers aux marches verdâtres, rendues glissantes par l’humidité et la mousse ; puis ce sont des portiques, des pièces étroites et obscures, des couloirs et des caveaux. Qu’était-ce que tout cela ? Un palais, sans doute. Dans la langue du pays, on l’appelle le palais de la reine. D’où vient cette tradition ? Nul ne le sait. Qu’importe, s’il me plaît d’y croire ? J’aime à penser que, il y a mille ans, une femme aux grands yeux noirs et aux gestes hiératiques, comme ceux que représentent les sculptures, vivait entourée de serviteurs, de prêtres et de guerriers, à l’ombre de ces murs. Devant elle, on ne se présentait qu’à genoux. Sa robe était couverte de perles, de diamans, de rubis. A ses pieds nus, quand elle marchait, sonnaient des anneaux précieux. Des esclaves craintifs agitaient autour d’elle de blancs éventails de plumes, pendant que, dans des cassolettes d’or, brûlaient, avec une fumée odorante, des pastilles d’encens. Elle était toute-puissante et belle, amoureuse et sauvage, peut-être cruelle. Parfois, au coucher du soleil, elle montait solitaire sur la terrasse de son palais ; fatiguée de la chaleur du jour, rêveuse et lascive, elle s’étendait demi-nue sous le ciel étoile, pour que les rayons de lune vinssent caresser son corps, mêlés aux parfums du soir et à l’air plus frais de la nuit.

Ainsi, tout en marchant, des contes me reviennent qui ont bercé mon enfance. Je me croirais volontiers dans un pays enchanté. J’espère que ce silence n’est qu’un grand sommeil, que le réveil va sonner pour ce peuple mort, et qu’au coin d’une ruine, sur un lit de feuillage, j’apercevrai, vivante encore, la Belle au Bois Dormant.


JAVA

30 juillet. — Le port de Batavia est situé à environ vingt minutes de chemin de fer de la ville. Il a nom Tanjock-Priok. Exposé aux émanations marécageuses de la côte très basse qui l’entoure et où pousse un inextricable fouillis de palétuviers et de palmiers d’eau, il passe pour malsain. La chaleur y est accablante, lourde et humide, même en cette saison qui est cependant l’hiver du pays.

Batavia, que tant de voyageurs ont dépeinte comme la cité la plus enchanteresse de tout l’Extrême-Orient, m’a causé une désillusion. C’est une grande ville sillonnée de chemins de fer, de tramways et de canaux. Les maisons basses et sans caractère y sont entourées de jardins verdoyans, mais plantés sans goût. Cela donne l’impression moins d’une capitale que d’une station balnéaire où il y aurait une multitude de villas pour les petites bourses. Tout amour-propre national mis à part, Batavia est, au point de vue extérieur, très inférieur à Saïgon.

En une heure un quart d’express, on se rend de Batavia à Buitenzorg. La voie s’élève peu à peu en zigzaguant à travers un pays superbement cultivé, au milieu d’une végétation dont la vigueur et la puissance dépassent tout ce que j’ai vu dans d’autres contrées tropicales. On sent qu’il y a un excès de chaleur, d’humidité et de sève, que la terre enfante non seulement avec facilité, mais avec fureur, dans une sorte de rage créatrice, et que, si l’homme suspendait un moment la lutte acharnée qu’il a entreprise pour maîtriser et endiguer la nature, ses cultures, ses travaux, ses chemins de fer, ses canaux et ses villes disparaîtraient ensevelis à jamais sous un linceul de plantes. Cette île de volcans, où la chaleur souterraine s’allie aux ardeurs du soleil pour créer le milieu le plus propre à la génération des êtres, semble représenter à notre époque un dernier vestige des temps préhistoriques, de ceux où la surface du globe, mince couche à peine solidifiée, bouillonnait encore sous l’action des feux intérieurs, et produisait à la fois des forêts fabuleuses et des animaux monstrueux.

Malheureusement nous sommes blasés. A la longue, les sensations s’émoussent. J’ai déjà vu, dans ma vie errante, tant d’arbres géans, tant de palmiers, de fougères et de lianes, que je contemple cette magnifique végétation d’un œil paisible, un peu comme les naturels qui nichent sous ces branches. Pour accorder à ce paysage le tribut d’admiration qu’il mérite, pour bien ressentir le sentiment de surprise et presque d’effroi qu’une telle débauche de la nature doit causer à une âme du Nord, il faudrait être le voyageur arrivé directement d’Europe, sans arrêt à d’autres escales. Alors on éprouverait au centuple l’impression que tant de touristes ont rapportée de Ceylan, dont cependant les verdures, ici, sembleraient mièvres et les arbres rabougris.

Buitenzorg est moins encore une ville que Batavia. Les maisons y sont distribuées au hasard, à de grandes distances les unes des autres, au milieu de jardins. Les environs sont ravissans. Les hautes cimes des volcans ferment l’horizon de tous côtés. On circule sur de petites routes ombragées, avec des visions de vallons cultivés, de villages accrochés aux montagnes, de torrens qui mugissent au fond de gorges sombres. On monte, on descend, on roule à fond de train au galop des petits chevaux du pays. Tout le long du chemin, ce sont des indigènes vêtus de couleurs voyantes, chargés de fardeaux fixés à des bambous ; des mères de famille qui portent un enfant en bandoulière ; des jeunes filles toutes nues, au bord de fontaines claires où elles se baignent en riant. Rien d’animé comme cette campagne javanaise où la population surabonde et où chacun, tout en ayant l’air de faire quelque chose, semble goûter de nombreux loisirs. Heureux peuples, à qui la Hollande a apporté, de force, en même temps que la paix, le travail dont ils se trouvent bien, alors que leur instinct les incitait plutôt à dormir tout le jour, à l’ombre de leurs cases, en vivant de bananes et d’eau claire fournies gratuitement par la nature !

Il s’est trouvé cependant des auteurs pour reprocher aux Hollandais l’absolutisme de leur domination, le labeur en quelque sorte obligatoire qu’ils imposent à tous, l’esclavage relatif dans lequel ils maintiennent les indigènes. Cela est évidemment contraire aux théories du Contrat social et aux billevesées libertaires des colonisateurs en chambre. Mais cela devient logique, si l’on songe que tous les peuples ne sont pas également prêts pour la liberté ; que certaines nations d’Europe prouvent journellement qu’elles ne le sont point encore ; et que les races ont une enfance et une adolescence, comme les hommes. Dans ces pays où il est si facile de vivre sans travailler, l’indépendance individuelle conduit à l’oisiveté universelle, et de là, par une pente fatale, à la déchéance et à l’abrutissement. Sous un régime autoritaire, la population de Java s’est accrue dans d’incroyables proportions et, si la richesse a augmenté en même temps, les bénéfices n’en ont pas été exclusivement pour les conquérans. Ce système a le mérite de dédaigner l’hypocrisie. Il vaut bien, après tout, celui des Anglais civilisant à coups de canon, enseignant la fraternité avec des balles dum-dum, et, la trique à la main, imposant la liberté.

Buitenzorg est célèbre par son jardin botanique, qui passe pour le plus beau du monde. C’est un parc immense et merveilleusement tenu. Par malheur, seul un naturaliste de profession pourrait l’apprécier complètement et s’intéresser aux milliers d’espèces qu’il renferme, à l’admirable réunion qu’on y trouve des plantes tropicales du monde entier. Pour le vulgaire voyageur que je suis, il laisse un souvenir charmant par ses allées de vieux arbres couverts d’orchidées et de lianes, ses pentes ombreuses, ses pièces d’eau semées de gigantesques lotus, sa variété infinie de palmiers, de bambous, de fougères et de fleurs. C’est au milieu même de ce parc, dans un enclos séparé, que se trouve le palais du gouverneur, vilaine bâtisse blanche, large et lourde, sans caractère. Mais on y arrive par une avenue de banians colossaux, qui est, je crois, unique au monde. Tout autour, sur de grandes pelouses vertes, de petits cerfs errent en liberté, s’approchent curieusement pour flairer les intrus. Et cela distrait un peu et fait oublier l’abominable chose que l’industrie humaine est venue construire au milieu des pures merveilles de la nature. . •

Un matin, dès l’aube, nous prenons le train pour Garoet. La voie s’élève de plus en plus dans les montagnes et le paysage est ravissant. L’infinie variété des panoramas ne laisse prise ni à la fatigue ni à l’ennui. Ce sont des plaines, des vallées, des cols escarpés, des gorges obscures, des rizières et des forêts. L’ensemble est très peuplé, très cultivé, prodigieusement riche. Vers quatre heures du soir, nous sommes à Garoet, installés dans un drôle de petit hôtel où chacun a son pavillon séparé, ses bosquets, son jardin. La température est délicieuse : 25 à 26° ! Nous respirons avec délices.

Au fond de la plaine où nous nous trouvons s’élève le célèbre volcan de Papanajan. On y parvient en quatre heures, la moitié du trajet s’accomplissant en voiture et le reste à cheval. La première partie de l’excursion se fait à l’ombre d’une des plus belles forêts qui soient au monde. Des arbres immenses, de toutes les sortes et de toutes les couleurs, car il y en a de gris comme des oliviers, de blancs, de rouges, se mêlent aux lianes, aux orchidées et à des fougères surprenantes, hautes de cinquante pieds, dont le feuillage frêle et dentelé s’incline avec une inexprimable grâce. On monte, on grimpe sans chaleur, sous cette voûte admirable à travers laquelle pas un rayon de soleil ne pénètre ; on rencontre des cascades et des torrens. Et il vient des envies de s’étendre sous cette ombre fraîche, de goûter dans le grand silence du jour un repos alangui. Mais voici que l’aspect change ; la végétation devient rabougrie, puis cesse tout à fait. Une forte odeur de soufre se répand dans l’air. Maintenant, c’est au milieu de laves et de rocs abrupts que s’effectue l’ascension, pendant que, au-dessous, la mer de verdure étincelle et qu’au loin les plaines fertiles, semées de rizières et de bouquets de palmiers, se perdent et s’estompent dans la chaude buée du jour. Enfin on arrive à un immense cirque aux parois à pic, qui est le cratère du volcan. Lors de la dernière convulsion du monstre, une montagne entière a dû tomber dans ce gouffre et le combler en partie. Mais les feux ne sont pas éteints et la chaudière bout encore. Le sol est uniformément jaune, d’un jaune aveuglant. Des jets de vapeurs empestées giclent de tous côtés avec une extraordinaire violence, déposant sur tout ce qu’elles touchent la fleur du soufre cristallisé. En certains endroits, la température est telle que le sol semble avoir fondu en laissant des places noires et tourmentées comme des pustules. Nous errons dans ce chaos, au milieu des senteurs asphyxiantes qui nous prennent à la gorge. Mais nous n’y restons pas longtemps. C’est une vraie image de l’enfer. Retournons au plus vite sur nos pas ; retournons dans la forêt délicieuse où poussent des fougères et des fleurs. Elle nous donnera l’impression consolante du Paradis retrouvé.

La route de Garoet à Maos est plus pittoresque encore que celle de Buitenzorg à Garoet. On continue d’abord à cheminer dans les montagnes. De la ligne, très élevée en cet endroit, on découvre une immense étendue de plaines cultivées où des petits villages sont perdus, comme enfouis, sous un dôme de palmiers, de bananiers et de bambous. Puis ce sont encore des ravins profonds où roulent des torrens, avec de grands arbres penchés au-dessus et un enchevêtrement inextricable de fleurs et de lianes. Sur le tard, la voie redescend au niveau de la mer.

Alors, pendant les deux dernières heures avant d’atteindre Maos, le train court dans une plaine déserte, couverte de forêts et de marécages. Des flaques d’eau sombres paraissent entre des joncs démesurés. Des bouffées de miasmes empestés montent du sol, pénètrent dans les wagons avec des moustiques et mille insectes divers. La nuit vient peu à peu ; des lucioles volent à travers les branches ou au ras des marais. Les arbres, les feuilles, les eaux, prennent des aspects effrayans, et le grand clair de lune des tropiques illumine cette contrée sinistre, produit des ombres monstrueuses, fait étinceler les étangs et les flaques bourbeuses où les rhinocéros vont se vautrer sans doute et où le tigre vient boire quand il a dévoré sa proie. C’est une région qu’il faut traverser à la hâte et regarder par les fenêtres d’un train express, car elle est mortelle pour les indigènes mêmes, tant sont violens les miasmes qui s’en dégagent, tant y règnent en souveraines la dysenterie et la malaria.

8 août. — Nous voici sur le territoire du Sultan de Djocja. Les montagnes apparaissent seulement au loin, profilant dans le ciel leur dentelure bleuâtre. Nous traversons des plaines où alternent et se succèdent les différentes cultures du pays, riz, canne à sucre, indigo, tabac. La contrée est toujours aussi peuplée. D’interminables villages défilent devant nous, abrités sous des palmiers, avec un flot de gens qui circulent, qui portent des fardeaux, qui travaillent, qui encombrent les marchés en plein vent où flottent des étoffes claires, où se débitent des boissons, des fruits et des vêtemens. Des femmes, les seins nus, se promènent sur les talus des rizières, leur dernier né dans le dos, et des hommes, coiffés d’un turban, un kriss à la ceinture, vont et viennent de tous côtés.

Djocja comprend une grande ville commerçante avec de larges avenues bordées d’arbres, et une cité royale qui contient le palais et une population de plus de quinze mille âmes. On trouve ici le type javanais pur, bien plus fin et bien plus joli que le type malais. Les rues sont animées. Voici un prince à cheval, vêtu de draperies sombres, avec, à son turban, une aigrette en diamans. Il est jeune, monte un beau cheval, et il est suivi de cinquante cavaliers, armés de kriss, dont les vêtemens flottent au vent. Ici, c’est un dignitaire de la cour, assis dans le fond d’une voiture avec deux femmes assez jolies et parées, immobiles sur la banquette de devant. Le cocher est coiffé d’une sorte de haut de forme à large bande d’or, et, derrière, se tiennent debout deux serviteurs qui portent de grands parasols ouvragés.

Par l’intermédiaire du résident, nous avons obtenu une audience du sultan. Nous nous y rendons à dix heures du matin, accompagnés d’un capitaine hollandais qui doit servir d’interprète.

Après avoir traversé plusieurs cours, on pénètre dans une vaste salle, sorte de hangar dallé de marbre avec un plafond en bois sculpté. Dans le fond, sur deux canapés rouges, le sultan et la sultane sont assis. Perpendiculairement et debout devant leurs fauteuils, il y a quatre petites princesses, très gentilles, ma foi, vêtues identiquement d’un « sarran[2] » marron et d’une casaque noire. Elles ont, sur la poitrine, trois broches on diamans, et de gros brillans aux oreilles. Le sultan porte une énorme broche et des bagues à tous les doigts. Pas de pierres de couleur : rien que des diamans.

Présentations et salutations. Nous défilons devant toute la famille, serrant d’un air pénétré les petites mains chocolat. Puis, M. De B… ayant pris place sur le canapé du sultan et Mme de B… sur celui de la sultane, nous nous installons dans des fauteuils, en face des petites princesses immobiles et figées. La visite est commencée. Elle débute par un long et magistral silence. De temps en temps, M. De B… prononce une phrase correcte sur la beauté du pays. Le capitaine traduit. Le sultan sourit et répond quelque chose de vague et d’obligeant. — Mais voici des serviteurs qui arrivent, marchant sur leurs genoux, avec des plateaux d’argent et du thé. Après beaucoup de prosternemens, ils nous distribuent à chacun une tasse. Le thé est froid et très mauvais ; nous le buvons consciencieusement.

Tout de même, cela a un peu rompu la glace. La conversation reprend plus animée, quoique coupée encore de pénibles intervalles. — Mme de B… demande à la sultane : « Combien avez-vous d’enfans ? — Quatorze. — Oh ! — Et vous ? — Quatre. — Oh ! que c’est peu ! — Je ne trouve pas. » M. De B… veut poser la même question au sultan. Lui, se tord de rire. Il n’en sait rien. Quatre-vingts ou cent, à peu près. Puis on parle de bijoux. On fait des complimens sur le palais. Il paraît que tout ce qu’on dit est très grotesque. Les petites princesses répriment avec peine une forte envie de rire. Alors, nous qui sommes en face, à voir leurs mines de chattes égayées, — nous rions tout à fait. Mais c’est contagieux ; les voilà parties : elles rient tant qu’elles peuvent. Et le sultan, qui ne comprend pas, rit aussi. C’est charmant !

Tout a une fin. L’ordre se rétablit. Nous reprenons peu à peu un sérieux plus conforme au protocole international. Maintenant arrive, pour la seconde fois, une théorie de serviteurs avec des bouteilles et des verres. Ils approchent lentement. Crac ! les voilà tous à genoux qui avancent en rampant. Et alors il nous faut boire des choses fraîches, des sodas, des limonades, des sirops de rose et de tamarin, cependant qu’un autre esclave, — à moins que ce ne soit un prince, — nous offre des cigares qu’on allume à une longue mèche parfumée.

L’audience est terminée. Quelques phrases agréables encore sur la réception qu’on nous a faite, quelques souhaits obligeans pour la continuation de notre voyage, et de nouveau, avec le même cérémonial qu’à, l’arrivée, nous serrons les petites mains et repartons dans de grands saluts, pendant que les suivantes, les danseuses, les concubines, toutes les femmes du palais, accroupies sur les terrasses ou derrière les bosquets, se soulèvent curieusement pour nous regarder,

C’est près de Djocja que se trouve le fameux temple de Boeroeboedoer. Nous partons un matin dans deux voitures à quatre chevaux qui vont très vite, presque toujours au galop. Le cocher excite ses bêtes en faisant incessamment claquer une grande chambrière. Un coureur, debout derrière la voiture et armé d’un petit fouet, court parfois jusqu’aux chevaux de volée et pousse, le reste du temps, pour les animer sans doute, un cri continu et strident. Le trajet se fait en trois heures. La route plate et ombragée semble ne jamais sortir d’une succession ininterrompue de villages dont les maisons basses disparaissent sous les cocotiers et les bambous. Toujours la même foule bariolée et active qui dévale le long du chemin et qui parfois se précipite à genoux dans les fossés, en nous tournant le dos, pour nous témoigner son respect.

Peu à peu nous nous rapprochons d’une chaîne de montagnes dont les sommets aigus et décharnés ont des aspects bizarres de dents, de griffes et de cornes. C’est au pied de ces monts que se dressent les ruines. Enfin, à un tournant du chemin, nous nous trouvons face à face avec l’énorme masse du vieux temple.

Notre premier sentiment est une déception. On m’avait tellement dit que Boeroeboedoer pouvait rivaliser avec Angkor que je demeure stupide. De fait, il faut être aveugle ou avoir l’amour-propre javanais singulièrement développé, pour mettre en parallèle deux monumens si dissemblables. Rien ici de la splendide conception du fameux temple khmer, de la perspective grandiose de l’avenue qui y mène, de l’échelonnement savant des galeries et des tours, de tout cet art en quelque sorte européen qui fait qu’Angkor-Vat aurait pu être conçu par un Mansard génial. Boeroeboedoer est, au contraire, un type très pur de ce style hindou dans lequel l’effet général est sacrifié au détail, l’ensemble au particulier. Ces sortes d’édifices demandent à être regardés pierre par pierre. Alors on y découvre des choses charmantes, des ornementations ingénieuses, des sculptures compliquées et naïves. Mais tout cela est individuel, n’est relié que par la juxtaposition, ne concourt pas, dans une mesure déterminée, à un résultat général. Il y manque ce que nous cherchons toujours malgré nous, avec nos cerveaux nourris de l’art grec, le plus logique des arts, le « pourquoi, » la raison d’être de chaque partie au point de vue du tout.

A Angkor, l’ornementation est merveilleusement comprise Elle est simple dans sa richesse. Quelques points isolés et importans, comme des dessus de portes, sont seuls couverts de hauts reliefs. Aux chapiteaux des colonnes, aux frises des murailles, aux bordures des toits, on a tracé des arabesques légères, dentelles de granit qui parent l’édifice, mais qui n’immobilisent pas les regards et qu’on ne considère que lorsque l’esprit a déjà été frappé et ému par les grandes lignes de l’architecture. Ici, c’est un chaos. Dans le dédale des pierres amoncelées, l’œil est attiré par les innombrables statues dont le monument est hérissé, par les sculptures dont il est couvert, par les clochers ajourés qui le surmontent. Cela est si vrai qu’il faut plusieurs instans pour percevoir la forme générale du temple, quelque enfantine qu’en soit la conception : une pyramide carrée à la base, venant aboutir à la cloche ronde qu’est la dagoba finale. Comme architecture, cela a la beauté d’un mur de musée dont on ne peut dire qu’il soit beau, fût-il tapissé de chefs-d’œuvre.

Toutefois, si je ne puis aimer cette masse dont l’unité ne suffit pas, selon moi, à compenser la lourdeur, je dois payer mon tribut d’admiration aux détails, qui sont charmans. Le temple comprend dix étages. On monte de l’un à l’autre, au milieu de chaque face, par un étroit escalier. Les sept premiers sont exactement carrés comme la base. Les trois derniers vont du carré au cercle parfait qu’est le sommet, en passant par des ellipses de plus en plus arrondies. Les assises supérieures sont ornées, tout du long, de cloches de pierre à jour contenant chacune une statue. Quant aux galeries inférieures, elles sont recouvertes, sur leurs deux faces et sur tout le pourtour, de bas-reliefs d’une exécution remarquable. On y voit des scènes de la légende brahmanique, qui semblent avoir peu de liaisons entre elles, mais dont les parties bien conservées méritent un long examen, par le mouvement, l’expression, et le fini de l’exécution. La photographie seule arrive à donner l’idée d’un art qu’il serait illusoire de vouloir décrire.

Tout le pays aux environs de Djocja est semé de ruines datant de la même époque, c’est-à-dire de la domination hindoue à Java. Toutes présentent à peu près les mêmes caractères, les mêmes beautés et les mêmes défauts. C’est pour le touriste une visite intéressante et pour l’archéologue une mine inépuisable de documens.

12 août. — Nous sommes arrivés hier à Solo ou Sourakaita. résidence du plus puissant empereur du Java dit indépendant. Sa Majesté est en voyage et ne nous recevra que le quatorze ou le quinze. Nous avons donc quelques jours de loisir à passer dans ses Etats. Cela n’a rien de pénible, car la température est très supportable et la ville intéressante à visiter.

Il y a à Solo, comme dans presque toutes les cités javanaises, un nombre considérable de Chinois. Ils sont sous la direction d’un des leurs, gros seigneur puissamment riche, à qui le gouvernement hollandais, — pour faciliter son administration, — reconnaît une autorité analogue à celle d’un maire ou d’un préfet. Nous allons un soir rendre visite à cet important fonctionnaire. Il occupe une luxueuse maison, meublée moitié à la chinoise, moitié à l’européenne. Grande galerie en bois sculpté, avec des tentures du Japon, des étoffes d’Orient, des tapis moelleux, des vitrines remplies d’objets d’art chinois, japonais ou hindous ; des chambres à coucher avec des lits immenses aux moustiquaires de dentelle ; des cabinets avec des ustensiles de toilette en argent, en vermeil ou en or. Nous sommes reçus sur le pas de la porte par sa femme et sa fille, vêtues de costumes de soie brodés. Les boutons sont en pierres précieuses, et ces dames portent aux doigts deux ou trois diamans gros comme des bouchons de carafe. On nous offre du Champagne frappé, dans des coupes de cristal ; nous nous séparons dans les meilleurs termes.

Tout cela représente une certaine aisance. On attribue à notre ami une fortune de trente millions de florins (un peu plus de soixante millions de francs). Et il paraît qu’il n’est pas le plus riche de Java. Voilà qui nous change des Chinois de chine et particulièrement des Boxeurs ! Il est vrai que, si les Boxeurs étaient tous millionnaires, ils auraient moins de plaisir à incendier et à piller. Et voilà comment, même aux antipodes, on se trouve en présence de la question sociale et de la difficulté, — les rentiers étant seuls paisibles, — de faire de tous les humains des rentiers !

La réception du sultan eut lieu quelques jours après, avec un cérémonial analogue à celle de Djocja. On nous exhiba, en plus, des danses javanaises, exécutées par le corps de ballet de Sa Majesté. C’est très remarquable comme ensemble et comme précision, mais excessivement monotone. Il n’y a du reste que des différences de détail et de costume entre ces danses et celles des bayadères de l’Inde ou des Cambodgiennes de Norodom. Pour un Européen, une fois le premier mouvement de curiosité satisfait, le sentiment qu’elles dégagent est un inexprimable ennui.

En échange, nous ne sommes nullement las de cette île où il y aurait encore tant de choses à visiter. Mais le temps a marché et le moment est venu de songer définitivement au retour. Le 15, nous nous rembarquons à Samarang. Nous franchissons le détroit de la Sonde, en passant à quelques encablures des restes du Krakatoa, ce volcan fameux, isolé dans les flots, dont l’explosion, il y a quelques années, est le plus formidable phénomène de ce genre survenu dans les temps modernes. Tout de suite nous trouvons les alizés, qui soufflent avec violence, et la grosse houle du Sud, qui nous emprisonne dans ses sombres montagnes couronnées d’écume, pour ne plus nous lâcher qu’aux Séchelles.


ILE DIEGO GARCIA

Dix jours de traversée sans une terre ou une voile en vue. Enfin ou signale un îlot très bas et très vert, entouré de récifs de corail où l’océan brise avec rage ; c’est l’île Garcia, un point perdu dans l’immensité des mers, par dix degrés de latitude Sud, entre l’Australie et Ceylan.

Les animalcules dont le travail lent et acharné constitue les bancs de coraux, se sont plu à exécuter ici une de leurs œuvres les plus curieuses. Cette île, qu’ils ont entièrement bâtie, affecte la forme d’une bague dans laquelle n’est creusée qu’une étroite ouverture. Elle enserre une baie immense, et elle est si mince par endroits que la grande houle du large la franchit aux jours de tempête pour venir troubler de ses flocons d’écume les eaux calmes qu’elle renferme. Un jour, des navigateurs de passage y plantèrent des cocotiers. Ils y prospérèrent de telle sorte qu’elle en est aujourd’hui couverte. Ces arbres sont exploités par une compagnie de l’île Maurice, qui entretient quelques agens et envoie, une ou deux fois l’an, un voilier pour recueillir l’huile.

La population se compose de trois ou quatre cents nègres et de cinq Européens. Quelle vie étrange mènent ces gens, séparés du reste du monde dont ils n’ont des nouvelles, — bien vieilles elles-mêmes, — que tous les six mois ! Et toujours la contemplation de leur îlot avec sa verdure monotone, et de l’océan infini où paraît de loin en loin un navire égaré qui ne s’arrête point. !

On comprend l’événement qu’est notre arrivée pour la petite colonie. Un vaisseau, un vrai vaisseau, un vaisseau à vapeur, à l’ancre dans la baie ! Quoiqu’il fasse nuit et que nous soyons très loin, n’ayant pas osé, dans ces parages dangereux, nous approcher des côtes, M. de C…, chef de l’exploitation, vient à notre rencontre, le soir même, dans son canot. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Telles sont ses premières questions. Et il nous les fait avec un si mauvais accent anglais que nous lui répondons en français. En effet, M. de C. est Français ou plutôt d’origine française. Il est né à l’île Maurice, d’une famille qui descend de ces cadets qui, sous Louis XIV et Louis XV, allèrent peupler nos colonies. Et, comme tous ses pareils, il a conservé intacts l’amour de la patrie perdue, sa langue et ses vieilles coutumes. Sujet anglais, de cœur il est resté des nôtres, et ce lui est une joie de plus, dans cette visite inattendue, de rencontrer des compatriotes. Quand, le lendemain, grâce à son pilotage, nous sommes venus mouiller en face de sa maison, il nous présente à toute sa famille, à sa femme, à ses belles-sœurs, à sa vieille mère qui a quatre-vingts ans. Et nous leur apprenons des choses surprenantes qu’ils ignorent encore : les défaites des Anglais au Transvaal, la guerre de Chine, la fin de l’affaire Dreyfus et les premiers hauts faits du ministère Waldeck-Rousseau.

Ces braves gens mettent la plus grande complaisance à nous faire visiter leur exploitation et leur domaine. Ils voudraient nous retenir par l’attrait d’une pêche dans la baie qui est un des endroits les plus poissonneux du monde. Mais nous sommes pressés. M. de B… est très souffrant ; il faut nous hâter vers les Séchelles. Nous disons adieu à ces amis d’un jour en leur souhaitant un bonheur qu’ils trouveront peut-être plus facilement dans le calme souverain où ils vivent que dans les agitations où il faut nous débattre, et bientôt le petit îlot de corail n’est plus qu’un point sombre à peine visible qui s’enfonce et disparaît dans l’immensité des flots.

Plus d’un an après, nous avons reçu, pour chacun de nous, une de ces cannes que les nègres fabriquent avec le bois des cocotiers. Touchant souvenir et seul présent que pouvaient nous faire les ermites de l’île Garcia.


SÉCHELLES

Il est, par le monde, peu de points de relâche qui soient aussi jolis d’aspect que Mahé des Séchelles. Une baie vaste et bien abritée, entourée d’îlots rocheux, et l’île principale, couverte de verdure et de fleurs, où la petite ville de Mahé se cache sous les grands arbres. La température, en cette saison, est délicieuse : vingt-quatre ou vingt-cinq degrés. C’est, comme l’île Maurice, une des colonies que nous avons perdues et que se sont appropriées nos amis les Anglais. Aux devantures des boutiques, de vieux noms français s’étalent encore. Les nègres qui forment la portion principale de la population parlent un patois dégénéré de la langue du grand siècle, peu compréhensible, mais réjouissant.

L’état de santé, un moment assez grave, de M. de B… nous obligea à un séjour de trois semaines à Mahé. Après avoir parcouru dans tous les sens la petite île uniformément jolie, mais dénuée d’intérêt, notre vie se concentra tout entière dans la pêche à la ligne. C’est avouer que j’ai peu de choses à en dire et que le jour où nous levâmes l’ancre fut considéré par tous comme un jour heureux.

Dès lors nous naviguons à toute vapeur sur le chemin du retour, nous arrêtant à Aden juste le temps nécessaire pour faire du charbon. Nous trouvons dans le Sud de la Mer-Rouge une température accablante. Il semble, en cette saison où le soleil d’été a surchauffé les deux rives, qu’on passe à travers un four dont l’air est irrespirable.

Heureusement, après deux jours, nous rencontrons des vents du Nord qui rendent la fin de la traversée presque agréable.

Quelques heures de halte à Port-Saïd, où nous ressentons une première et pénible impression d’Europe, et nous voilà flottant de nouveau dans cette Méditerranée que nous retrouvons, — après bien des mois, — avec la satisfaction d’avoir réalisé nos rêves, avec le regret aussi que les espérances de jadis ne soient plus aujourd’hui que du passé. Ainsi la vie s’écoule en une poursuite sans fin. Chaque fois qu’un but est atteint, il s’en présente un autre, plus désirable encore. Voyageur fatigué, pour toi il n’est point de port, point d’abri où tu puisses t’étendre pour dormir et te reposer ! Reprends ton bâton, chausse tes sandales, secoue la poussière du chemin parcouru, lu dois marcher encore, marcher toujours vers l’insaisissable avenir. Du moins réjouis-toi, si, t’asseyant pour songer sur le bord de la route, tu trouves dans ta vie des souvenirs sans douleur, des heures sans amertume où ta pensée se complaît.

Toute une journée, nous longeons la Crète, dont les montagnes rouges et arides, neigeuses par endroits, se profilent nettement sur le bleu intense du ciel. Et cela me rappelle un coucher de soleil, vu autrefois dans ces parages, qui m’a causé la plus surprenante impression que j’aie éprouvée de ma vie. Nous glissions entre la Crète et la petite île de Gourko, sur une mer plate, sans rides, où notre sillage laissait jusqu’à l’infini de l’horizon une trace brillante et étroite comme celle d’un doigt passé sur du velours de soie. Il faisait un temps tiède et doux, sans une brise, sans un souffle. Les montagnes un peu estompées de brume prenaient des teintes violettes ou mauves à mesure que le jour baissait. L’île de Gourko était grise et rouge, de ce rouge de brique qu’on ne voit qu’en Orient. Et les flots participaient de toutes ces teintes, s’imprégnaient de tous ces reflets, étaient dorés, moirés, nacrés, gorge de pigeon ou roses. Derrière de gros nuages noirs, simulant des monts escarpés, le soleil disparut sanglant. Et soudain nous eûmes illusion de naviguer dans un lac irréel, infiniment calme et beau, environné de montagnes vraies et fausses, celles de Crète imprécises déjà et voilées, les autres nettes, heurtées, superbes, couronnées de glaciers qu’éclairaient les rayons invisibles du soleil. Prestigieux paysage dont le souvenir me hante et que je ne reverrai plus, fait de nuages qui passent, de nuances qui meurent, de feux qui s’éteignent, de rêves évanouis…

À bord, chacun semble inquiet, cherche la solitude, se laisse aller à ses pensées. C’est un beau voyage terminé, une période de la vie qui est close, un songe dont il faudra s’éveiller demain. Le navire résonne du bruit des caisses qu’on remue, des marteaux frappant sur les clous. Ce sont des gens affairés qui prennent des notes sur des calepins, des objets égarés qu’on ne peut retrouver, les derniers bibelots qu’on emballe, et qui plus tard rappelleront le passé. Au moment de s’en séparer, tout vous devient ami, les hommes, les bêtes et les choses. On fait des pèlerinages dans le navire ; on s’accoude une dernière fois aux bastingages ; on s’assoit à la place où, par les belles nuits tropicales, on a le plus souvent rêvé…

Voici que nous côtoyons la Sicile. Un moment, nous apercevons dans le détroit les feux opposés de Messine et de Reggio, les réverbères alignés des quais. Puis, de nouveau, c’est la nui ! , le silence, la mer calme où nous glissons.

Nous sommes tout près. Dans quelques heures nous toucherons cette terre de France quittée depuis un an. Long espace pour bien des affections, pour bien des amitiés, pour bien des amours. Trouverons-nous tout, les hommes et les choses, les esprits, et les cœurs, tels que nous les avons laissés ? Nous-mêmes, n’avons-nous pas changé ? Ne sommes-nous pas des étrangers, des Chinois, des barbares, qu’on ne connaît plus, qu’on a presque oubliés ? Ah ! pourquoi revenir avec, au fond du cœur, cette idée insensée de recommencer ce qui n’est plus, de ranimer ce qui est mort ? Pourquoi revenir, s’il n’y avait pas là-bas une mère qui attend et qui pleure à son foyer déserté, une mère qui n’a pas varié, dont l’amour est toujours aussi tendre et dont les lèvres sont toujours prêtes pour le pardon et le baiser ? Pourtant, à cette heure où chaque tour d’hélice me rapproche de tout ce que j’aime, j’éprouve un indicible effroi. Je prévois, avec une effrayante netteté, les ennuis, les difficultés, les désillusions, les douleurs, tout le lourd bagage de la vie déposé un moment et qu’il faut reprendre, pénible harnais qui entame la peau. Et, penché sur ces eaux transparentes dont la large houle me berce encore, je songe malgré moi, en ce jour de retour, au temps proche ou lointain du départ suprême, du grand voyage qui ne doit point finir…


MARSAY.


  1. Voyez la Revue du 15 juin et des 1er et 15 juillet.
  2. Vêtement national, composé d’une longue pièce d’étoffe qui se roule en jupe autour des hanches. Est porté également par les hommes et par les femmes.