Un Amuseur oublié : Carmontelle (1717-1806)

Un Amuseur oublié : Carmontelle (1717-1806)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 875-910).
UN AMUSEUR OUBLIÉ

CARMONTELLE, 1717-1806

Le mystère des destinées échappe à notre fragile entendement. Certains hommes, en venant au monde, portent en eux le germe du bonheur. Ils naissent à l’époque la plus avantageuse pour l’éclosion de leurs talens naturels ; un sort favorable les pousse dans le milieu le mieux adapté à leur génie. Désormais, ils n’ont plus qu’à laisser couler leur vie, qu’à prendre la peine de suivre leur chance.

Celui qui fait l’objet de cette étude compte au nombre de ces privilégiés. Il vécut dans la rumeur des fêtes et connut la griserie des louanges. Solon affirmait, au dire d’Hérodote, qu’il ne faut pas saluer du nom d’heureux aucun mortel avant sa mort. Heureux, Carmontelle le fut par delà le tombeau. Il s’éteignit dans le plus grand âge. La piété d’un ami lui ferma les yeux et sauva son œuvre de la dispersion.


I

Son origine, cependant, ne semblait pas le désigner pour quelque haute fortune. Il était de souche roturière, même paysanne, issu d’une obscure lignée de vilains, égrappeurs de vignes, au pays de Mirepoix, et s’appelait tout vulgairement Louis Carrogis.

Son père, Philippe, lassé du fossoir et du hoyau, avait déserté le toit familial, le misérable taudion de La Bastide Boussignac et, ses maigres économies en poche, la besace au dos, gagné Toulouse à pied, d’où le « coche de terre » l’avait un beau matin de 1699 débarqué tout pantois sur le pavé de la grand’ville.

Ce provincial voulait se « déraciner » et devenir Parisien ; le vigneron ambitionnait de se transformer en cordonnier.

Alors, avaient commencé les rudes années d’apprentissage, parmi les compagnons de Saint-Crépin. Actif et débrouillard, notre Languedocien eut tôt fait de se dégourdir. Jal, l’érudit et grincheux auteur du Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, a su retrouver sa trace au cours de ses vagabondages de boutique en boutique.

En 1705, Philippe Carrogis travaillait pour le compte du sieur Michel Eybelli, établi rue des Vieux-Augustins, sur le territoire de la paroisse Saint-Eustache. L’artisan se voyait en faveur auprès de son patron. Son habileté justifiait cette confiance ; d’échelon en échelon, l’apprenti, le « goret » en argot de « manique, » s’était haussé jusqu’au rang de premier ouvrier. Et une suprême ambition lui était née en même temps qu’un grand amour. Au logis de maître Eybelli, trônait accorte et bien tournée, gracieuse, accueillante à la pratique, demoiselle Marie-Jeanne, sa fille. Parfois, eu poussant l’alène ou maniant le tranchet, façonnant la botte à chaudron ou fignolant quelque mule légère, les regards de l’ouvrier s’arrêtaient longuement sur la belle, assise au comptoir. Alors de profonds et d’enfièvres soupirs :

— A vingt-huit ans, un homme est mûr pour le mariage. Quelle enviable compagne serait cette jolie fille... Ah ! si je pouvais espérer, si j’osais seulement !...

Un beau jour il osa.

Le bonhomme Eybelli se fit bien quelque peu tirer l’oreille, avant d’accorder son consentement, mais les œillades de l’enflammé Philippe avaient touché Marie-Jeanne et sa faconde méridionale l’amusait. Le père, cependant, mit encore cette condition au mariage que son gendre, à son exemple, devrait être un homme établi, possédant clientèle et boutique sur rue.

Philippe Carrogis se remit au travail, accomplit les six années de stage imposées, par les statuts, à tout compagnon de province qui voulait épouser la fille d’un maître, !il son « chef-d’œuvre, » paya 378 livres pour les « droits de maîtrise, » 30 livres pour le brevet, prit enseigne, rue du Cœur-Volant « au coin de celle des Quatre-Vents » et, le 9 novembre 1711, conduisit, rayonnant, Marie-Jeanne à l’autel.

Cinq enfans allaient naître de l’amoureuse union[1]. Louis, le futur Carmontelle, vint au monde le troisième, le 15 août 1717. Les registres de Saint-Sulpice, si fâcheusement brûlés avec les autres documens paroissiaux, lors des stupides incendies allumés par la Commune, mentionnaient son acte de baptême. Un ami de son père, le sieur Louis Bréchot, marchand épicier, fut choisi pour son parrain.

La bonne fée des légendes populaires veillait sur le berceau du nouveau-né. Son bienfaisant pouvoir allait lui prodiguer les avantages d’esprit, les qualités naturelles les plus propres à le pousser dans le monde, à favoriser sa route dans une société assurément futile et dissipée, mais délicate, intelligente et, somme toute, facile à qui savait la distraire : agrément de la personne, aménité du caractère, la plus pénétrante faculté d’observation, de la malice sans méchanceté, une verve pétillante et jamais lassée, surtout une incroyable puissance d’assimilation. L’ami Carmontelle, écrira Grimm, plus tard, « fournit des pièces comme un pâtissier des petits pâtés » et Mme de Genlis, censeur peu bienveillant, incline sa férule devant cet homme « si doux, aux mœurs si pures, aux talens si aimables, qui n’excita jamais la haine ni l’envie et fut toujours aimé, loué, considéré. »

Les renseignemens nous font défaut sur l’enfance et l’éducation première que reçut Carmontelle : lacune regrettable et qui, selon toute vraisemblance, ne sera jamais comblée. Qui donc aurait pu deviner, en ces jours écervelés de la Régence, qu’un fils de courtaud de boutique laisserait sa trace dans l’histoire ? Sans doute, en compagnie de ses frères, dut-il recevoir une rudimentaire instruction professionnelle, à peine habillée des élémens indispensables de Despautère et de Rollin. Il n’est pas non plus défendu de supposer que quelque client obscur de l’échoppe paternelle, remarquant ses dispositions, ait envoyé l’enfant se dégrossir en l’une de ces écoles de quartier, dont l’Institut royal de Dessin et de Mathématiques, fondé par Barbier en 1767, devait perfectionner l’enseignement.

Lui-même, d’ailleurs, cachait jalousement le secret de ses origines. S’il ne renia point, comme Jean-Baptiste Rousseau, le cordonnier son père, du moins ne l’avouait-il pas tout haut. Ses contemporains ne soupçonnèrent pas sa naissance ou l’oublièrent si bien, qu’ils n’en ont point transmis le souvenir à la génération qui suivit. Le chevalier de Lédans lui-même, l’ami, le confident de ses dernières années, et qui lui a consacré des souvenirs fort pittoresques[2], garde, à cet endroit, un absolu mutisme. Jusqu’au tombeau, Louis Carrogis conserva la pudeur humiliée, — et certainement habile, — de son ascendance.

A quel moment prit-il son pseudonyme ? Sur ce point il nous faut encore confesser notre ignorance. Vraisemblablement ce dut être assez tard. En 1744, il signait tout uniment Louis Carrogis, au baptême de son neveu Louis, fils de son frère Pierre et de Marie-Françoise Pillet, s’attribuant la qualité d’ » ingénieur. »

Il commençait déjà de se pousser au soleil et jouissait d’une aimable réputation de bel esprit et de « caricaturiste, » comme on disait alors, où le mot n’avait pas sa valeur d’aujourd’hui. Mais, de vrai, pour réussir et s’imposer, Carrogis avait bien mauvais air et sentait par trop son manant crotté. M. de Carmontelle, sonnait d’autre manière, pour forcer la porte des meilleurs salons, l’avenue des ruelles les mieux hantées. Sous ces syllabes orgueilleuses, comment aller découvrir l’apprenti rapetasseur de semelles, à la cordonnerie du Cœur-Volant ? Donc, foin du Carrogis, patronyme désastreux, honneur à M. de Carmontelle !

Jal insinue, sans preuves, que le succès des Contes moraux détermina le choix de cette personnalité d’adoption et qu’il forgea son nom en imitation de celui de Marmontel. L’hypothèse est ingénieuse, le filandreux versificateur d’Aristomène se trouvant à cette époque en pleine vogue. Par malheur, les Contes moraux sont de 1757 et Carmontelle, depuis trois ans au moins, avait dépouillé sa chrysalide originelle.

Il avait, en effet, passé la première jeunesse et touchait à son trente-huitième printemps, lorsque nous le voyons brusquement surgir au château de Dampierre, très avant dans l’amitié des ducs de Chevreuse et de Luynes, l’auteur des Mémoires, enseignant le dessin au vidame d’Amiens, un élève de dix-sept ans, u l’homme le plus déséquilibré de son temps, » selon Mme de Genlis, et qui devait si bien s’enfuir en Egypte, abandonnant son épousée, le jour même de ses noces : — un bel esclandre.

Son talent de portraitiste, son adresse à saisir les ressemblances, à rendre l’expression des physionomies, allaient, dans cette famille puissante, merveilleusement servir la fortune du manieur de crayons. Entre deux séances de perspective ou de ronde bosse, il « croquait » les châtelains qui lui dispensaient le vivre et le couvert. Il silhouetta de la sorte ses hôtes, avec leurs visiteurs, et, ces profils aux deux crayons, rehaussés de gouache ou de sépia, sont les premiers en date de cette étonnante collection de Chantilly, le plus précieux document iconographique, qui nous ait été conservé, pour l’histoire des dernières années de la Monarchie.

Utilisant ses connaissances techniques, on doit présumer aussi qu’il s’employa à transformer et embellir le parc qui dresse, encore aujourd’hui, ses frissonnantes ramures au-dessus de la vallée de Chevreuse.

Surtout, Carmontelle, à Dampierre, noua de profitables relations. Les Luynes recevaient beaucoup, pratiquant une opulente hospitalité. Parmi tant de gentilshommes, de nobles dames et de dignitaires, empressés à suivre les chasses, à jouer la charade, à pratiquer le pharaon ou le reversi, quelqu’un particulièrement remarqua l’humble et souple gribouilleur. C’était un grand seigneur doublé d’un soldat, le comte de Pons Saint-Maurice, et l’amitié qui allait unir le protégé au protecteur ne devait finir qu’avec la mort et renouveler sa destinée.

Emmanuel-Louis-Auguste de Pons Saint-Maurice avait alors quarante-quatre ans, l’âge des amitiés tardives chez ceux qui en furent privés, et devait conserver jusqu’après la cinquantaine « la plus belle figure et l’air le plus majestueux qui soient. » Sa politesse était fameuse, en ce siècle des courtoisies raffinées, et, plus encore, sa connaissance de l’étiquette. Depuis trois ans passés, il était gouverneur de M. de Chartres, et premier gentilhomme de la Chambre du Duc d’Orléans. Très bon. très affable, très indulgent, il rachetait son manque de culture par beaucoup de bienveillance assaisonnée d’esprit naturel. Quelques années plus tard, en 1759, lorsqu’il épousera Anne-Claudine Meyneaux de la Tour, veuve du financier Mazade, tous deux deviendront célèbres, pour la ferveur de leur tendresse conjugale, tellement inséparables, qu’à Villers-Cotterets. on les plaçait côte à côte, même dans les repas de grande cérémonie, — ce dont clabaudait ferme une galerie par trop imbue du Préjugé à la mode.

En outre, ce brave homme se complétait d’un homme brave, d’un officier de toute vaillance. Colonel de Bassigny-Infanterie, puis du régiment d’Orléans-Dragons, il avait sabré les grenadiers de Koenigsek et galopé les charges de Fontenoy. Depuis 1748, il était maréchal de camp et deviendra lieutenant général, pour son courage aux journées de Minden.

L’esprit prime-sautier de Carmontelle, son entrain, sa fantaisie toujours prête, certaines affinités de goûts, de sentimens et de caractères, rapprochèrent le gentilhomme du « maître à dessiner. » M. de Pons était assidu à Dampierre, il y rencontrait chaque fois son modeste compagnon ; l’adresse respectueuse de celui-ci cimenta cette affection naissante ; bientôt le comte ne put se passer de son favori, résolut de l’attacher à sa fortune.

Les conjonctures étaient malaisées. Bernis et Stahrenberg venaient de signer le premier traité de Versailles, la « Guerre des trois cotillons » commençait. Après les premiers succès du maréchal de Richelieu, en Hanovre, ç’avait été la débâcle de Rosbach, M. de Pons reçut l’ordre de rejoindre l’armée de Westphalie ; il emmena Carmontelle, dans ses bagages, au titre d’aide de camp et d’officier ingénieur.

Orléans-Dragons s’en vint cantonner à Wesel, au confluent de la Lippe et du Rhin. Richelieu disgracié s’était vu remplacer par le comte de Clermont, l’invraisemblable général-abbé, « moitié plumet, moitié rabat. » Tout cuirassé qu’il fût d’indifférence, l’arrière-petit-fils du grand Condé s’ébahit au spectacle des troupes : « J’ai trouvé l’armée de Votre Majesté, écrit-il à son royal cousin, divisée en trois corps très différens. Le premier est sur la terre, il est composé de voleurs, de maraudeurs, tous gens déguenillés jusqu’à la tête ; le second est sous la terre et le troisième dans les hôpitaux. » Pourtant ni lui, ni Mortaigne, son mentor, n’essayèrent d’atténuer le désordre. Au contraire, le commandant en chef donnait l’exemple ; ses fourgons encombrés d’une ménagerie, où voisinaient les singes, les chiens savans, des martres, des perroquets et jusqu’à des corbeaux apprivoisés et faisant l’exercice. Après la déroute de Crefeld, les coureurs ennemis pillèrent le camp français. On y trouva une foule de secrétaires, de cuisiniers, de danseurs avec leurs danseuses, des tables chargées de vaisselle et d’argenterie, des objets de toilette et d’ajustement féminin, de la parfumerie en profusion, parasols, manchettes, eau de lavande et de non-pareille !

Etonnantes armées de la guerre de Sept ans, héroïques à la fois et frivoles, valeureuses et amollies, si bien frappées à l’empreinte du siècle et qui semblent, comme une partie de la société d’alors, avoir perdu tout bon sens comme toute morale !

Carmontelle ne vit pas le désastre, il était demeuré à Wesel, avec un corps de cavalerie chargé d’assurer les communications de l’armée. Les services qu’il rendit durent être médiocres, si l’on en juge par cette déclaration de Lédans, témoin oculaire : « Tout son mérite militaire se réduisait à lever des plans dans la perfection, à découper savamment la dinde de son général et à dessiner les caricatures de toute la dragonaille de l’armée. Il plut beaucoup au duc de Chevreuse, en tapissant sa canonnière de toutes les figures des officiers de son régiment et de ceux d’Orléans, de Bauffremont et de Caraman. »

C’était, de fait, un maussade séjour que cette place forte, aux ruelles étroites, glaciale et pluvieuse. Les pauvres exilés s’y morfondaient d’importance. Quelle tristesse et qu’on était loin des petits soupers de Versailles, des « nymphes » d’Opéra, des « parades « joyeuses de Saint-Cloud et de Berny ! Une besogne sans gloire, à l’arrière-garde, nuls « lauriers » à moissonner, des bourgeois rechignes, leurs épouses sans grâces : Orléans-Dragons, Caraman, Bauffremont, Talleyrand en desséchaient de mâle rage.

Aimable, insinuant et disert, bien accueilli partout, le topographe s’ingéniait à tromper leur ennui. Il avait su, — par quel prodige ! — réunir à Wesel les élémens d’une « troupe de société » et préludait, en confectionnant des farces de caserne, à l’élaboration de ses proverbes à venir. Les acteurs s’appelaient MM. de Broglie. de Nantiat, de Comminges, de Coigny (le père de la Jeune Captive), de Chalabre, de Bullioud, presque tous jeunes officiers, pimpans sous l’uniforme rouge à col et paremens gros vert du régiment de Caraman, où l’habit bleu à plastron rouge, bordé d’argent, des carabiniers. Beaucoup furent tués dans la campagne et ne vivent plus, aujourd’hui, que par les crayons où Carmontelle les a campés de profil, coquets, pinces, fringans, musqués, jabotés de dentelles, le tricorne sous le bras gauche, une haute canne à la main droite, impertinens et parlans portraits de ces soldats de l’ancien régime qui allaient bientôt disparaître pour jamais.

Bien plus, le diable au corps avait découvert des actrices. Évidemment, les pauvres donzelles auraient fait piètre figure à côté de Mlle Clairon ou de la Dumesnil. Elles massacraient le français, et leur débit eût déchaîné des tumultes à la Comédie ; mais, à la guerre comme à la guerre, on n’était pas en posture de se montrer difficile et les « trois nymphes garnisonnières, » une dame Reysfeltz, veuve étoffée, à la quarantaine agréable, sa fille Anna, toute mignonne et délurée, la gouvernante de la jeune personne. Mlle Rousselet, auxquelles vint s’adjoindre une marchande de modes, Mlle Sommerwaltz, remportaient les plus flatteurs succès et même quelque chose de plus. Lédans, toujours caustique, le constate sans ambages : « Ces dames n’étaient pas sans attrait pour nos braves dragons. Les plus délicats pouvaient très bien, à vue de pays, s’embrigader avec la veuve Reysfeltz. Il (Carmontelle) m’en a souvent parlé, de manière à me faire croire que plus d’un de ces messieurs de la troupe dorée l’avaient trouvée de très bonne robe et que les deux autres paquets d’antichambre ne savaient auquel entendre parmi la dragonaille du second ordre. »

Ainsi coulait le temps dans la bienheureuse cité de Wesel et, nul doute qu’à la paix conclue, dix-huit mois plus tard, les complaisantes Allemandes durent bien des fois regretter ces polissons de Français.

Les heures d’héroïsme étaient passées pour Carmontelle. Aussitôt revenu à Paris, M. de Pons, usant de son crédit, le fit nommer lecteur du Duc de Chartres, aux appointemens de 1 800 livres.

Au moment où la destinée de l’ancien pousseur d’alêne achève ainsi de changer de face, il est nécessaire pour l’historien de tirer son crayon et d’esquisser plus complètement le portrait de ce grand faiseur de portraits. La tâche, à vrai dire, nous est simplifiée. Carmontelle a pris soin de tracer son image. Son apparence physique subsiste donc à nos yeux et les témoignages contemporains, multiples et précis, nous renseignent sur son être moral.

En cette année 1762, l’un des dessins conservés dans les portefeuilles de Chantilly, nous le montre, vêtu d’un habit de velours grenat moucheté de vert, occupé à peindre dans un grand album étalé devant lui, sur sa table de travail. Il était alors au début de sa faveur, en pleine possession de ses moyens, et dut se représenter avec une grande vérité. Sous la perruque poudrée à cadenettes, le visage scrupuleusement rasé a de la physionomie, les traits réguliers de la finesse et du caractère. L’œil brille, vif et pénétrant, à l’abri d’un front découvert, le menton est accusé, la bouche, malicieuse, mais sans amertume, offre quelque ressemblance avec celle de Voltaire. L’allure générale est à la fois affable et spirituelle. A bien étudier les lignes de ce masque bienveillant, on y découvre, en même temps qu’une confiance optimiste dans la vie, l’intelligence la plus déliée, aussi prompte à sortir des difficultés qu’à tirer parti des circonstances. Esprit, amabilité, entregent et souplesse, telles paraissent bien, en effet, avoir été les qualités dominantes de Carmontelle, celles que les contemporains, Grimm, Mme de Genlis et jusqu’à cette méchante langue de Bachaumont, lui reconnaissent à l’envi.

Toutes allaient lui être indispensables, pour se maintenir sur le terrain glissant, où l’avait introduit l’amitié de son protecteur.


II

Le gros bourg de Villers-Cotterets érige, au milieu des bois qui l’enserrent de toutes parts, l’humble ordonnance de ses maisons basses, que séparent, en damier, des venelles étroites, à la chaussée raboteuse et disjointe. Aujourd’hui, en dépit de ses fabriques d’arçons, de ses usines de brosserie, ce n’est plus qu’un assez morne chef-lieu de canton ; mais au XVIIIe siècle, durant les mois d’été, l’emplissait le tintamarre joyeux des carrosses, dévalant, à grand bruit, sur le pavé du Roi...

— Clic, clac !... Arrière, canaille, et place, manans... La canne des coureurs caressait les échines retardataires ; sur le siège, Lafleur ou Picard enlevait ses boulonnais et la voiture passait dans un tourbillon. Le populaire, ainsi chassé, pourtant ne regimbait pas... — Encore des hôtes pour le Château... Or le Château était tout son profit, force écus de six livres, voire de beaux louis d’or, tombant dans son bas de laine.

Le Château !... Ce n’est plus même une ruine, mais quelque chose de bâtard et de déshonoré.

En vérité, la philanthropie serait-elle vertu moins estimable, si elle daignait ne s’attaquer point aux demeures historiques ? L’ancienne résidence de François Ier, où le Roi-Chevalier avait inscrit, comme à Chambord, à l’entour des salamandres flambantes, sa devise énigmatique : Nutrisco et Extinguo, que Messire Jacques Androuet du Cerceau célèbre élogieusement dans son Estat des plus excellens bastimens de France, a été transformé, par notre démocratie utilitaire, en asile de vieillards et dépôt de mendicité. Rien ne subsiste plus des orgueilleuses décorations prodiguées, sous Henri II, par Philibert Delorme, aux deux corps de logis. Seule, la chapelle mutilée conserve des restes de modillons sculptés, et les bandeaux de la voûte d’entrée s’appuient encore sur une corniche ornée d’entrelacs et de rinceaux... Etiam periere ruinæ.

Soyons équitable cependant, l’œuvre dévastatrice était commencée dès avant la Révolution, et le sieur Oppenort, directeur général des bâtimens de Mgr le duc d’Orléans, doit en porter la responsabilité.

Par lettre patente du mois de janvier 1630, en effet. Louis XIII avait donné en apanage le duché de Valois à Gaston d’Orléans, son frère.

Alors, Villers-Cotterets retrouva les jours de splendeur autrefois vécus à l’époque carolingienne. En septembre 1064, Molière et sa troupe vinrent, au château, donner la seconde représentation des deux premiers actes de Tartuffe. Grand chasseur, le Régent, surtout, s’engoua d’une particulière dilection pour l’ancienne résidence royale, dont les forêts, toutes proches, de Guise et de Retz offraient mille ressources à son amour de la vénerie.

A vrai dire, il n’y courut pas seulement le cerf ou le sanglier. Les murailles de François Ier abritèrent souvent les scandaleuses orgies baptisées Nuits d’Adam par le cardinal Dubois, à cause de la tenue simplifiée des acteurs.

Plus tard, quand Louis XV s’en fut à Reims vers son couronnement, il s’arrêta deux jours à Villers-Cotterets et, deux jours durant, le vin coula des tonneaux pour qui voulait y boire des montagnes de victuailles s’engouffrèrent dans les estomacs paysans.

Un inventaire, daté du 11 mai 1759, et dressé par les soins de Me Petit, notaire, nous a conservé l’état du mobilier « garnissant les lieux et celui des communs. » il nous fournit d’intéressantes précisions sur l’opulence des demeures princières au milieu du XVIIIe siècle, luxe bien indigent, en vérité, et dont rougirait aujourd’hui le moindre de nos parvenus.

L’appartement le plus riche, la chambre ducale, à l’aile gauche du rez-de-chaussée, possède « une couchette à la polonaise, un fauteuil en brocatelle vert et or, deux en tapisserie de point d’Angleterre, soie et argent, un canapé et ses carreaux (coussins) de brocart or et soie, cinq pièces de tapisserie représentant l’histoire de Scipion. »

Le cabinet de travail qui s’y trouve attenant contient « une pendule de Thiourt l’aîné, dans sa boîte peinte en vert, un bureau long de six pieds en bois violet avec ornemens de bronze doré, deux fauteuils en maroquin vert, quatre bergères et quatre chaises en damas vert, les rideaux en taffetas vert. »

Quant au grand « salon de compagnie, » il est meublé « d’une garniture de feu en bronze doré, d’une pendule de Debeu à fleurs émaillées, d’un lustre à six bobèches en cristal de Bohême, quatre girandoles de grenailles, deux commodes à la reine, en bois violet satiné, une table de marbre seracolas, trois trumeaux sur la cheminée et, entre les fenêtres, un canapé à trois places, huit bergères, douze chaises couvertes en moire rayée à colonnes cramoisies et dessins flambés, les rideaux de même, trois tables de jeu et trictrac et un paravent à six feuilles couvert de toiles à fleurs. »

Le total de la prisée « avec les habits de comédie trouvés dans une armoire » est évalué par le tabellion soissonnais à 66 810 livres.

Il est vrai que la bibliothèque peu fournie, l’argenterie, les bijoux ni les tableaux ne sont compris dans cette somme. N’importe, en leurs appartemens du château ou leurs mansardes des communs, plus modestement garnies encore, les familiers du prince et les gens de sa Maison, le marquis de Barbanson, MM. de Montchenu, de Boisandré, de Scillouette, le chancelier Marsolan, le contrôleur de la bouche Chaux, voire les simples porteurs de livrée, le suisse Emery, le courrier Lafontaine, le cocher Delahaye devaient se trouver parfois médiocrement logés.

Au moment où Carmontelle prenait ses fonctions, le maître de Villers-Cotterets, premier prince du sang de France, était S A. S. Louis-Philippe, premier du nom, Duc d’Orléans, de Valois, de Chartres, de Nemours, de Montpensier et d’Etampes, Comte de Vermandois et de Soissons, Marquis de Coucy, etc.

Ce petit-fils du Régent frisait la quarantaine. Né d’un père dévot et réfugié en religion, beaucoup plus que son lignage français, il rappelait sa mère, la feue princesse Marie-Jeanne de Bade, grand, gros, robuste, le teint coloré, joufflu, déjà bouffi et insatiable mangeur. « Il était Allemand de pied en cap, écrit la baronne d’Oberkirch, brave prince, mais bien nul, » et Mme de Genlis, qui l’approcha fort, surenchérit, la bonne langue : « Il était très faible, ne savait rien juger par lui-même et ne voyait que par les yeux des autres. »

Avec cette figure de poupon gras, son apathie d’intelligence, il était difficile au pauvre duc de paraître spirituel. Son expression semblait plutôt bonasse, mais comme il s’agissait d’un fils de France, on s’accordait à la trouver « réfléchie. » D’ailleurs, cette indigence d’esprit et d’imagination ne l’empêchait pas, affirme d’Argenson, de se montrer « ferme, de bon sens, juste, droit, et haut comme le doivent être les princes ; » excellent homme au total, humain, charitable (le chiffre annuel de ses aumônes dépassait trois cent mille (livres), plein de cœur et naïf en amour...

Suivant l’usage, le « gros Philippe » s’était marié de bonne heure : mariage d’amour qui devait mal tourner. Il avait épousé sa cousine, cette princesse Henriette de Bourbon-Conti, dont les dévergondages étonnaient la cour de Louis XV, cependant mal commode à scandaliser, et qui, selon le mot de la duchesse de Tallard, « avait trouvé moyen de rendre indécent jusqu’au mariage. »

Aussi, lorsque l’impudique était morte, son désabusé mari ne l’avait-il pleurée que très relativement. Il avait pris le deuil, d’un cœur léger, en la compagnie avouée de Mademoiselle Marquise ou plutôt Le Marquis, de la Comédie Italienne, section du corps de ballet et, disaient ses bonnes camarades, jadis écaillère. La maîtresse s’était montrée plus fidèle que la femme légitime. A défaut de passion, elle avait entour son amant d’un tendre lacis de prévenances. Accueillante et serviable, de caractère facile et gai, la fine mouche s’était assurée de précieux appuis parmi les familiers du Palais-Royal. Elle trouvait son compte à cette diplomatie et, sans grande beauté, petite et noiraude, l’air d’un « pruneau habillé, » s’était fait donner hôtel, rue de Grammont, au coin du boulevard, castel et seigneurie à Villemonble.

En retour, il est vrai, elle octroyait à son gros Philippe deux fils qui seront d’église : l’abbé de Saint-Phar et l’abbé de Saint-Albin, avec une fille, plus tard Mme de Brossard et femme d’un maréchal de camp.

De plus, l’ancienne danseuse avait inspiré à son adorateur la passion du théâtre.

On sait l’importance qu’avaient alors prise les spectacles de société. Au siècle précédent, Mme de Maintenon ayant donné l’exemple, Mme de Pompadour, reprenant à son compte la nouveauté, avait dressé ses portans. Son théâtre des Petits Cabinets fit merveille. Jeux de favorite ont des imitateurs ; on donne la comédie, nous apprend M. Joseph Turquan, chez le prince de Conti, chez le duc d’Ayen, le duc de Vaujours-La Vallière, le duc de Coigny, le duc de Nivernois, le duc de Duras, chez la marquise de Livry, chez Mme de Marchais, chez la duchesse de Mazarin... « Chaque grande maison a théâtre à la ville, théâtre à la campagne et presque toujours un ou plusieurs auteurs attitrés, dont les compositions alternent avec le répertoire, ministres des plaisirs littéraires qui fabriquent à volonté prologues, épîtres dédicatoires, comédies, opéras, tragédies[3]. »

Cette « folie, » cette « contagion » plus que personne avait gagné le Duc d’Orléans. Il se fait construire une salle à Bagnolet, une autre faubourg Saint-Antoine, une troisième faubourg du Roule et semble convaincu que l’homme et la femme ne sont mis au monde que pour figurer sur des tréteaux. Clermont avait Laujon, et Maurepas, Salle ; il eut Collé, son secrétaire, pour fournisseur habituel. Ge n’était pas un délicat, et la verve gauloise de son protégé, son penchant à la grivoiserie flattaient ses goûts pour la gaillardise. La Tête à Perruque, la Vérité dans le Vin, le Galant escroc, la plupart des pièces qui composent le Théâtre de société, furent ainsi représentées à Bagnolet ou à Villers-Cotterets. Monseigneur ne dédaignait pas d’y tenir son rôle et de monter sur les planches. Il excellait, paraît-il, dans les rôles de paysan « qu’il jouait fort rondement, avec beaucoup de naturel. »

La débonnaire Altesse coulait ainsi des jours heureux et son bonheur eût été sans égal si la désobligeance mondaine ne l’avait contrarié.

Peu de femmes acceptaient ses invitations si largement prodiguées. La grâce de leur sourire n’égayait pas Villers-Cotterets et, tristement, le pauvre duc se sentait mis en quarantaine. La présence de Mlle Le Marquis éloignait ces dames de la « bonne compagnie. » Ce n’est pas, grand Dieu, que leur vertu s’offusquât d’une liaison irrégulière. Sans révolte, leur pudeur acceptait à Versailles bien d’autres compromissions. Mais ici, la favorite n’était pas née, et l’amant n’avait point songé à trouver un Guillaume du Barry pour décrasser sa roture. Or, ce qu’une personne de qualité devait souffrir ou considérer chez une égale, elle ne pouvait, en conscience, le supporter d’une « créature y, et d’une « fille de rien. » Aussi, celles qui consentaient à se commettre, Mmes de Beauvau, de Grammont, de Ségur, de Luxembourg, dépitées « de perdre les agrémens et l’utilité qu’on rencontre dans la société des grands, » avaient-elles conçu le projet de décazaner le prince et de lui chercher des complaisances mieux accordées à son rang.

Les circonstances favorisèrent un si louable dessein. A l’Ile-Adam, chez le prince de Conti, l’arbitre des élégances intellectuelles et mondaines, Philippe d’Orléans rencontra Mme de Montesson.

« Notre siècle, a écrit Chamfort, a produit huit grandes comédiennes, quatre de théâtre, et quatre de la société. Les quatre premières sont Mlle d’Angevilie, Mme Duménil, Mlle Clairon et Mme Saint-Huberti ; les quatre autres, Mme de Montesson, Mme de Genlis, Mme Necker et Mme d’Angivilliers. » Sans doute, en égalant à l’illustre tragédienne, créatrice de Zulime et de Sémiramis, celle dont nous devons maintenant tracer un rapide portrait, l’amer et mordant satirique évoquait-il un souvenir de ses humanités ? Comme l’empereur Auguste, en effet, Charlotte-Jeanne Béraud de la Haye de Riou, marquise de Montesson, joua merveilleusement la farce de l’existence. Au suprême degré, elle posséda la science du monde et de la vie. La sienne est un chef-d’œuvre de raison calculée ; de remarquables facultés d’intrigue, une souplesse exempte de préjugés, la dextérité la plus réfléchie, aidée par la connaissance des vices de son temps, en assurèrent la réussite triomphale.

De noblesse problématique et de médiocre fortune, elle n’est cependant pas de ces beautés souveraines, une Montespan, même une Pompadour. Un dessin de Belliard, au Cabinet des estampes, nous montre les traits menus d’un visage chiffonné où proémine un nez trop long. Les yeux, il est vrai, largement fendus, sont expressifs, et les dents, qui paraissent superbes, se laissent volontiers apercevoir entre des lèvres bien dessinées et un peu renversées. Mais, si le minois apparaît insignifiant, la volonté se trouvait robuste et trempée pour le combat.

Toute jeunette, Jeanne-Charlotte est résolue à parvenir. Elle a déjà la mentalité de ces effrontées « arrivistes » féminines, déterminées à tout. A dix-sept ans, « pour le nom et pour le bien, » elle épouse le marquis de Montesson presque octogénaire et un tantet en enfance.

La voilà marquise authentique, compagne d’un vieillard peu gênant et riche à 80 000 livres de revenus.

C’est le siècle des salons : point de situation mondaine sans un cénacle littéraire. La nouvelle mariée s’ingénie, convoque des écrivains, recrute des applaudisseurs. A l’hôtel de Montesson, on lit des vers, on joue la comédie, on improvise l’à-propos, on cultive la breloque et la facétie chamberlane. On y donne aussi des concerts, Honavre se met au clavecin, Albanèze roucoule la romance. Entre temps, la marquise apprend la musique et s’exerce à la harpe. Hélas ! en dépit de ses efforts studieux, elle se montre pitoyable élève et quand elle parait en public, c’est Danyau son professeur qui joue dans la coulisse, durant qu’elle mime sur la scène « des airs de physionomie chromatique et des regards de sainte Cécile amoureuse. »

Enfin, ô consécration ! elle est invitée chez le prince de Conti, y « enguirlande » le Duc d’Orléans.

Mme de Genlis, qui déteste sa tantâtre, tout en la ménageant, lui dénie jusqu’à son talent d’actrice. Sans trop se lier aux dithyrambes intéressés de Grimm et de Collé, il faut admettre cependant qu’il était réel et que le rôle de Pomone servait bien ses moyens, puisqu’elle fit incontinent la durable conquête de son admirateur.

Ce n’est point ici le lieu de raconter la comédie de platonisme qui commença dès lors, entre la redoutable jouteuse et le « Gros Père, » si facilement subjugué ; le chef-d’œuvre de diplomatie et de rouerie féminines qui aboutit au mariage secret du 28 juillet 1773. M. de Montesson avait rejoint ses aïeux, et la pauvre Le Marquis s’en était allée vers d’autres consolations, dorées pour elle par un adieu de deux millions.

Mme de Genlis a narré par le menu ce prodigieux manège avec une acrimonie où se mélangent également les jalousies de la femme et les rancœurs de l’envie. Cette autre grande ambitieuse admirait le tour de force et appréciait son exécution ; elle ne concevait pas, l’ayant essayé, de ne point l’avoir réussi

Le portrait quelle nous a laissé doit être retouché. Mme de Montesson avait peut-être une épaule plus haute que l’autre, son teint pouvait être brouillé, elle s’est montrée, sans doute, avare, dure aux siens, sèche, égoïste et personnelle ; son théâtre, — car la dame se piquait d’écrire, — nous apparaît sentimental et vide, larmoyant et puéril ; elle ne dut pas être, elle ne fut certainement pas l’ignorante sans esprit, ni talens, la glorieuse un peu niaise, que nous présente sa trop acerbe rivale. Telle, la partie lui eût échappé, qu’elle a gagnée avec une incomparable maîtrise. Trop de compétitions l’environnaient, avides à profiter de sa moindre défaillance. Son adresse, son tact infini, sa cautèle méfiante, surent déjouer toutes les embûches. Figure intéressante à pénétrer, nature positive, femme de tête et de gouvernement, elle eut le génie de la domination insinuante et douce. Si la postérité a le droit de juger peu sympathique cette émule de Mme de Maintenon, elle doit rendre hommage à sa haute intelligence. Nous allons la voir à l’œuvre dans la suite de ce récit.


III

Lorsque Carmontelle arriva à Villers-Cotterets, l’astre de Mlle Le Marquis n’était pas encore éclipsé, mais l’ascension de sa rivale commençait déjà Il se tourna aussitôt vers le soleil levant.

Le Duc d’Orléans était heureux. Depuis qu’on lui soupçonnait des « intentions » sur la marquise, le beau monde, enfin, revenait au château. Invoquant la « décence, » il invita son amie à rester à Villemomble. Fort affairée, toute cette fleur de noblesse s’employait à favoriser ses amours. Dieu soit loué ! le prince avait repris conscience de soi-même. Sûrement, cette petite Montesson ne serait qu’une « passade. » Pour quelle élue définitive allait-elle tirer les marrons du feu ? — Et, très minaudière, la foule des « honnestes dames » luttait d’œillades et d’agaceries.

Aussi n’étaient-ce que fêtes succédant aux fêtes et, naturellement, comédie après comédie. Le chevalier de Chastellux, qui vint à Villers-Cotterets vers cette époque, écrit à Mlle de Lespinasse qu’en quatre jours, il entendit six lectures de pièces. Carmontelle, dont le débit était parfait, se taillait des triomphes. Sa position demeurait néanmoins fort subalterne. Il ne mangeait pas à la « grande table, » celle des princes, prenait ses repas avec la Maison, mais après dîner, quand le théâtre chômait, on appelait l’amuseur au salon pour mieux distraire la compagnie.

L’habile homme s’y entendait à merveille, il possédait tant de cordes à son arc !

Là, tout en savourant des glaces, l’ex-apprenti-savetier amorçait et dirigeait la conversation.

On a, tour à tour, exalté ou dénigré outre mesure les manières et le bon ton du XVIIIe siècle. Pour les uns. la société d’alors résume toute la courtoisie, tout le savoir-vivre et toutes les grâces françaises ; les autres, d’accord avec Mme du Deffand, lui contestent jusqu’à la simple politesse, ne voient dans son urbanité prétendue qu’un vernis vite écaillé sous la poussée des appétits. Nous ne trancherons pas un aussi grave débat. Quoi qu’il en soit, constatons, avec les contemporains, que Carmontelle réussit très vite à établir sa réputation de causeur. On les trouve unanimes à louer l’agrément de ses boutades, leur originalité, leur gaîté douce et piquante. Surtout, il excellait adroitement à provoquer la riposte, possédait l’art suprême de faire briller autrui. Or n’est-il pas de plus grandi » preuve d’esprit, dans son état, que de contribuer à mettre en valeur celui du voisin ?

Quand il ne charmait pas son auditoire par la parole, il lui montrait la lanterne magique.

C’était, il est vrai, une lanterne magique de son cru et fort perfectionnée, qui rappelle les ombres chinoises remises à la mode, il y a une vingtaine d’années, par Rodolphe Salis, de joyeuse mémoire. Cela s’appelait des panoramas. Derrière un transparent, l’industrieux opérateur découpait des silhouettes, peignait à la détrempe des paysages appropriés, sur du papier très fin et disposé sur des châssis successifs. Le tout lui servait à composer des tableaux mouvans, des scènes d’actualité humoristiques, qu’il déroulait ensuite aux yeux du spectateur. Certains de ces panoramas eurent jusqu’à cent soixante pieds de long, et l’illustre assemblée s’en déclarait ravie.

Enfin, et c’est à ce titre surtout qu’il vaut de nous intéresser, Carmontelle continuait à Villers-Cotterets ou à Saint-Cloud durant la belle saison, au Palais-Royal pendant l’hiver, la précieuse collection de portraits que nous l’avons vu commencer à Dampierre et si bien continuer à Wesel.

Un autre familier de Mme de Montesson, Grimm, va les signaler à notre curiosité : « M. de Carmontelle, écrit-il le 1er mai 1763, dans sa Correspondance littéraire, a fait, depuis plusieurs années, des recueils de portraits dessinés au crayon et lavés en couleurs et à la détrempe. Il a le talent de saisir singulièrement l’air, le maintien, l’esprit et la figure. Il m’arrive tous les jours de reconnaître dans le monde des gens que je n’ai jamais vus que dans ces recueils. Ces portraits de figure, tous en pied, se font en deux heures avec une facilité surprenante. Carmontelle est ainsi parvenu à avoir le portrait de toutes les femmes de Paris, de leur aveu. Ces recueils, qu’il augmente tous les jours, donnent aussi une idée de la variété des conditions des hommes et des femmes de tout état, depuis Mgr le Dauphin jusqu’au frotteur de Saint-Cloud. »

Le spirituel chroniqueur n’exagère pas. Cette collection unique et qui devait se continuer jusqu’en 1789, constitue pour l’historien du XVIIIe siècle la plus inappréciable « illustration » de la haute société du temps. On y trouve, croqués sur le vif, les visages et les expressions, les gestes et les attitudes ; dans les portefeuilles de Chantilly, qui la contiennent, revit toute cette époque brillante, légère, étourdie, attirante infiniment, avec toutes ses élégances, quelques-unes aussi de ses trivialités.

Depuis que la marquise l’avait réconcilié avec la bonne compagnie, le Duc d’Orléans, sous son influence, se prodiguait en réceptions. Le Palais-Royal, Saint-Cloud, Villers-Cotterets ne désemplissaient plus d’invités. Une cour s’était reformée autour du premier prince du sang, sémillante, ardente au plaisir et volontiers frondeuse. En outre, fidèle aux traditions de sa famille, obéissant d’ailleurs aux suggestions de l’aimée, il protégeait les artistes et les littérateurs, les accueillant et les pensionnant avec libéralité.

Tout ce monde, petit ou grand, défilait devant Carmontelle et posait volontiers sous son crayon. Les modèles, pour la plupart, s’estimaient flattés de figurer dans cette galerie déjà fameuse et destinée à s’augmenter encore. Aussi, que de détails pittoresques à glaner, quelle mosaïque de types divers, de personnalités multiples, depuis l’Altesse Royale, jusqu’aux gens de service, en passant par le grand seigneur, le prélat, l’officier, l’abbé de cour, l’homme de lettres, le musicien, le financier ou le comédien !

Voici le Dauphin, fils de Louis XV, le pieux héritier de la couronne, dont la mort prématurée fera, sauf à son père, couler tant de larmes ; le prince de Condé, le duc de Penthièvre, les princesses de Hesse-Darmstadt, si chères à Marie-Antoinette, qu’on trouvera leurs portraits sur elle, durant la marche au supplice ; plus loin, des officiers de la maison du Roi : le marquis d’Ecquevilly, commandant du-Vautrait, dans son habit de vénerie, bleu galonné d’or, à gilet rouge et culotte amarante : des hommes de cour, le duc de Céreste-Brancas, le comte de Croix, le marquis d’Anézaga : des diplomates et des magistrats : La Live, Marigny, Sénac de Meilhan, le chevalier de Valois : des prélats et des gens d’église : Mgr de Bourdeilles, évêque de Soissons, Mgr de Roquelaure, dernier évêque de Senlis, trépassé centenaire sous la Restauration, le Père Frisi, barnabite et géomètre, les abbés de Ligondés, Le Cren, de Voisenon, l’ « écrivain colifichet, » qui fut pourtant de l’Académie française et qu’épouvante son confrère, le fougueux abbé Xampi, suivant Lédans, « vraie gibelotte de soufre sautée dans l’esprit-de-vin. »

Tout un essaim fleuri de grandes dames les accompagne. C’est l’époque du chiffonné dans les costumes, des robes volantes à corsage ajusté, de la troussure de la jupe sur les reins, d’une tentative de remplacement des grands paniers à coudes ou à guéridon par le demi-panier ou considération.

Salut à ce pimpant tourbillon : coiffées par Gardanne ou Léonard, habillées par Mlle Bertin, en robes de « soupirs étouffés » ornées de « regrets superflus, » les rubans en « attention marquée, » frisées en « sentimens soutenus, « avec un bonnet de « conquête assurée » toute la carte du Tendre, leur froufroutante théorie défile sous nos yeux : la princesse de Lamballe, marquée pour la guillotine, les duchesses de Chevreuse et de Lauzun, Mme de Séran, si belle et si pudique, « qui faillit réconcilier Louis XV avec la vertu, » la comtesse de Boufflers « idole » du prince de Conti, Mme du Tartre, coquette et si jolie, « mariée à un pauvre homme, » Mlle de Bernay, l’altière duchesse de Grammont et Mme de Saint-Amarante, qui rachèteront toutes deux la légèreté de leur conduite par leur intrépidité sur l’échafaud révolutionnaire.

Attaché à la maison d’Orléans et vivant de ses largesses, c’est naturellement l’entourage immédiat du prince, ses familiers et ses compagnons ordinaires, que Carmontelle a croqués le plus volontiers comme le plus aisément. Par lui, nous pénétrons l’intimité du Palais-Royal, celle des maîtres et des serviteurs, car son éclectisme ne dédaigne pas souvent de portraire jusqu’à l’antichambre. Sous l’habit de Saint-Cloud[4], ou de Villers-Cotterets[5], le vicomte d’Adhémar et le comte de Durfort, colonel de Chartres-Infanterie, l’ignorant comte de Blot, le comte de Croix, « l’invalide de Cythère, « le mélomane chevalier de Clermont ou la marquise du Crest, « la petite merveille, » belle-sœur de Mme de Genlis, voisinent avec Son Importance M. Poisson, premier valet de chambre, le négrillon Auguste et le suisse Beller, rival du fameux Bousk de Versailles.

Pourtant, en dépit de leur intérêt, ces portraits ne valent point, pour nous, ceux des savans, des écrivains ou des artistes, qui ont laissé dans l’histoire la trace de leur génie.

Passons sur Naigeon, le singe de Diderot, sur La Beaumelle et sur Saurin ; mais voici Rameau et Monsigny, Louis Racine et Ballon, d’Holbach et Beccaria, Sophie Arnould, avec son émule. Mlle Chevalier, l’Armide idéale, à la stature de virago, imposante et massive ; voici Garrick, le grand acteur, et Laurence Sterne, l’auteur de Tristram Shandy, du Voyage sentimental, le « Rabelais anglais, » long, maigre, dégingandé et franc original ; surtout, voilà Mozart, âgé de sept ans, saisissant profil enfantin, au front puissant, au regard attentif et réfléchi, pris au clavecin chez la comtesse de Tesse, entre son père Léopold et sa sœur Marie-Anne, durant la « saison » qu’ils vinrent donner à Paris.

Nous savons à quel point Carmontelle était un peintre sincère et sa vision combien fidèle. Le témoignage de Lédans vient ici confirmer les assertions de Grimm. « Il est impossible, dit-il, d’avoir une conservation plus précise de la personne elle-même. On les voit, on leur parle, on est avec eux. Cela est sans prix pour qui sait vivre dans le passé. »

Cela est sans prix, en effet. Sans le soupçonner, Carmontelle travaillait pour la postérité, à laquelle il apporte d’inestimables documens. Certains de ses croquis sont une révélation.

Nous connaissons aussi comment il procédait ; son portrait par lui-même nous l’apprend. L’après-dînée, si l’on ne répète pas, durant que parfilent à rage, selon les exigences de la mode, tant de belles en grand corps, que le pharaon ou le biribi vont leur train, le lecteur de M. de Chartres se met à l’œuvre. Son modèle est là, devant lui. Il note ses habitudes de corps, ses attitudes coutumières. Maintenant, de la main gauche, la feuille sur laquelle il travaille, il tient de la droite un porte-crayon emmanché de sanguine et de graphite. Avec le crayon rouge, il modèle les chairs, le visage et les mains ; avec le noir, il figure les vêtemens. À portée de sa main, un verre d’eau, une boîte d’aquarelle et des gouaches pour aviver, au besoin, son dessin par quelques rehauts de couleurs. La séance dure en général une heure et ne dépasse jamais deux.

Évidemment, un critique d’art sévère relèverait dans ces figurines bien des incorrections, force erreurs ou négligences de trait ; ces éternels profils sont monotones, les proportions ne sont pas toujours rigoureusement observées, les membres, parfois, s’attachent mal et, sous les vêtemens qui les couvrent, les corps souvent manquent de solidité. D’accord, et pourtant certains de ces portraits très poussés, ceux notamment de Mme du Tartre, de Sterne, de la comtesse de Pons Saint-Maurice, témoignent que ces défauts sont moins imputables à l’insuffisance de Carmontelle qu’à la grande hâte avec laquelle il devait expédier sa tâche. En revanche, on ne peut méconnaître l’art véritable qu’il apporte à composer ses tableautins, adaptant les accessoires aux personnages, complétant en quelque sorte leur physionomie par le décor dont il les enveloppe. On reconnaît ici l’ordonnateur insigne des pompes du grand monde, le metteur en scène accompli qu’on ne prenait jamais au dépourvu. Ses intérieurs d’appartement sont merveilleux de goût et d’élégance : lambris aux tentures damassées, tables, chaises, fauteuils, guéridons, obligeantes et bonheurs du jour, attestent le talent de ces grands décorateurs, les François Leleu, les Carlin, les Riesener, les Œben, les Beneman. Et quel accord parfait entre le costume et le mobilier ; habits de cour et robes à falbalas, garnitures, broderies, dentelles, rubans prodigués en bouquets multicolores sur la poudre des cheveux, sur les corsages, autour des jupes ; dans quel délicat ensemble s’harmonise la parure des corps et celle des logis !

Toutefois, ce que préfère Carmontelle, ce sont les fonds de plein air, parcs somptueux aux grands escaliers de marbre, avec treillages et berceaux, quinconces, boulingrins, vasques et naumachies, temples dédiés à l’amour, ruines d’une antiquité naïve, toute cette nature arrangée où s’est complu le XVIIIe siècle et que semblent encore traverser comme des souvenirs de l’Astrée. Là, parmi ces paysages enchantés, sous des ciels d’or et de pourpre, dans la lumière tendre des soirs, il aime le plus volontiers à camper ses personnages fringans et pomponnés, d’allure tant désinvolte, l’air si joyeux de vivre. Hélas ! encore un peu de temps, et ce sera, pour eux, le réveil brutal, l’atrocité des vengeances sans merci, l’ignominie des geôles, les massacres, la guillotine et, pour les moins infortunés, la marche douloureuse, l’étape lamentable sur tous les chemins d’exil !


IV

Cependant, Mme de Montesson poursuivait son entreprise. En dépit de son rang, n’ayant jamais été gâté des femmes, le Duc d’Orléans ignorait leur astuce. Tombé dans les mains d’une rusée coquette, il ne manqua point d’en devenir le jouet. « Le mariage est un piège que la nature nous tend, » dira un jour Schopenhauer : dans le filet matrimonial où il était engagé, le pauvre prince s’empêtrait chaque jour davantage. La marquise menait un siège insidieux, tenant son rôle avec maîtrise, surexcitant la jalousie de son galant, aiguillonnant ses désirs de vertueux relus et de scrupules pudibonds, l’exaltant tour à tour et le désespérant.

Pour mieux circonvenir sa dupe, elle l’avait environnée de ses créatures : la présidente de Gourgues, pédante et vaporeuse, la princesse de Chimay. la marquise de Livry. Tout un escadron d’adorateurs papillonnait à l’entour : le chevalier de Jaucourt, dit Clair de Lune, le chevalier de Coigny, un « Mimi, » paraît-il, fort séduisant, le comte de Chabot, le marquis d’Estrehan, confident et directeur de maintes intrigues mondaines ; contraste voulu d’où ressortaient davantage les chastes mérites de « l’Immaculée. »

Désormais, à Bagnolet comme à Villers-Cotterets, c’en est fini des spectacles décolletés et des parades grivoises. Collé, disgracié, ne fera plus au château que de rares apparitions. Bons pour une demoiselle Le Marquis, le gros rire et les plaisanteries salées ; Mme de Montesson, fondant son empire sur la respectabilité, prétend qu’on s’amuse dans les formes.

Sur le théâtre d’Orléans, on joue maintenant le drame sentimental, le larmoyant Beverley, adapté, d’Édouard Moore, dont s’est entichée la sensible marquise ; on interprète les chefs-d’œuvre classiques, le Misanthrope où triomphent Mme de Blot, dans Célimène et le comte de Pons, dans Alceste. À condition qu’elles soient « décentes, » Mme de Montesson s’aventure encore aux nouveautés : Rose et Colas, le Déserteur, Aline reine de Golconde. Elle y fait acclamer une voix menue, mais agréable, et d’ailleurs Sedaine et Monsigny ont reçu la consigne de la couvrir d’éloges aux répétitions, de ne jamais la reprendre qu’en tête à tête. Ne faut-il pas convaincre le duc qu’elle possède tous les talens ?

Carmontelle, en cette occasion, continuait d’être pour la marquise un auxiliaire précieux et pour sa troupe de comédiens amateurs une aide toujours prête. Il dessine les costumes, brosse les décors, fait office de souffleur et de metteur en scène. C’est l’homme universel, le factotum, le maître Jacques indispensable et bientôt, par surcroît, il va se révéler auteur dramatique. Depuis l’éloignement de Collé, la noble compagnie manquait fâcheusement d’inspiration. Impossible de rimer le moindre impromptu, de tourner proprement la plus légère bluette. A s’entêter aux pièces du répertoire, les acteurs de fortune risquaient de périlleuses comparaisons et, d’autre part, Mme de Montesson se défiait justement d’elle-même. Ce n’est que plus tard, après le mariage, qu’elle se hasardera à régaler ses auditeurs forcés des produits de son Phébus. Carmontelle, encore une fois, fit éclater les ressources de son esprit inventif.

La mode était revenue aux proverbes. On les avait vus autrefois, fort en vogue, sous Louis XIII : « Chloris ne joue à rien, si ce n’est aux proverbes, » constatait déjà Sarrazin. Vers 1770, ils tournaient toutes les têtes. On les mettait en quadrilles, en menuets, en figures de ballet. On les mimait, on les jouait aussi, ou tout au moins on essayait. La maxime choisie, sur un canevas d’ensemble, les interprètes devaient, à leur fantaisie, broder un développement approprié.

C’était ensuite aux spectateurs de deviner le texte soumis à leur perspicacité.

Il n’allait pas toujours sans inconvéniens de s’en remettre ainsi à l’improvisation de chacun. Mlle d’Epinay conte, à ce propos, la mésaventure advenue au philosophe-historien David Hume, que son scepticisme notoire aurait bien dû, semble-t-il, mettre à l’abri d’une pareille disgrâce.

« Il fit, dit-elle, ses débuts chez Mme de T... on lui avait destiné le rôle d’un sultan assis entre deux esclaves, employant toute son éloquence pour s’en faire aimer ; les trouvant inexorables, il devait chercher le sujet de leurs peines et de leur résistance. On le place sur un sofa, entre les deux plus jolies femmes de Paris, il les regarde attentivement, se frappe le ventre et les genoux à plusieurs reprises et ne trouve jamais autre chose à leur dire que : Eh bien ! mesdemoiselles, eh bien ! vous voilà donc... Eh bien ! vous voilà .. vous voilà ici... Cette phrase dura un quart d’heure, sans qu’il pût en sortir. Une d’elles se leva d’impatience : Ah ! dit-elle, je m’en étais bien doutée, cet homme n’est bon qu’à manger du veau. »

Pour éviter ce désagrément, Carmontelle imagina d’écrire les proverbes à l’avance. Il se contenta tout d’abord de tracer un plan général, d’indiquer les scènes et les situations, d’esquisser les divers personnages. Dans la suite, cette nouveauté ayant réussi, il se prit à les dialoguer d’un bout à l’autre en développant les caractères. Ainsi traités, ses proverbes prirent tournure d’aimables saynètes et de légères comédies de salon. Il faut donc le considérer comme l’inventeur du genre pimpant et satirique, qu’ont illustré et perfectionné après lui les Musset, les Théodore Leclercq, les Feuillet, les Pailleron, et c’est à ce titre de précurseur qu’il mérite au moins un souvenir[6].

Ses proverbes sont en grand nombre : une centaine environ, dans l’édition publiée par Méry sous la Restauration. Cette fécondité s’explique par une facilité prodigieuse. « Telle était la souplesse de son imagination, nous avertit son biographe, que la composition d’une pièce de théâtre en un ou deux actes, le développement des caractères, d’après les données qu’on lui fournissait, étaient pour lui l’affaire d’une matinée. Aussi a-t-il laissé des manuscrits si nombreux qu’ils auraient pu former plus de quatre-vingts volumes. »

Cette innovation obtint le plus brillant succès et les contemporains, qui le constatent, s’entendent pour accorder à Carmontelle les plus enviables qualités dramatiques. « Il a de la vérité dans ses caractères et du naturel dans son dialogue, déclare Grimm, il saisit bien les ridicules et il a assez de causticité dans l’esprit pour les bien rendre, » et Mme de Genlis insiste : « Je ne connais pas d’auteur qui ait mieux peint le monde et le ton des gens qui le composent ; sous ce rapport, son recueil de proverbes sera toujours précieux aux yeux de tous ceux qui veulent avoir une idée juste d’une partie de la société du XVIIIe siècle. »

Il est certain que ces croquis de mœurs légers et un peu secs, mais spirituels et tracés d’après nature, devaient enchanter les spectateurs. Pour composer ses personnages, Carmontelle n’avait qu’à regarder autour de soi. Les modèles ne lui manquaient pas. A n’en point douter, beaucoup de ses proverbes sont à clé et l’on pouvait aisément reconnaître les originaux. Ainsi, dans les Désespérés de l’Opéra, le revêche M. Sanglier, grand partisan des récitatifs, dissimule le chevalier de Clermont d’Amboise, gluckiste intransigeant. Personne ne se trompait à ces identifications et c’était, pour la galerie, un plaisir d’autant plus raffiné de s’égayer ainsi aux dépens du prochain.

Mais Carmontelle était bien trop avisé pour appuyer le trait et risquer d’irriter ses victimes. Ses caricatures ne sont jamais méchantes ni scandaleuses, mais, au contraire, badines et souriantes. Il eût fallu vraiment se montrer d’humeur bien acariâtre pour en garder rancune. Ne cherchons donc pas dans ces courtes piécettes, au dialogue heureusement coupé, frappé au coin d’une mondanité superlative, l’amertume révoltée d’un Beaumarchais, ni même ce goût de « rosser sur autrui, » comme dit M. Maurice Donnay, qu’ont porté à sa perfection les auteurs de notre Théâtre libre. Carmontelle n’a pas davantage la hardiesse ni l’ampleur d’un Théodore Leclercq, dans la satire morale et politique. Il est de son époque et sait conserver ses distances. Ses Proverbes gardent le ton d’un galant marivaudage de Cour, d’un babil spirituel sur les jolis rien du cœur.

Il les mettait en scène lui-même et fort soigneusement, surveillant les répétitions, dirigeant les acteurs et se fâchant très fort, affirme le baron de Frénilly, lorsqu’on lui massacrait son texte. Il fallait apprendre sa prose aussi religieusement que les vers de Racine. Par prudence aussi, il se réservait les rôles ingrats, ceux des maris bernés, des amoureux hors d’âge, des Cassandre et des Pantalon, à la fois ridicules, avares et jaloux, dont eût pu s’effaroucher la susceptibilité des nobles interprètes. Mme de Genlis affirme sa supériorité dans cette sorte d’emploi.

Pour donner une idée de sa « manière » je vais résumer ici l’un de ses proverbes les meilleurs : le Distrait qui a eu l’honneur d’inspirer Alfred de Musset et dont le poète des Nuits s’est même si bien souvenu qu’il en a transcrit des scènes entières sans y changer un mot, dans On ne saurait penser à tout.

Præsens abest, a dit énergiquement Térence, nous sommes dans l’hôtel d’une jeune veuve, la comtesse de Belle-Roche. Plus hurluberlu encore que Ménalque ou le Léandre de Regnard, le marquis de Marière, — le Valberg de Musset, — y est entré, se figurant bonnement aller aux Tuileries. Il est fort épris de la comtesse et sa passion lui brouille l’entendement. Un solliciteur, le chevalier de Saint-Léger, l’accompagne :


LE CHEVALIER, suivant le marquis, — Mais, marquis, pourquoi dites-vous que vous voulez vous promener aux Tuileries et me faites-vous pénétrer ici ?

LE MARQUIS. — Est-ce que la promenade ne vous semble pas belle ?

LE CHEVALIER. — Comment, la promenade ?

LE MARQUIS. — Oui, il est vrai qu’il n’y fait pas beaucoup d’air.

LE CHEVALIER. — Pourquoi de l’air ici ? Toutes les fenêtres sont fermées.

LE MARQUIS. — Qu’est-ce que vous parlez de fenêtres dans un jardin ?

LE CHEVALIER. — Nous sommes dans un jardin ?

LE MARQUIS. — Mais... C’est que je croyais... Bon ! (Il regarde autour de lui.) Vous me distrayez aussi.

LE CHEVALIER. — Vous n’en avez pas besoin, je vous assure ; mais pourvu que vous m’écoutiez, soit ici, soit ailleurs, c’est égal.

LE MARQUIS. — Si vous avez à me parler, il faut le dire.

LE CHEVALIER. — Je vous l’ai déjà dit, vous m’avez répondu : Eli bien ! allons aux Tuileries, nous causerons plus facilement.

LE MARQUIS. — C’est vrai. J’aurai changé d’idée en chemin. Mais voyons à présent, je ne perds pas de vue mon projet.

LE CHEVALIER. — Si vous avez un projet différent du mien et qu’il soit meilleur, j’en profiterai avec grand plaisir. Voyons, je vous écoute.

LE MARQUIS. — Si vous le savez, il est inutile de vous le redire, mais je ne vois pas de meilleur parti à prendre dans ce cas-là que le mariage.

LE CHEVALIER. — Comment ! le mariage ? au lieu d’une compagnie de cavalerie.

LE MARQUIS. — Je ne veux pas de compagnie de cavalerie.

LE CHEVALIER. — Pourquoi donc ?

LE MARQUIS. — Mais songez que je suis officier général.

LE CHEVALIER. — Ce n’est pas pour vous... c’est pour moi.

LE MARQUIS. — Vous voulez avoir une compagnie de cavalerie ?

LE CHEVALIER. — J’ai déjà eu l’honneur de vous en parler plusieurs fois.

LE MARQUIS. — Oui, oui, je me rappelle.

LE CHEVALIER. — Si vous voulez me faire avoir la promesse de la première qui viendra à vaquer, mon argent est tout prêt, mais il faut en parler sans perdre de temps.

LE MARQUIS. — Je ne suis venu ici que pour cela.

LE CHEVALIER. — Réellement ?

LE MARQUIS. — Oui, et si la comtesse y consent, ce sera une affaire bientôt finie.

LE CHEVALIER. — Est-ce qu’elle connaît quelque capitaine qui veuille quitter ?

LE MARQUIS. — Quoi quitter ?

LE CHEVALIER. — Le service.

LE MARQUIS. — Ah ! vous parlez toujours de votre compagnie ?

LE CHEVALIER. — Eh ! oui, vraiment.

LE MARQUIS. — C’est que je confondais.

LE CHEVALIER. — Vous me promettez de suivre cette allaire ?

LE MARQUIS. — Je vous en réponds.

LE CHEVALIER. — Il faut solliciter vivement.

LE MARQUIS. — Ne vous mettez pas en peine. Je sais comme il faut s’y prendre vis-à-vis de ces messieurs. Il faut que je sache seulement le nom de votre rapporteur et j’irai moi-même.

LE CHEVALIER. — Mais je n’ai point de rapporteur, que voulez-vous donc dire ?

LE MARQUIS. — Si vous n’avez pas encore de rapporteur, il n’est pas temps de solliciter vos juges.

LE CHEVALIER. — Mes juges. A propos de quoi ?

LE MARQUIS. — Pour votre procès.

LE CHEVALIER. — Mais je n’ai point de procès.

LE MARQUIS. — Comment ! ne m’avez-vous pas dit que vous voudriez que votre procès fût jugé avant votre départ pour la campagne ?

LE CHEVALIER. — Eh ! non. Je vous ai toujours parlé d’une compagnie de cavalerie que je veux avoir.

LE MARQUIS. — Campagne, compagnie, c’est apparemment parce que ces eoux mots se ressemblent que j’ai brouillé tout cela.

LE CHEVALIER. — Oui, car je ne vous ai point parlé de procès.

LE MARQUIS. — Vous avez raison, c’est la comtesse qui en a un et que je me suis chargé de suivre. C’est une femme charmante.

LE CHEVALIER. — Je la connais.

LE MARQUIS. — Eh bien ! que dites-vous de cette affaire-là ? Ne fais-je pas bien ?

LE CHEVALIER. — Quelle affaire ?

LE MARQUIS. — Est-ce que je ne vous ai pas dit que je l’épousais ?

LE CHEVALIER. — Non vraiment.

LE MARQUIS. — Cela me donne beaucoup de tracas, comme vous voyez.

LE CHEVALIER. — Et quand sera-ce ?

LE MARQUIS. — Je ne sais pas encore, car voilà plusieurs fois que. je viens ici pour lui en parler, et je ne sais comment cela se fait, je l’oublie toujours ; mais cette fois-ci j’ai mis un papier dans ma boîte pour m’en souvenir.

LE CHEVALIER. — Voilà un mariage bien avancé !

LE MARQUIS. — Je ne sais pas si elle consentira, car il est difficile de la fixer longtemps sur le même objet ; quand vous lui parlez, elle semble vous écouter, et elle est à cent lieues de là

LE CHEVALIER. — Elle est peut-être distraite ?

LE MARQUIS. — Oui, elle est distraite, c’est insupportable, cela.

LE CHEVALIER. — Oh ! je vous en réponds.


On voit le procédé, avec son enchaînement continu de coq-à-l’âne. M. de Marière. lui aussi, « n’est ni présent, ni attentif dans une compagnie, il pense et il parle tout à la fois mais la chose dont il parle est rarement celle à quoi il pense. » Son personnage est bien tracé, le dialogue alerte, souple, un peu lâché parfois, force le rire par ses effets de contraste, et Musset le retiendra par cœur.

Les scènes avec la comtesse ne sont pas traitées avec moins d’agrément. Mme de Belle-Roche a la même tête folle que son épouseur, et cette étourderie réciproque leur défend de s’entendre.


LA COMTESSE. — Monsieur le marquis, je suis enchantée de vous voir. Vous avez été hier de la distraction la plus divertissante du monde, je vous aime à la folie comme cela.

LE MARQUIS. — Ce n’est pas là le moyen île m’en corriger, madame, au contraire. Cependant comme on dit souvent, les contraires se rapprochent quelquefois.

LA COMTESSE, à Victoire sa camériste. — Mademoiselle, je veux absolument avoir ma robe.

VICTOIRE. — Oui, madame.

LA COMTESSE. — Donnez-moi du rouge. Elle s’assied à sa toilette. Asseyez-vous donc, marquis.

LE MARQUIS. — Mais vous ne m’écoutez pas, madame.

LA COMTESSE. — Pardonnez-moi. Ne parlez-vous pas des contraires ?

LE MARQUIS. — Des contraires ?

LA COMTESSE. — Oui, vous avez dit quelque chose des contraires.

LE MARQUIS. — Des contraires. N’est-ce pas des contrats plutôt ?

LA COMTESSE. — Cela peut bien être.

LE MARQUIS. — Sûrement, et je ne l’oublierai pas cette fois-ci.

LA COMTESSE. — Victoire.

VICTOIRE. — Madame ?

LA COMTESSE. — Je ne sais plus ce que je voulais dire avec vos contrats.

LE MARQUIS. — Ah ! je vous le dirai, moi, quand vous voudrez m’entendre.

LA COMTESSE. — Je vous entends toujours avec plaisir.

LE MARQUIS. — Aurez-vous du monde aujourd’hui ?

LA COMTESSE. — Non, si vous voulez, c’est même ce que je voulais dire. Victoire, qu’on ne laisse entrer personne.

VICTOIRE. — Je m’en vais le dire, madame.

LE MARQUIS. — Je vous suis obligé, parce que j’ai à vous parler très sérieusement.

LA COMTESSE, à Victoire. — Ma belle-sœur pourtant.

VICTOIRE. — Oui, madame.

LA COMTESSE. — Elle raffole de vous, marquis.

LE MARQUIS. — Moi, je la trouve charmante. Il y a des femmes comme cela qui vous séduisent dès le premier moment qu’on les voit.

LA COMTESSE. — Victoire, dites qu’on laisse entrer aussi le baron.

VICTOIRE. — Est-ce là tout ?

LE MARQUIS. — Ah ! madame, le vicomte aussi, je vous en prie.

LA COMTESSE. — Eh bien ! soit, le vicomte aussi, je le veux bien !

VICTOIRE. — Je m’en vais le dire.

LA COMTESSE. — Attendez, la liste d’hier.

VICTOIRE. — Mais Madame a laissé entrer tout le monde.

LA COMTESSE. — Vous croyez ?

VICTOIRE. — J’en suis sûre.

LA COMTESSE. — Eh bien ! en ce cas, tout le monde.

VICTOIRE. — Madame aura-t-elle besoin de moi ?

LA COMTESSE. — Non. Cependant ne vous éloignez pas.


Demeuré seul avec la comtesse, le marquis essaie en vain de formuler sa demande. Peine perdue, toujours l’évaporée fait dérailler l’entretien.


LE MARQUIS, ouvrant sa tabatière. — Ah ! j’oubliais.

LA COMTESSE. — Quoi ?

LE MARQUIS. — Vous voyez ce papier-là, devinez.

LA COMTESSE. — Je ne sais pas deviner, dites-moi tout de suite.

LE MARQUIS. — C’est que si vous voulez vous remarier...

LA COMTESSE, cherchant sur sa toilette. — Eh bien ! avec qui ?

LE MARQUIS. — Qu’est-ce que vous cherchez encore ?

LA COMTESSE, cherchant. — Parlez, parlez toujours.

LE MARQUIS. — Vous seriez la plus heureuse femme du monde avec moi.

LA COMTESSE, cherchant toujours. — Avec vous ?

LE MARQUIS. — Oh ! sûrement.

LA COMTESSE, cherchant. — Je ne le trouve pas, c’est inconcevable.

LE MARQUIS. — Mais, qu’est-ce vous cherchez donc là ?

LA COMTESSE. — Un papier que j’avais tout à l’heure.

LE MARQUIS. — Est-ce une chose de conséquence ?

LA COMTESSE. — Oui et non, c’est une chanson.

LE MARQUIS. — J’en ai un recueil ; si vous le voulez, je vous le prêterai. Il est très complet depuis 1650.

LA COMTESSE. — C’est une chanson nouvelle.

LE MARQUIS. — Il y en a beaucoup.

LA COMTESSE. — Des chansons nouvelles ?

LE MARQUIS. — Oui, pour ce temps-là

LA COMTESSE, riant. — De 1650. Ah ! ah ! ah !... Vous êtes toujours le même.


Bref, le marquis perd à nouveau le fil de son discours. Quand il veut le reprendre, après avoir chanté une Pastorale, il est trop tard.


VICTOIRE, entrant. — Madame, vos chevaux sont mis.

LA COMTESSE. — C’est bon.

LE MARQUIS. — Vous allez sortir ?

LA COMTESSE. — Oui, je vais à la Comédie italienne.

LE MARQUIS. — Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.

LA COMTESSE. — Ne viendrez-vous pas avec moi ?

LE MARQUIS. — Non, je ne sortirai pas aujourd’hui, j’attends quelqu’un à qui j’ai à parler d’affaires.

LA COMTESSE. — Ici ?

LE MARQUIS. — Oui... Eh ! à propos, c’est à vous.

LA COMTESSE. — A moi ?

LE MARQUIS. — Oui, mais ne l’ai-je pas dit, donc ?

LA COMTESSE. — Quoi ?

LE MARQUIS. — Que j’avais la plus grande envie de vous épouser.

LA COMTESSE. — Je ne sais pas. Quand ?

LE MARQUIS. — Aujourd’hui. Je ne suis venu que pour cela.

LA COMTESSE. — Je ne m’en souviens pas.

LE MARQUIS. — Mais à quoi donc pensez-vous ? Il me semble pourtant...

LA COMTESSE. — Dites.

LE MARQUIS. — Que je vous ai chanté un air de Silvie.

LA COMTESSE. — Venez, venez à la Comédie, vous en apprendrez d’autres.

LE MARQUIS. — C’est vrai cela, j’aime la musique et je retiens tous les airs.

LA COMTESSE. — Victoire, cherchez une chanson qui était sur ma toilette.

VICTOIRE. — Oui, madame.

LA COMTESSE, au marquis qui s’en va par une autre porte que celle par où l’on sort). — Où allez-vous donc, marquis ?

LE MARQUIS. — Ah ! c’est que je croyais être chez moi et j’allais... Je vous demande bien pardon.

LA COMTESSE. — Allons, allons-nous-en.


Les contemporains raffolèrent positivement de ces élégantes menuailles, où chacun, dans la petite cour ducale, trouvait un rôle suivant ses aptitudes ; Mme de Montesson, la comtesse de Lamarck ou Mme de Genlis, les jeunes premières et les coquettes ; Monseigneur, les paysans ; le comte de Valençay, le vicomte de la Tour du Pin et plus tard l’ « incomparable » M. de Caumartin, la « coqueluche des femmes, » les amoureux. Ce fut un engouement général, qu’ont certifié, nous l’avons vu, les témoins les plus autorisés. Carmontelle acheva de détrôner Collé dans la faveur des salons.

Ne voyons effectivement en lui qu’un auteur mondain, rien de plus, mais qui reste l’un des maîtres du genre, pour petit qu’il soit. Son théâtre, tout de circonstance, ne cherche qu’à distraire, sans prétendre à moraliser. Les historiens du XVIIIe siècle le consulteront avec profit. A la veille de la Révolution, le fantôme d’une société qui allait bientôt disparaître s’y évoque à chaque moment, avec ses goûts, ses préjugés, sa manière d’être et de sentir et jusqu’à son jargon à la mode.

Au surplus, ne devrions-nous trouver, au créateur de la comédie-proverbe, d’autre mérite que d’avoir précédé Musset, ouvert en quelque sorte la voie aux chefs-d’œuvre du « Divin Théâtre, » qu’il faudrait au moins lui accorder l’honneur d’une mention dans notre histoire littéraire. Trente ans après sa mort, sa mémoire était déjà perdue... cependant, l’auteur d’Il ne faut jurer de rien possédait son œuvre complet dans sa bibliothèque, et se rappelait, parfois trop bien, ses enthousiasmes d’enfant, lorsque, vingt ans plus tôt. son grand-père maternel débitait, en famille, des tirades entières de l’amuseur oublié[7].


V

Vers 1780, la fortune de Carmontelle atteignait son apogée.

Il écrit des romans d’ailleurs pitoyables : le Duc d’Arnay, le Triomphe de l’Amour sur les mœurs du siècle, fait représenter à la Comédie Italienne l’Abbé de Plâtre, « avec un succès un peu moins mince que la pièce. »

Mme de Montesson, ses ambitions couronnées et devenue Duchesse d’Orléans, lui continue sa haute protection. Avec Lefèvre, secrétaire de la dame, aux appointemens respectables de 6 000 livres par an, il est chargé de corriger ses pièces, de remettre sur pied ses alexandrins boiteux. Il loge au Palais-Royal avec les officiers de la Maison, assiste aux réceptions, prend même aux petits jours sa part des soupers intimes, à côté des nobles invitées, que le Duc de Chartres divise fort impertinemment en trois catégories ; les Jolies, les Agréables et les Abominables.

Aux grands jours, il est l’ordonnateur des fêtes, l’oracle écouté des réjouissances et des mascarades. Il s’y montre sans égal, et sa réputation justifiée rayonne et s’étend par les châteaux princiers, voire les alcôves galantes. A Issy, nous apprend la Correspondance secrète, c’est lui qui règle le Divertissement donné par Mademoiselle à la jeune Duchesse de Chartres, et Mlle Guimard recourt à ses lumières, pour l’inauguration du fameux Temple de Terpsichore de la chaussée d’Antin.

Il n’est pas interdit de penser que l’aimable sexagénaire trouvait son compte à ces consultations et faisait reconnaître ses services d’une autre monnaie qu’en « menus suffrages. »

En 1785, le Duc d’Orléans trépassa d’apoplexie, au château de Sainte-Assise ; Carmontelle perdait le maître qu’il servait depuis vingt-trois ans. Son étoile n’en subit pas d’éclipse ; après la faveur du père, il hérita celle du fils et nous le voyons émarger, jusqu’à la Révolution, toujours en qualité de lecteur, sur les « états » de la maison d’Orléans.

La mode des proverbes était à son déclin, mais le dessinateur de jardins, le successeur des Le Notre et des La Quintinie allait trouver une autre façon d’exercer ses talens.

Là-bas en banlieue, sur les hauteurs de Mousseaux, Son Altesse faisait construire un plessis sous les ombrages et, pour cette « Folie de Chartres, » rêvait d’un parc somptueux. Carmontelle conçut un plan grandiose qu’il exécuta en partie ; vastes boulingrins et savans parterres, bocages discrets, cabinets de verdure, ruines et rocailles en décor, pièces d’eau, nymphée et naumachie.

Son œuvre bouleversée, amoindrie aux deux tiers par les empiétemens successifs du Paris moderne, subsiste encore aujourd’hui ; mais, parmi les promeneurs ou les habitués du Parc Monceau, combien en est-il pour connaître, seulement de nom, le créateur de leur promenade favorite ?

Avec la Révolution commencèrent pour l’ancien meneur de frairies les années difficiles. Après la confiscation du Palais-Royal et la mort de Philippe-Égalité, témoin attristé de l’écroulement d’un monde, il vint habiter en un modeste logis au n° 22 de la rue Vivienne. Les fiers-à-bras et les « patriotes » des sections n’inquiétèrent pas l’inoffensif vieil homme. La Terreur ensanglanta la ville sans l’atteindre. Il vécut ignoré, sortant à peine et subsistant de peu. Jadis, aux temps de ses prospérités, il se montrait prodigue et volontiers magnifique, insoucieux de l’avenir qu’il estimait assuré. Ses minces économies dépensées, il connut la gêne, allait subir la misère, quand le dévouement d’un ami le sauva.

Plusieurs fois déjà, au cours de ce récit, nous avons rencontré le nom du chevalier de Lédans. Ce dernier protecteur de Carmontelle, qu’une suprême bonne chance plaçait sur sa route, vaut d’être rapidement figuré ici.

Il était gentillâtre de Lorraine, né à Mirecourt en 1736. D’abord garde du corps de Stanislas, il passait ensuite au service du Roi, lieutenant aux grenadiers de France en 1757, puis capitaine à la légion de Saint-Victor à Saint-Domingue, enfin capitaine au régiment provincial de Senlis. Trop pauvre et de bien mince noblesse pour acheter un régiment, à quarante-trois ans, chevalier de Saint-Louis et gouverneur des pages de Madame, il demandait sa retraite et se lançait dans le monde. Maintes fois, il y avait rencontré Carmontelle et, malgré la différence d’âge, une mutuelle sympathie les avait rapprochés.

Esprit net, judicieux et pondéré, nourri des encyclopédistes, grand admirateur de La Fayette, Lédans ne s’était pas d’abord effrayé de la Révolution, se rangeant au parti de ceux qu’on appellera plus tard les Justes Milieux, et que décima si bien la frénésie des pourvoyeurs de guillotine. Très vite désabusé, mais ne voulant pas émigrer et répugnant à porter les armes contre sa patrie, il fut s’installer 21, rue de la Loi, aujourd’hui rue Richelieu, à deux pas de son vieil ami.

Désormais ils ne se quitteront plus. Le Chevalier possédait quelques ressources ; avec une belle abnégation, il les partagea avec son compagnon. Epaves ballottées par la tourmente, ils associèrent leurs regrets et leurs espérances. Ils se voyaient tous les jours, dînaient ensemble chaque soir. Carmontelle avait pu sauver du Palais-Royal sa chère collection de portraits. Il en étalait les cahiers devant Lédans, et tous deux s’y plongeaient avec ravissement, voyant le Passé surgir à leurs yeux, revivre de courtes minutes ce qu’ils avaient aimé et qui ne reviendrait plus : plaisir mélancolique tout fait du charme embelli des souvenirs.

Carmontelle était vieux, bien vieux, que deviendraient après lui ces précieux témoignages ? Dans la pensée de Lédans, germa le désir d’assurer leur préservation.

L’anarchie avait pris fin, Napoléon venait d’être proclamé. L’ancien capitaine au régiment de Senlis comptait des relations à la cour impériale, Talleyrand entre autres : il sonda le prince de Bénévent. Celui-ci déclina l’offre des portraits, mais, peut-être parce qu’il avait place au recueil, obtint pour l’aquarelliste octogénaire une pension sur la cassette privée.

Ce fut la dernière libéralité dont profita Carmontelle ; il en avait à peine touché le premier quartier, qu’il s’éteignait, dans sa quatre-vingt-dixième année, le 26 décembre 1806. Mme de Montesson l’avait précédé de quelques mois au tombeau.

Le mort laissait des créanciers. Au grand désespoir de Lédans, et Talleyrand persistant à se dérober, ils résolurent de se payer sur les collections. La « Notice, éditée par leurs soins, des peintures à la gouache, à l’aquarelle et au transparent, par feu Carmontelle dont la vente s’en fera au plus offrant et dernier enchérisseur, le 17 avril 1807 à onze heures du matin rue Vivienne, 22 » mentionne avec d’habiles éloges, un « recueil de 750 portraits de princes et seigneurs, de princesses et dames titrées, de ministres, guerriers, magistrats, ecclésiastiques, sa vans et personnages illustres sous le règne de Louis XV coloriés à la gouache d’après nature. »

Hugues-Adrien Joly, « garde » des estampes à la Bibliothèque impériale, en reçut un exemplaire. Il intervint auprès du ministre, sollicitant un crédit qui permît d’acquérir un lot si curieux. Mais le pauvre homme mourut sur ces entrefaites, Champagny avait d’autres soucis en tête et nulle suite ne fut plus accordée à l’importune requête.

Dans cette extrémité, Lédans prit un parti héroïque. Il rassembla ses derniers écus, emprunta quelque argent à des amis, paya les dettes de la succession et put ainsi racheter à l’amiable les cartons qu’il convoitait.

Les dessins en sa possession, il s’occupa d’en dresser le catalogue. Carmontelle, durant ses derniers jours, les avait lui-même rangés dans treize cahiers, par ordre chronologique. Son héritier respecta cette classification. De sa fine et peu lisible écriture, il inscrivit sous chaque portrait le nom de l’original, l’accompagnant sur le manuscrit explicatif, actuellement conservé aux archives de Chantilly, d’un commentaire lestement troussé. Pour les avoir fréquentés beaucoup, il connaissait bien ses personnages et son exactitude paraît sincère, jusque dans les détails les plus gaillards.

Par la suite, cependant, sa pauvreté l’obligea d’aliéner certaines pièces de la collection « à ceux des membres de l’ancienne bonne compagnie, dit-il avec une préciosité sentimentale, qui avaient l’âme assez ouverte aux douces réminiscences de l’amitié ou de la parenté. Une quinzaine de personnes vinrent ainsi chercher qui son grand-père, qui son oncle et qui sa douce amie. »

A sa mort, en 1816, les portefeuilles, contenant.’)30 dessins donnant 635 portraits, devinrent la propriété de La Mésangère : le directeur du célèbre Journal des Dames et des Modes fit monter les passe-partout qui les encadrent encore à présent.

Lorsqu’en 1831, celui-ci eut à son tour disparu, l’œuvre de Carmontelle passa aux mains de lord Duff Gordon Duff qui l’emporta en Ecosse, dans le comté de Banff. Il y demeura exilé pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à 1877.

Alors, le Duc d’Aumale acquit les dessins qui restaient au nombre de 484 (561 portraits) pour 4 500 livres sterling (112 500 fr.) et les ramena en France.

Dans les dix in-folio de maroquin rouge, exécutés par Claessens, qui les renferment, ils sont aujourd’hui l’une des richesses du musée de Chantilly, si abondant en trésors d’art et d’histoire.

Le dévouement du chevalier de Lédans, conjurant leur dispersion, la générosité du prince, les donnant à l’Institut de France, pour assurer leur sauvegarde, ont rendu aux chercheurs, à tous les curieux du passé un service inappréciable, dont ils ne sauraient trop haut témoigner leur gratitude.


Et, pour oublié que soit aujourd’hui le nom de Carmontelle, il a paru qu’on pourrait trouver quelque plaisir à voir évoquée, dans son cadre joyeux, la figure de celui qui savait tant et si fort amuser son prochain.


AUGUSTIN THIERRY.

  1. Joseph Philippe, né le 27 octobre 1712 : Michel Philippe, 9 janvier 1714 ; Louis, 15 août 1717 ; Pierre, 25 septembre 1718 ; Jacques Philippe, 27 septembre 1719.
  2. Le manuscrit inédit en est conservé au château de Chantilly.
  3. M. Victor du Bled, la Comédie de société au XVIIIe siècle.
  4. Rouge, à brandebourgs et filets d’or, gilet, culotte et bas noirs. C’est un habit de vénerie.
  5. Vert, galonné d’or et de blanc, les basques à retroussis blancs.
  6. Notons cependant que Mme de Genlis lui conteste cette priorité pour l’accorder à une Mme Durand qui aurait en effet composé vers 1700 une dizaine de comédies-proverbes, d’ailleurs fort courtes et fort plates.
  7. Les Proverbes dramatiques de Carmontelle ont été successivement édités par Méry en 1822 et par Mme de Genlis en 1825.