Un An de croisière en Extrême-Orient/03

Un an de croisière en Extrême-Orient
Marsay

Revue des Deux Mondes tome 16, 1903


UN AN DE CROISIÊRE
EN EXTRÊME ORIENT

III.[1]
DE VLADIVOSTOK A ANGKOR

Vladivostok est situé au fond d’une baie qui pénètre profondément dans les terres entre des collines dénudées. Des canons, d’énormes canons noirs, la gueule tournée vers la mer, sont les premiers signes de la présence de l’homme qu’on aperçoit, en arrivant, de la passerelle du navire. Cependant le paysage est joli par la découpure gracieuse des montagnes, les îlots rocheux semés dans les passes, les sinuosités innombrables du rivage qui découvrent, à mesure qu’on avance, des aspects nouveaux et insoupçonnés. Malheureusement la végétation fait défaut. Rien ne semble pousser dans ce pays des longs hivers, rien que des herbes jaunes et quelques arbres rabougris.

Tout au fond de la baie, la ville s’étend sur une faible profondeur, mais sur une grande largeur. Elle forme un vaste demi-cercle, le long du rivage, au pied des collines qu’elle n’a pas encore eu le temps de gravir. Des monumens importans attirent les regards par leurs clochetons élevés, leurs toits dorés qui scintillent, la masse éclatante de leurs maçonneries blanches. Ce sont les palais du général gouverneur et de l’amiral, l’église russe, des banques, des magasins et des casernes, — des casernes surtout, innombrables, énormes, toutes neuves, disséminées autour de la ville comme des sentinelles de pierre.

Quand on débarque, l’aspect est étrange. Sur le quai de bois, une foule se presse, assemblage de toutes les nations, Chinois, Coréens costumés de blanc comme les pierrots, naturels coiffés de toques de fourrure, moujiks aux vêtemens de cuir ou de velours, voyans et sordides. Des voitures sont là, attelées de deux chevaux dont un seul est dans les brancards et dont l’autre galope à côté. Dedans se prélassent des gens coiffés de casquettes, qui sont des officiers, des ingénieurs, des soldats. Le nombre des hommes en uniforme qu’on rencontre est incroyable. Ce sont des troupes de toutes armes, des fonctionnaires du gouvernement, des officiers brodés d’or avec des bottes et des capotes grises.

Les rues sont larges, mais remplies d’invraisemblables ornières. Les voitures y passent au galop, tombent d’un monticule dans un trou, s’embourbent jusqu’aux essieux, marchent toujours à fond de train. On circule le long de ces cloaques sur des trottoirs en planches. Et on construit, on construit partout, en brique, en bois, en pierre. On sent une activité fébrile, un développement à outrance. Il doit y avoir une lutte engagée, un pari, entre la ville et le transsibérien. Lequel des deux sera terminé le premier, de la cité ou du chemin de fer ? Tout cela est disparate, ne s’unifiera que plus tard. Certains monumens sont de granit ; d’autres, comme la poste, par exemple, sont encore en planches, en grosses poutres mal équarries. Cela tient du campement et de la grande ville ; cela est américain, chinois, japonais, et excessivement russe malgré tout. Il faut se dépêcher, il faut aller vite, il faut être prêt, car il va y avoir beaucoup d’argent à gagner, beaucoup d’affaires à entreprendre, mais aussi beaucoup d’intérêts à défendre, beaucoup de compétitions à repousser. Et on accumule à la hâte tout ce que cela comporte de préparatifs divers : les magasins, les capitaux, les navires et les canons.

C’est sur le quai, au bord même de la mer, que se trouve la gare, le point terminus du fameux transsibérien. De là, on peut à l’heure actuelle, — pendant la belle saison, — se rendre en trois semaines environ à Saint-Pétersbourg, moyennant qu’on supplée à ce qui n’est pas fait de la voie ferrée par une navigation de quelques jours sur le fleuve Amour et le lac Baïkal. Comme terminus, Vladivostok perdra une partie de son importance lorsque sera ouverte la ligne de Mandchourie. Mais il ne faut pas oublier qu’un embranchement déjà presque terminé relie la ligne actuelle à celle du Sud et permet de mettre ainsi en communication constante les trois centres principaux de la Sibérie orientale : Kabarosk, Port-Arthur et Vladivostok. Quoi qu’il arrive, cette dernière ville restera toujours, malgré les glaces qui la gênent une partie de l’année, un des plus beaux ports du monde. D’ailleurs, les incalculables richesses minières des terrains qui l’entourent suffiraient y lui assurer le fécond avenir sur lequel elle semble compter.

Désireux d’avoir un aperçu de l’intérieur du pays, nous prenons un matin nos billets pour Kabarosk, chef-lieu de la Sibérie orientale, situé sur le fleuve Amour, à trente heures de chemin de fer de Vladivostok. Les compartimens sont spacieux et assez confortables. Les places se transforment en couchettes pour la nuit. On circule d’un bout à l’autre du convoi et on traîne avec soi un wagon-restaurant où l’on mange, à la russe, d’assez passables choses. Le paysage est monotone. Le train s’avance avec une sage lenteur parmi des plaines immenses où pousse une herbe rare ; parfois, des rivières, des étangs, des lacs ; presque partout le désert. Puis, tout à coup, on ne sait pourquoi, voici une ville avec des clochers, des magasins, des casernes. Toutes ces cités sont nées du chemin de fer, ont poussé comme des champignons depuis quelques années. Certaines, comme Nikolsk, sont considérables : cinquante mille hommes de troupe et dix mille habitans. Il y a dix ans, c’était le désert, la steppe immense et vide.

Peu à peu, le paysage change, s’améliore. Ce sont des bois maintenant, des bois rabougris de bouleaux et de pins. Et c’est triste, triste mortellement, cette forêt indéfinie et pauvre, ces herbes jaunes dans les jeunes taillis, ces troncs blancs des bouleaux qui tranchent comme de minces colonnes de neige sur le fond noir des sapins. A gauche, tout près, de l’autre côté d’une rivière qui longe la voie, on découvre quelques basses montagnes où des feux s’allument le soir, et qui sont la Chine, la frontière Nord de l’immense Empire dont, il y a deux mois, nous visitions le Sud.

Kabarosk est une ville importante, dont bien des gens en France ignorent sans doute le nom. Beaucoup de troupes toujours ; en tout cinquante mille habitans. C’est la résidence du général gouverneur de la Sibérie orientale. La ville occupe un large espace. Elle est coupée à angles droits par de grandes avenues rectilignes, présentant toujours les mêmes trous, les mêmes fondrières, les mêmes marais de boue, qui sont le caractère distinctif de tout chemin en Sibérie. On circule là-dedans en voiture, au galop. Parfois une secousse vous projette en l’air ; le cocher jaillit de son siège, semble voler au-dessus de ses chevaux. Le tout retombe généralement en place. D’une sorte de falaise à pic très élevée, où se trouvent l’église russe et quelques monumens publics, on domine le fleuve Amour. Et c’est vraiment un beau spectacle que celui de cette immense rivière roulant ses eaux calmes à perte de vue, avec des îles semées dans son lit, et sa nappe étincelante qu’on voit encore dans l’extrême lointain de l’horizon entre des coteaux et des arbres. Des bateaux à vapeur partent journellement pour remonter son cours jusqu’au point où la voie ferrée reprend pour aboutir au lac Baïkal. Nous avons ici le sentiment bizarre d’être très près, presque chez nous. Il suffit de remonter un peu cette eau, de traverser un lac, et bientôt on est à Irkoutsk. Là, dans un bon train, lambin, mais confortable, on prend tranquillement son billet pour Paris. Il semble que nous ayons fini un premier voyage. Et, en nous remettant en route pour Vladivostok et pour Pékin, nous avons la sensation d’un départ, l’idée de nous retrouver de nouveau effroyablement loin.

Ce n’est pas cependant que cela manque de couleur locale, ni que cette Sibérie ressemble à quoi que ce soit de déjà vu. Les voitures, les cochers, les chevaux, les habitans ont des formes spéciales. Les mœurs nous étonnent. Quand on passe près d’une caserne, on entend des chants tristes et beaux, très justes toujours, qui s’élèvent mélancoliques et puissans comme des chants religieux. Dans les églises, des prêtres à longs cheveux, avec des barbes en pointe qui leur font des têtes de Christ, disent d’une belle voix les prières liturgiques et, dans l’assistance, des soldats, des officiers, des généraux, à genoux ensemble sur les dalles, font, la tête inclinée, d’innombrables signes de croix. On sent passer le grand souffle qui fait la force, l’incroyable puissance de ce peuple, son unité, sa gloire, et qui est la commune pensée qui plane, qui s’envole du cœur des moujiks et des princes : « Pour le Tsar et pour Dieu ! » Plus encore que la force égoïste de l’Angleterre avec ses colonies, ses richesses, ses navires, son mépris des autres et son orgueil, cela amène de tristes réflexions sur notre pauvre pays avec ses discordes, son scepticisme, son découragement. Que ne ferions-nous pas encore, si tous ces fermens qui nous perdent se trouvaient noyés dans une pensée commune, sous une volonté unique ? Et quelle tristesse de sentir nos qualités incomparables réduites à l’impuissance par la dispersion !

L’hôtel où nous sommes descendus est une sorte de bouge où logent des Russes, des Chinois, et particulièrement des punaises. On n’y a jamais vu de Français. Un soir, nous avons été obligés de dîner dans l’une de nos chambres, parce que des officiers avaient envahi la salle à manger. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, les chants, les cris, les hourras, ont ébranlé les murs de bois de l’hôtel. Au matin, j’ai rencontré d’énormes tas de vaisselle et de verres cassés que les domestiques balayaient. Ces domestiques eux-mêmes sont bizarres. Ce sont presque tous des condamnés, libérés, il est vrai, mais astreints à un séjour de dix ans en Sibérie. Celui qui fait mon service a, paraît-il, tué six hommes. Il a du reste l’air très doux.

Ce que nous avons vu des autorités russes, civiles ou militaires, s’est montré fort aimable pour nous. Amabilité un peu de commande, peut-être, sauf chez ceux qui ont séjourné à Paris. On sent malgré tout, — peut-on les en blâmer ? — la grande idée qu’ils se font de leur pays et la petite idée qu’ils ont du nôtre. Nos théories sociales et révolutionnaires les étonnent comme une anomalie, les affligent comme un déplorable symptôme. Ils nous jugent incapables d’un effort viril, d’une énergie un peu tenace. Ils croient que les idées de nos socialistes ont envahi l’armée et que nos soldats refuseront de se battre. Ils nous disent, pensant nous faire encore un demi-compliment : « Vous êtes trop civilisés, trop intelligens ! » Au fond, ils nous prennent en pitié comme une race lancée irrémédiablement sur la pente fatale de la décadence. Cela est triste ; mais à qui la faute, sinon à ces « intellectuels » qui ont rempli nos journaux et nos livres de leurs attaques contre l’armée, de leurs calomnies contre les officiers, de leurs sentimens d’indiscipline et de révolte ? Et l’on croit, hélas ! que toute la France pense comme eux.


Soupé, un soir, au cercle militaire, en compagnie du capitaine de S…, aide de camp du gouverneur. Nous nous attablons avec deux officiers, un colonel d’état-major, grand, sec, mince, une petite moustache en croc, le cheveu noir et court, trente-six ans seulement ; l’autre, un gros major plus âgé. Ces messieurs ont bien dîné — il ne saurait y avoir de doute à cet égard. N’importe ; on redemande du Champagne et on boit… beaucoup. Le colonel me serre sur son cœur. Il me parle de temps à autre en français, mais plus souvent en russe, ce qui lui donne moins de peine et n’a d’ailleurs aucune importance. Il tire son sabre, une grande latte tranchante comme un rasoir, et il gesticule avec cela, ce qui est très dangereux. Il me montre comment il coupera la tête aux Allemands quand il chargera avec ses Cosaques. Il demande qu’on lui donne à commander une division de cavalerie française, — parce que nos généraux sont trop vieux. Il veut nous rendre l’Alsace et la Lorraine et me conduire à Berlin ! Il m’explique qu’il est Attila ! Parbleu, je commençais à m’en douter. Il me donne l’impression d’un être courageux, violent, brutal, qui doit être magnifique sous le feu et dans la bataille. On trouve en lui, étrangement mêlés par le Champagne, du sauvage et du prince, du grand seigneur et du pochard : c’est très curieux.

Et je vois d’ici ces « intellectuels » dont je parlais tout à l’heure triompher de ce que les officiers russes boivent trop parfois et sont gris après dîner. Pour ma part, je ne les en loue pas ; ce n’est pas notre genre en France. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Sont-ils faits pour se battre ou pour philosopher ? La guerre se fait-elle avec une plume ou avec un sabre ? Y verse-t-on de l’encre ou du sang ? Tant que les rivalités des peuples n’auront pas disparu de la surface du monde, — et je ne vois pas qu’on en soit encore là, — il faudra des gens qui marchent lourdement sur les routes poudreuses, qui galopent à cheval durant des heures entières, qui couchent sur la dure, qui combattent et qui tuent. Et dans ces genres d’exercices, les hommes brutaux et simples, aux corps solides et à l’esprit net, ont plus d’avantages que les philosophes. Les officiers russes manquent peut-être d’idées générales, mais ils ont des idées saines, et cela vaut mieux.

On pourrait discuter longuement sur ce sujet et pousser plus avant les comparaisons entre la France et la Russie. Il serait curieux d’étudier en détail cette formation d’un pays neuf, cette action lente et sûre d’elle-même de l’expansion slave. Mais cela nous entraînerait trop loin. Quel que soit l’intérêt que présente la Sibérie, nous ne pouvons nous y éterniser. Le temps marche ; il court même et s’envole. Nous devons commencer à songer au retour et reprendre, tout en faisant l’école buissonnière, le chemin de la patrie.


CORÉE

Cinq jours d’une navigation constamment retardée par les brouillards, au milieu d’îles, dans des parages peu connus. Fréquemment nous sommes obligés de stopper en attendant que la brume se lève. On jette la petite ancre et, toutes les cinq minutes, la cloche sonne à toute volée pour avertir les voisins. Mais je crois bien que c’est inutile, que nous sommes vraiment seuls dans ces mers désertes, parmi ces îles arides, ces brouillards froids. Puis on repart, à petite vitesse, en sondant et avec, cette fois, l’accompagnement de la sirène qui pousse de longs hurlemens.

Enfin nous approchons. Le temps s’est mis au beau. Durant quatre ou cinq heures, nous louvoyons entre des îlots montagneux couverts d’une maigre végétation. Voici une grande baie aux eaux calmes, avec, dans le fond, une petite ville qui longe la mer et s’étend en amphithéâtre sur des collines vertes. C’est Chemulpo. La rade est à peu près déserte. Seuls, dans un coin, deux navires de guerre russes semblent être là pour attester les sentimens de plus en plus tendres du grand Empire pour son petit voisin. Quelques barques de pêche, quelques jonques de haute mer, des sampans que manœuvrent à la godille des gens habillés de blanc, complètent la population maritime et clairsemée de la baie.

Chemulpo est une ville exclusivement commerçante. Elle compte environ vingt mille habitans, dont plus de la moitié sont Japonais. Les principaux services, la douane, la visite médicale, etc., sont confiés à des Européens de nationalités diverses C’est un Français qui est chargé, à Séoul, de la direction et de l’organisation des postes. Son personnel est composé d’anciens élèves des missions catholiques où ils ont appris le français.

Les Coréens forment un peuple à part, distinct des Japonais et des Chinois, quoique présentant des rapports avec ces deux races. Ils sont grands et forts ; on les dit courageux et hardis chasseurs, ne craignant pas, avec des armes médiocres, d’attaquer les tigres, qui abondent dans l’intérieur du pays. Ce qu’ils ont de plus caractéristique, — à première vue, — c’est leur costume entièrement blanc qui leur donne l’aspect d’une nation de pierrots. Ils portent de grands pantalons bouffans rentrés dans des chaussettes de laine, une veste courte et, par-dessus, une longue chemise flottante en étoffe transparente et légère. Leur coiffure est très compliquée. Les cheveux, ramenés sur le haut de la tête, forment un petit nœud très serré, juste au sommet du crâne. Des bandelettes l’entourent et le fixent. Au-dessus se place une sorte de fez en crins noirs tissés comme une gaze. Enfin, pour couronner l’édifice, c’est un chapeau noir à bords plats, en crin également, que maintiennent deux brides nouées sous le menton. Cela constitue la seule coiffure que je connaisse qui dépasse en ridicule, en laideur et en incommodité, le « tuyau de poêle, » emblème de la civilisation moderne.

Le voyage de Chemulpo à Séoul se distingue par l’extrême variété des moyens de transport. C’est d’abord un trajet d’une heure et demie, en chemin de fer, dans une plaine riche et verdoyante que limitent de hautes montagnes boisées à la base. Puis on débarque, — la ligne n’allant pas actuellement plus loin, — et on s’installe tant bien que mal dans des chariots que des coolies poussent sur une petite voie Decauville. Cela va très lentement dans les montées, mais comme le diable dans les descentes. Alors, généralement, on déraille. Tout le monde descend et chacun se met au travail pour aider les coolies à replacer le wagon sur la voie. On repart pour dérailler bientôt de nouveau, et ainsi de suite. Au bout d’une petite heure, cette plaisanterie prend fin au bord d’une grande rivière qu’il faut traverser en barque car il n’y a point de pont. Puis, subitement, on trouve un tramway électrique du dernier modèle qui, en quelques minutes, vous amène au cœur même de la capitale.

Séoul est un immense village de cent cinquante mille habitans. Sauf les maisons des consuls, il n’y a guère que des huttes de paille. L’aspect est bien plus africain qu’asiatique. Beaucoup d’animation dans les rues, qui sont larges et bien alignées. Une foule de pierrots s’y promènent, donnant une illusion de mascarade et de mardi gras. Quelques-uns ont d’énormes chapeaux qui leur cachent complètement la figure. Ce sont des gens en deuil, Au temps des persécutions, les missionnaires usèrent souvent de ce stratagème pour passer inaperçus. Comme l’étiquette interdit d’adresser la parole au porteur d’un de ces couvre-chefs, cela leur évitait de répondre à des questions embarrassantes sur leur identité.

Les femmes jeunes ne se montrent guère, à moins qu’on ne pénètre dans leur demeure. Les vieilles mêmes se cachent la figure avec une sorte de cape verte. Il est vrai qu’en échange elles ont des petits caracos très courts qui laissent passer les deux seins. On ne peut que regretter, à ce point de vue, que ce ne soient pas les jeunes qui se promènent et les vieilles qui gardent la maison.

Il n’y a qu’une chose à visiter à Séoul : l’ancien palais de l’Empereur. C’est un vaste espace entouré de murs, où se trouvent des habitations nombreuses et séparées, des jardins et des pièces d’eau. Tout y est fort délabré aujourd’hui. L’herbe pousse entre les dalles, les toitures s’effritent, les vitres de papier sont crevées en maints endroits. On y respire la tristesse et la mort. Ce palais fut, en effet, le théâtre d’un funèbre drame depuis lequel l’Empereur n’a plus voulu l’habiter. Il s’en est fait construire un autre à l’extrémité de la ville. Cela se passa il y a cinq ans. L’Impératrice était, dit-on, une femme charmante et fine, l’esprit ouvert aux idées nouvelles, sachant débrouiller avec adresse l’écheveau compliqué de la politique. Au milieu des factions rivales qui se disputaient le pouvoir, elle dirigeait son mari pour le plus grand bien de la Corée. Cela ne faisait pas l’affaire des Japonais, qui prétendaient à une influence prépondérante. Ne pouvant détruire celle de l’Impératrice, ils résolurent de se débarrasser d’elle. Un complot fut ourdi sous la direction de leur ambassadeur. Par une nuit sombre, une troupe armée envahit le Palais. Elle se heurte à la garde, qui, quoique surprise, résiste énergiquement. Les assaillans allaient être définitivement repoussés quand arrive un détachement des troupes régulières japonaises qui, sous prétexte de rétablir l’ordre, prête la main aux émeutiers. Dès lors, tout est fini. Pendant qu’on achève de massacrer la garde, des assassins pénètrent jusqu’à la reine. Elle tombe percée de coups. On l’entraîne expirante dans les jardins. Son corps, enduit de pétrole, est jeté enflammé sur un tas de décombres où il se consume, sans que le feu, en supprimant la trace palpable du crime, ait effacé la honte d’un semblable guet-apens.

Sous la pression des puissances européennes, le gouvernement japonais dut rappeler son ambassadeur et le traduire devant les tribunaux. Mais cela n’a été qu’une simagrée, une satisfaction vaine. Aujourd’hui, après cinq ans, le jugement n’est pas encore rendu. Le Japon tout entier s’est rendu solidaire du crime commis à son profit. Au moins, par une ironie du sort et ce qu’un homme célèbre a appelé la justice immanente des choses, la chancellerie de Tokio n’a-t-elle retiré aucun avantage de l’attentat qu’elle avait encouragé et préparé. L’Empereur, fuyant son palais ensanglanté, alla chercher refuge à la légation de Russie dont l’influence est devenue prépondérante. Quelles que soient les prétentions du Japon, quelles que soient les concessions momentanées que pourra lui faire le Tsar pour les besoins de sa politique, on peut être assuré que la Corée est destinée à être incorporée tôt ou tard à l’immense empire moscovite. Et, le jour où leur drapeau flottera définitivement sur le palais de Séoul, j’espère que les Russes couvriront de marbre et de fleurs, entretiendront avec un soin pieux, le petit monument élevé sous les vieux arbres à la mémoire d’une femme et dont le sang, versé par d’autres, fut si fécond pour eux.


TIEN-TSIN

27 mai[2]. — Au point du jour, nous jetons l’ancre. Le capitaine affirme que nous sommes à Takou. C’est bien possible, mais on ne voit rien, rien que le ciel très clair où le soleil se lève et l’étendue bleue de la mer. Ce port de Takou n’est ni un port ni une rade. Les navires d’un certain tonnage sont obligés de mouiller au large et seuls les bateaux d’un faible tirant d’eau peuvent, à marée haute, franchir les barres et pénétrer dans la rivière. On décide, le temps étant beau, de débarquer avec le launch qui remorque une chaloupe où sont entassés nos bagages. Nous nous dirigeons tant bien que mal, à la boussole, et après nous être ensablés plusieurs fois, avoir été forcés de transborder, de percher, de tirer, de ramer, nous finissons par arriver à midi à Takou.

Ce premier accueil du Pe-tchi-li n’est pas aimable et nous emportons un mauvais souvenir de ces quatre heures de navigation pénible, sous un soleil de plomb. Le train que nous prenons n’arrive à Pékin qu’après la fermeture des portes. Pour ne pas coucher en rase campagne, sous les murs de la ville, nous sommes donc obligés de nous arrêter à Tien-Tsin.

Les concessions européennes y constituent une jolie ville de province, aux rues plantées d’arbres, larges et bien tenues. La colonie étrangère centralise toutes les transactions commerciales de la Chine du Nord et particulièrement le marché des thés. La ville chinoise, plus importante que Pékin au point de vue de la population, — elle compte plus d’un million d’habitans, — est entourée de murailles et sale comme toujours.

Mais voilà que nous apprenons, en débarquant, des nouvelles désagréables. Une société secrète, connue sous le nom de « Boxeurs, » s’agite énormément. Des troubles ont éclaté en divers points ; des chrétiens ont été massacrés, des villages incendiés. On annonce un mouvement général pour demain, 28 mai, premier jour de la nouvelle lune. L’amiral C… arrive de Pékin avec quinze de ses officiers. Il rejoint son bord pour attendre des ordres. Nous ne partirons que demain à midi.

28 mai. — Mauvaises nouvelles, au réveil. Les insurgés ont marché, cette nuit. Ils se sont emparés d’une partie du chemin de fer du Sud. Ils ont comme toujours incendié et massacré. Ils paraissent se diriger sur Pékin. Cependant la route est encore libre et nous décidons de tenter fortune.

Midi : nous sommes installés dans le train. Tout à coup, un monsieur s’avance, c’est le colonel V…, attaché militaire russe. Il demande à parler à l’un de nous. Je le suis sur le quai : « Monsieur, me dit-il, je dois vous avertir, pour vos compagnons et surtout vos compagnes, qu’il est probable que le train ne passera pas. Les rebelles ne sont plus qu’à deux heures de la station de Fun-Taï. Ils en seront maîtres avant votre arrivée. La compagnie décline toute responsabilité et demande aux voyageurs qui veulent, à toute force, continuer leur route de signer une déclaration qui la dégage complètement. » Long conseil de guerre assez orageux. Les femmes voudraient risquer l’aventure. Les hommes pensent généralement que ce serait de la folie. Finalement on débarque, et le train part à peu près vide.

G.-S… et moi restons en permanence à la gare avec plusieurs attachés militaires étrangers. Tout le monde est assez nerveux. Une foule grouillante et déguenillée, sortie on ne sait d’où, a envahi les quais. Des soldats sikhs, qui font la police sur la concession anglaise, la refoulent à grands coups de rotins. Tous ces gens sont aux aguets pour tenter un mauvais coup. Des soldats chinois, sales et dépenaillés, sont assis par groupes, leur fusil entre les jambes. Ils nous regardent en ricanant.

Les nouvelles peu à peu s’accentuent. Un pont, près de la jonction des deux lignes, est en flammes. Un train spécial arrive à une heure, amenant des employés du chemin de fer, des ingénieurs, des Chinois, des femmes et des enfans. Tout ce monde débarque avec des meubles, des matelas, les objets les plus précieux. C’est une débandade. On se presse autour des arrivans. Ils n’ont rien vu. Ils savent seulement que les Boxeurs approchent.

A une heure et demie, une dépêche. Le train que nous devions prendre est arrêté. Il est parvenu à une station où il n’y avait plus d’employés. Au-delà, le télégraphe est coupé.

Deux heures : un convoi arrive, composé seulement d’un wagon et de plusieurs trucs à marchandises remplis de monde. Il apporte des nouvelles plus précises. Le train de Pékin n’est pas parti. Eux, attendaient à Foun-Taï. Quand ils ont vu les rebelles entrer dans la ville, ils se sont sauvés à toute vapeur avec les gens qui étaient sur le quai. Une jeune femme anglaise descend avec trois petits enfans. Elle ne sait ce qu’est devenu son mari, ingénieur de la ligne, parti le matin pour inspecter la voie. On est très inquiet de toute une colonie de Français et de Belges établie dans la ville de Chau-Sing-Tien dont on a vu flamber la gare. On est sans nouvelles d’eux. On espère qu’ils se sont réfugiés à la légation de Pékin.

Nous rentrons à l’hôtel de Tien-Tsin. Les communications avec la capitale sont coupées. Des corps de volontaires sont organisés dans les différentes concessions. Toute la nuit, des patrouilles parcourent la ville. Si on sonne le tocsin, tout le monde doit se réunir dans les consulats.

29 mai. — Cela va de plus en plus mal. Toute la ligne du Sud est aux mains des rebelles. La station de Foun-Taï, jonction de cette ligne avec celle de Pékin, a été prise hier. Gare, magasins, ateliers, wagons, tout est incendié. Un télégramme de M. Pichon, venu par le Nord, a annoncé que les Européens de Chau-Sing-Tien n’ont pas rallié la légation de France. Ils sont donc toujours en plein pays insurgé, enfermés chez eux sans doute, et assiégés par les Boxeurs. Pourront-ils tenir longtemps ? On craint qu’ils ne manquent de vivres et de munitions. On craint, d’autre part, qu’ils ne puissent sortir en faisant une trouée, encombrés qu’ils sont de femmes et d’enfans. Nous apprenons au consulat de France, où nous déjeunons, qu’une dizaine de commerçans de Tien-Tsin, Français, Belges et Allemands, vont tenter de les délivrer. Ils partent à trois heures. Aussitôt G… et moi demandons à nous joindre à eux. Vite nous courons nous changer. Nous emportons chacun, pour tout bagage, un fusil, un revolver et des cartouches. A l’heure dite, nous sommes dans le train qui nous conduira… où il pourra…

Le consul, qui est à la gare, nous fait faire la connaissance de nos compagnons d’armes et, en ma qualité d’officier, m’investit du commandement. Mais voici du nouveau. Le vice-roi, — sa connivence avec les Boxeurs a été plus tard clairement démontrée, — refuse de nous laisser partir. Il prétend que nous sommes des soldats français débarqués sans l’autorisation de l’Empereur. De notre côté, nous refusons de laisser partir le train, et, comme on a tenté de décrocher notre wagon, nous prévenons le mécanicien que nous tirerons sur lui si la locomotive s’ébranle sans nous. Pendant deux heures, le consul tempête au téléphone. Enfin on nous laisse libres, à la condition de signer un papier dégageant le vice-roi de toute responsabilité sur ce qui pourra nous advenir. Peu nous importe ; en route.

A sept heures et demie, nous arrivons dans la gare incendiée de Foun-Taï. Les rebelles l’ont quittée et elle est maintenant occupée par les troupes impériales. Cela vaut-il mieux ? Tous les bâtimens sont brûlés ; quelques-uns fument encore ; des wagons sont renversés aux abords de la voie ; les locomotives sont dépouillées de toutes leurs pièces de cuivre. Comme il n’y a plus un endroit où nous puissions nous abriter, je décide d’aller coucher à la station de Ma-Djia-Pu pour revenir demain matin et suivre la ligne du Sud, sur laquelle se trouve Chau-Sing-Tien. Le train, où nous sommes seuls maintenant, se remet en marche dans la nuit, à toute petite vitesse, de crainte que la voie ne soit coupée. Enfin, à neuf heures, nous arrivons. Le mécanicien, moyennant un pourboire, promet de revenir nous chercher demain à quatre heures du matin. Nous nous installons dans une salle de la gare et dînons tant bien que mal avec les provisions que nous avons apportées. Toute la nuit, à tour de rôle et deux par deux, nous montons la garde. Chacun couche par terre auprès de son fusil.

30 mai. — 4 heures du matin, départ. — Une demi-heure après, nous arrivons à Foun-Taï. Aussitôt débarquée, notre troupe s’engage sur la ligne du Sud, en traversant les grand’gardes chinoises campées dans les ruines. Les sentinelles nous laissent passer sans mot dire, sans même paraître nous remarquer : nous voici dans la campagne.

Jusqu’au premier pont, la voie est à peu près intacte. Mais ce pont est incendié. Les traverses brûlent encore et les rails sont tordus ou arrachés. A partir de là, les dégâts sont plus considérables. A chaque instant, il faut enjamber des traverses brisées qui fument. Il n’y a plus trace de la ligne télégraphique !

Nous arrivons à la station de Lou-Kou-Tchao, en passant sur les poutres de fer d’un pont détruit. La gare est incendiée, les aiguilles rompues. Des billets de chemin de fer, des bandes de papier télégraphique et une foule d’autres objets parsèment la voie. Toujours personne dans l’immense plaine dénudée. Seulement de longues files de chameaux qui, paisibles, marchent sur Pékin. Et c’est un spectacle étrange que celui de cette ruine des travaux de notre civilisation à côté de ces caravanes, les mêmes aujourd’hui qu’il y a mille ans, suivant silencieuses et indifférentes la piste tracée depuis des siècles.

Tout près, il y a la ville, entourée de murailles féodales très vieilles et très hautes, avec des créneaux et des tours. On voit des poternes monumentales, toutes noires, sous lesquelles grouille une foule, d’apparence hostile, mais qui ne fait aucun mouvement contre nous[3]. Nous passons sans insister et arrivons au bord du Hoang-Ho. On aperçoit, sur notre gauche, à la sortie même de Lou-Kou-Tchao, un très vieux pont de pierre qui a été décrit par Marco Polo. Désireux d’éviter la ville, je m’engage sur le pont du chemin de fer. Mais il faut marcher sur des traverses placées à cinquante centimètres les unes des autres et entre lesquelles on voit, à une grande profondeur, l’eau du fleuve. Un des volontaires est pris de vertige et ne peut continuer. Comme il y a huit cents mètres à parcourir ainsi, nous ne pouvons songer à le porter. Force nous est de rebrousser chemin et de nous diriger vers l’autre pont. C’est là un point délicat de notre voyage. Il faut passer sous les murs de la ville et traverser un petit faubourg. Si on nous attaquait à ce moment, nous serions dans une mauvaise position. Je recommande à mon monde de marcher en ordre, au pas, l’arme sur l’épaule droite. Nous passons raides comme une section qui va prendre la garde. Cela paraît impressionner la foule ; elle s’écarte ; pas un cri ne s’élève : nous voici maîtres du pont.

Sur ces entrefaites, nous rencontrons un Chinois qui nous assure que les Européens sont partis hier au soir et se sont réfugiés à Pékin. Cet homme semble sincère ; mais on ne peut se fier à un pareil renseignement. Il faut nous assurer de la chose par nous-mêmes et aller jusqu’au bout de notre mission.

De l’autre côté du fleuve s’étend une grande plaine sablonneuse et aride. Sur les collines qui l’entourent, nous voyons pour la première fois paraître et disparaître des détachemens de quelques centaines d’hommes armés de lances avec des drapeaux rouges. C’est l’ennemi ; ce sont les Boxeurs. Manifestement ils nous surveillent, mais ils ne se portent pas au-devant de nous. Notre petite troupe de treize hommes continue à s’avancer en bon ordre, se dirigeant vers une fumée épaisse qui s’élève à l’horizon. Nous reprenons la voie ferrée et brusquement, à un tournant, nous surgissons à cent cinquante mètres environ de la gare de Chau-Sing-Tien. Elle fume encore et un millier peut-être d’affreux Chinois sont en train de tout démolir et de tout piller. Quelle panique à notre vue ! Tous ces héros se sauvent à toutes jambes à travers champs. C’est un spectacle comique. J’ai beaucoup de peine à empêcher certains de mes compagnons de leur envoyer quelques balles. Je reconnais que c’est tentant. Mais je trouve que nous ne devons tirer que si on nous attaque, ou si on tente de nous barrer la route, car il faut passer à tout prix. En dehors de cela, nous sommes venus pour délivrer des femmes et des enfans, et non pour faire la police de la Chine.

Maîtres de la gare, nous ne nous y attardons pas. Nous marchons sur les maisons européennes et les ateliers qui sont dans un fond caché par un monticule. Quand nous paraissons, la débâcle est encore plus drôle. Ils étaient là deux ou trois mille en train de piller au milieu des flammes. Cette jolie troupe d’incendiaires et de voleurs se sauve dans toutes les directions avec une vitesse inouïe. Tout brûle, tout flambe ; des poutres tombent et des toits s’écroulent. Un coffre-fort éventré gît à terre au milieu de billets de chemin de fer et de vaisselle cassée. Seule une maison en construction a été respectée. Un écriteau chinois y est attaché : « Ne brûlez pas ceci qui appartient encore au charpentier. » Trois ou quatre mauvais gars sont montés sur les échafaudages et font semblant de travailler activement à bâtir, comme si les ruines qui les entourent ne les atteignaient pas.

Quelques Célestes qui ont la conscience plus tranquille, — ou sont simplement plus malins, — viennent à notre rencontre. Ils nous confirment le départ des assiégés, la veille au soir, avec une troupe venue de Pékin. C’est heureux pour eux, mais un peu ridicule pour nous. Comme les carabiniers d’Offenbach, nous sommes arrivés trop tard. Nous parcourons consciencieusement les ruines, examinons les incendies. Nous n’y pouvons rien, n’étant pas chargés de la répression. Nous repartons. Que messieurs les Boxeurs continuent leur œuvre. C’est la Chine qui paiera.

Le retour s’effectue sans encombre. A hauteur de Lou-Kou-Tchao, nous rencontrons l’armée impériale, qui s’est enfin mise en mouvement. Des troupes, encore des troupes ; un interminable défilé de cavaliers, de lanciers, de fantassins, marchant sans ordre dans la plaine ; des bannières, des drapeaux, des musiques bizarres, des tamtams ; un décor d’Opéra, une féerie du Châtelet ! Nous les contemplons quelque temps d’une petite pagode, aux abords de la voie. Mais nous ne tenons pas à faire avec eux plus ample connaissance, et nous battons en retraite sur Foun-Taï. Les gens de Tien-Tsin rentrent chez eux, tandis que G… et moi nous allons à Pékin en empruntant, — sans son autorisation, — le train spécial d’un haut mandarin venu pour examiner les dégâts.

Nous rendons compte au ministre de France de notre expédition, dont il était assez inquiet, et on nous présente tous ceux que nous n’avons pas sauvés. On nous fait fête ; on nous félicite ; on exagère un peu les dangers que nous avons courus. Nous serrons beaucoup de mains et embrassons beaucoup d’enfans. En échange, nous n’avons qu’une armoire pour nous coucher et rien pour nous laver ou nous changer. La situation de « héros » a ses revers ! Au fond, nous sommes ravis de notre excursion, qui nous a montré la Chine sous un jour très spécial et malheureusement très vrai.

La situation à Pékin est plus que tendue. Durant l’interminable trajet de la gare à la Légation, on ne recueille que des injures et des gestes de menace, quand ce ne sont pas des ordures pu des pierres. — Symptôme grave, les plus excités semblent être les soldats réguliers. Et ceux-là sont bien armés. On ne circule, — précaution bien illusoire en cas d’attaque, — qu’avec sa carabine ou son revolver. Mais aussi quelle couleur dans cette vieille ville, au milieu de ces hautes murailles, dans ces cloaques et dans cette foule ! Parfois, au coin encombré d’une rue, ou sous ces portes monumentales et sombres qui ont l’horreur tragique d’un autre âge, on se sent tellement serré, tellement étreint par la population grouillante et haineuse, qu’on se demande si on en sortira jamais, si on ne va pas être entraîné par ce flot impur dans quelque lieu terrible, dans quelque impasse secrète dont on ne reviendra pas. Mais c’est ainsi peut-être qu’il faut voir les Chinois pour comprendre ce qu’ils sont encore aujourd’hui, un peuple barbare, ayant conservé tous les instincts primitifs, toutes les superstitions, toutes les cruautés d’autrefois, un peuple immobile et figé dans une demi-civilisation vingt fois centenaire qu’aucune lueur du dehors n’est venue éclairer.

Quinze vaisseaux des escadres internationales sont arrivés aujourd’hui en rade de Takou. Ils doivent envoyer des détachemens de marins ; le gouvernement chinois s’y oppose. Tout cela est grave. Ce soir, à 6 heures, les ministres des différentes nations se sont rendus au Tsung-li-Yamen. L’ambassadeur d’Angleterre, parlant au nom de tous, a terminé par ces mots : « Vous avez jusqu’à demain midi pour laisser débarquer les troupes. Sinon, la Chine aura cessé d’exister. Réfléchissez. »

31 mai. Matin. — On apprend que les détachemens russe et français ont été contraints hier de se rembarquer. L’exaspération est à son comble. Les ministres de France et de Russie ont envoyé aux amiraux la dépêche suivante qu’ils ont communiquée au Tsung-li-Yamen : « Débarquez de gré ou de force. » Les détachemens anglais et américain sont arrivés à Tien-Tsin, par voie fluviale, en se cachant dans des bateaux. Est-ce la guerre ?

Midi. — Tout est fini. La Chine cède une fois de plus. Les marins sont débarqués. Français, Russes, Anglais, Américains, Japonais, Italiens, seront ici à sept heures du soir. Les B… et le reste de notre bande arrivent à trois heures. Enfin, nous allons pouvoir changer de chemise et nous laver !

Sept heures et demie. — Un certain nombre d’Européens sont allés à cheval au-devant des troupes. Enfin le clairon sonne. Soixante-quinze marins défilent gaiement devant l’hôtel et se rendent à la Légation. Demain, ils se fractionneront pour aller occuper le Petang et l’hôpital catholique. Ce soir la rue des Légations est en fête. On rencontre les uniformes de toutes les nations. Que les fils du Ciel essayent donc de bouger ! Nous avons le sentiment d’être maîtres de la Chine et de tenir entre nos mains, avec nos cinq cents soldats, le gouvernement et la capitale.

1er juin. — L’effervescence ne paraît pas aussi complètement calmée qu’on s’y attendait. Toujours, devant l’hôtel de M. Chamot, stationne une foule houleuse aux intentions mal définies. De temps à autre, pour la faire circuler, on l’arrose avec la pompe à incendie. Cela donne lieu à un sauve-qui-peut assez réjouissant. Nous entreprenons cependant de visiter un peu Pékin dont nous ne connaissons guère que le chemin qui mène à la gare. Armés de revolvers, nous frétons des pousse-pousses et partons pour l’Observatoire situé sur la muraille de la seconde enceinte. On traverse, pour s’y rendre, une partie de la cité tartare à qui ses ruelles calmes et presque désertes donnent une physionomie si différente de celle de la cité chinoise. Du haut des murs, la vue s’étendrait sur toute la ville, si une poussière opaque qui flotte comme un brouillard n’en dissimulait la majeure partie. Ce qu’on en voit est entremêlé de terrains vagues, d’arbres rabougris, de canaux, de champs cultivés. Cela donne l’impression d’un immense camp retranché plus que d’une capitale. Je ne dirai rien des magnifiques instrumens de bronze construits par les Jésuites au XVIIe siècle, ni des quelques monumens que nous avons visités. Pékin a été maintes fois décrit, mieux que je ne le pourrais faire, par des gens qui l’ont visité plus à loisir et dans des conditions plus calmes.

Comme on ne peut, vu les circonstances actuelles, songer à se rendre au tombeau des Min et à la grande muraille, que presque tous les temples sont fermés, et que le séjour n’est pas enchanteur à l’hôtel, où la plupart d’entre nous n’ont pas même de chambre, nous décidons de repartir, dès aujourd’hui, si nous le pouvons. Mais au moment où nous allions nous mettre en route, on vient de la Légation, nous dire d’ajourner notre voyage. Des Allemands ont encore reçu des pierres ce matin sur le trajet de la gare et ont été forcés de rétrograder. Des soldats de l’armée régulière, sous prétexte de réquisitions, se sont jetés sur les voitures à bagages, qu’ils ont renversées sur la route. D’ailleurs, les voituriers que nous avons retenus refusent de marcher. Nous passerons donc encore cette nuit à Pékin.

2 juin. — Partis de bonne heure de l’hôtel, nous arrivons sans encombre à la gare. Beaucoup de monde dans le train : le consul de Tien-Tsin, le colonel attaché militaire russe, des officiers américains, etc. Les nouvelles du jour sont mauvaises. Une bande de trente-six Français, hommes, femmes et enfans, qui se trouvaient, au début des affaires, à Pao-Ting-Fou, sont partis depuis cinq jours pour regagner Tien-Tsin, en bateau, par la rivière. On n’avait pas de renseignemens sur leur voyage. Ceux qu’on apprend aujourd’hui sont affreux. Leurs jonques, attaquées par les Boxeurs, ont été coulées. Ils ont du se frayer un chemin à coups de fusil. Depuis lors, ils marchent jour et nuit, sans vivres, peut-être sans munitions, combattant sans cesse. Ils sont arrivés à trente kilomètres de Tien-Tsin, mais ils ne sont plus que dix ! Cent volontaires sont partis ce matin pour tâcher de les ramener.

Je voudrais m’arrêter à Tien-Tsin, voir comment tournent les événemens, repartir, s’il y a lieu, faire le coup de feu. Cela me tente comme un sport éminemment excitant. Malheureusement mes compagnons de voyage ne veulent ni me laisser ni m’attendre. Je finis par leur céder, ne croyant leur sacrifier qu’une fantaisie d’un moment. J’étais loin de prévoir, — et nul ne prévoyait alors, — ce qu’il allait advenir et qu’on tirerait, Un mois après, dans ces plaines, assez de coups de fusil et de coups de canon pour me laisser à jamais un inconsolable regret.


SHANGHAI

11 juin. — Shanghaï est la ville chinoise qui renferme les plus importantes concessions européennes. C’est, de toutes les cités de l’Extrême-Orient, la plus brillante au point de vue mondain, la plus gaie, celle où les « déracinés » des diverses nations peuvent mener la vie la plus agréable, la plus conforme à leurs goûts.

Les environs sont laids et plats, mais propices à l’exercice du cheval et au fox hunting. Il y a un grand cercle parfaitement aménagé et un Country-Club élégant où, sur des pelouses vertes, on joue au lawn-tennis devant une assemblée de femmes habillées la plupart chez Worth ou chez Doucet. Cela jette une note inattendue dans cette vieille Chine où se commettent des crimes sauvages et où fermentent, à l’heure actuelle, des passions barbares et préhistoriques.

Dans un autre ordre d’idées, l’observatoire de Si-Ka-Wé, que les jésuites ont fondé non loin de Shanghaï, est un établissement scientifique du plus haut intérêt. Une partie des Pères s’y adonnent aux observations météorologiques et particulièrement à la prévision des typhons, si indispensable aux navigateurs. Mais d’autres se sont consacrés à des études diverses, avec l’intelligence et l’esprit de suite si fréquens dans leur ordre. La connaissance de la langue, de la littérature et de l’histoire chinoises y fait chaque jour de nouveaux progrès. On s’y occupe de zoologie, de minéralogie, de botanique ; on y réunit les matériaux de collections importantes. Enfin, j’ai vu un travail sur l’hydrographie du Yang-Tsé, exécuté depuis peu, au prix de mille difficultés, et qui est destiné à rendre les plus grands services au commerce européen, à mesure qu’il pénétrera davantage dans l’intérieur de la Chine. J’ai tenu à dire ces choses à une heure où la mode est de déblatérer contre les missionnaires et où des gens qui n’ont jamais rien fait pour leur pays, jamais risqué un son de leur poche ou un cheveu de leur tête, déversent l’injure sur des hommes qui ont accompli et accomplissent chaque jour tant d’œuvres profitables à la cause de la France et de la civilisation.

Au reste, notre vie à Shanghaï fut semblable à celle des peuples heureux, qui, — comme chacun sait, — n’ont point d’histoire. Elle consista en dîners, en promenades à cheval, en garden-parties. Narrée, elle ressemblerait à un entrefilet détaché des « Mondanités » du Figaro.


TONKIN

18 juin. — Hier, au petit jour, nous avons franchi le détroit d’Haïnan. C’est un passage curieux et parfois difficile où la mer, entraînée par un fort courant, brise sur des hauts-fonds, se heurte avec violence contre la grosse houle du large. C’est étrange comme aspect : l’eau est blanche d’écume. On a, un moment, l’impression de naviguer sur un rapide.

De l’autre côté des passes, dans le golfe du Tonkin, les flots sont unis et paisibles. Et nous en éprouvons une sensation agréable, presque oubliée depuis le Japon.

Ce matin, au lever du soleil, nous arrivons en vue de la baie d’Along. Après avoir croisé quelque temps à la recherche d’un pilote introuvable, nous nous décidons à pénétrer par nos propres moyens dans le dédale des roches qui parsèment la baie. Tandis que nous avançons à petite vapeur, un paysage grandiose se développe devant nous. A perte de vue, la mer est jonchée de rocs énormes qui semblent jetés au hasard, en masses pressées ou en essaims plus clairs. Leurs flancs noirâtres, que couronne une maigre verdure, s’enfoncent perpendiculairement dans les flots, laissant entre eux des chenaux étroits où leur grande ombre vient se refléter. L’Océan, à travers les siècles, a attaqué ces géans. Il a rongé leur base, il a creusé leurs assises, il s’y est taillé, à la longue, des anfractuosités profondes, des grottes mystérieuses et sombres où pendent des stalactites. Ici, la mer a complètement troué la montagne, à travers laquelle on regarde comme dans un télescope. Là, c’est un cirque, une cuvette intérieure où l’on pénètre en canot par un étroit passage souterrain. Le flux se fait-il sentir, l’entrée se bouche, disparaît. Vous êtes enfermé jusqu’à la marée suivante dans un petit lac solitaire qu’entourent des murailles à pic sur lesquelles est posé, comme un couvercle, un coin bleu du ciel.

Toute cette baie dégage une poésie grandiose et sinistre. Les roches, semées dans le lointain, semblent une forêt d’arbres géans dépouillés de leurs feuilles. Parfois, elles affectent des formes de monstres, de statues, de ruines, ou de vieilles cathédrales gothiques. On dirait des constructions fabuleuses, jadis élevées par les Titans. Le feu du ciel les a frappées ; l’Océan a sapé leurs fondemens ; mais ni la mer ni la foudre ne sont parvenues à détruire l’œuvre colossale que, dans un moment de folie, la nature a créée.

Cette baie fut longtemps un nid redoutable de pirates. L’histoire des débuts de notre occupation du Tonkin est pleine des luttes qu’il fallut soutenir pour purger cette partie de la côte des bandits qui s’y réfugiaient. Cela donna lieu, parfois, à des combats meurtriers. En errant, en canot, dans les étroites passes, nous trouvons, dans un site sauvage, au pied d’un roc abrupt, une petite plage de sable où la mer vient lentement mourir. Dans les éboulis des roches pousse un peu de verdure, et un palmier, venu on ne sait d’où, s’incline gracieusement sur les flots. Là s’élève une grande croix de pierre, toute blanche sur le sombre décor. En approchant davantage, on en découvre beaucoup d’autres, petites croix de bois plantées en désordre dans l’herbe et dans la mousse. Elles marquent les restes de marins français tués en baie d’Along, il y a quinze ans. Ce cimetière rustique et sublime est convenablement entretenu. L’escadre y vient tous les hivers. Les tombes sont en bon état, et une couronne de fleurs fanées pend encore, souvenir pieux, à un bras de la grande croix. Pauvres marins inconnus, pauvres petits matelots de France, morts sur cette terre sauvage, loin de tout, loin des leurs, au bout du monde, ils dorment leur dernier sommeil dans un site admirable dont aucun monument funéraire n’égalera jamais la splendeur. Et il semble que leur âme naïve doit goûter quelque chose de ce grand calme, de cette paix souveraine, que vient seul troubler, de loin en loin, l’écho atténué des tempêtes ou le cri d’un oiseau des mers.


Haïphong, le grand port du Tonkin, n’est qu’à quelques heures de la baie d’Along. Actuellement, les navires d’un fort tonnage ne peuvent y arriver qu’à certaines marées. Mais on a commencé des travaux importans qui permettront, d’ici peu, aux plus grands vaisseaux de pénétrer en tout temps dans la rivière. La ville, élevée en douze ans sur l’emplacement de marais et de fondrières qu’il a fallu combler, a un grand cachet d’élégance et de propreté. Les rues, sillonnées de fils téléphoniques, éclairées à l’électricité, sont larges et aérées. Les maisons sont construites au milieu de jardins qu’entourent des haies d’hibiscus aux larges fleurs rouges. Les fleurs d’Europe y poussent également. Des jasmins pendent aux fenêtres et des corbeilles de roses parsèment les gazons verts.

Les habitans n’ont point l’aspect maladif, le teint jaune et l’air déprimé que donne le ciel de Cochinchine. L’hiver, assez froid pour obliger à faire du feu, suffit à rétablir le foie, l’estomac et les nerfs. Et, si les chaleurs de l’été sont pénibles, l’automne est délicieux. Je suis, du reste, heureux de profiter de l’occasion pour contribuer à détruire une légende accréditée en France, sur le climat de l’Indo-Chine. Comme, chez nous, la politique se mêle à tout, on en est resté, sur ce pays, aux racontars des journaux hostiles au cabinet Ferry, lors de la conquête du Tonkin. Toutes les absurdités qui ont été, à ce moment, débitées dans la presse sont demeurées des articles de foi. L’lndo-Chine est une contrée pestilentielle, fiévreuse, mortelle ; c’est entendu ! Mais qu’est-ce que l’Indo-Chine ? On ne s’en doute pas. Les gens très documentés savent vaguement que cela comprend le Tonkin et la Cochinchine. Quelques-uns soupçonnent l’existence de l’Annam et du Cambodge. Personne ne connaît le Laos. Toutes ces provinces, naturellement, on les dote du même climat, et on les croit très voisines, à peu près comme les départemens de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne. Si vous devez passer par Saigon, personne n’hésitera à vous donner une commission pour Hanoï. Or, il faut presque autant de temps pour se rendre de l’une à l’autre de ces villes que pour aller de Bordeaux à Dakar. Pense-t-on cependant que les climats de la Gironde et du Sénégal soient identiques ? En réalité, les conditions d’existence sont absolument différentes en Cochinchine et au Tonkin. J’ai vu à Hanoï et à Haïphong des gens qui, après dix ans consécutifs de séjour, se portaient à merveille. En Annam, la chaleur est plus fatigante, mais presque toute la côte est saine. Les seuls endroits vraiment fiévreux sont les forêts de l’intérieur. Qu’on cesse donc en France de répandre des légendes grotesques sur nos colonies. Qu’on apprenne à les connaître, et on s’apercevra qu’y aller ou s’y établir ne correspond point à un arrêt de mort.

On se rend de Haïphong à Hanoï par le fleuve Rouge, dans les bateaux propres et assez bien aménagés des Messageries Fluviales. Le pays qu’on traverse est fort plat, très cultivé et très vert, uniformément couvert de rizières et semé de bouquets d’aréquiers où des villages sont cachés.

Je n’ai pas l’intention de tenter ici une étude économique du Tonkin, ni de faire ressortir l’avenir, très grand selon moi, de cette province. Qu’il me suffise de dire qu’Hanoï est une cité florissante, aux rues larges et droites, éclairées, comme de juste, à la lumière électrique. On a ménagé, au centre du quartier européen, remplacement d’un petit lac, entouré d’arbres, qui rappelle un peu celui de Kandy.

Si l’on songe que cette ville, avec son élégance et son confort, est sortie de terre en quelques années, sans aide de la métropole, on reconnaîtra peut-être combien est exagérée la prétendue incapacité des Français en matière de colonisation. Que ne ferions-nous pas, au contraire, si un plus grand nombre d’hommes énergiques et honnêtes allaient là-bas tenter fortune, si les capitaux s’y portaient plus volontiers, au lieu d’affluer dans les mines d’or africaines et autres entreprises étrangères qui, pour être cosmopolites, n’en sont pas plus sûres ? Hélas ! il faudra longtemps pour faire comprendre cela à nos compatriotes. L’opinion publique est un courant qu’on peut remonter soi-même, mais dont il est difficile de changer la direction. Celui-là est particulièrement fort, car il dérive d’une foule de sources diverses : l’habitude, la nonchalance, l’ignorance, la pusillanimité, et aussi l’influence des épouses ou des mères. Et il y a, plus néfaste encore que tout cela, l’état de lutte politique permanente dans lequel notre pays vit depuis trente ans et grâce auquel la presse a, pour les exigences de sa polémique, tout travesti, tout dénaturé, tout falsifié. La plupart des Français ne puisent-ils pas leurs opinions dans les journaux, dont cependant les jugemens sont toujours partiaux, aussi bien quand ils approuvent que lorsqu’ils dénigrent ? Il existe, me direz-vous, des ouvrages spéciaux, des statistiques, des documens. C’est vrai ; mais on ne les lit point. Alors, à quoi servent-ils ? Résignons-nous donc attendre une époque plus heureuse, une génération plus entreprenante, des institutions plus stables, et tâchons de conserver pour nos descendans un empire colonial qui fait grande envie à d’autres, si, chez nous, on y attache peu de prix.


Quelques escales encore, le long de la côte : à Tourane, d’où, par le col des Nuages, on se rend à Hué ; à Quin-Nhone ; dans la baie de Kam-Rang, vaste lagune désolée, presque déserte, bordée de marécages et de coteaux que tapisse une végétation rabougrie.

Tous ces lieux, je les connais pour y avoir séjourné. Je les revois avec plaisir. Toutefois, malgré moi, quand je suis sur ces rives, mon esprit vole vers l’intérieur. Au fond, c’est là que je voudrais retourner. Je voudrais parcourir encore ces montagnes escarpées, couvertes de forêts impénétrables, traverser des cours d’eau inconnus, revivre au milieu des peuplades sauvages cette vie incertaine de l’explorateur où le lendemain se présente toujours comme une énigme, éprouver de nouveau cette sensation de responsabilité et de liberté que regrettent sans cesse ceux qui l’ont une fois connue. Mais chaque chose a son temps. Avec le rêve de revenir quelque jour, ici ou ailleurs, mener cette existence que j’aime, je dis adieu aux côtes annamites.

Après avoir, par un temps superbe, doublé le cap Padaran et le cap Saint-Jacques, nous entrons dans les eaux calmes, aux malsaines senteurs, de la rivière de Saigon.

Le lendemain de notre arrivée, la ville est en liesse. C’est le 14 juillet. Dans ces contrées lointaines, la fête nationale n’a pas le cachet de foire qui fait de ce jour, à Paris, l’un des plus odieux de l’année. Les réjouissances, ici, sont plus discrètes. Les navires, dans le port, ont mis leur grand pavois ; les drapeaux flottent aux façades des maisons ; quand vient le soir, la ville s’illumine, les lampions s’alignent sous les grands arbres des avenues, le palais du gouverneur projette sa masse flamboyante au bout des vastes parterres qui y mènent. Et, au milieu de tout cela, circule une foule paisible, qui ne chante ni ne hurle, qui se contente de jouir du spectacle avec calme, dans la chaleur lourde d’une nuit tropicale où brillent des millions d’étoiles.

Le gouverneur, qui nous a reçus à Hanoï d’une façon charmante, a tout mis en œuvre pour rendre agréable et facile à mes compagnons de voyage une visite rapide de l’Indo-Chine. Après quelques jours passés à Saigon, dont l’aspect riche et prospère, les larges avenues ombreuses, les jardins fleuris et le théâtre monumental surprennent toujours ceux qui s’attendent, plus ou moins, à n’y trouver qu’une pauvre bourgade, nous nous embarquons pour Pnom-Penh.

Là règne, sous la direction et la surveillance du résident de France, le fameux Norodom que je retrouve un peu plus vieux, un peu plus maigre, mais tout aussi frétillant et aussi vivace que l’année précédente. Ce monarque n’aura donné à ses sujets qu’un seul bon exemple, celui de la longévité.

Il nous invite, dans son palais, à un ballet exécuté par sa troupe particulière. C’est assez monotone comme spectacle, mais très exotique d’aspect. Les costumes sont fort beaux. Dans une grande salle éclairée par des lampadaires où brûle, avec une odeur bizarre, de l’huile de palme, la théorie des danseuses fait son entrée à genoux, car nul sujet ne doit se présenter debout devant le roi. Dès lors, commence à se dérouler la trame compliquée et pour nous incompréhensible de la pièce. Tous les gestes ont une signification en quelque sorte hiéroglyphique. Ils consistent surtout en des poses lentes, en des contorsions des reins, des bras, des poignets et des doigts. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’on retrouve, représentées d’une manière vivante, toutes les attitudes figurées en bas-reliefs dans les antiques ruines du Cambodge. Cela semble prouver que ces danses sont très anciennes et qu’elles ont été conservées, jusqu’à nos jours, par une très fidèle tradition. Encore une vieille chose qui, d’ici peu, va disparaître ! Il est douteux que le successeur de Norodom puisse assumer la lourde charge d’un corps de ballet aussi complet. Peut-être sommes-nous des derniers à contempler ce spectacle qui délectait, il y a mille ans, les souverains inconnus du mystérieux empire khmer.

Les Cambodgiens sont, en effet, les descendans directs de ces peuples qui occupèrent, à une époque reculée, une situation prépondérante en Indo-Chine et atteignirent un degré de civilisation dont les ruines d’Angkor, de la côte d’Annam et du Laos sont les indéniables preuves. C’est une race aryenne n’ayant aucun rapport avec la race annamite. Tout en eux diffère : les lignes générales du corps, les mœurs, la coiffure et le costume. Hommes et femmes portent les cheveux courts, coupés en brosse. Les uns et les autres sont vêtus d’une pièce d’étoffe appelée « sampot, » qui se roule autour des hanches et qui, passée entre les jambes et fixée dans le dos, constitue ainsi une sorte de culotte bouffante. Les femmes y ajoutent une écharpe de couleur claire, glissée sous les bras et nouée entre les deux seins. Je dois dire que cela constitue une tenue de cérémonie que ces dames omettent souvent.

Beaucoup des danseuses de Norodom portaient des costumes plus compliqués, mais dont le « sampot » est toujours la base. Le roi fit même comparaître dans sa loge plusieurs des plus élégantes ballerines pour nous permettre de soupeser les lourds bijoux d’or massif et de palper les vêtemens. Malgré les charmes de cette petite fête, nous dûmes nous retirer avant la fin. Les représentations durent jusqu’au lever du jour, et il nous fallait, à cette heure, être déjà en route pour Angkor.


MARSAY.


  1. Voyez la Revue des 15 juin et 1er juillet.
  2. J’ai laissé ces notes telles que je les ai écrites à l’époque des événemens qu’elles relatent et bien qu’elles contiennent certaines appréciations et certaines prévisions que l’avenir n’a pas confirmées. J’ai pensé que leur seul intérêt consistait précisément à être un reflet de l’opinion générale à Pékin et à Tien-Tsin au commencement même des troubles. On y verra les alternatives de crainte et de confiance par lesquelles passèrent les Européens. Il ne faut pas oublier que des situations tendues, nécessitant le débarquement de détachemens de marins, étaient fréquentes et presque annuelles, et qu’on pouvait penser alors qu’il en serait du mouvement boxeur comme de tous ceux qui l’ont précédé. Cela explique le manque de décision qui a caractérisé, au début, l’action des Puissances et qui, sans préjudice de l’effort plus considérable qu’il a fallu faire plus tard, a failli avoir de si désastreuses conséquences pour les étrangers enfermés dans Pékin.
  3. Cette ville de Lou-Kou-Tchao était déjà signalée comme un foyer important du mouvement boxeur. Elle fut prise plus tard par un détachement allemand, qui y exerça de dures représailles.