Un An de croisière en Extrême-Orient/02

Un an de croisière en Extrême-Orient
Marsay

Revue des Deux Mondes tome 16, 1903


UN AN DE CROISIÊRE
EN EXTRÊME ORIENT

II
DE HONG-KONG A NIKKO[1]


HONG-KONG

Que Hong-Kong soit sous les tropiques, — c’est un fait géographique que je ne saurais nier. Mais ce que je peux certifier aussi, c’est qu’il y fait franchement froid quand souffle la mousson du Nord-Est avec le brouillard pénétrant qu’elle apporte et les gros nuages noirs qu’elle chasse contre les montagnes de la côte. Venant de Manille où il y avait 38° à l’ombre, nous trouvons la transition un peu brusque. Nous nous couvrons, pour débarquer, de vêtemens de laine, de gros paletots et de plaids, comme pour une expédition au Pôle Nord.

La ville est bâtie en amphithéâtre sur les flancs abrupts d’une montagne. C’est le triomphe du génie anglais d’avoir fait une grande cité, riche, luxueuse, pimpante, de ce rocher jadis désert. Le port, immense et très sûr, est le plus beau de l’Extrême-Orient. C’est le grand entrepôt de cette partie du monde, le point de croisement et de jonction de toutes les lignes maritimes, le lieu de relâche obligatoire pour quiconque a besoin de réparations, d’approvisionnemens, de fret ou d’argent. La ville, où Chinois et Européens sont mêlés, respire le culte et l’habitude de la richesse, des grosses entreprises, des affaires. Personne qui ne vende quelque chose, ne soit agent de quelque compagnie, ne « fasse de l’argent, » comme disent les Américains. Les Chinois ont bientôt profité de ces leçons et de ces exemples. Ils se sont assimilé, avec une rare intelligence et des dispositions naturelles incontestables, tout ce qu’ils ont vu faire aux autres. Bien vite ils y sont passés maîtres ; et, à l’heure actuelle, je crois qu’il serait difficile de trouver à Hong-Kong une entreprise, une société, une banque, qui ne comporte une forte proportion de capitaux chinois. Ceux qui ne sont pas encore arrivés, ceux qui ne « valent » pas des centaines de mille ou des millions de dollars, connaissent déjà le but à atteindre, les moyens à employer. Ils vendent des bananes, des oranges, du poisson séché, changent de la monnaie, prêtent à la petite semaine et vivent huit jours avec une poignée de riz. Dès qu’ils ont amassé quelque argent, ils étendent leur commerce et le cercle de leurs affaires, se lancent, avec tout leur patrimoine, dans des spéculations hasardeuses et productives. Quelquefois cela rate ; ils en sont quittes pour recommencer avec une patience que rien ne rebute, une audace que rien n’arrête, une énergie qui ne se dément pas. Et comme ils ont du flair, ils réussissent souvent.

Le but d’un Chinois qui veut s’enrichir est d’arriver à être « Comprador. » Cela consiste à être l’agent d’une compagnie, d’une banque, d’une maison de commerce. Toutes les affaires qui se traitent avec les indigènes, passent par lui ; il en est responsable et touche une part des bénéfices. Certains de ces « compradors » versent des cautionnemens qui dépassent un million de dollars. Ils occupent des fonctions de gros actionnaires, de gros administrateurs. Et ce qui contribue à leur puissance, c’est l’impossibilité de s’en passer. Une société qui voudrait faire des affaires avec les indigènes sans « comprador » serait certaine d’être flouée. Avec lui et son cautionnement, elle ne court aucun risque. Mais ce sont des services qui se payent. Aussi la race des Chinois riches va-t-elle constamment en augmentant, et on peut prévoir le jour où ils mettront les Européens hors de leurs propres affaires, ou ne s’en serviront plus, à leur tour, que comme « compradors » pour les marchés à conclure avec l’Europe. Voilà le péril jaune, beaucoup plus imminent, beaucoup plus dangereux, que le rêve d’invasion à main armée de certains idéologues qui n’ont jamais été en Chine.

Ce travail acharné dans toutes les classes, cette lutte pour l’argent, ce marché perpétuellement ouvert aux « business, » font de Hong-Kong une des villes les plus animées du monde. Mais les Anglais, là comme ailleurs, ont su importer leur art de faire chaque chose en son temps. Il n’y a pas de grosse commande, d’affaire urgente, de fluctuation commerciale, qui empêchent tous les bureaux de se fermer à quatre heures. Alors chacun laisse au vestiaire ses préoccupations avec ses vêtemens de travail, et se rend au tennis, au champ d’entraînement ou au club. Le soir on passe un smoking, on va dîner dans un des grands hôtels de Victoria street, on se rend au théâtre ou dans le monde. Et il est, dans la ville haute, pour les célibataires, des maisons luxueuses, d’aspect respectable, où l’on sable le Champagne en compagnie d’Américaines aimables dont le flirt est tarifé à trente dollars la nuit.

Au moyen de terre rapportée, d’étages creusés dans la montagne, de travaux de toutes sortes, on est arrivé à entourer la ville d’arbres et de fleurs, à la semer de jardins frais. Tout en haut du pic qui domine Hong-Kong se trouvent un grand hôtel, un sanatorium et un hôpital. On y accède par des sentiers en lacets le long desquels on a bâti des villas et par un funiculaire qui, en quelques minutes, permet de faire le trajet. Pendant la saison chaude, on jouit sur le sommet d’une température plus fraîche et des vents vivifians du large. En tous temps, on y a une vue magnifique sur l’île, sur les bras de mer qui l’entourent et serpentent autour d’elle comme d’énormes fleuves, sur la côte chinoise montagneuse et aride. C’est, à vos pieds, le fouillis de verdure qui enserre et cache la ville, la rade immense couverte de navires, sillonnée d’embarcations à vapeur ou à voile, et plus loin, les chantiers et les docks hérissés de hautes cheminées, cité nouvelle, industrieuse et noire, que la fumée de ses usines recouvre d’un brouillard épais.

CANTON

Après une nuit passée sur un des grands steamers à aubes qui font, à raison de deux par jour, le service entre Hong-Kong et Canton, on arrive vers six heures du matin dans cette dernière ville. Quand même on serait encore couché dans sa cabine, les clameurs qui s’élèvent de toutes parts, les senteurs empoisonnées qui pénètrent, suffisent à vous avertir que l’on est parvenu au terme du voyage.

Dans la petite île où sont concentrées les habitations européennes, se trouve un hôtel suffisant, l’hôtel Victoria, où nous nous installons. Il fait un temps froid et humide. Un brouillard pénétrant alterne avec la vraie pluie. L’île de Sha-Min ne communique avec la ville chinoise que par deux ponts coupés d’une grille de fer. Le soir on ferme les portes et aucun Chinois, en dehors des boys, n’a le droit de rester dans la concession. Précaution utile sans doute, mais illusoire, le jour où la population turbulente de Canton déciderait d’envahir en masse le territoire étranger, de brûler les maisons, et de massacrer les habitans.

Les quelques monumens de la ville, la pagode des Cinq-Etages que les troupes françaises occupèrent en 1860 et d’où l’on a une vue superbe, la pagode des Cinq cents Génies où se trouve une statue de Marco Polo déifié, vieille de plusieurs siècles, les prisons, l’Université, ne présentent pas un intérêt supérieur, quoique curieux en somme. Mais ce qui est unique, féerique comme un songe des Mille et une Nuits, c’est la ville elle-même, ce sont les rues de Canton.

A peine avez-vous franchi le pont et fait quelques pas sur les quais encombrés et sordides où court une foule affairée, que brusquement, à la première rue où vous vous engagez, il semble que vous sortez de la vie réelle, que vous êtes emporté par miracle dans une évocation surprenante de l’Orient et du Passé. On ne peut concevoir qu’il existe encore de pareilles villes, de pareilles gens, de pareils peuples. Et on se demande, dans l’affolement qui vous agite le cerveau, si on n’est pas le jouet d’une imagination malade surexcitée à l’excès. C’est un enchevêtrement immense, une toile d’araignée de ruelles, larges de deux à trois mètres, avec des boutiques ouvertes à droite et à gauche, à même la rue. Le jour pénètre péniblement par en haut ; les maisons elles-mêmes sont éclairées par le toit. D’immenses affiches, tout en longueur, pendent les unes derrière les autres, comme des portans de théâtre, enseignes ou réclames couvertes de caractères chinois, tracés sur du papier, de la soie, ou du bois. Et on s’enfonce de plus en plus dans cette demi-obscurité, on franchit des canaux où croupit une vase fétide, on passe de lourdes portes de fer, avec ce sentiment très net qu’on est perdu, qu’on ne sait où on va, que, si votre guide venait à vous manquer, on ne s’y retrouverait jamais. Dans l’espace déjà si étroit de la rue, des marchands ambulans sont installés, vendant des choses innomables, des poissons frais ou pourris, des légumes, des poulets qui trempent tout plumés dans des bassines d’eau. Ils font cuire des pâtisseries ou des viandes, sur des petits fourneaux, au milieu d’une fumée âcre qui prend à la gorge, mêlée qu’elle est à l’odeur des immondices jetées sur les dalles, ou de l’opium que des Chinois fument dans une arrière-boutique. À l’entrée des échoppes, des individus travaillent. L’un bat du fer, forge des instrumens ou des armes ; un autre, à grands coups de couperet, découpe des viandes ou des poissons qu’il mot sur son étal : d’autres cisellent l’argent, sculptent le bois ou l’ivoire, brodent des soies. Celui-ci, par des procédés enfantins, peint sur du papier de riz des sujets pornographiques ; celui-là tisse ; son voisin coud, pendant que, en face, un troisième scie, avec un grand bruit strident, des plaques de marbre pour les tombeaux.

Dans la rue, c’est un grouillement indescriptible, une foule dont aucune foule européenne ne peut donner l’idée. Des gens déguenillés, des coolis coiffés d’immenses chapeaux et portant des fardeaux aux deux extrémités d’un bambou en équilibre sur leur épaule, des lettrés en robe, des femmes en pantalons sautillant péniblement sur leurs petits pieds déformés. Des porteurs marchent d’un grand pas allongé en hurlant pour écarter les passans ; puis ce sont des joueurs de gong et quelques soldats qui précèdent un mandarin ; une chaise, stores noirs baissés, qui contient quelque riche Chinoise allant faire des courses ou voir une amie. Et tout cela piétine dans la boue, écrase les ordures, se frôle, se traverse, se comprime, tandis que, jetant à notre tour une note discordante avec nos costumes européens, nos feutres et nos parapluies, nous dévalons par la ville au pas rapide des porteurs criant leur éternel « O’-ho-haï. »

Et quand nous promenons les yeux sur ce peuple qui nous environne, coulant par les rues comme un torrent débordé, nous ne surprenons que des gestes de colère ou de menace, des insultes qu’on nous crie sous le nez avec un mauvais rire, des regards de haine et de mépris. Ah ! que nous faisons bien d’avoir, là-bas, sur la mer, de gros bateaux avec des canons, et des petits soldats dont les baïonnettes luisantes ont déjà fait des trouées dans cette tourbe, exigé du sang pour du sang !

Il y a dans la concession française de l’île de Sha-Min un nombre assez considérable de nos compatriotes. C’est un fait à noter d’autant plus qu’il est rare. Presque tous représentent de grandes maisons lyonnaises, s’occupent du commerce des soies dont Canton est un des principaux marchés. Plusieurs d’entre eux nous accompagnent un soir à la visite des bateaux de fleurs.

Par une nuit noire, dans une barque à six rameurs, nous filons sur les eaux sales du fleuve, remontant avec peine un fort courant. Au bout d’un quart d’heure nous accostons les fameux bateaux, sortes de grands pontons ancrés dans la rivière, à côté les uns des autres, formant toute une ville illuminée et basse, d’où viennent, par instans, des sons de musiques vagues, de voix humaines ténues et frêles. Chaque bateau supporte une maison de bois contenant plusieurs salles où l’on joue, cause, mange ou fume. De fleurs, il n’y en a que dans l’imagination des voyageurs et des poètes. La plupart de ces établissemens ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. Ce sont des sortes de restaurans, correspondant, pour les habitans de Canton, au café de Paris ou à Armenonville. On loue le bateau pour une nuit afin de s’y amuser d’une manière discrète et monotone dont la joie nous échappe et y recevoir ses amis. De jeunes personnes vêtues de bleu, avec une coiffure à bandeaux brillante et lustrée comme un casque où pendent quelques fleurs, sont là pour charmer la pensée ou les yeux. Plus intelligentes, plus instruites que les femmes honnêtes qu’on maintient en Chine dans une grossière ignorance, elles restent assises sur des chaises ou des sophas, causant d’un air placide, jouant aux dominos ou aux cartes, buvant du thé. Et elles chantent d’une voix grêle, en s’accompagnant d’un violon à une corde ou d’un petit tambour, de longues mélopées traînantes dans un demi-ton faux, qui ont cependant un certain charme d’exotisme et d’étrangeté. Il va sans dire que ces femmes ne sont pas des Lucrèces et que leur vertu ne tient qu’à un fil. Mais quand un riche Chinois s’éprend de l’une d’elles, les préliminaires durent souvent longtemps. Les Célestes aiment à s’attarder aux bagatelles de la porte et à savourer leur bonheur. Ils sont trop sensés pour cueillir la fleur d’amour à peine éclose ; ils préfèrent la voir peu à peu croître et s’épanouir, pour en mieux respirer le parfum.

Je suis entré dans plusieurs de ces maisons et de ces salles. Partout, à l’exception de quelques fumeurs d’opium dormant sur des nattes, j’ai trouvé une tenue décente et calme, discrète et bien élevée. Il est vrai que c’étaient les endroits chers, les bateaux des gens riches, et qu’à l’extrémité de cette ville flottante, il y a quelques bouges sales et vermoulus, lieux de débauche à bas prix pour la prostitution des basses classes, les coolies et les mariniers.

Justement un de nos compagnons rencontre le comprador d’une grande maison de soieries qui donne une fête à ses amis. Il nous invite à entrer et nous fait asseoir à une table que recouvrent d’innombrables petites assiettes remplies d’innomables choses. Quelques-uns goûtent à tout cela. Je me contente d’une tasse de thé qu’une dame aux joues peintes me verse d’un air grave. Les invités semblent faire peu d’attention à nous, fument ou causent, jouent aux dominos. Dans un coin, deux aveugles raclent des violons qui grincent, et une jeune fille assez gentille — pour une Chinoise — chante une complainte lente et mélancolique.

Longtemps nous errons de bateau en bateau, franchissant, dans l’obscurité, sur des planches mal jointes, des trous béans où clapote le fleuve. Enfin nous reprenons notre barque qui nous ramène aux concessions, emportant un souvenir étrange de cette visite nocturne, une impression presque pénible de ces lieux de plaisir triste. Et nous sentons, comme toujours en Chine, qu’il y a des choses qui nous échappent, qui sont trop différentes de nos pensées, de nos usages et de nos mœurs, dont nous sommes trop loin, en un mot, pour les comprendre ou les juger.


MACAO

Nous redescendons de jour le fleuve que nous avions remonté la nuit. Les rives sont basses et bien cultivées. On voit de nombreux villages où des toits de pagodes pointent dans la verdure. Des arbres fruitiers en fleurs semblent frissonner dans le brouillard et, à l’horizon, des montagnes peu élevées se dessinent avec ces formes étranges et un peu grotesques qu’elles ont sur les paravens. A mesure que nous approchons de la mer, le temps s’éclaircit et il fait tout à fait beau quand, vers les quatre heures du soir, nous mouillons devant Macao.

Au matin, une chaloupe à vapeur du port vient nous chercher, car, à la distance où nous sommes de terre, il serait imprudent de nous risquer sur notre petit launch. Une heure après, nous débarquons sur le quai de la vieille colonie portugaise. Tout de suite, comme aux Philippines, on a l’impression de la déchéance d’une race, le sentiment de quelque chose de mort que rien ne vivifie plus. De grands édifices délabrés qui ressemblent à des cloîtres, des rues tortueuses et étroites, enserrées de maisons noires qui paraissent inhabitées. Peu de monde dans la vieille ville. Quelques jeunes gens au teint olivâtre, coiffés de chapeaux melon, montrant par des signes indélébiles que le sang qui coule dans leurs veines est mêle de sang chinois ; des femmes couvertes de capelines noires, glissant sans bruit dans les rues désertes, d’un air découragé et las. On devine que tous ces gens sont inoccupés, indifférens à la vie et aux affaires. Ils doivent mener une existence de petits bourgeois de province, végéter dans leur coin, entre les mêmes personnes, les mêmes idées, les mêmes usages, les mêmes choses antiques et surannées. Peut-être, une fois l’an, vont-ils à Hong-Kong acheter du linge et des vêtemens.

Voilà tout ce qui reste de l’ancienne puissance portugaise, des hardis navigateurs qui ont sillonné tant de mers, occupé tant de points du globe. C’est ici que Camoëns, dans un site sauvage de rochers et de vieux arbres, a écrit ses vers fameux. Aujourd’hui sa statue, au milieu d’un jardin abandonné, se couvre de lichens et de mousses, comme si le grand aventurier qu’il fut voulait se voiler la face devant la décrépitude de ses descendans. Et toujours se retrouve, d’une façon saisissante et poignante à la fois, cette grande loi de la nature qui veut que les générations passent et disparaissent, se remplacent et se succèdent, et que sans doute, les peuples à leur tour meurent comme sont morts les hommes.

C’est cependant une jolie ville que ce Macao bâti sur une colline, en face d’une baie superbe. Tout en haut, sur une pointe dénudée, près d’un fort délabré où nul soldat ne monte la garde, une vieille église en ruine dresse son squelette de pierre et son clocher démantelé. Quelques villas modernes, appartenant à des gens de Hong-Kong, s’étagent au bord de la mer près d’un grand hôtel américain.

Macao est devenu en effet le lieu de plaisance et la maison de jeu de la grande ville anglaise. C’est le Monte-Carlo de l’Extrême-Orient. Les tripots qui y fonctionnent procurent aux autorités portugaises leur principal revenu. On n’y pratique ni la roulette ni le trente et quarante, mais le « bacouan, » un jeu qui, pour être chinois, ne vaut pas mieux que ses confrères d’Europe. Les Fils du Ciel, en cela aussi bêtes que nous, y perdent parfois des sommes considérables. Ce jeu est en soi très simple. On jette sur une table une poignée de sapèques. Puis le croupier, avec un petit bâton, les retire en les comptant par quatre. A la fin il en reste forcément un nombre égal ou inférieur à quatre. Ce nombre indique le numéro gagnant. Et on joue les « pairs ou impairs, » les « transversales, » les « verticales, » les « horizontales, » les « numéros couplés, » en un mot, tous les systèmes que nous croyons sans doute avoir inventés.

Le soir nous voulons retourner à bord. Mais le vent s’est levé. La mer déferle et brise avec force. Le pont de la chaloupe est incessamment balayé par les lames et l’on est forcé de tout fermer de peur que les feux ne s’éteignent. Nous parvenons bien auprès du yacht qui se balance lentement sur ses ancres, mais nous ne pouvons accoster. Force nous est de retourner à Macao où nous arrivons tout trempés à dix heures du soir, sans quoi que ce soit pour nous changer. A l’hôtel américain on consent à nous donner des chambres, mais on refuse, à cette heure indue, de nous préparer à dîner. Nous sommes obligés, caravane mélancolique, de chercher pâture par la ville. Après avoir erré longtemps, dans les rues boueuses, sous la pluie fine qui tombe, nous finissons par nous échouer dans un restaurant chinois. Et nous y mangeons d’affreuses choses avec un féroce appétit. Le pain seul était bon. Hélas ! il y en avait très peu !

Le lendemain, au petit jour, l’état de la mer n’ayant pas changé, nous repartons pour Hong-Kong par le paquebot de service. En passant près du yacht nous lui signalons de nous suivre et jetons un regard attristé à ces bonnes cabines que nous ne pouvons atteindre, où il y a de l’eau fraîche et du linge sec.


FOU-TCHÉOU

En mer, très loin encore, près de petites îles rabougries qui arrêtent un peu la violence de la mousson, on embarque un pilote chinois. Il est petit et gros, avec une moustache rare, hérissée et grise, un teint de vieux parchemin ridé comme un missel du XVe siècle. Il doit avoir sur lui un tas de vêtemens qui rentrent les uns dans les autres, se couvrent, se superposent, comme ces boîtes que l’on vend dans les bazars. Peut-être y en a-t-il parmi eux de fort beaux. Cela se voit en Chine, où longtemps avant nous on découvrit l’art des dessous. En tout cas, l’extérieur est sordide, fait d’une pelisse ouatée, couverte de taches, bordée d’une fourrure galeuse, chauve bientôt.

La terre apparaît, montagnes escarpées et rougeâtres aux sommets noyés dans la brume. Puis c’est la rivière Min avec de nombreuses jonques de mer qui sortent ou qui rentrent, déployant leurs voiles aux formes étranges comme des ailes de papillons. L’avant plonge dans la mer, disparaît incessamment sous la lame, montre, quand il émerge, deux gros yeux peints, deux yeux de monstre, destinés à écarter les mauvais génies, ceux des naufrages et des tempêtes. L’arrière est surélevé, rond, surplombant, s’agite au-dessus de l’eau d’une façon ridicule, avec quelque chose de grotesque et de lourd comme l’arrière-train d’un gros monsieur.

Nous remontons un bras du fleuve qui se faufile entre les montagnes presque à pic où les Chinois ont pourtant trouvé moyen d’accrocher des rizières et des champs de blé. Sur des îlots ou au pied des monts, des villages entourés d’arbres verts, des jonques à l’ancre, des sampans. Mais la rivière s’élargit, les bras se rejoignent avant de se séparer encore, forment une sorte de lac ; voici des navires, des chantiers, des usines ; c’est « Pagoda Anchorage » et l’arsenal de Fou-Tchéou.

Le 23 août 1884, ici même, l’amiral Courbet livra bataille à la flotte chinoise et la coula tout entière à l’exception d’un petit bateau d’un faible tirant d’eau qui put s’échapper en remontant le haut fleuve. Aujourd’hui les couleurs françaises sont représentées au mouillage par le Jean-Bart, un de nos croiseurs d’Extrême-Orient. Je tiens de M. le capitaine de frégate H…, commandant en second de ce navire, un détail amusant sur ce combat auquel il assista. La veille au soir, l’amiral Courbet avait rompu les négociations et annoncé aux Chinois qu’il allait livrer bataille. Les bâtimens de commerce et les navires de guerre étrangers avaient été prévenus et s’étaient mis à l’écart, laissant ancrées face à face, dans la rivière, les deux flottes ennemies. Dès le matin les Chinois firent leurs préparatifs. On les voyait pointer leurs canons avec le plus grand soin. Personne ne bougeait à bord des navires français. Courbet connaissait assez ses adversaires pour savoir qu’ils n’oseraient jamais tirer le premier coup de canon. Il attendait son heure. Quand arriva le changement de marée qui se fait sentir avec une grande violence dans la rivière Min, tous les navires se mirent à tourner sur leurs ancres pour s’éviter au courant. À ce moment la flotte française ouvrit le feu et la riposte des navires chinois surpris alla se perdre dans les montagnes qui dominent le mouillage de Fou-Tchéou. Quand ils revinrent de leur erreur, ils étaient déjà désemparés par les premières bordées françaises. Une demi-heure après, toute la flotte du Céleste-Empire reposait au fond de l’eau.

Les gros bateaux ne peuvent dépasser l’arsenal, et c’est en launch ou en sampan qu’on doit faire les onze milles qui restent à parcourir pour parvenir à Fou-Tchéou. Le paysage devient de plus en plus pittoresque. Les montagnes s’élèvent, entourent d’une ceinture imposante la vallée où coule le fleuve et que son lit remplit presque en entier aux hautes eaux. A l’époque où nous sommes, les berges que l’inondation a fertilisées se couvrent de rizières verdoyantes où, sur des talus en des d’âne, passent des Chinois déguenillés. Partout on cultive, on arrose, on travaille. Sur des éminences, sortes de bosses du sol qui précèdent les montagnes, s’élèvent des villages entourés d’arbres et jolis… De loin.

Fou-Tchéou est une immense ville qui s’étend avec ses faubourgs sur une longueur de plus de dix kilomètres. On croit que la population dépasse un million d’habitans. Ce serait donc à la fois plus grand et moins peuplé que Canton. Les rues y sont plus larges, les maisons moins hautes, la foule un peu moins compacte.

Parmi les villes les plus sales de Chine, Fou-Tchéou tient une place honorable. Dès que nous y pénétrons, une puanteur nous prend à la gorge, composée d’odeurs innomables de poissons crus ou pourris, de cuisines en plein vent, d’ordures jetées à même la rue, de baquets destinés à un certain usage qui débordent sur les dalles et ne sont sans doute jamais vidés. Les tas d’immondices sont parfois si épais et si gluans que nos porteurs y enfoncent, y glissent, tombent sur les genoux, nous faisant courir le risque effroyable d’un bain trop parfumé.

Le vieux Fou-Tchéou s’étend sur les rives de plusieurs rivières. Il est bosselé de collines que surmontent des pagodes ou des tours. Du sommet de ces édifices on jouit d’une vue superbe. C’est, à vos pieds, la ville s’étendant au loin avec ses maisons serrées les unes contre les autres dont on ne voit que les toits, et ses rivières couvertes de jonques que traversent d’étroits ponts de pierre. Plus loin c’est le fleuve avec des embarcations à vapeur qui fument et quelques établissemens européens aux hautes cheminées d’usine. Plus loin encore, c’est un cirque magnifique de montagnes abruptes derrière lesquelles on en découvre d’autres plus élevées et plus sombres. Sommets aigus qui se perdent dans les nuages ou gros flancs gris aperçus seulement par instans, très haut, dans une éclaircie de brume. La pluie tombe fine et froide, chassée par une tempête qui souffle en rafales. Au-dessous de nous, tout autour de nous, comme derrière cet horizon sauvage, c’est la Chine mystérieuse et hostile, incompréhensible pour l’étranger, avec ses vieilles coutumes, ses vieux préjugés, ses vieux souvenirs, ses vieilles haines. Et, de la ville immense que nous dominons jusqu’au sommet de la pagode sainte, monte une rumeur vague et puissante faite de milliers de voix qui hurlent.

A peu près à mi-chemin entre l’arsenal et Fou-Tchéou, se dresse, au bord de la rivière, une montagne sur le sommet de laquelle est situé un monastère. On traverse d’abord des villages entourés de belles cultures. Sur le pas des portes tout le monde nous regarde passer avec curiosité, hommes, femmes, enfans, animaux. Puis le chemin s’élève à travers une forêt de pins. L’ascension, rai de mais facile, se fait par une bonne route en escaliers dallés de pierre. Au bout de deux heures on arrive au Couvent. A chaque tournant du chemin la vue se montre de plus en plus belle à travers les arbres, s’étendant tantôt vers l’embouchure de la rivière, tantôt vers la ville de Fou-Tchéou. Le panorama de montagnes s’élargit en même temps, montrant au second ou au troisième plan de hautes chaînes et des cimes insoupçonnées. Parfois, au bord du chemin, un kiosque de pierre contient quelque statue du Bouddha chinois, doré, barbu, ventru, grotesque et bon vivant, comme il convient au Dieu d’un peuple qui en réalité n’en possède point. Un bonze se précipite, joint ses mains en faisant « chim-chim, » nous offre une tasse de thé dans un petit bol et couvre nos chapeaux de fleurs qui sentent bon.

Le couvent, — bien entretenu, — occupe d’importans bâtimens dans une gorge de la montagne. Partout des parterres, des pièces d’eau où jouent les poissons sacrés, des sources jaillissantes et fraîches. L’une d’elles, au moyen d’une roue, actionne un montant de bois qui, à intervalles réguliers, frappe une cloche de bronze. C’est la transformation de l’énergie mécanique en prière que nos ingénieurs n’ont point encore trouvée. Partout des dieux grotesques ou étranges devant qui brûlent avec lenteur des bâtonnets parfumés. Personne ne prie, du reste. Les rares pèlerins qui gravissent la montagne viennent là comme un Parisien sceptique chez Mlle Couesdon pour demander des renseignemens sans importance sur leur destinée. Ils agitent et jettent à terre de petites fiches de bois. Selon celle qui tombe la première, on a droit à un carré de papier où est écrit un horoscope. J’en ai, paraît-il, tiré un excellent. C’est du moins ce qu’un bon moine m’a expliqué par signes, car je n’y ai, comme de juste, rien compris.

Le Père abbé vient au-devant de nous sur le parvis du monastère. Il prend Mme de B… par le bras pour l’aider à gravir les degrés, et nous pénétrons dans la salle du chapitre. Là on nous offre du thé et des fleurs. Le supérieur, qui paraît un bon moine réjoui, tel que les décrivait Rabelais, porte gaillardement ses soixante-dix ans. Il converse avec nous le plus gaiement du monde au moyen d’un interprète et des quatre mots d’anglais qu’il posséde. On nous apporte de l’eau tiède pour nous laver, et encore du thé, et encore des fleurs. Puis le Père reprend le bras d’une de ces dames et nous guide dans son domaine. Nous parcourons ainsi de fond en comble le monastère, fleuris comme des animaux gras et obligés de nous garer d’une foule de petits moinillons obséquieux qui surgissent dans tous les coins avec des théières et des tasses.

La visite terminée, nous nous reposons dans une chapelle extérieure. Là, dans un site sauvage, au fond d’une gorge où coule une source fraîche, un vieux Bouddha vermoulu contemple, de ses gros yeux peints, le magnifique paysage de la vallée du fleuve et les monts d’en face qui se dorent aux derniers rayons du soleil.

C’est un endroit délicieux pour s’arrêter en songeant aux étrangetés et aux inconséquences de la nature humaine. Que font là ces moines qui ne mangent que des légumes et marchent pieds nus, mais qui ne croient ni à leur religion ni à leur Dieu ? Quel est leur idéal ? Quel est leur rêve ? Est-ce de passer une vie tranquille exempte de passions et de peines ? Est-ce un espoir de récompenses futures et d’immortelles félicités ? L’autre jour, dans un de ces temples bizarres dont ce peuple a le secret, avec cet art de tourner au grotesque tout jusqu’à ses dieux mêmes, je demandais à un Chinois lettré : « Que croyez-vous donc ? » Il me répondit : « Le peuple croit aux âmes des ancêtres, mais nous, les gens instruits, nous savons bien qu’il n’y a rien après la mort. » Je pense en effet que c’est bien là le dernier mot de leur philosophie. De la vague religion des aïeux, ils n’ont conservé qu’une superstition plus vague encore. Mais ils la conserveront toujours parce que c’est une tradition et que dans ce pays immuable et momifié on ne démolit pas plus qu’on ne répare. L’esprit s’en est allé, mais la grimace reste.

Je souhaite mieux cependant au vieux prieur de Fou-San. Il était sympathique avec son gros ventre, sa démarche encore souple, sa figure ronde et joyeuse. Nous avons dû le quitter avec une poignée de main et quelques dollars… pour ses pauvres. J’espère qu’il vivra encore quelques années, paisible sur sa montagne, exerçant largement l’hospitalité envers tous ceux qui passent. Dieu, — qui est bon, — lui fera peut-être la surprise de le recevoir dans un paradis qu’il ne soupçonne pas.


NAGASAKI

Avril 1900. — Une matinée délicieuse et tiède avec un soleil de printemps. A l’horizon, des montagnes petites mais gracieuses au profil très pur ; une côte joliment découpée de caps et de baies ; des îlots boisés semés dans les flots bleus : c’est le Japon. La première impression est charmante, et cette rade de Nagasaki est à coup sûr une des plus ravissantes choses qui soient au monde. Les montagnes sont d’un vert attirant ; la mer claire et pâle ; la rade s’enfonce dans les terres, très étroite, serpentant entre les collines comme un sentier sous les arbres. Et on comprend que, si le chenal présente tant de sinuosités, c’est une délicate attention, c’est pour permettre de considérer le paysage sous tous ses aspects, de les comparer, de les admirer, et cela uniquement parce que le Japonais a le sentiment de l’art, aime la nature, est paysagiste. Et on se sent de la reconnaissance. Mais halte-là ! Le Japon est aussi le pays des choses bizarres et des contrastes. C’est ici qu’on met du poivre dans les bonbons et du sucre dans le potage. Attendons le poivre :

Tout de suite il se présente sous forme d’une chaloupe à vapeur qui se dirige sur nous, très vite, avec des halètemens précipités et mécontens. A bord, il y a des messieurs tout petits — ils sont quatre — couverts de galons. « Nous nous sommes trop avancés ; avons-nous donc oublié la visite ? Nous ne devons pas dépasser cette borne, là-bas, sur la rive ; cette borne qu’on ne voit pas ! Nous pouvons avoir la peste, ou le typhus, ou le choléra. » — Il paraît que ces messieurs sont des médecins. — « Reculez ! — Mais nous ne pouvons pas tourner ; c’est trop étroit. — Cela ne fait rien ; reculez tout de même. » — Nous reculons. Ces messieurs sont du reste très polis. Ils sourient et saluent de l’air le plus gracieux. Ils saluent tout le monde, le capitaine qui leur dit des sottises, moi, les matelots, le cuisinier, et même, je crois, le singe Jack qui leur fait des grimaces. Ils montent à bord et alors en avant les « shake-hands » et les sourires onctueux. « Monsieur, votre pouls : » un shake-hand. « Capitaine, ouvrez la bouche : » un shake-hand. « Madame, tirez la langue : » un shake-hand. J’ai le vague souvenir de leur avoir dit en français quelque chose d’un peu vif qui ne rimait d’ailleurs à rien ; cela m’a valu un shake-hand de plus. Enfin c’est fini ! Tout le monde y a passé, les passagers, l’équipage, les boys, le singe. Mais il y a les papiers ! sont-ils bien en règle, nos papiers ? Et alors on compulse, on compare, on constate, on vérifie. Nous avons perdu trois heures !

Soudain un éblouissement me prend : Sapristi, me dis-je, nous sommes en France !

J’ai eu quelquefois cette illusion au Japon.

Enfin, nous voici dans le port. Instantanément le pont est envahi par une foule de gens qui vont s’accroupir partout aux pieds de quelqu’un. On voudrait les renvoyer, mais ils sont si polis ! Et puis il en vient de toutes parts ; il en monte le long des lianes du navire, par les cordages, par les chaînes de l’ancre. Le mieux est d’y renoncer. Tous sortent de leurs poches un tas de petits paquets soigneusement ficelés qui rentrent les uns dans les autres, ne tiennent pas de place, mais contiennent tant de choses ! Sur des carrés de soies multicolores étalés sur le pont comme des tapis, c’est un amoncellement d’objets extraordinaires, d’ivoires, de bijoux, d’éventails.

Et tout le monde s’y laisse prendre, tout le monde achète, nous, les officiers, les mécaniciens, les chauffeurs. Payons notre tribut au pays du bibelot.

Le launch me dépose à terre le long d’un grand quai de pierre que bordent des hôtels, des maisons de commerce, des banques. Cela existe dans tous les ports japonais où se sont établis des Européens ; cela se ressemble toujours et cela s’appelle le « bund, » invariablement. Une foule de djinrikshas se précipitent vers moi à fond de train, m’entourent, me bousculent avec respect, se disputent ma personne, novice sans doute et ignorante, qui paiera double tarif et se laissera conduire sans regimber chez les marchands où le cheval — qui est aussi le cocher — touche les plus grosses remises. — Nous verrons cela plus tard. Je veux d’abord aller au Consulat. « French consulate. » — Mon cheval paraît avoir compris. Il part à fond de train, quitte le bund, dévale par des rues. Mon Dieu ! que ces gens-là courent bien ! Brusquement il s’arrête. Sur une porte, je lis : « United States Consulate. » Ce n’est pas cela. Nous repartons. Maintenant nous montons par de petites routes très raides et ombragées. Mon homme est couché sur les brancards, peine énormément, fait des lacets dans l’étroit chemin. Je veux descendre. — Jamais de la vie ! L’honneur professionnel ! Il m’arrête encore au Consulat d’Allemagne et au Consulat néerlandais. Enfin voici le Consulat de France. Cela a été un peu long, mais je ne le regrette pas. J’aime ce premier souvenir du Japon, cette promenade autour de villas, dans des jardins fleuris, avec, en bas, la rade étincelante qui s’enfonce dans les terres, toute bleue entre des collines vertes.


LE TEMPLE DE SURAWA (NAGASAKI)

Des gradins de pierre qui montent tout droit jusqu’au petit sanctuaire où vous attend un cheval de bronze, grandeur nature, qui semble hennir. A droite et à gauche, des maisons de thé, des mousmés rieuses qui font signe d’entrer. Autour du Temple, un grand parc allant jusqu’au sommet d’une petite montagne, parc de camphriers géans au sombre feuillage toujours vert et de camélias grands comme des chênes tout couverts de fleurs rouges. — Par-ci, par-là, sous les grands arbres, des cerisiers et des pêchers tout blancs et tout roses, couverts d’une telle abondance de fleurs qu’on n’en peut apercevoir les branches. On dirait des arbres de neige. — Un souffle passe : mille pétales s’envolent, roses, blancs, rouges, papillons multicolores voletant au gré du vent. — Par une trouée entre les arbres, voici Nagasaki qui s’étend à nos pieds, la ville toute blanche, la rade sinueuse et calme sillonnée de bateaux et, là-bas, entre les montagnes violettes, par un goulet étroit, un petit coin bleu de la mer…


Chez un bric-à-brac : Dealer in curious, car les enseignes sont en anglais au Japon ! Un magasin joli, élégant, propre, avec, par terre, des nattes sur lesquelles on ose à peine marcher ; des sabres, des cuirasses, des bibelots, des ivoires, des bronzes, des laques, un entassement de choses vieillottes, vraies ou fausses, artistement rangées. J’ai circulé là-dedans une heure durant, tout tripoté, tout marchandé ; tout est hors de prix ; je n’ai rien acheté. Le marchand me reconduit jusqu’au pas de sa boutique, s’incline jusqu’à terre, sourit, me remercie de ma visite, me souhaite bon voyage. L’homme de mon djinriksha s’incline aussi, chapeau bas, d’un air engageant me fait signe de monter en voiture et continue, le sourire aux lèvres, de me traîner en courant par les rues.


Le soir dans une maison de thé. Nous sommes accroupis par terre sur des coussins dans une grande salle aux murs en papier. Nous avons dû laisser nos souliers à la porte et marcher en chaussettes. Ainsi le veut l’étiquette, de peur de maculer l’exquise propreté des escaliers et des nattes. Devant nous un tas de petites choses : une tasse à thé microscopique, une tasse de saki, un gâteau dans une soucoupe, une mandarine soigneusement épluchée dans une autre, un petit brasero pour me chauffer les mains, un autre pour allumer ma pipe, un tube en bambou pour mettre la cendre. Des mousmés vont, viennent, tombent à genoux et se prosternent, changent les oranges, versent du thé, rient tout le temps. — Dans un coin, des musiciens jouent de la guitare, frappent sur des tambourins. Des « geishas » en grand costume avec des fleurs dans les cheveux dansent des danses du pays. Elles ont onze, douze, treize ans, sont hautes comme ma botte, toutes mignonnes et fluettes, rient quand elles ne dansent pas, car alors elles sont sérieuses, très sérieuses, prennent des mines de chattes impayables, ne plaisantent pas avec leur art.


C’est par un temps effroyable que nous parcourons la mer intérieure. De gros nuages noirs traînent sur les flots ; une brume épaisse obscurcit l’air ; et il tombe de l’eau, des torrens. De temps à autres, nous côtoyons une île, de tout près, à la toucher. Alors c’est la vision rapide et vague d’arbres et de vergers, de petits villages très propres sous la pluie qui les inonde, de cerisiers fleuris, l’air étonnés de se trouver là, sous cette ondée, dans ce brouillard opaque, sous ce ciel anglais.

Le soir il nous faut jeter l’ancre. Il fait froid ; chaque minute, la cloche du bord tinte comme pour un glas alternant avec celle d’un autre navire mouillé aussi quelque part, non loin de nous, dans la nuit. D’une île voisine viennent des bruits de gongs, de chants ténus, de voix humaines. Puis c’est une lueur à peine perceptible, qui passe, se sauve, s’éteint. Quelque Japonais attardé courant sous l’ondée avec sa lanterne, sa jolie lanterne en papier qui doit être toute trempée…


OSAKA

Osaka est en fête aujourd’hui, soit à cause des cerisiers en fleurs, soit pour un autre motif, soit sans motif aucun, parce que les Japonais sont gais et qu’il y a fête chez eux toute l’année, Sur les places publiques, dans le voisinage des temples, des baraques foraines sont dressées, où l’on montre de mirifiques choses, où l’on joue à des jeux drolatiques et bizarres. Ici c’est un lutteur qui dompte à mains plates un poney prétendu féroce. De grands panneaux peints montrent près de la porte ce que sera le combat. Un cheval se dresse, les naseaux écumans, les oreilles couchées sur l’encolure, battant l’air de ses pieds de devant, pendant qu’un homme l’étreint pour le terrasser. La réalité est moins effrayante : une pauvre haridelle de cirque, épuisée et domptée d’avance, fait des simagrées et des bonds de commande pour se laisser tomber enfin par fatigue et par habitude sur un geste de son adversaire. De temps à autre le rideau qui ferme la salle du côté de la rue se soulève, laisse entrevoir à la foule amassée un instant palpitant du combat, puis retombe ayant fait son office de réclame et de boniment.

Plus loin, ce sont des lutteurs, des gymnastes, des équilibristes fort adroits du reste. Puis des tirs à l’arc où des mousmés aguichantes ont toutes les qualités et les défauts des demoiselles peu farouches des tirs à deux sous de nos foires. Dans une baraque voisine, des singes domestiqués font des tours. Dans une autre, on pêche avec des lignes minuscules de malheureux poissons à demi morts empilés dans un vivier. On les prend par le milieu du corps, par la tête, par la queue, mais toujours ils se décrochent et la foule de rire avec de grands signes de joie. Les rues sont pavoisées d’énormes lanternes en papier bizarres et multicolores ; de grands drapeaux flottent au vent et une foule compacte se presse, polie et rieuse, petites mousmés bien coiffées avec leurs jolies robes claires et leurs gros nœuds de soie dans le dos, et gentlemen japonais alliant au kymono national des casquettes de bicyclistes ou d’affreux chapeaux melon. Et il y a des amours d’enfans, des petites filles grandes comme rien, coiffées en dames avec de hauts chignons et des fleurs, qui marchent sérieuses près de leurs mères et se font, quand elles se rencontrent, de jolis saluts de poupées.

Les jours de fête sont consacrés à une foule de choses au Japon. On va dans les boutiques, chez les saltimbanques et dans les théâtres ; on fait de longues séances dans les maisons de thé où l’on boit du « saki » en fumant de petites pipes et où l’on grignote avec des précautions infinies fruits au vinaigre et bonbons au poivre. Mais on va aussi dans les temples, dans ceux qui sont particulièrement saints ce jour-là, non pas tant pour y vénérer quelque chose ou y prier quelqu’un que pour s’y promener dans des jardins et contempler du haut d’une pagode un paysage de printemps estompé de brume où les cerisiers en fleurs mettent des taches claires parmi les feuillages naissans.

Et je suis monté, moi aussi, entraîné par le peuple qui passe, à la grande pagode d’Osaka. L’escalier est impossible, espèce d’échelle biscornue et étroite entre des murs de bois vermoulus. Beaucoup de petites dames font avec nous ce pèlerinage. On se croise, on se pousse, on se bouscule, on manque de tomber, et alors ce sont des cris aigus et des rires qui ne finissent point. Nous aidons ces dames à monter ; et tout le monde s’amuse follement, les mousmés, leurs maris, leurs frères, leurs parens et nous-mêmes, saisis, emportés malgré nous dans cette joie générale, dans cette gaîté universelle et discrète, mêlée de politesses, de remerciemens, de saluts sans fin.

Nous habitons à Kyoto un hôtel japonais tout à fait modernisé : un grand hall avec des affiches de paquebots, des salons éclairés à la lumière électrique, une salle à manger pleine de gens en smoking et d’Américaines décolletées, où on nous sert des repas aussi mauvais qu’en Europe. Nos chambres sont au rez-de-chaussée et donnent sur un jardin. Elles sont coupées en deux par des cloisons en papier. Portes et fenêtres, en papier également, glissent dans des rainures. Par terre, des nattes très propres, souples et douces aux pieds comme des tapis d’Orient. Il y a peu de meubles : un lit, une chaise, une toilette, une table. Mais bientôt cela s’encombre d’une quantité de bibelots que nous achetons chaque jour, d’armes, de bronzes, d’ivoires, de laques ; et cela prend un air bric-à-brac et désordonné qui nous semble très japonais.

On est fatigué le soir quand on a circulé toute la journée par la ville, visité douze ou quinze temples, marchandé des centaines d’objets très chers dont on a très envie. Mais allez donc dormir dans un hôtel japonais ! Avec ces murs en papier on entend tout ce qui se passe. Et il doit se passer de curieuses choses, si j’en juge par les rires qui résonnent dans toute la maison. Justement voilà mes glissières qu’on tire ; une mousmé, deux mousmés qui entrent. Qu’est-ce qu’elles veulent, ces poupées ? Elles saluent très poliment, en riant, comme bien vous pensez. Elles vont à la toilette qu’elles nettoient ; c’est gentil, mais je trouve l’heure mal choisie. Et elles mettent un temps ! Ne vont-elles pas s’en aller bientôt ? Maintenant les voilà près de mon lit qui saluent et qui rient. Doucement, par les épaules, je les reconduis jusqu’à la porte. Et là, en chemise, ployé en deux, les mains sur les genoux : « Bonsoir, mesdames, bonsoir, Saïonara. »


Il y a bien des temples à Kyoto, une centaine, je crois. Le plus vieux de tous, le plus vénérable et le plus beau est celui de Shina-Shoni. Il ne faut pas considérer un monument japonais comme une chose unique. C’est au contraire un ensemble de bâtimens disposés sur un grand espace dans un ordre qui souvent nous échappe. Ici ce sont des édifices immenses entourés de cours et de jardins. Un sol de parquets brillans et de nattes blanches où on glisse sans bruit. Des colonnes de bois laquées d’or, des peintures sombres dans des salles ou nul ne pénètre, des peintures qui semblent toutes noires sur des fonds d’or. Au-dessus des portes, des pièces de bois énormes qui sont des merveilles, faites d’un seul morceau, sculptées à jour, fouillées autant en profondeur qu’en largeur, et représentant des feuilles entrelacées, des chrysanthèmes aux mille pétales, de larges lotus, des roses d’or. Et toujours ce mot d’ « or » revient dans chaque phrase comme un « leitmotiv » quand on veut décrire ces monumens japonais. C’est en effet un des caractères qui vous frappent que cette richesse d’ornementation, cette splendeur des détails dans la pénombre voulue des salles, ces éclats métalliques qui tirent l’œil, au milieu de sombres choses, dans des recoins cachés. On rencontre des endroits solitaires où une petite lampe brûle devant un autel. On entrevoit des peintures et des laques, des sculptures encore et des porcelaines, des bronzes et des dragons.

Quand on sort de là on trouve un jardin délicieux, une miniature de petit jardin, qu’on n’avait pas aperçu tout d’abord. On s’y arrête, ému du contraste, charmé de l’air pur et de la lumière, des rayons du soleil qui jouent dans les branches. Dans une pièce d’eau minuscule, de grosses carpes attentives guettent le passant, s’avancent en bataillons serrés quand on frappe dans ses mains. Au-dessus, de grands arbres se penchent, cèdres séculaires aux troncs couverts de mousse, camélias aux larges fleurs rouges, bambous verdoyans dont les feuilles légères tremblent au moindre vent.


Dîné un soir dans un restaurant japonais. La fête a été organisée par le secrétaire particulier du gouverneur qui a tout commandé. Toujours la cérémonie du déchaussement, bien entendu. Nous passons devant une salle commune où des gens assis par terre dînent comme au café Anglais, et nous nous rendons dans le cabinet qui nous est réservé. Des coussins nous attendent disposés sur les nattes à côté de grandes chandelles de cire. On apporte à chacun une petite table en laque rouge haute de dix centimètres, large de vingt. Dessus, dans un bol, une soupe où nagent une foule de choses, une tasse minuscule pour le saki, un plat contenant des morceaux de poisson cru et des boulettes de riz, enfin deux petites baguettes dont nous nous servons maladroitement. Nous pignochons au hasard dans tout cela. C’est exécrable mais très amusant. Des geishas, de douze à quinze ans, en grand costume, avec leurs jolies coiffures compliquées constellées de fleurs, sont à genoux devant chacun de nous, versent au moindre signe du « saki » qu’on tient toujours chaud dans des bouteilles de porcelaine. Chaque fois elles font un grand salut.

Puis arrivent à la file une quantité de plats dans des bols ou des soucoupes, des poissons de toutes les espèces, bouillis, grillés, fumés et crus. Nous sommes environnés de choses bizarres que nous goûtons consciencieusement et avalons difficilement. Et toujours la petite geisha en face qui verse à boire et qui sourit, montrant des dents très blanches entre des lèvres laquées.

Parfois un incident : S… pousse un hurlement, ayant mordu dans du piment croyant que c’était un gâteau ; Mme de B… fait la grimace après avoir avalé d’un trait l’assaisonnement de la salade qu’on lui avait servi dans une petite tasse à poupée.

Pendant qu’on dessert nous passons dans une seconde pièce. Les geishas nous accompagnent, s’installent entre chacun de nous, examinent avec des airs de chattes étonnées tout ce que nous avons dans nos poches, épluchent des oranges, et en grignotent elles-mêmes énormément en déposant avec le plus grand soin les pépins dans la peau. — Mais la musique se fait entendre, on tire les cloisons en papier : nous allons assister à des danses particulières, tout ce qu’il y a de plus distingué au Japon.

Comme ouverture nos petites geishas exécutent à la diable deux ou trois danses insignifiantes au milieu de l’indifférence générale. Ce n’est qu’un prélude. Elles reviennent bien vite sucer des oranges et cèdent la place aux deux meilleurs sujets de Kyoto.

C’est d’abord une toute petite qui a quatorze ans et une figure d’enfant. Avec un art étonnant elle mime une scène de séduction et d’amour. Elle tient une fleur à la main, la respire avec passion l’agite au-dessus de sa tête, la laisse tristement tomber à terre, avec des gestes justes et sobres de ses bras ployés, de ses mains jointes, de tout son corps et jusque de ses petits pieds nus entrevus sous le long kymono. Puis elle prend un éventail, s’évente, fait la coquette, repousse je ne sais qui, tombe à genoux suppliante, du doigt implore le silence et finit sa danse dans un sourire d’amour et un long prosternement.

L’autre geisha est plus grande. Ce n’est plus une enfant ; c’est une femme. Elle a dix-huit ans et un amant qui est actuellement, paraît-il, à l’Exposition universelle. — Celle-ci nous représente — est-ce un symbole ? — le désespoir de l’amour malheureux. En vain elle se fait attrayante et souple, en vain elle emploie les sourires et la grâce féline, la colère même, son amour la fuit et pauvre fleur délaissée tombe tristement dans un coin. Alors auprès de cette fleur qui symbolise tout ce qu’elle aime, tout ce qu’elle a perdu, elle s’agenouille et pleure, la pauvre abandonnée. Ses gestes, sa démarche, sa pose, disent tous les désespoirs, tous les désirs, tous les immortels regrets Mais tout change : subitement elle est devenue gaie, alerte rieuse, gamine comme une enfant, avec quelque chose de forcé pourtant et d’étrange. Elle s’amuse d’un rien. La voici qui avec son éventail poursuit et chasse un papillon Hélas ! Son cerveau comme son cœur a succombé au désespoir : la pauvre fille est devenue folle. Par deux fois elle tient le papillon pris par terre sous son éventail. Mais — n’est-elle pas folle ? — elle ne sait le garder. Elle lève l’éventail et de nouveau le papillon s’envole, cette fois pour ne plus revenir. Cela lui a rappelé sa propre histoire. Avec le papillon sa folie a disparu. Elle se souvient de tout maintenant et dans un grand geste tragique s’écroule évanouie.

Je crois qu’il est impossible de mettre plus d’art dans une danse, d’y déployer plus de grâce et de sentiment. Où sont nos danseuses avec leurs pointes et leurs sourires stéréotypés ! Laquelle saura, avec le seul secours de son corps et d’une musique monotone, nous donner l’impression d’un drame délicieux et poignant ? Il me semble que la danse doit être un moyen d’allier la beauté des formes à l’harmonie des sons et que son plus grand attrait réside dans la grâce, l’attitude et le charme, pour faire rêver comme un poème et bercer comme une chanson.

Nous faisons naturellement venir les danseuses et nous les complimentons par l’intermédiaire de notre ami japonais. Hélas ! la grande artiste ne semble pas du tout pleurer son ami. Elle est gaie comme un pinson. La voilà, au bout d’un faible instant, installée sur mes genoux et s’appliquant à nous apprendre la « djonkina, » une danse très simple et enfantine, mais terrible par les sous-entendus qu’elle suppose chez quiconque connaît la façon dont on l’exécute à Yokohama. Cette endiablée petite geisha a mis le feu aux poudres. Les autres sont trop jeunes pour qu’on puisse penser à mal, mais elles sont grisées de jus d’orange et complètement déchaînées. L’une s’amuse énormément à tirer les moustaches de G… pendant que deux autres accroupies à terre commettent d’affreuses petites saletés en faisant naviguer des peaux de mandarines dans un verre de bière et en soufflant très fort pour faire avancer leur vaisseau. Nous sommes revenus au temps heureux de notre enfance. Nous jouons à quatre pattes avec des poupées. Mais tout a une fin. On décampe. J’embrasse ma petite amie qui m’a décidément appris la « djonkina, » et chacun, bien sagement, va se coucher chez soi.

Après une mauvaise nuit passée en chemin de fer, je me réveille au petit jour pour découvrir par la portière le Fusi-Yama dressant en face de moi son énorme cône qui semble sortir seul et sans contreforts de la plaine qui l’environne. Tout le monde a vu sur des paravens son aspect pointu, son épaisse calotte de neige qui descend jusqu’à son pied, pendant que de son sommet glacé s’élève une petite fumée, mince panache qu’agite le vent. Mais, ce matin, il fait encore noir et le colosse paraît tout proche, se profile seul nettement au milieu du paysage à peine entrevu qui l’entoure. Soudain, le soleil se lève, quelque part, là-bas, sur la mer. On ne le voit pas ; la nature reste sombre, mais le sommet du pic s’éclaire graduellement. C’est d’abord une flamme, un éclair qui jaillit de la pointe ; puis, peu à peu, cela s’étend, cela s’allume comme une lampe électrique où le courant arrive progressivement. Bientôt tout le cône est en feu, éclatant de lumière dans le ciel bleu pâle, presque gris. Et c’est un spectacle inoubliable que celui de cette masse de neige, rouge, étincelante comme un brasier, au milieu de la plaine sombre encore où courent, s’accrochant aux arbres, les derniers brouillards de la nuit.


TOKYO

10 heures du soir. — Grande toilette, habit, cravate blanche ; ces dames décolletées ; des perles et des diamans partout. Nous arrivons à l’ambassade de Chine où il y a un grand bal. De jeunes attachés d’ambassade chinois, longues robes et longues queues, ne parlant ni anglais ni français, offrent le bras aux dames pour les mener au vestiaire. Des salons nus, meublés à l’européenne, avec lumière électrique. Un hall où des Américaines flirtent déjà : une pièce spéciale pour les hommes : tables de poker, gros cigares enveloppés d’argent. On joue des valses, des quadrilles, des polkas. Des officiers de marine de toutes les nations du globe, des attachés militaires en grande tenue, des ambassadeurs, des princes. Des officiers japonais constellés de décorations, parfois la figure balafrée d’une blessure de la dernière guerre, l’air militaire malgré l’obligatoire sourire. Toutes les femmes du corps diplomatique au complet : la jolie Américaine Miss T… la belle Mme de V… De l’ambassade d’Allemagne, etc. Quelques Japonaises en costume européen, très laides et très gênées. D’autres, gentilles, dans le kymono national, des kymonos très simples, noirs avec des revers blancs, tel qu’il est de bon ton de les porter dans la haute société. Comme langue générale, le français ou l’anglais, mais aussi du japonais, du chinois, du russe, de l’italien, de l’espagnol, de tout.

A côté de moi deux Japonais très importans se saluent beaucoup en causant. Je ne comprends pas, mais je commence à être assez au courant des mœurs du pays pour deviner, en partie, ce qu’ils disent : « Oserai-je lever mes yeux de ver de terre vers l’éclatant soleil de votre visage ? — Par suite de quelle félicité ma très humble personne a-t-elle le prestigieux bonheur de rencontrer votre admirable, unique et magnifique seigneurie ? — Ma très modeste, très insignifiante et très vulgaire femme met ses hommages aux pieds de votre délicieuse, adorable, étincelante moitié. » Ainsi parle-t-on quand on est bien élevé.

Avant le cotillon, dans les salons du premier étage, un souper par petites tables. On mange de bonnes choses, du foie gras et des truffes, à l’européenne, sans petits bâtons.


20 avril. — Déjeuner à l’ambassade de France. On part à deux heures pour se rendre dans un des jardins de l’Empereur où a lieu la fête des Cerisiers. Nous sommes affublés de redingotes zébrées de plis dans le dos et de chapeaux hauts de forme achetés au poids de l’or à Yokohama. Tout le corps diplomatique au complet et les Japonais importans.

3 heures. — Le cortège fait son entrée. En tête l’Empereur dans un costume qui rappelle celui de nos officiers d’artillerie ; assez grand, barbu, marche les pieds en dedans, rend comme un automate les saluts que nous lui faisons. L’Impératrice, en toilette européenne, l’air d’une petite momie, d’une poupée mal attifée. — Des princes ensuite, en costumes militaires, et des princesses, toutes embarrassées dans leur déguisement européen, sauf la princesse K… en robe rouge, charmante. Tout ce monde fait le tour des jardins, sous les cerisiers doubles, précédé de chambellans en bas de soie et en habits à la française. Il fait très froid ; le vent souffle avec rage et les pétales de fleurs volent en tous sens, s’enfuient dans les airs devant cette transformation du vieux Japon modernisé.

Dans une sorte de grand hangar où un lunch par petites tables est préparé, l’Empereur, l’Impératrice, les princesses s’arrêtent et le corps diplomatique défile pour les saluer. Un interprète dit quelque chose ; on s’incline plusieurs fois, très bas ; l’Empereur fait : « Hun ! hun ! hun ! » l’Impératrice ne dit rien du tout. La princesse K…, qui sait l’anglais, dit quelques mots à Mme de B… Elle se souvient que son mari a été autrefois reçu chez elle et remercie.

Maintenant on est assis et on mange. On sert des truites, des viandes froides, du foie gras, des gâteaux, du Champagne, des glaces. A une grande table isolée, au bout de la salle, les personnages princiers sont assis, ne prennent rien. Ils en ont assez. L’Empereur fait signe qu’on reste, qu’on continue à manger, qu’on ne se dérange pas, et il file avec sa suite. L’Impératrice, maintenant, ravie que ce soit fini, est presque dégelée. C’est en faisant de tous côtés des petits saluts gracieux qu’elle passe au milieu de nous. Et devant cette scène où il y a de la grandeur et du grotesque, de vieux usages et des modernités, un amalgame bizarre de choses disparates, juxtaposées sans être mêlées, on ne peut s’empêcher d’évoquer le temps où le Japon n’avait ni télégraphes, ni chemins de fer, ni cuirassés, ni dettes, où cette même fête se produisait au même endroit, à la même époque, sous les mêmes cerisiers en fleurs, mais où les femmes étaient vêtues de ces vêtemens de rêve qu’on ne voit plus aujourd’hui que dans les musées ou les temples. Alors, quand le Mikado passait, fils du Soleil, l’égal d’un Dieu, nul parmi les foules prosternées ne devait entrevoir son visage, sous peine d’avoir la tête tranchée sur place par le sabre d’un samouraï.


NIKKO

C’est une bien jolie vue que celle dont on jouit des fenêtres de l’hôtel de M. Kanaya à Nikko. Ma chambre proprette et blanche, — comme toute chambre japonaise, — donne sur une vérandah vitrée qui fait face à la Sainte Montagne. A mes pieds, très bas dans le fond, coule un torrent dont le bruit monotone me berce le jour, m’endort la nuit. Je perçois même, arche sanglante sur des flots d’argent, le pont en laque des Mikados, le pont rouge où nul ne peut passer que l’Empereur, soit que vivant il se rende en pèlerinage aux tombes de ses ancêtres, soit que mort il aille à son tour se coucher auprès d’eux.

En face, collée au flanc des monts, c’est la forêt noire, la forêt trois fois séculaire de cryptomérias et de cèdres géans. Quelque part, dans ces branches, sous cette ombre, s’élèvent des temples immenses, des temples de bronze, de laque et d’or. Mais on ne les voit point. Leurs toits les plus pointus, leurs flèches les plus élevées disparaissent dans tout ce feuillage, se perdent dans l’ombre de ces arbres si touffus et si hauts. Par derrière, très rapprochée encore, fermant l’horizon à petite distance comme pour empêcher le regard de se perdre en des perspectives trop vastes, c’est la ligne des montagnes dénudées ou couvertes de broussailles rougeâtres avec, sur les sommets, de larges plaques blanches qui sont des glaces et des neiges. On ne peut rêver un spectacle plus enchanteur que celui de ce paysage, le soir, quand le soleil a disparu derrière les glaciers. Le ciel est encore clair, car l’astre du jour n’est couché que pour nous. Mais il fait nuit dans le ravin où le torrent, longue bande d’argent, pousse toujours sa plainte monotone. La forêt des vieux cèdres est d’un noir d’encre, d’un noir sinistre, ressemble à certains paysages de l’Enfer du Dante illustré par Doré. On sent qu’il se passe là, des choses mystérieuses et étranges, qu’on y vénère des idoles bizarres dans la fumée de l’encens, au bruit de lourdes cloches de bronze, que des esprits, des démons, des fantômes doivent y errer dans les temples et sur les tombes. Les montagnes du fond sont toutes bleues ; les neiges étincellent encore ; et tout cela, étant très proche, se découpe avec une netteté merveilleuse sur un ciel d’or, un ciel de rêve, un ciel japonais qui ressemble à ces émaux antiques dont le secret s’est perdu.

Pour se rendre à la Montagne Sainte, on franchit le torrent sur un pont de bois, le pont de tout le monde, qui est à une cinquantaine de mètres du pont en laque des Mikados. Tout de suite on se trouve au pied de la forêt. Il y a sur ces vieux arbres, une jolie légende. Quand on construisit les monumens sacrés, les shoguns, les daïmios, tous les grands seigneurs du Japon féodal firent des présens considérables en or et en objets précieux. Un daïmio était trop pauvre et ne pouvait faire un don digne de lui. Il se contenta d’envoyer ses vassaux planter sur les flancs de la montagne de petits cryptomérias. Ce sont ces arbres qui ont aujourd’hui trois cents ans et qui constituent certainement le plus beau cadeau qu’on ait fait aux dieux.

Je ne crois pas que nulle part ailleurs on puisse trouver pareille réunion d’arbres géans avec leurs troncs lisses et droits comme des colonnes, leur formidable hauteur, l’enchevêtrement de leurs branches qui fait régner partout une obscurité triste et gravé comme il convient à un lieu où on vénère l’âme des morts.

De grands escaliers droits, aux marches de granit, permettent de monter dans cette forêt. Le torrent mugit derrière vous. À droite, à gauche, partout, des ruisseaux, des cascades, des sources qu’on ne voit pas, font entendre leur éternel bruissement qui s’élève sous la voûte des arbres comme un chant religieux. Quand on a monté quelque temps, le chemin s’élargit. Maintenant c’est une immense avenue en pente très douce au bout de laquelle étincelle quelque chose qui est un temple. On passe sous deux ou trois portiques en pierre ou en bronze de la forme consacrée au Japon et on arrive à la réunion d’édifices qui constitue le premier sanctuaire. C’est d’abord une tour carrée à sept étages, toute en laque rouge, avec des ornemens de bronze doré finement ciselé. Quatre cryptomérias l’entourent, luttent avec elle de hauteur, la dépassent, lui font un décor merveilleux de verdure et d’ombre.

De nouveau, de grands escaliers de granit se présentent, permettent d’accéder à plusieurs terrasses successives taillées à même dans la montagne, surplombées toujours de la grande forêt sombre. Sur chacune de ces terrasses, des portiques, des portes, des monumens séparés qui sont des magasins où l’on garde des choses précieuses, des armes, des casques, des étoffes merveilleuses et passées ayant appartenu à des prêtres, à des impératrices, à des rois, des chandeliers et des brûle-parfums de bronze, des laques d’un incalculable prix. Et l’extérieur de ces monumens est toujours le même : toujours des laques rouges constellées de ferrures, de cuivres ciselés, de bronzes damasquinés d’or. Des bois sculptés, des porcelaines représentant mille figures variées enrichissent les frises ; et toujours, partout, se reproduisent les trois feuilles des shoguns, aussi bien dans la masse de fer qui couronne le pignon d’un toit, que dans l’a tête d’un petit clou imperceptible maintenant une pièce de cuivre dans les soubassemens du bâtiment. Rien n’est dédaigné, rien n’est négligé ; et l’on découvre des objets d’un détail charmant, des damasquineries et des laques, dans des endroits presque invisibles, dans les recoins les plus cachés.

Sur la dernière terrasse se trouve le temple proprement dit Des prêtres sont assis sur le parvis, se chauffent les mains à un brasero, ou écrivent avec un pinceau sur de larges bandes de papier. On nous permet d’entrer après nous avoir fait déchausser. Alors nous sommes saisis par la richesse inouïe du sanctuaire, par les étincellemens d’or qui viennent des colonnes, du plafond, des murs, dans la demi-obscurité du saint lieu. Les cloisons sont des panneaux de laque ou de bois sculpté d’une inestimable valeur ; les plafonds à caissons et à encorbellement sont tous semblables, représentent des chimères enroulées sur un fond vert sombre. Les montans sont en laque notre incrustée d’or. Ici le souci du détail est poussé à l’extrême. Les encoches qui permettent de tirer les panneaux sont en bronze damasquiné ; les têtes de clous ciselées, avec de l’émail, sont de vieux cloisonnés. Le temps a donné à toutes ces choses une demi-teinte douce et charmante. Les peintures se sont fondues, les bronzes ont pris une patine plus sombre, le rouge des colonnes s’est un peu terni, et seules ont conservé intact leur éclat, les inaltérables laques d’or qui brillent dans la pénombre comme autant de soleils.

Quand on a traversé l’édifice sacré, on s’engage sur un long escalier de granit, aux lourdes balustrades de pierre, qui s’élance seul dans la forêt et grimpe, sous les vieux arbres, les flancs ardus de la montagne. La montée est raide. Les temples ont disparu ; la forêt paraît encore plus triste et plus sombre en sortant de cet étincellement d’ors et de laques précieuses. Enfin on atteint une sorte de plate-forme ; on contourne un petit monument tout simple où un bonze est en prière devant un autel et on arrive au tombeau. Presque rien, ce tombeau : un balcon de pierre entourant une terrasse sans ornemens avec, au milieu, une tourelle basse que gardent deux chimères.

Et je trouve admirable la conception qui a voulu, après avoir entassé en bas tant d’or et de richesses, que la tombe du héros qu’on vénère soit une simple chose de granit et de bronze perdue très haut dans la forêt. Peu de visiteurs montent jusque-là. La plupart des fidèles s’arrêtent aux parvis du sanctuaire. Il règne une obscurité triste, un grand calme que viennent seuls troubler le bruit d’une cascade invisible, la plainte monotone du vent dans les grands arbres. Oh ! les heures délicieuses qu’on doit pouvoir passer là l’hiver, quand le givre couvre les branches, que la neige jonche la terre, que la tempête passe en sifflant entre les vieux troncs noirs ! Quel endroit pour laisser sa pensée s’engourdir doucement dans le rêve et dans l’oubli.


Pendant vingt-quatre heures nous filons à toute vapeur le long de la voie ferrée qui relie Utsunomiya et Aomori à l’extrémité nord du Japon. La ligne d’abord s’élève, atteint une altitude de 1 100 pieds. Le paysage est pittoresque. Au-dessous de nous, au fond de profondes vallées, ce sont des champs cultivés et d’innombrables villages drôlement perchés, avec une grâce précieuse, qui semblent placés là pour l’effet. Les ruines d’anciens châteaux féodaux, aujourd’hui démantelés, se dressent sur les crêtes. Au loin, en face de nous, presque à notre niveau, c’est une chaîne ininterrompue de montagnes pointues couvertes de neige uniformément. Mais on redescend bientôt. A partir de Sendaï nous nous maintenons au bord de la mer dans un paysage monotone et triste de pays du Nord où règne encore l’hiver. Le temps se refroidit à mesure que nous nous élevons en latitude. Adieu les arbres aux jeunes pousses vertes, les camélias, les cerisiers en fleurs. De larges plaques neigeuses couvrent certains champs, emplissent les fossés aux abords de la voie. Le train passe à chaque instant sous de longs tunnels en bois destinés à préserver la ligne de l’envahissement des neiges. Enfin voici Aomori, un paysage de Norvège ou d’Islande, une grande baie aux eaux pâles, dans un ciel pâle, avec des montagnes toutes blanches, et un soleil d’hiver, un soleil froid, sous lequel s’amoncellent au large de longs rubans de brume.


Morooron, dans l’île de Yeso. Est-ce encore le Japon ? Des montagnes couvertes d’arbres dépouillés de leurs feuilles, un vent glacial, des cimes neigeuses, des volcans pointus qui fument. Une petite ville dont toute l’industrie est dans les mines de charbon. Accompagné du Père R…, missionnaire français, je vais visiter un village d’Aïnos. Ce sont des sauvages, les vrais habitans de cette île que les Japonais ont colonisée depuis peu. Ils sont sales, vivent pauvrement dans des huttes, ont de longs cheveux et de grandes barbes. Les femmes, — qui ne seraient pas laides, — portent une énorme moustache tatouée sur la lèvre supérieure. Elles travaillent aux quelques champs que la famille possède, pendant que les hommes se livrent exclusivement à la chasse ou à la pêche, aux sports d’agrément, — m’explique le missionnaire. Ces gens n’ont rien de la race jaune. Ils ressemblent à des Cosaques et durent venir de Sibérie, à des époques lointaines, pour occuper cette île d’où ils se répandirent, dit-on, dans tout le Japon, il y a bien des siècles. Maintenant ils diminuent, succombent aux maladies et à l’absorption étrangère, sont destinés à disparaître comme toutes les races vaincues.

Si Morooron n’est qu’une bourgade, Hakodate, un peu plus à l’ouest, est une grande cité de quatre-vingt mille habitans. Pleine de mouvement, sillonnée de tramways, construite sur un isthme, entre deux mers, au bord d’une baie magnifique, cette ville serait un lieu de séjour fort agréable s’il n’y faisait pas si froid. Mais, habitués aux chaleurs tropicales, nous frissonnons dans le vent glacial qui souffle sans discontinuer. Une visite à la mission, sur une hauteur, tout en haut de la ville, avec une vue superbe ; une visite aussi à une école de filles délicieusement bien tenue par des sœurs françaises qui cherchent à inculquer à leurs jeunes élèves un peu de notre langue, — qu’on ne parle plus guère, — et nous nous décidons à lever l’ancre.

C’est par un temps froid, brumeux et triste que nous quittons définitivement la terre japonaise, nous dirigeant sur Vladivostock. Il y a une grosse houle méchante et dure qui nous secoue brutalement avec des bruits sinistres de meubles qui tombent, de vaisselle cassée. Le vent fraîchit encore quand nous avons franchi le détroit ; il passe dans le grément avec de longues plaintes humaines. Moi aussi j’ai envie de me plaindre et j’éprouve une vague tristesse à laisser derrière moi ce pays si gai, si joli, si propre, ou il y a tant de fleurs, tant de bibelots inutiles et précieux. Monté sur la passerelle, devant la mer grise qui déferle, je songe aux mousmés qui trottinent par les rues ensoleillées avec un bruit de castagnettes, et au sourire toujours niché dans les fossettes de leurs joues roses et dans leurs petits yeux bridés.


MARSAY.


  1. Voyez la Revue du 15 juin.