Un été à la campagne/Texte entier

Attribué à Poulet-Malassis. (p. Frontisp.-227).
Un été à la campagne, 1868 - Frontispice
Un été à la campagne, 1868 - Frontispice

AVANT-PROPOS.




Les lettres qu’on va lire, correspondance de deux jeunes filles, n’étaient pas, comme il sera facile de s’en convaincre, destinées à la publicité. Comment et par suite de quelles circonstances elles sont tombées entre nos mains, voilà ce qu’il importe peu de faire connaître au lecteur : l’essentiel est qu’elles lui plaisent.

Comme nous ne voulons pas prendre notre monde en traître, nous engageons fort les gens à principes sévères, à mœurs aussi austères, — nous l’espérons du moins, — que leurs principes ; nous engageons fort les chastes, les dévots, les prudes et tous ceux, en un mot, qui ont la prétention de faire leur salut à grand renfort de macérations et de continence, à se bien garder d’ouvrir ce livre, dont la lecture compromettrait gravement, nous les en prévenons, les chances qu’ils peuvent avoir à une stalle numérotée dans le paradis.

En revanche, nous ne saurions trop recommander ces lettres à ceux qui ne prisent dans la vie que ce qu’elle offre d’agréable et d’attrayant ; aux vieillards encore pleins d’imagination, d’ardeur, mais dont les forces, malheureusement, défaillantes, ont besoin d’un léger stimulant ; nous les prescrivons spécialement aux jeunes gens des deux sexes, qui, à peine au seuil de l’existence, ont la louable ambition de s’instruire et de dépenser le plus libéralement et le plus lestement possible la somme de jouissance que dame Nature, dans sa munificence, a bien voulu leur départir.

Cela dit, et sans autre préambule, nous laissons la parole à nos deux aimables correspondantes.



UN ÉTÉ
À LA CAMPAGNE



LETTRE PREMIÈRE.


Adèle F… à Albertine B…, sous-maîtresse au pensionnat V…, à…, près Paris[1].

Paris, 23 avril 18…


Tu vas m’accuser, bonne petite amie, de négligence ou de paresse, et je t’assure que ce sera bien à tort ; si je n’ai pas répondu à ta dernière lettre, ce n’est vraiment pas ma faute : j’ai eu tant d’occupation !

Figure-toi que mon oncle a été, ce mois-ci, nommé colonel d’un régiment en Algérie, et qu’avant de partir, il a fait à ma tante la surprise d’une charmante maison de campagne, où elle doit passer le temps de son veuvage, — deux ou trois mois au plus, et quel veuvage !… Ce bon oncle nous a expressément ordonné de recevoir beaucoup de monde et de nous amuser le plus possible.

Je te laisse à penser si nous suivons à la lettre les recommandations d’un si aimable tyran !

Aussi, depuis quinze jours, je n’ai pas une minute à moi : des toilettes à acheter, des robes à essayer, mille emplettes à faire, ma tante à accompagner dans toutes ses visites ; dire adieu à ceux-ci, inviter ceux-là à nous venir voir cet été ; ajoute à cela les préparatifs du départ de mon oncle, et tu verras s’il m’est resté beaucoup de temps pour écrire à ma chère Albertine.

Si je ne t’écrivais pas, je pensais bien à toi, va ! Combien je regrettais, toute seule dans ma chambre, toute seule dans mon lit, les douces nuits que nous passions dans les bras l’une de l’autre ! Combien de fois me suis-je éveillée et t’ai-je cherchée à mon côté, pour te demander un plaisir que j’étais réduite, hélas ! à me procurer toute seule !

Et toi, méchante, penses-tu à moi ? Tu m’as sans doute oubliée pour quelque autre… Oh ! si je le savais !… Tiens ! je te dénoncerais à madame, je lui dirais que sa sévère et savante sous-maîtresse, qui enseigne si bien pendant le jour, à ses élèves, les secrets de l’histoire, les finesses de la langue française, les beautés de la littérature, leur apprend encore la nuit… les plus délicieuses choses du monde !

C’est égal, va, depuis deux mois que j’ai quitté la pension, j’ai bien pleuré en pensant à toi ; enfin, il faut se consoler, et j’espère que le séjour de la campagne m’y aidera.

Nous partons dans deux heures, et je n’ai pas voulu quitter Paris sans te dire au moins où je vais ; si tu m’écris la première, adresse-moi ta lettre à B…, par Meulan.

Adieu, mon cher cœur ; j’embrasse mille fois ta jolie bouche rose ; et pense quelquefois à ton

Adèle.


LETTRE DEUXIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 27 avril 18…

Tu vois, mon Adèle chérie, que je ne te fais pas attendre ma réponse ; je te suppose installée dans ton château, et je t’écris à B… comme tu me l’as recommandé. Tu penses à moi, dis-tu, chère petite ; ah ! je t’assure que tu es payée de retour ! Déjà deux mois de séparation, sans espérance de se rapprocher jamais ! Et moi qui aurais voulu passer ma vie avec toi !

Mon histoire est la tienne ; ces charmants plaisirs que nous goûtions ensemble, il faut maintenant s’en sevrer, ce qui serait bien dur, ou en jouir seule, ce qui leur ôte presque toute leur saveur. Enfin !…

Qu’est-ce que vous dites, mademoiselle ? Si vous saviez que je vous eusse remplacée dans mes affections, vous me dénonceriez à madame ! D’abord, apprenez que madame, et par contre-coup monsieur, sont tellement entichés de moi, que rien de ce que vous pourriez leur dire à ce sujet ne leur ôterait la haute opinion qu’ils ont de mon austère vertu ; ils traiteraient tout bonnement vos dires d’horreurs fabuleuses et de calomnies ; ensuite, vous saurez, méchante rapporteuse, que depuis votre départ, toutes les grandes qui sont restées ou toutes celles qui sont venues sont si laides, si plates, si maigres, si mal bâties ou si déplaisantes, que quand bien même j’aurais osé concevoir la coupable pensée de vous en substituer quelqu’une, j’aurais été obligée, bon gré malgré, d’y renoncer.

Plaisanterie à part, mon beau petit ange adoré, cette idée de te remplacer, je l’ai eue parfaitement. Tu connais mon tempérament et mes principes : l’un me commande impérieusement la jouissance, obtenue n’importe par quel moyen ; quant aux autres, ils ne me laissent à cet endroit aucun scrupule, aucun remords, et si j’avais trouvé un sujet digne de tenir ta place, j’aurais immédiatement tenté sa conquête. Mais je te dirai que, de l’observatoire que je me suis fait pour embrasser d’un seul coup d’œil tout le dortoir, après avoir assisté plusieurs soirs de suite, incognito, au coucher de ces demoiselles, j’ai dû penser que ce n’était pas des filles dont j’étais appelée à faire l’éducation, mais que j’avais bien plutôt sous ma direction un véritable régiment de pincettes.

J’ai donc été forcée de te rester fidèle, et de me contenter, pour tout potage, de ton souvenir, quand j’aurais si bien voulu tenir entre mes bras ta gracieuse petite personne.

Sais-tu, chère Adèle, que tu vas joliment t’ennuyer pendant tout un été loin de Paris ? Et toi qui avais si bonne envie de t’instruire, toi qui me faisais de si drôles de questions auxquelles il m’était impossible de répondre, par la raison assez simple que je n’en sais pas plus que toi, à qui j’ai enseigné toute ma science, sais-tu bien que la campagne, le véritable séjour de l’innocence, dit-on, est un lieu mal choisi pour acquérir les connaissances qui te manquent ?

En tout cas, dis-moi ce que tu y fais et à quoi tu t’occupes ; écris-moi souvent, cela te désennuiera ; moi, si je parviens à te trouver une remplaçante telle quelle, je ne manquerai pas de t’en faire part.

En attendant, pour répondre aux mille baisers que tu m’as généreusement envoyés dans ta dernière lettre, je t’en envoie le double, à répartir moitié sur ta bouche charmante, moitié sur ta divine petite gorge.

À toi.
Albertine.


LETTRE TROISIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 8 mai 18…

Chère Albertine, tu crois que je m’ennuie à la campagne, eh bien ! tu te trompes ; non seulement je ne m’ennuie pas maintenant, — et cela n’a rien d’étonnant, puisque, depuis quinze jours seulement, j’ai quitté Paris, — mais encore je pense que je m’amuserai beaucoup, et que ce prétendu séjour de l’innocence, comme tu l’appelles, ne contribuera pas peu à me faire mordre au fruit de l’arbre de science, dont j’ai un si furieux appétit.

La campagne, d’abord, me plaît, peut-être parce que jusqu’à présent j’ai été enfermée entre quatre murs ; et puis la maison de mon oncle, — je ne dirai pas son château, comme toi, flatteuse, — est vraiment fort agréable, et, de plus, avantage que tu comprendras, renferme une vaste bibliothèque dont je puis user à discrétion, à indiscrétion même, si j’en juge par quelques ouvrages que j’ai parcourus ; pour une liseuse comme moi, ce n’est déjà pas un mince avantage ; aussi, tous les matins, dès six heures, — car il fait ici un temps superbe, — tu pourrais voir ta petite Adèle serpenter à travers les allées du jardin, tenant un livre et s’enivrant d’air pur, de poésie et du parfum des lilas ! Avant de venir à B…, je ne connaissais pas le printemps :


Hôte doux et charmant, frère des fleurs écloses,
Qui fait rougir les fruits et fait ouvrir les roses !


Dis que mes lectures ne me profitent pas : j’en suis déjà aux citations !

Après la lecture, j’ai la musique, dont je raffole, et mon oncle m’a fait la galanterie d’un excellent piano ; et mes dessins, et ma peinture ! Il y a ici une variété infinie de jolis points de vue que je me propose de croquer. Voilà, tu m’avoueras, de quoi chasser l’ennui.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je t’ai dit tout à l’heure que mon séjour à B… ne serait pas sans utilité pour mon instruction ; je vais m’expliquer : notre jardinier, le père V…, a deux fils et deux filles ; ma tante a amené de Paris un cocher, un domestique, une femme de chambre et une cuisinière ; eh bien ! tout ce monde-là est jeune, pas trop mal tourné, et s’entend déjà au mieux, si j’en juge par ce que j’ai saisi au vol.

Il y a un certain petit bois, au fin fond du jardin, dont les noires profondeurs seront fatales, je le crains, à l’innocence villageoise. Jusqu’à présent, il n’y a peut-être pas grand mal, mais cela ne tardera pas à devenir sérieux, et j’espère bien alors ne rien perdre des détails.

Figure-toi que personne ne se défie de moi ; on me prend pour une enfant. J’ai bientôt dix-huit ans, et c’est à peine si l’on m’en donne quinze ; tu connais mon petit air innocent et réservé : qui ne s’y tromperait ? Toi-même, n’as-tu pas hésité longtemps avant de hasarder une déclaration ? Encore ne t’es-tu risquée qu’en tremblant !

Personne ne se gêne donc devant moi, on me considère comme zéro, et tu penses que je fais tout mon possible pour justifier cette bonne opinion.

Autre chose encore : mes études doivent être singulièrement favorisées par la position du logement que j’occupe. Figure-toi un amour de petite chambre ayant pour dépendances deux jolis cabinets : l’un renferme mon piano et me sert d’atelier ; de l’autre j’ai fait mon cabinet de toilette. Le tout est borné par la chambre à coucher de ma tante d’un côté, et de l’autre par la plus belle chambre de la maison, celle qui se donne aux meilleurs amis ou aux personnes qu’on reçoit avec le plus de considération.

Jusqu’à présent, chère Albertine, tu te demandes en quoi cela peut me faire acquérir les connaissances qui me manquent. Voilà : hier au soir, en furetant partout, je me suis aperçue que, de mon atelier, par une fente presque imperceptible, on voit tout ce qui se passe chez ma tante.

Ce que le hasard avait fait dans mon atelier, j’ai réussi à le pratiquer avec le même bonheur dans mon cabinet de toilette, de façon qu’un second jour, non moins indiscret que le premier, me laisse maîtresse des secrets de la chambre voisine ; et, s’il te plaît, des deux côtés ma vue porte en plein sur les lits : il ne se peut rien passer là que je ne le voie.

Comprends-tu maintenant ? Mon oncle ne restera pas toujours en Algérie, il viendra à B…, et j’aurai bien du malheur, si le mystérieux rideau qui abrite les secrets de son alcôve ne s’écarte pas un tout petit peu en ma faveur ; voilà pour ma gauche ; à droite, j’espère très-fort qu’il se dévoilera aussi quelque friand mystère dont je ferai mon profit.

Ajoute encore à l’avantage de ma position que, mon cabinet et mon atelier fermés, on ne peut rien entendre ni voir de ce qui se passe chez moi. Dans le cas où, pour parfaire mon éducation, il me plairait de passer de la théorie à la pratique, je suis assurée que mes murs ne possèdent ni yeux ni oreilles : tout le monde n’en saurait dire autant.

À tout hasard, j’ai mis de l’huile à mes serrures ; elles sont maintenant d’une discrétion merveilleuse. Je m’habitue à ouvrir, à fermer, à entrer ou sortir de façon à ne pas éveiller les susceptibilités de l’oreille la plus délicate. Viennent les occasions, elles ne m’échapperont pas par ma faute ; tout ce qu’un bon général peut faire pour assurer le succès, je l’ai fait.

Puisque nous sommes munies chacune de notre observatoire, nos confidences vont se multiplier et ne manqueront sûrement ni de variété ni de piquant. Ma tante compte cet été sur de nombreux visiteurs, ainsi attends-toi à une chronique intéressante ; tâche, de ton côté, d’avoir autre chose à regarder que des pincettes ; en vérité, ce serait par trop triste ! Je t’écris précisément aujourd’hui parce que, la nuit passée, j’ai rêvé de toi. Je te donne à deviner ce que j’ai fait en m’éveillant. Si tu devines, fais-en autant, mon cher amour, en pensant à ton

Adèle.




LETTRE QUATRIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 11 mai 18…

Chère petite Adèle, sans prétendre à la sagacité d’Œdipe, j’ai deviné l’énigme que tu me proposais dans ta dernière lettre, et tu peux être assurée que ta recommandation a été fidèlement suivie.

Je ne saurais trop admirer le bon hasard qui te poste de la façon la plus avantageuse pour être au courant de tout ce qui se passera chez ton oncle. Si j’en crois mes pressentiments, tu vas devenir savante en peu de temps, et cette science que tu acquerras ne saurait manquer de rejaillir un peu sur moi ; je rougis vraiment, moi ton aînée de trois grandes années, d’attendre des leçons d’une morveuse comme toi. Ce n’est pas l’amour de l’étude, l’ardeur au travail qui me manquent, tu en sais quelque chose ; que veux-tu ! c’est l’occasion. Après tout, que peut-on apprendre dans un pensionnat de jeunes filles ? Rien, sinon ce que nous savons si bien toutes deux. C’est quelque chose sans doute, mais que de secrets nous restent encore à découvrir !

Allons, dépêche-toi de devenir savante, et par contre-coup instruis-moi ; j’attends ta prochaine lettre avec impatience. Je me vois forcée de fermer la mienne plus tôt que je ne voudrais ; madame se sent indisposée et me prie de passer chez elle. Adieu, chère petite, songe que je compte sur toi.

Albertine.


LETTRE CINQUIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 15 mai 18…

Il m’a pris fantaisie hier soir, pour étrenner mon observatoire de gauche, — l’atelier, — celui de droite se trouvant en ce moment sans emploi, d’assister au coucher de ma tante, et vraiment je puis dire comme Titus : Je n’ai pas perdu ma journée.

Ma tante, tu l’as vue, est une grande et belle personne de vingt-huit ans environ ; sa figure est des plus agréables, ses dents sont fort belles, et elle a grand soin de les laisser voir ; mais je m’imaginais, à voir les traits un peu anguleux de sa physionomie, ses doigts effilés, ses pieds étroits et allongés, je m’imaginais, dis-je, que la crinoline faisait en grande partie les frais du domaine que mon oncle a seul le droit de parcourir de minuit à neuf heures du matin ; je dis seul, parce que j’ai une idée très-haute de la sagesse de ma tante ; eh bien ! ma chère amie, j’étais dans une erreur profonde, et mon oncle, qui, du reste, adore sa femme, est un mortel infiniment plus fortuné que je ne me le persuadais. C’est, en vérité, une statue de Praxitèle ou de Pradier qui partage son lit !

Ma pauvre tante, ne se doutant guère qu’un œil indiscret était braqué sur elle, procédait aux soins de sa toilette de nuit avec un abandon, un laisser-aller que légitimait la complète solitude dont elle croyait jouir.

Elle délaça d’abord ses bottines, et mit à découvert, pendant cette opération, un mollet dont les belles proportions eussent fait honneur à la Diane chasseresse ; sa robe ôtée, je vis des bras… des bras dignes de remplacer ceux qui manquent à la Vénus de Milo ; le corset ayant bientôt pris le même chemin que la robe, j’aperçus une gorge d’une rigidité marmoréenne. Je ne revenais pas de ma surprise, lorsque la chemise tomba et me laissa tout le loisir d’admirer une taille souple et fine, s’attachant à des hanches d’une magnifique ampleur, puis des cuisses et des jambes d’une rondeur, d’une perfection, d’une pureté de forme à faire rougir d’envie la Velléda du Luxembourg, qui n’est qu’une cagneuse comparée à ma tante.

Celle-ci, du reste, semblait se considérer avec infiniment de plaisir dans l’armoire à glace qui se trouve au pied de son lit, et qui reflétait complaisamment tant de beautés diverses si rarement rassemblées dans la même personne. Elle regrettait sans doute que tous ces charmes fussent pour le moment en vacance, et que mon oncle fût bien loin, occupé à donner la chasse aux Arabes, tandis qu’il eût fait si bonne figure dans le lit moelleux qui se dressait là et qui n’allait recevoir qu’une pauvre solitaire réduite à se repaître de souvenirs.

Je te l’avoue franchement, ce lit excitait ma convoitise ; j’aurais voulu en occuper la moitié ; j’aurais essayé de faire oublier à la belle délaissée les ennuis du veuvage, et je cherchais sérieusement un prétexte qui me permît de pénétrer dans sa chambre, mais la peur de voir mes avances mal accueillies me retint, et, ma foi ! lorsque ma voisine fut couchée et eut éteint sa lumière, je gagnai tout doucement ma couche, et me mis à faire seule ce que j’aurais si volontiers fait avec une autre.

Toi, chère Albertine, tu te serais risquée, n’est-ce pas ? et peut-être le succès t’aurait-il donné raison ; moi, je n’oserai jamais.

Adieu, et à bientôt, si j’entrevois quelque chose de nouveau. Je t’embrasse comme je t’aime.

Adèle.


LETTRE SIXIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 16 mai 18…

Réjouis-toi, chère Albertine, voilà le nouveau demandé, et si tu n’en es pas contente, c’est que tu seras par trop difficile.

Hier, dans la journée, ma tante reçut une lettre d’Afrique qui lui causa une grande joie : son mari se portait bien, et son absence ne devait pas être aussi longue qu’on l’avait cru d’abord.

Elle monta chez elle de bonne heure ; j’en fis autant, n’ayant rien qui me retînt ailleurs, et j’allais me coucher sans songer à mal, lorsque la fantaisie me vint, heureusement, de visiter mon observatoire, faute de quoi je perdais le spectacle le plus curieux qui se puisse imaginer.

Ma tante, en camisole de nuit, assise dans un fauteuil qui me faisait face, éclairée en plein par une lampe posée sur une petite table, était occupée à relire la lettre de son mari.

Cette lettre renfermait, à ce qu’il paraît, des choses bien tendres, car la lectrice avait le visage et le regard fort animés : tout à coup, son œil se ferme, sa tête s’appuie languissamment sur le dossier du fauteuil ; sa main gauche, qui tenait la brûlante épître, la dépose sur la table, tandis que sa droite, tout doucement abaissée, s’empare de la chemise, qu’elle relève d’un mouvement insensible, et cependant assez haut pour me permettre de distinguer dans son entier une toison du plus beau brun, coquettement dessinée, gracieusement frisée, qui m’en rappela sur-le-champ une autre qui ne doit pas t’être tout à fait inconnue ; après quoi, cette scélérate de main, toujours hésitante, tâtonnant, avançant peu à peu, sans avoir l’air d’y entendre malice, se glisse sournoisement entre deux cuisses superbes docilement entr’ouvertes, et là se met décidément à l’œuvre avec activité.

Jusque-là, rien de bien étonnant, me diras-tu ; ma tante pensant à son mari absent, à son mari qu’elle aime, en est réduite à employer le moyen dont nous autres, pauvres filles, nous servons le plus souvent possible pour charmer nos ennuis, en attendant que quelque aimable cavalier veuille bien nous épargner ce soin.

Patience donc ! le surprenant, le voici. Ma tante, qui semblait pourtant fort actionnée, s’arrête comme frappée d’une réflexion subite ; — se doutait-elle qu’elle était épiée ? j’en eus peur un instant, mais il n’en était rien ; — elle se dirige vers son armoire, y prend, dans un tiroir soigneusement fermé, une jolie boîte oblongue, l’ouvre et en tire… comment définir ce qu’elle en tire ?… une sorte d’instrument bizarre, de forme ronde, allongée, que je ne sais, en vérité, à quoi comparer ; elle l’examine, le considère amoureusement, et s’en saisissant, va reprendre la position que je t’ai décrite tout à l’heure ; là, de la main gauche écartant les obstacles, elle maintient avec la droite son singulier partenaire, et, en dépit d’une résistance désespérée, le fait complétement disparaître dans un certain réduit où il se trouve étroitement emprisonné ; une sorte de combat s’engage aussitôt : le nouveau venu, furieux, et abusant de sa position, le traître ! semble s’acharner sur ma malheureuse tante, dont le beau corps s’agite, bondit en soubresauts frénétiques, et qui bientôt, vaincue, s’affaisse sur elle-même ; la honte de sa défaite, sans doute, lui arrache alors de plaintifs gémissements.

Après être restée quelques instants sans mouvement sur son fauteuil, dans une pose qu’il ne doit pas être donné souvent à un peintre de reproduire au naturel, ma tante, revenue enfin à elle, rend la liberté au serpent qu’elle avait eu l’imprudence de réchauffer dans son sein, le dépose sur la table de nuit, se couche et éteint sa bougie.

Je soupçonne qu’elle ne s’endormit pas tout de suite, car, étant restée aux écoutes, j’entendis encore de gros soupirs causés, j’imagine, par l’excentrique remplaçant nocturne du colonel de M… ; ce qui me suggéra l’idée, ne sachant de quelle dénomination gratifier le monsieur en question, de l’appeler mon oncle.

Qu’en dis-tu ? le nom n’est-il pas bien trouvé ?

Que penses-tu de tout ce que j’ai vu ? Quant à moi, sous le coup d’un tel spectacle, je n’ai presque pas fermé l’œil de la nuit, et quand je parvenais à m’assoupir, l’image de mon oncle ne cessait de voltiger au milieu de mes rêves.

Le lendemain matin, ma tante était fraîche comme une rose et semblait enchantée de sa nuit.

Adieu, chère Albertine ; réponds-moi vite, et dis-moi ce que tu penses de tout ceci.

À toi.
Adèle.


LETTRE SEPTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 19 mai 18…

Ce que je pense de tout ce que tu me contes dans ta dernière lettre ?… Mais, ma chère petite, à force d’en penser une foule de choses, je finis par n’en plus rien penser du tout. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai bien ri en me représentant le bijou de ta tante, et que je trouve ravissant le nom dont tu l’as baptisé ; ce qu’il y a de sûr encore, c’est que je donnerais je ne sais quoi pour assister au spectacle que tu vois gratis, tandis que moi j’en ai un si pitoyable sous les yeux, car il n’y a rien de changé dans le personnel que je gouverne.

Ton maudit oncle ne me sort pas de la tête ; éveillée ou endormie, je l’ai sans cesse sous les yeux ; c’est une véritable apparition qui ne me quitte plus. Depuis que tu m’as décrit d’une façon si pittoresque toutes les perfections de ta tante, sais-tu que je n’ose plus jeter les yeux sur moi ; comparez-vous donc à une statue !

Je suis aussi une sincère admiratrice de sa vertu. Jeune comme elle est, belle comme tu me l’as dépeinte, ayant les passions vives, on n’en saurait douter d’après ce que tu as vu, aller s’enfermer dans une solitude, se soustraire aux empressements de nombreux adorateurs, et se contenter, au lieu d’une séduisante réalité, d’une grossière, d’une grotesque imitation de la nature ! N’est-ce pas là de l’héroïsme en fait de fidélité conjugale, et ton oncle — le vrai ! — n’est-il pas un mari privilégié, le plus heureux de tous les maris ? Saura-t-il au moins reconnaître tous ces sacrifices ? Il fera comme les autres : il trouvera cela tout naturel, et ne se gênera probablement guère pour tromper une femme qui apporte tant de soins à se conserver à lui pure et intacte ! Ils sont tous de même, d’ailleurs ; aussi, que jamais je me marie, je te promets bien que l’oncle dont je me servirai en l’absence de mon mari ne se mettra pas sous clef !

Je te disais tout à l’heure qu’il n’y avait rien de changé dans le personnel du pensionnat ; parmi les élèves, non, mais il nous est arrivé depuis quelques jours une nouvelle bonne qui vaut la peine qu’on s’occupe d’elle.

Félicie, sans être précisément jolie, a une physionomie très-remarquable ; elle a vingt-quatre ou vingt-cinq ans, est petite, mince, brune, — c’est une Provençale ; — ses cheveux sont assez beaux ; elle a le nez légèrement busqué ; ses yeux, d’un bleu gris, sont fort grands ; ils ont une expression singulière que ne contribuent pas peu à leur donner le large cercle bistré qui les entoure et d’épais sourcils noirs qui se rejoignent au-dessus du nez ; de fines moustaches ombragent sa lèvre supérieure, tandis qu’un léger duvet brun et serré, qui passerait à la rigueur pour des favoris chez un collégien de dix-huit ans, part des tempes et descend en folâtrant tout le long de ses joues ; quand je t’aurai dit qu’avec cela Félicie a des dents petites et blanches, des mains mignonnes et de jolis pieds, tu conviendras que cette fille-là n’est pas à dédaigner. Ne t’étonne donc pas si j’ai jeté mon dévolu sur elle ; oui, je veux tenter l’aventure ; il ne me manque qu’un prétexte pour commencer les hostilités, je suis en train de le chercher. Je te tiendrai au courant des opérations.

L’indisposition de madame, dont je te parlais dans ma dernière lettre, s’est aggravée et s’est changée en maladie ; voilà huit jours qu’elle garde le lit, et depuis ce temps, je ne suis plus sous-maîtresse, mais bien plutôt maîtresse. Tout est sous ma direction, ce qui est loin de me déplaire, car tu sais que j’aime beaucoup à me faire obéir.

Monsieur est plein d’égards pour moi, et me témoigne beaucoup de déférence.

Adieu ; si tu vois quelque chose du haut de tes observatoires, Anne, ma sœur Anne, ne manque pas de m’en instruire ; quant à moi, tu sais ce que je t’ai promis.

Je t’embrasse bien des fois.

Albertine.


LETTRE HUITIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 22 mai 18…

Notre solitude s’anime, chère Albertine ; il nous est venu du monde de Paris ; B… n’est plus reconnaissable, tout y est sens dessus dessous.

Nous avons d’abord Me J…, une des célébrités du barreau parisien, qui a gagné, il y a près d’un an, un gros procès pour mon oncle. Il est fort riche, dit-on. C’est un tout petit homme d’une quarantaine d’années, à l’air grave, important ; invariablement cravaté de blanc ; il a une grosse voix, de gros yeux, le teint bourgeonné, et possède encore une demi-douzaine de cheveux qu’il ramène précieusement de la nuque sur son front.

C’est lui qui occupe la chambre d’honneur. Il faut avouer que je n’ai pas de chance pour les débuts de mon observatoire de droite, car je n’irai certes pas m’enquérir de ce que fait chez lui le solennel Me J…, et comme il est ici pour un mois, vois un peu quelle lacune dans mes études !

Nous avons deux jeunes mariés de l’année, deux tourtereaux, que j’aurais vivement souhaités pour voisins ; avec ceux-là, du moins, j’aurais été sûre d’apprendre quelque chose. J’ai assez intrigué en leur faveur, mais ma tante s’est montrée inflexible : les droits incontestables de l’avocat lui ont assigné la première place.

Un auteur très-connu, X…, nous honore aussi de sa visite. On dit ses pièces très-spirituelles ; je veux bien le croire ; en tout cas, elles n’ont pas de peine à être plus amusantes que sa conversation. Quel être fatigant et monotone !

Nous attendons d’autres visiteurs. On parle de bals champêtres, d’excursions, de parties nautiques ; nous avons la Seine à deux pas ; on parle aussi de jouer la comédie ; quel bonheur ! mon rêve ! Allons, allons, notre été se passera très-agréablement !

En attendant, nous faisons de la musique le soir ; la jeune dame est bonne musicienne, son mari est aimable et ne manque pas d’esprit, bien qu’il ne soit pas breveté pour cela.

Ce surcroît de monde a nécessité une augmentation dans le personnel servant ; il vient de nous débarquer, ce matin même, une nouvelle recrue, qui, j’imagine, doit faire un frappant contraste avec la Félicie dont tu médites la conquête. Juges-en.

C’est une blonde fille de la Normandie ; elle a dix-huit ans à peine ; elle est plus grande que ma tante, qui cependant, tu te le rappelles, est d’une belle taille de femme. Et quelles formes avec cela ! quel développement ! quelle surabondance de chair !

Et figure-toi que ce corps géant est surmonté d’une tête petite, ronde, rose et joufflue ; l’œil est d’une étonnante limpidité et l’expression de la physionomie est presque enfantine. Une vraie tête de bébé !

Il faut voir les regards de convoitise que les hommes — maîtres et valets — jettent sur cette belle fille ?

Me J… lui-même est sorti de son imperturbable gravité : à l’aspect de l’éblouissante fraîcheur et des plantureux appas de notre jeune Normande, ses gros yeux se sont écarquillés, ils ont brillé comme deux charbons ardents ; son nez, du rouge est passé au cramoisi, et ses six cheveux se sont dressés sur son front.

Je ne sais ce qu’il adviendra de tout ceci, mais je tremble pour la vertu de mademoiselle Rose ; je crois qu’elle aura de rudes assauts à subir. À partir de ce moment, je ne la perds pas de vue ; je suis sûre que dans peu j’aurai quelque chose à t’apprendre.

Quant à toi, chère Albertine, je te souhaite une bonne réussite dans le siége que tu entreprends ; tiens-moi surtout au courant de tes progrès.

À toi.
Adèle.


LETTRE NEUVIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 26 mai 18…

Eh bien, chère petite, mon siége n’a pas été aussi long tout à fait que celui de la ville de Troie ; je suis maîtresse de la position, et ta place, vacante depuis plus de trois mois, est occupée.

Tu veux des détails, n’est-ce pas ?

Voici comment j’avais disposé mes batteries. Hier, dès le matin, en venant voir madame, dont le mal empire visiblement tous les jours, je m’étais plainte d’une légère indisposition ; à dîner, le mal avait redoublé, comme bien tu penses, sans que je pusse dire précisément où en était le siége ; tantôt c’était la tête, tantôt c’étaient les nerfs ; oh ! les nerfs, les nerfs surtout !

Le soir, je voulus tenir compagnie à madame, comme de coutume, mais je me trouvai bientôt si mal, que monsieur me contraignit d’aller me coucher, affirmant qu’il suffirait près de sa femme, et recommandant à Félicie, dont la chambre n’est pas éloignée de la mienne, de veiller attentivement sur moi.

C’est justement ce que je désirais ; je me levai en soupirant, et d’un pas dolent je me dirigeai vers ma chambre, suivie de ma camerera mayor.

Arrivée là, je me trouvai si accablée, qu’il fallut m’aider à me déshabiller ; pourtant, lorsque je fus dans mon lit et que j’eus pris une tasse de camomille, je me sentis beaucoup mieux, et j’envoyai Félicie prévenir monsieur qu’il ne s’inquiétât pas, que mon indisposition se passait, et que j’étais prise d’une invincible envie de dormir.

Tranquille de ce côté, et la messagère revenue, le mal me reprit subitement ; jusqu’alors indécis, il se porta avec violence sur les nerfs ; je m’agitais, je me tordais les bras.

Félicie, fort embarrassée, parlait d’aller chercher monsieur, quand la crise s’apaisa comme par enchantement ; elle me proposa alors de passer la nuit à côté de moi, et s’installa sur une chaise, à mon chevet.

Au bout d’un quart d’heure de tranquillité, je l’invitai à regagner sa chambre ; elle n’en voulut rien faire, naturellement ; alors, pour tout concilier, je l’engageai à partager mon lit, ce qui lui permettrait, en cas de nouvelle crise, de me venir en aide au plus tôt.

Après s’être un peu fait tirer l’oreille, elle se décida.

Le moment décisif approchait.

Voilà ma Félicie quittant robe, jupon, corset, et moi la lorgnant du coin de l’œil, et découvrant, à mesure que tombaient ses vêtements, des formes extrêmement gracieuses et pures, bien que peu accentuées.

Enfin, elle se mit au lit !

Quand je la sentis près de moi, une sorte de fièvre s’empara de tout mon être ; à force d’avoir joué la malade, je devins presque malade sérieusement ; les désirs violents que j’éprouvais, — depuis huit longs jours, j’observais un jeûne rigoureux dans l’attente de ce bienheureux moment, — la crainte de me voir mal accueillie, l’appréhension d’un scandale, tout cela me donnait si fortement sur le système nerveux, que mes dents claquaient malgré moi, et que j’étais agitée d’un tremblement impossible à réprimer.

Eh bien ! chère Adèle, je n’en jouai mon rôle que plus parfaitement.

Je priai d’abord Félicie d’éteindre la veilleuse, dont la lumière, affirmai-je, m’empêcherait de dormir.

Cette précaution prise, et cinq minutes à peine écoulées, cinq siècles plutôt ! hors d’état de me contenir plus longtemps, je me tourne de son côté en soupirant profondément ; elle me demande si je souffre.

— Horriblement, ma chère ! lui dis-je.

Et m’approchant brusquement, je me jette à son cou, comme pour implorer du secours, et je l’embrasse.

Cette avance n’est pas mal reçue ; au contraire, je crois sentir une étreinte qui répond à la mienne. La bonne fille aurait tout fait pour me soulager !

Enhardie par cette heureuse tentative, et ce premier succès aiguisant mes désirs, toujours gémissant, toujours m’autorisant de mes maudits nerfs, je la serre étroitement, puis je me mets à fureter çà et là, d’une main discrète bien entendu, pour ne pas lui donner l’alarme, et je m’assure que partout une peau fine et douce recouvre un corps frais, souple, charmant.

Ne rencontrant aucun obstacle, me sentant même plutôt attirée que repoussée, je me décide à tenter un grand coup. Je passe mon bras gauche autour de Félicie, j’appuie ma bouche sur la sienne, et contraignant ses genoux à s’écarter, je glisse doucement ma main droite entre deux cuisses satinées, qui, loin de me disputer le passage, semblent bien plutôt aller au devant de mes vœux.

Je touche au but, m’y voilà ! je vais… Tout à coup ma main se retire, et je pousse une exclamation de surprise à laquelle ma Provençale répond par un accès d’hilarité folle.

Je te vois d’ici tout ébahie. Tu te demandes ce qui m’arrête en si beau chemin, pourquoi ces rires, pourquoi cette stupéfaction ? Tu me parlais dernièrement d’une certaine toison de ta connaissance et de la mienne, coquettement dessinée, gracieusement frisée… Ah ! ma chère petite, si cela peut s’appeler une toison, de quel nom désigner alors ce que je venais de toucher ? Je devais avoir, pour le moins, rencontré une forêt, peut-être pas aussi vierge que celles de l’Amérique, mais presque aussi impénétrable. Ou plutôt, non, ne cherchons pas de métaphores impossibles ; c’était bien une toison, une toison véritable, celle-là : touffue, hérissée, mêlée, inculte, rude au toucher : une dépouille de chevreau, semblable à celle que Jacob revêtit pour tromper le bonhomme Isaac, ce qui, soit dit en passant, me porte à penser que la race d’Esaü n’est pas éteinte ; Félicie doit, à coup sûr, descendre en ligne droite de ce patriarche velu et passionné pour les lentilles.

Mais il te faut la fin de l’aventure.

L’accès de Félicie apaisé, moi revenue de mon ébahissement, la malicieuse fille m’avoua que, depuis un grand quart d’heure déjà, elle avait éventé ma ruse et n’était plus la dupe de mes soubresauts nerveux ; elle ne m’en avait pas moins laissé jouer mon rôle jusqu’au bout, curieuse de l’effet que produirait sur moi le contact de l’insolite parure dont elle est décorée. L’événement avait répondu à son attente.

Au souvenir de mon exclamation si naturellement jetée et de mon brusque mouvement de retraite, nous nous mîmes à rire comme deux folles, et l’entente la plus parfaite, la plus cordiale s’établit aussitôt. Félicie prit ma main timide encore, lui servit elle-même de guide à travers d’épais fourrés que je franchis non sans peine, et bientôt me prouva par des transports aussi vifs que fréquemment renouvelés, qu’elle n’était pas moins friande que moi d’un plaisir qui m’avait coûté tant de diplomatie dépensée en pure perte.

Pour tout dire, nous fûmes contentes l’une de l’autre ; la nuit fut consciencieusement employée, et lorsque, le lendemain, monsieur et madame me demandèrent si j’étais remise de mon indisposition, à l’air intéressant que me donnaient mes yeux battus, ma figure fatiguée, ils jugèrent que j’avais dû très-mal dormir, et me plaignirent beaucoup.

Tu vois que je t’ai tenu parole ; telle est, dans tous ses détails, l’histoire de ma nouvelle conquête ; à toi, maintenant.

Au diable soit ton vilain petit avocat ! Il avait bien besoin de venir entraver sottement, dès son début, un cours d’histoire naturelle qui promettait d’être si intéressant ! Heureusement, les ressources ne manquent pas à B…

Adieu, chère petite Adèle, je t’embrasse et t’aime toujours, malgré ma grosse infidélité.


Albertine.


LETTRE DIXIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 28 mai 18…

Bravo ! ma vaillante amazone, tu viens de te couvrir de lauriers. Ta rare prudence et ton habile stratégie ont été superflues, il est vrai, mais un bon général ne doit jamais livrer bataille sans avoir pourvu à la retraite. J’approuve et j’admire les dispositions que tu avais cru devoir prendre.

Sais-tu bien que tu me fais une peinture effrayante de l’adversaire velu que tu as eu à combattre ! Rencontrer ainsi, la nuit, au moment où l’on y pense le moins, une bête fauve sous sa main, il y a de quoi hésiter, reculer même, et il a fallu tout le courage dont tu es douée pour triompher de ce monstre.

Tu me disais dans ton avant-dernière lettre que l’image de mon oncle ne te quittait plus ; de mon côté, j’ai toujours devant les yeux le rébarbatif objet dont tu m’as fait la description.

Nous voilà quittes : je te cède mon oncle, je prends ton ours ; c’est convenu.

Je me range tout à fait à ton avis sur la généalogie de Félicie, et pour obéir à ma monomanie d’imposer un second baptême aux gens, je l’appellerai, si tu veux bien me le permettre, mademoiselle Esaü, nom auquel elle paraît avoir des droits incontestables.

Et maintenant revenons à B…, non que j’aie rien de nouveau à te conter, mais bien des choses se préparent, je crois, et dans ce moment, contrairement à ce que recommande la sagesse des nations, je cours plusieurs lièvres à la fois.

Commençons par mademoiselle Rose, autour de laquelle papillonnent à qui mieux mieux tous nos messieurs : le monotone X…, le nouveau marié, — oh ! les hommes ! — et même le petit avocat.

Ces messieurs sont loin de se douter que je les épie sans relâche et qu’aucun de leurs mouvements ne m’échappe. Les deux premiers n’avancent guère ; X… est trop fat, l’autre ne peut se dépêtrer de sa femme ; l’avocat, lui, a entrepris un siége en règle ; il pousse les travaux avec une activité que je ne lui aurais jamais soupçonnée, et je ne serais pas surprise qu’il arrivât le premier au cœur de la place.

La valetaille aussi s’en mêle. Le cocher, un beau garçon, ma foi ! s’est sérieusement mis sur les rangs, et néglige la petite Victoire, la plus jeune des filles du père V… Je ne le vois plus se diriger le soir, vers neuf heures, du côté du petit bois, où se rendait d’un autre côté, de l’air le plus candide du monde, la simplette villageoise. Victoire-Ariane en est tout affolée.

Rose n’a qu’à bien se tenir ; elle est le but d’une véritable course au clocher. Jusqu’à présent, elle n’a pas l’air de s’émouvoir beaucoup ; en tout cas, j’ai l’œil sur elle. Cela m’est d’autant plus facile, la nuit surtout, qu’elle couche dans un petit cabinet situé à l’extrémité du corridor que nous occupons, l’avocat, ma tante et moi.

Tu ne saurais croire, chère Albertine, combien je suis occupée ; j’ai à peine le temps de dormir. — Et toi qui me voyais déjà attaquée par le spleen !

Autre chose encore :

J’ai à surveiller la grange, que madame Pruneau, — c’est son nom, ne m’en accuse pas, — notre cordon-bleu, visite bien souvent.

Il faut te dire que la grange est sous la direction immédiate de M. Nicolas, frère cadet de mademoiselle Victoire, très-gentil petit blond, dont madame Pruneau, une grosse réjouie d’une trentaine d’années, au teint rubicond, a commencé l’éducation.

L’honorable M. Pruneau fricote en Angleterre pour le moment ; il est de toute justice que madame occupe ici ses loisirs. L’art culinaire ne lui prenant que le jour, elle consacre ses soirées à l’enseignement.

J’espère un jour assister à une de ses leçons qui se donnent le plus souvent entre dix et onze heures du soir ; je trouverai bien le moyen de me glisser derrière quelque innocente botte de foin ou autre part. L’amour de la science fait surmonter tous les obstacles.

J’amasse des matériaux pour t’écrire ; à bientôt, chère Albertine ; je t’embrasse tendrement, mais surtout n’en dis rien à mademoiselle Esaü : elle en serait peut-être jalouse.

À toi.
Adèle.

P. S. Il nous est arrivé hier une vieille cousine, ce qui n’est guère intéressant, et — ce qui l’est bien davantage — un jeune homme, M. Lucien P… Nous nous étions vus déjà ; il m’a fait danser deux fois cet hiver à l’unique bal auquel j’aie encore été. Nous avons renouvelé connaissance. Il est très-bien ; il s’est montré très-aimable et empressé. Je ne sais pas, mais…

Adieu encore une fois.

Adèle.


LETTRE ONZIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 1er juin 18…

Ta dernière lettre, chère Adèle, se termine par un mais qui m’a donné beaucoup à réfléchir ; ce mais-là, sais-tu, en dit plus qu’il n’est gros.

Est-ce que, par hasard, le cœur de mademoiselle aurait bégayé son premier mot ? Est-ce que M. Lucien, investi des pleins pouvoirs du dieu Cupidon, serait le fortuné mortel destiné à la conquête de cette rose précieuse que j’ai bien pu effleurer, mais non cueillir ?

J’attends à ce sujet des renseignements très-circonstanciés ; j’espère bien que toi, si libérale de détails lorsqu’il s’agit des autres, tu ne me les marchanderas pas quand tu entreras en scène.

D’ailleurs, je t’ai donné l’exemple, et je vais continuer à te parler de ta remplaçante, mademoiselle Esaü, ainsi que tu l’appelles.

Quelle institutrice que cette fille-là ! et comme j’ai progressé en peu de temps sous sa direction !

L’éternel sujet de nos conférences nocturnes, ce qui nous semblait mystérieux, inexplicable, m’apparaît à présent aussi clair, aussi net que si je le voyais de mes propres yeux ; sauf la pratique, je suis aussi savante, à l’heure qu’il est, que femme au monde, et cela grâce aux leçons de Félicie.

Il faut dire aussi qu’elle est d’une force peu commune ; ses études ont été poussées aussi loin que possible ; elle peut se vanter d’avoir fait ses humanités complètes. Que n’a-t-elle pas fait, du reste ? Et que ne lui a-t-on pas fait ?

Je ris bien quand je pense à ma feinte maladie. Personne, vois-tu bien, n’a jamais joué de si bonne foi la Précaution inutile.

Si tu savais, chère Adèle, quelles nuits je passe !… Je t’avouerai pourtant qu’elles me paraissent moins charmantes que les nôtres ; c’est tout un autre genre, cela ne peut se comparer.

Félicie est infatigable. À peine ferme-t-on l’œil avec elle ; la nuit ne lui suffit pas ; elle met le jour à profit si l’occasion s’en présente, et quand l’occasion n’arrive pas assez vite à son gré, elle sait parfaitement la faire naître.

Ce que nous faisions ensemble, chère petite, pur enfantillage, simples jeux innocents ! Nous en étions à l’a, b, c, à l’enfance de l’art. Combien je t’étonnerais, si j’étalais aujourd’hui ma science devant toi !

Il y a surtout une délicieuse chose à laquelle nous n’avons jamais songé, je ne sais pourquoi, et qui, lorsqu’on la connaît, paraît être ce qu’il y a de plus simple au monde.

Je vais te l’expliquer de mon mieux, en comptant toutefois sur la subtilité de ton esprit pour deviner ce qu’il y aura de forcément obscur dans mes phrases.

À te dire vrai, je n’y mettrais pas tant de mystère si nous étions côte à côte toutes deux dans le même lit, et tu comprendrais ma démonstration, j’en suis sûre, sans grand effort d’imagination.

Le vieil Esope avait bien raison, ma chère, lorsqu’il affirmait que la langue est la meilleure chose du monde, et cependant parmi les nombreux usages qu’il lui assigne, il ne mentionne pas celui que m’a révélé ma savantissime institutrice.

Quelle source d’indicibles jouissances dans cet organe de la parole, et comme la descendante d’Esaü sait s’en servir ! C’est à en mourir !

Dame ! ma chère petite, on contracte une dette déplaisir que l’on est tenue d’acquitter dans le plus bref délai ; il faut user à son tour d’une généreuse réciprocité et faire à autrui ce que vous êtes enchantée qu’autrui vous fasse ; il ne faut pas surtout reculer devant ce qui constitue, selon Molière, la toute-puissance de l’homme.

Maintenant, si j’ai réussi à te donner une idée suffisamment exacte de l’étendue de cette prérogative virile dont la bizarre nature s’est montrée si prodigue envers Félicie, tu comprendras de reste que l’épreuve par laquelle j’ai dû passer a été des plus rudes et des plus ardues. Que de difficultés, que d’obstacles à écarter ! Heureusement, tu l’as dit, je ne manque pas de courage : après avoir un instant mesuré de l’œil la tâche à remplir, je me suis résolument jetée en avant, tête baissée, et je m’en suis tirée à mon honneur.

Mon Dieu ! c’est une habitude à prendre ; on s’y fait vite, je t’assure ; on finit même par y trouver du charme.

Félicie est contente de moi ; elle assure que, dans peu, je serai de sa force. Je crois qu’elle me flatte.

À propos, je lui ai parlé de ton oncle ; elle m’a pleinement édifiée sur son caractère et sur ses fonctions, et m’a dit le nom de ce consolateur des délaissées. Ce nom m’a paru si extraordinaire, que ma plume se cabre devant sa burlesque orthographe. Il est de ces choses qu’on dit, mais qu’on n’écrit pas.

Assez de folies ; je termine par une triste nouvelle : madame est très-mal ; il y a eu consultation de médecins. Monsieur est au désespoir.

Adieu, ma bonne Adèle.

Albertine.


LETTRE DOUZIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 5 juin 18…

Je t’ai comprise, chère Albertine, supérieurement comprise ; mon subtil esprit, comme il te plaît de l’appeler, flatteuse, t’a suivie pas à pas, sans s’égarer, à travers le dédale sombre dont tu as si heureusement trouvé l’issue. J’ai d’autant plus facilement compris que, s’il faut te l’avouer, l’idée de cette petite excursion en forêt m’était plusieurs fois venue, et je suis à me demander comment nous ne l’avons pas faite de compagnie. Venant de toi, j’aurais acclamé la proposition avec enthousiasme, et je n’ai pas osé te la faire : on a parfois de singuliers scrupules. Ah ! si c’était à recommencer !…

Il paraît, dis donc, que la savante mademoiselle Esaü te fait joliment rattraper le temps perdu ; moi qui sais combien tu es laborieuse, je ne puis que te féliciter d’avoir mis la main sur un pareil trésor ; cette fille-là est une merveille, et je serais véritablement bien curieuse de voir jusqu’où s’étend chez elle le respectable emblême de la puissance masculine.

Ce spectacle m’étant interdit, je passe à un sujet plus intéressant, pour moi s’entend.

Tu as deviné juste, chère Albertine : oui, ma flamme répond à sa flamme, mais je cache avec grand soin dans mon âme ce secret qu’ont trahi mes yeux. Il ne faut passe jeter à la tête des gens.

Ah ! si tu savais comme mon Lucien est séduisant ! Je veux te faire son portrait ; tu me diras si j’ai bon goût. Je serai très-sévère, sois tranquille ; pourtant ma sévérité n’ira pas jusqu’à l’injustice, et s’il est charmant, après tout, je n’y puis rien, moi, n’est-ce pas ?

Je commence par le physique. Il a vingt-sept ans, il est de taille moyenne, sa physionomie est régulière et expressive ; il a de grands yeux bleus qui disent une foule de choses, une épaisse chevelure brune, de belles moustaches noires encadrant des dents d’une blancheur nacrée, et pas de favoris.

Eh bien ! comment le trouves-tu ? Fait-il ton caprice ? Si je te dis encore qu’il a des mains aristocratiques, le pied petit, qu’il est adroit à tous les exercices du corps, que sa mise, excessivement soignée, est toujours d’une simplicité extrême, et si j’ajoute que Lucien est un cavalier accompli, t’en étonneras-tu ? D’ailleurs, ceci n’est pas mon opinion, c’est celle de nos dames et celle, que tu ne suspecteras pas, je pense, de tous ces messieurs.

Sur ce premier point, unanimité.

Passons au moral.

J’en suis honteuse, mais je suis forcée de convenir que les qualités de l’esprit répondent de tout point aux avantages extérieurs.

Je sais que tu vas me taxer d’exagération et me jeter au nez l’inévitable bandeau ; tu vas traiter Lucien de héros de roman ; que veux-tu ! je ne puis cependant fausser la vérité et me refuser à l’évidence. Quand tout le monde le trouve aimable, gai, spirituel, je suis bien forcée de faire chorus avec tout le monde ; je me vois même dans la dure nécessité d’ajouter quelques remarques particulières qui te le feront mieux apprécier : il n’a pas un grain de fatuité, il ne cherche jamais à attirer l’attention, et pourtant il cause de tout avec la plus grande facilité ; dès qu’il parle, on n’écoute plus que lui ; bien que maniant le sarcasme avec une rare supériorité, il est indulgent à tous, mais il ne peut souffrir la suffisance : X… s’en aperçoit tous les jours. Il connaît plusieurs langues, il dessine, peint, lit admirablement, possède une voix fort agréable, accompagne bien, et j’ai vu de lui de très-jolis vers.

Voilà le portrait en pied de mon Lucien ; — Lucien, quel joli nom, dis ! je le répéterais toute la journée, moi ! — portrait non flatté, mademoiselle, quoi que vous en puissiez penser et dire, entendez-vous !

Et tu crois, chère Albertine, qu’on peut résister à un tel homme, qui ne laisse passer aucune occasion de vous marquer sa préférence, de vous dire quelque chose d’agréable, de vous presser tendrement la main, et qui vous regarde avec une expression !… Pour mon compte, je déclare la chose impossible, et je me rends à merci.

Tu te rappelles la description de mon petit appartement ; il est aussi bien disposé pour voir chez les autres que pour être en sûreté chez soi. Après avoir goûté le premier avantage, il est permis de mettre à profit le second. La théorie ne suffit plus à ma soif de science : je suis résolue, vois-tu, à user de la pratique. L’heure a sonné, l’élève est impatiente, remplie de docilité, d’ardeur, et je crois, vanité à part, de dispositions ; elle doit indubitablement faire de rapides progrès avec un si parfait professeur, s’il consent à se rendre chez elle et à lui donner des leçons particulières.

Il est plus que jamais question de jouer la comédie à B… ; X… — c’est la première fois qu’il se montre bon à quelque chose — nous confectionne une petite pièce dans laquelle j’ai un rôle et Lucien aussi, deux amoureux, cela va sans dire. Tu penses que les choses n’en iront que plus vite ; aussi vers la fin de juin ou au commencement de juillet, — un mois de résistance, on ne saurait exiger davantage, il me semble, — prépare-toi à écouter la confession générale et complète de ton Adèle ; tu sais que je n’ai rien de caché pour toi.

Aussi bien, il est temps que je songe à pousser vivement des études qui éprouvent en ce moment un temps d’arrêt fâcheux. Calme plat du côté de ma tante ; mon oncle serait-il tombé en disgrâce ? ou peut-être ne fait-il son apparition solennelle que les jours où l’on reçoit des lettres d’Algérie, et nous n’avons rien reçu depuis le mois passé. Rose semble inexpugnable ; je comptais sur madame Pruneau, rien non plus de ce côté ; je trouve, il est vrai, le moyen d’entrer dans la grange, la difficulté est d’en sortir ; je ne tiens pas à me faire prendre comme une souris dans une souricière.

En somme, disette complète. Attendons.

Je termine ma lettre en disant comme toi : Assez de folies ! J’espère que ta réponse m’apportera de meilleures nouvelles de cette pauvre madame, si excellente, et que nous aimions tant.

Adieu, chère Albertine ; à toi.

Adèle.


LETTRE TREIZIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 juin 18…

Au lieu de bonnes nouvelles que tu espérais, chère Adèle, je n’en ai qu’une bien déplorable à t’annoncer : madame est morte cette nuit, à trois heures… Malheureuse femme, etc., etc., etc.


Suit un long panégyrique qui n’est que la paraphrase du fameux : Madame se meurt. Madame est morte !

Nous n’avons pas cru devoir conserver à la postérité ce morceau d’éloquence de mademoiselle Albertine.

Nous renvoyons ceux de nos lecteurs pour qui le lugubre a des charmes, à l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, par Bossuet ; ils ne gagneront ni ne perdront au change.




LETTRE QUATORZIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 9 juin 18…

Madame est morte ! dis-tu, chère Albertine ? Je ne puis me faire à cette idée ; mourir si jeune encore, si pleine de vie ! etc., etc.

Ici nous croyons pouvoir inviter le lecteur à relire la Consolation de Malherbe à Du Perrier :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses.

Nous osons lui affirmer d’ailleurs que l’éloquence de mademoiselle Adèle ne le cède en rien à celle de mademoiselle Albertine, non plus qu’à celle de l’Aigle de Meaux.

La sous-maîtresse a formé une élève qui lui fait le plus grand honneur.



LETTRE QUINZIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 20 juin 18…

Ce que je vais te dire, chère Adèle, ne te semblera pas croyable, et pourtant cela est ; je ne parle pas à la légère ; j’ai voulu ne plus pouvoir douter, être pertinemment sûre de mon fait avant de t’écrire ce que déjà je soupçonnais.

Monsieur, qui, le jour de l’enterrement, ne voulait pas laisser partir le corps de sa femme, qui ne parlait de rien moins que de suivre la défunte dans la tombe, monsieur est aujourd’hui consolé, radicalement consolé ; quinze jours à peine ont suffi pour tarir des larmes qui, à l’entendre, devaient être éternelles.

Je te donne la chose comme certaine, et tu me croiras quand je t’aurai dit que c’est auprès de moi qu’il cherche et espère trouver des consolations.

Nous avions commencé par pleurer ensemble, de très-bonne foi, au moins j’aime à le croire ; depuis quelques jours pourtant, je m’apercevais que sa douleur tournait terriblement au tendre ; enfin, hier, de longs regards bien langoureux, des étreintes très-significatives et certains attouchements un peu risqués m’ont avertie que le moment de la crise approchait.

Au premier soupçon, une certaine idée m’a traversé la cervelle ; cette idée, il s’agit de la réaliser : je me suis mis en tête de remplacer madame, et tu verras que je la remplacerai.

Monsieur touche à la quarantaine, il est vrai, mais il est encore fort bien, à cela près de quelques cheveux absents, et ce n’est pas là un tort irréparable, que je sache ; il a une petite fortune ; son pensionnat rapporte beaucoup ; c’est donc un très-bon parti pour moi, qui n’ai absolument rien. Je serai dame et maîtresse ; mon rêve ! tu le sais, chère Adèle.

Si je veux arriver à ce but, la première condition est de ne pas descendre du piédestal de haute vertu sur lequel je me suis guindée.

En conséquence, voici comment j’ai jugé à propos de procéder : sans dire un mot, j’ai pris la main qui s’égarait, je l’ai rendue à son propriétaire, et le couvrant d’un regard glacial, je me suis levée majestueusement, puis, de l’air d’une impératrice offensée, j’ai gagné lentement la porte, et suis allée m’enfermer dans ma chambre, laissant monsieur muet et abasourdi. Ce matin il n’avait pas encore retrouvé la parole. Tout est au mieux.

À présent, chère Adèle, quittons les choses sérieuses, et parlons de toi. Ton Lucien, je n’en doute pas, est tel que tu me l’as dépeint, et tu ne méritais pas moins, du reste, car, tu peux m’en croire, tu es une délicieuse créature.

Où en êtes-vous ? Dis-moi cela bien vite.

Et mademoiselle Rose — je m’intéresse à elle — a-t-elle capitulé ?

Et madame Pruneau ? je ne l’ai pas oubliée non plus.

Allons, vite, vite, écris-moi ; voilà deux mortelles semaines que je n’ai reçu de lettres de toi ! et surtout tâche d’avoir du nouveau à me conter.

Entre nous, je commence à me lasser singulièrement de Félicie ; je suis à la recherche d’un moyen peu compromettant de me débarrasser d’elle.

Adieu, chère petite Adèle, je t’embrasse bien tendrement ; n’oublie pas que j’attends une longue lettre.

Albertine.


LETTRE SEIZIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 23 juin 18…

En élève soumise et respectueuse, je m’incline, madame, devant l’expression de votre volonté souveraine ; vous m’avez demandé une longue lettre, je vais faire l’impossible pour vous satisfaire.

Es-tu contente ? Je te parle déjà avec tout le respect dû à l’austère directrice d’une importante maison d’éducation, car je ne doute pas un instant de la réussite de ton projet. Monsieur pourra-t-il résister à tant de grâce, de beauté, surtout tant de vertu ?

En parlant de vertu, j’aurais bien voulu te voir faire ta sortie ; tu devais être magnifique, mon Albertine, et j’aperçois d’ici la mine contrite de l’infortuné veuf, si barbarement frustré des consolations qu’il convoitait. Qu’il se remette pourtant, et prenne son mal en patience ; dans quelques mois, j’en ai l’intime conviction, tu n’auras plus rien à lui refuser.

Mais puisque le cher monsieur a si bravement et si lestement pris son parti de la perte de sa femme, je ne vois pas pourquoi nous ne l’imiterions pas.

Ne parlons plus de mort ; ce n’en est plus le temps.

Il s’agit d’autre chose, vraiment ! Depuis l’interruption de notre correspondance, j’ai collectionné d’importants et nombreux documents auxquels tu vas participer.

J’ai d’abord trouvé le moyen d’assister aux ébats de madame Pruneau, sans courir le risque d’être retenue en otage parmi les bottes de foin. Voici comment j’ai résolu ce difficile problème.

La grange reçoit le jour par deux grandes lucarnes, à la hauteur d’un premier, à peu près, dont l’une donne sur un hangar où gisent pêle-mêle une foule d’objets servant au jardinage, parmi lesquels j’avisai une échelle dressée le long du mur.

Ce fut pour moi un trait de lumière ; je tenais mon moyen. Restait à épier le moment favorable.

Depuis quatre jours je l’attendais en vain, lorsqu’un soir, vers onze heures, comme je faisais sentinelle derrière mon rideau, j’entendis le petit Nicolas tousser en passant devant la cuisine ; puis je le vis disparaître du côté de la grange.

Un instant après, parut sur la porte du rez-de-chaussée la grosse Pruneau en galant déshabillé ; après avoir regardé de tous côtés, n’ayant rien flairé de suspect, elle prit le même chemin, aussi légèrement que le lui permettaient ses pieds d’hippopotame, larges autant que longs.

Sans perdre de temps, je descendis et gagnai le hangar à mon tour, en prenant la route opposée.

L’échelle était justement dressée au-dessous de la lucarne ; je l’escaladai intrépidement, et bientôt mon regard plongea à l’aise dans les profondeurs de la grange.

Par malheur, la lune, couverte de nuages, ne se montrait que de loin en loin, de sorte que si j’entendais assez distinctement, je ne voyais que d’une façon très-imparfaite.

Le dialogue, au moment où je prenais place dans ma loge, était fort animé. Je n’essaierai même pas de le reproduire ; madame Pruneau, qui tenait le dé, n’a pas, d’habitude, un choix très-heureux d’expressions, et d’ailleurs se servait, ce soir-là, d’une foule de locutions techniques que je faisais d’inutiles efforts pour comprendre, et qu’on perdrait son temps, je pense, à chercher dans Bescherelle ou dans l’Académie.

Ce qui me parut ressortir clairement de tout cela, c’est qu’en Pénélope prudente, séparée de son mari depuis tantôt un an, notre cuisinière ne tenait nullement à offrir à son honnête Ulysse, lorsqu’il rentrerait dans l’Ithaque conjugale, un ou deux rejetons de contrebande dont elle ne pourrait décemment pas lui décerner la paternité. La discussion se prolongeait, le petit Nicolas, emporté par son ardeur juvénile, se refusant aux moyens que la sage institutrice prescrivait comme infaillibles pour éviter tout fâcheux résultat.

Le fougueux élève parut enfin se rendre à des raisons péremptoires ; il devint plus docile ; la discussion s’apaisa, languit, s’entrecoupa, et… je ne pus rien voir qu’une masse noire s’agitant dans l’ombre épaisse.

Je désespérais de tirer aucune instruction de ce cours suivi à l’aveuglette, lorsqu’un pâle rayon perça les nuages, éclaircit les ténèbres et me permit de distinguer Nicolas, victime résignée, tout de son long étendu, la face tournée vers le ciel, tandis que, plus bas, à genoux, le visage incliné vers le sol au contraire, le gros cordon-bleu se livrait, sur la personne de son élève, à une mystérieuse opération, dans l’accomplissement de laquelle elle déployait la plus louable activité.

Le rayon disparut, pas assez vite toutefois pour que je ne pusse voir Nicolas s’agiter comme un épileptique, et saisir d’une main crispée la tête de l’opératrice, qui mit aussitôt fin à sa tâche et s’empressa de le calmer en lui prodiguant force baisers et caresses.

Un court silence suivit cette crise ; il fut interrompu par madame Pruneau ; elle se félicitait de sa rare prudence et démontrait, preuves en main, à Nicolas, comme quoi, s’il n’eût pas suivi ses prescriptions, il se fût indubitablement trouvé l’auteur de quelque petit Pruneau apocryphe.

Cette démonstration bien comprise, la docte cuisinière se mit immédiatement en devoir de passer à une autre ; je pus l’apercevoir face à face, cette fois, avec son gentil blondin, toujours maintenu dans la même position ; elle avait recouvert le pauvre petit de sa volumineuse personne ; écuyère d’un nouveau genre, elle semblait ainsi chevaucher d’un grand courage, lorsque, prise à son tour d’une violente crise nerveuse, — peut-être est-ce contagieux ? — elle finit par se renverser complétement sur lui, en poussant de si terribles soupirs, qu’en vérité on pouvait les prendre pour des mugissements.

Cette seconde leçon terminée, et mon attention ne se trouvant plus excitée au même degré, je me sentis horriblement fatiguée ; je me décidai donc à descendre de mon échelle et à regagner mon lit, en cherchant à m’expliquer ce que je venais de voir et d’entendre, mais je m’endormis avant d’y être parvenue.

Je te transmets tout cela, en t’engageant à consulter là-dessus mademoiselle Esaü, dans la science supérieure de laquelle j’ai la plus entière confiance.

La belle Rose, à laquelle tu t’intéresses, dis-tu, doit d’ici peu, si je ne me trompe, entrer en composition ; les négociations vont un train d’enfer, et c’est, ainsi que je l’avais prévu, l’avocat qui l’emportera sur ses rivaux ; il tient la corde, toutes les chances sont pour lui. Le jeune marié, gêné par sa femme ; X…, desservi par sa fatuité, ont été distancés dès le premier tour ; Charles, notre cocher, avait des chances, il les a perdues ; habitué à brûler le pavé, il a voulu aller trop vite, Rose s’est effarouchée. Le petit avocat va doucement, mais infailliblement au but ; quelques jours encore, et je t’annoncerai son plein succès.

Tu me demandes où j’en suis avec Lucien ? Ah ! chère Albertine, chaque jour il me semble plus aimable et plus digne d’être aimé. Si tu savais comme mon cœur bat délicieusement, comme il se fond pour ainsi dire, de bonheur, quand sa main touche la mienne, quand son bras entoure ma taille, quand sa bouche effleure ma joue ou mes cheveux !

Et ces ravissantes sensations qu’il éveille en moi, il n’a pas la joie d’en constater les progrès, l’infortuné ! tant je les lui dérobe avec soin.

Les rôles qui nous sont échus dans la comédie de X… nous viennent merveilleusement en aide à tous les deux pour le but que chacun de nous poursuit. Il n’en est, lui, que plus empressé, plus pressant surtout ; sous le couvert de son personnage, il déploie des ressources infinies d’esprit et de séduction, et moi, m’abritant, de mon côté, sous mon ingénuité d’emprunt, car je joue, — je me dois cette justice, — presque aussi bien que toi la vertu indignée, je le désespère à plaisir, je ne parais pas le comprendre, je le mets hors de lui, à chaque instant, par mes naïvetés calculées.

Il est trop fin, sans doute, pour s’y laisser prendre entièrement ; cependant il est tout dérouté, il ne sait au juste à quoi s’en tenir ; il en est à se demander s’il a véritablement affaire à une petite sotte, à une Agnès renforcée, ou bien à un rusé lutin qui se plaît à le tourmenter.

Il ne lit pas, il ne peut lire dans mon cœur, le cher bien-aimé, sans quoi il y verrait combien j’aspire, moi aussi, à l’heureux moment où, tombant dans ses bras, j’abandonnerai mes lèvres à ses baisers.

Après tout, on ne peut, n’est-ce pas, chère Albertine, en arriver là sans préparer un peu sa chute ?

On nous dit coquettes et dissimulées ; nous le sommes, j’en conviens, et bien nous en prend ; où en serions-nous sans cela, bon Dieu ! et que penseraient de nous ces messieurs ? Et puis, n’est-il pas de toute justice qu’ils payent cher ce qui paraît leur faire tant de plaisir ?

Je veux que mon Lucien attache le plus haut prix à sa victoire ; aussi, je la lui dispute obstinément, pied à pied ; mais comme il sera récompensé de ce qu’il souffre pour l’amour de moi ! Il ne s’attend pas à tous les dédommagements que je lui réserve !

Je te parlais, en commençant ma lettre, de documents que j’avais collectionnés pendant mon long silence ; dans le nombre se trouvent deux curieux autographes que je me propose de copier à ton intention ; d’abord je vais te raconter comment ils sont tombés en mon pouvoir.

Dimanche dernier, nous avions quelques visites ; le dîner ayant été des plus gais, au dessert la conversation prit un tour tant soit peu badin. L’avocat, probablement mis en belle humeur par la présence de Rose qui servait, laissa tomber du haut de sa cravate blanche quelques histoires légèrement croustilleuses ; X… se montra presque spirituel, et Lucien, le brillant causeur, fut d’une gaîté contagieuse. Lorsqu’on quitta la table, ces messieurs, se trouvant en joyeuse disposition, allumèrent des cigares et se dirigèrent vers le jardin ; là, n’étant plus gênés par la présence des dames, ils s’en donnèrent à cœur-joie. J’en jugeai ainsi, du moins, aux éclats de rire qui venaient jusqu’à moi.

Lucien semblait s’être emparé de l’attention générale. Que pouvait-il leur dire ? J’aurais bien voulu écouter, mais le moyen ? Tout à coup, il quitte le groupe folâtre, se dirige vers la maison, monte dans sa chambre, et redescend un instant après, tenant à la main plusieurs feuillets manuscrits.

Une lecture interdite aux oreilles chastes se préparait. On s’engage alors, pour plus de sécurité, dans une petite allée sombre côtoyée par une haute et épaisse charmille, et là, bras dessus, bras dessous, dans un profond silence, on prête au lecteur une religieuse attention.

Ma curiosité ne pouvait rien souhaiter de plus favorable.

Je tire mon rôle de ma poche, et, le nez dedans, livrée à de profondes méditations dramatiques, je me dirige à pas de loup vers la charmille protectrice, qui m’abrite et me permet de saisir au vol des bribes de ce que lisait Lucien.

C’étaient des vers ; dits à mi-voix, ils ne m’arrivaient pas assez distincts pour me permettre d’en saisir le sens ; j’en aurais donc été pour mes frais, sans le plus heureux des hasards.

La lecture finie, le cénacle se met à délibérer, formé en cercle au bout de l’allée ; Lucien, actionné à recueillir les avis et les compliments des auditeurs, remet ou plutôt croit remettre son manuscrit dans sa poche ; par une éclaircie de la charmille, je vois le papier glisser, tomber à terre ; personne ne s’en aperçoit ; toujours argumentant, nos causeurs s’éloignent, ils disparaissent à un détour ; je m’élance comme une panthère sur sa proie, je saisis l’objet de ma convoitise, je le cache, et m’enfuis dans ma chambre, j’allais presque dire dans ma tanière ; là, je m’enferme, et, sans perdre une minute, je me mets à lire les œuvres secrètes de ce mauvais sujet de Lucien.

Ce sont deux tableaux destinés à faire pendants. De l’un, chère Albertine, nous pouvons juger en toute connaissance de cause ; celui-là me plaît beaucoup, et si j’osais, j’adresserais des compliments à l’auteur sur la fidélité de son pinceau. L’autre est loin d’avoir mes sympathies ; je dois dire, du reste, que c’est une traduction ; cela nous arrive de la Rome antique, et se passait il y a deux mille ans. Espérons que les goûts ont changé depuis ce temps-là.

Le tout fera la matière de deux lettres que je t’enverrai le plus tôt possible. Tu verras, c’est curieux.

Madame est-elle satisfaite ? Trouve-t-elle ma lettre assez détaillée ? Ai-je bien mis le temps à profit ?

En attendant que tu répondes à ces

je t’embrasse, chère Albertine, et fais

des vœux pour ton avancement ; je te parle en nièce de colonel.

Adieu, et à toi.

Adèle.

P. S. Imagine, si tu peux, la figure de Lucien en quête de son manuscrit et courant après sa poésie un peu haut troussée, dans l’espoir de l’arracher à quelque main indiscrète : questionnant les domestiques, interrogeant chacun du regard, et ne retrouvant pas trace de la fugitive ! Aujourd’hui il est à peine remis de ses perplexités.

Pauvre garçon ! est-il assez malheureux, et suis-je assez méchante, dis ?

Adèle.


LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 25 juin 18…

Tu es gentille au possible, mon Adèle ; oui, je suis enchantée de ta lettre ; elle m’a fait passer une bonne heure à B…, au milieu de tes commensaux.

Inutile de te dire que j’attends avec impatience les vers qui ont causé tant de tracas à ton cavalier servant ; je suis curieuse de savoir jusqu’où va l’imagination libertine de M. Lucien et quels sont ses mérites comme poëte.

Je commence à croire que tu auras là un excellent professeur ; je lui prédis, à lui, pour élève, le plus malin démon qui se soit jamais dissimulé sous une enveloppe féminine.

Quelles fatigues, quels périls ne braverait-on pas par amour de la science ! Tu devais être à peindre, perchée sur ton échelle, attendant le bon plaisir de madame la Lune pour sonder les mystères de la grange, mystères, soit dit en passant, dont mademoiselle Esaü ne pourra te fournir la clé, par la raison très-simple que, depuis trois jours, elle a quitté le pensionnat sous l’escorte d’un magnifique carabinier. Oui, ma chère, mon successeur dans les bonnes grâces de Félicie est un gaillard de près de six pieds.

Grand bien leur fasse à tous deux ! Quant à moi, me voilà débarrassée d’elle, et je m’en félicite.

D’abord, je me tuais avec cette fille-là : si tu voyais comme je suis maigrie ! Ensuite son caractère, son langage, ses manières ne pouvaient me convenir ; et puis je tremblais à chaque instant qu’elle ne vînt se jeter à la traverse de la nouvelle position que je suis en train de me faire.

Elle est partie, le ciel soit loué ! N’en parlons plus.

À son défaut pourtant, et grâce aux leçons qu’elle m’a données, je suis assez savante pour t’affirmer que M. Pruneau peut rester longtemps en Angleterre sans craindre de voir sa famille augmentée à son retour, si sa chaste moitié continue à comprendre et à pratiquer l’amour ainsi que tu le lui as vu faire avec son jeune néophyte.

Je ne te dirai rien de plus à ce sujet ; quelques leçons du bien-aimé t’en apprendront plus là-dessus que dix pages d’explications.

Aie donc patience ; il dépend de toi, d’ailleurs, de hâter l’époque de ton initiation. — Ne le fais pas trop attendre, ce pauvre garçon.

J’arrive à la partie sérieuse de ma lettre, à mon avancement. Eh bien ! chère petite, il est en bonne voie ; à moins d’accidents qu’on ne peut prévoir, dans trois mois au plus je serai madame R…

Le matin du jour où je t’écrivais, je te disais, tu te le rappelles, que monsieur n’avait pas encore retrouvé la parole. Le soir, il me fit prier de passer chez lui. Assez émue, je me rendis à cette invitation.

Je vis un homme décidé à une démarche héroïque, bien que fort embarrassé de formuler sa résolution.

Après un exorde des plus diffus, dans lequel il rappela la scène de la veille en s’excusant de son mieux, il commença un discours où se heurtèrent pêle-mêle l’oraison funèbre de la défunte, l’éloge de ma vertu, le tableau touchant du bonheur que goûtent deux cœurs unis par les liens d’une douce sympathie, etc., etc.; puis, s’essuyant le front, — il y avait de quoi, — il passa brusquement à la péroraison, c’est-à-dire qu’il me demanda en bonne et due forme la main de mademoiselle Albertine.

Je n’ai pas besoin de te dire si je jouai la surprise ; j’eus l’air de tomber des nues ; je me défendis, je fis mille objections, qui, toutes, furent levées bien entendu, et comme, en définitive, je suis seule au monde, et ne dépends que de moi, je me laissai arracher un consentement que monsieur accueillit en se précipitant, ivre de joie, sur ma main, que je lui abandonnai sans résistance, et dont il se contenta, faute de mieux.

Restait à fixer la date du mariage ; là encore il fallut me faire violence, car je pense avec toi que ces messieurs ne sauraient attendre trop longtemps et payer trop cher ce qu’ils désirent si impatiemment.

Après bien des débats, il fut convenu que je ceindrais la couronne d’oranger vers le commencement de septembre.

À cette époque, chère Adèle, l’amour t’aura révélé tous ses secrets, tes jolies dents blanches auront grignoté jusqu’au trognon la pomme de science, tandis que moi, timide fiancée, je marcherai à l’autel, aussi vierge que les neiges de l’Himalaya, comme dit la Maupin.

Adieu, ma bonne petite ; envoie-moi les vers, et ne perds pas de vue mademoiselle Rose ; je tiens beaucoup à savoir comment l’avocat se tirera d’affaire avec elle.

Je t’embrasse bien des fois.

Albertine.


LETTRE DIX-HUITIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 28 juin 18…

J’en étais bien sûre, moi, que monsieur en passerait par où tu voudrais ! Avec la perspective de te posséder, on se jetterait dans le feu !

Je suis doublement heureuse de ce qui t’arrive, chère Albertine : tu fais un mariage qui t’assure une position digne de toi, et te voilà délivrée d’une fille, de grand mérite assurément, mais qui, tôt ou tard, n’aurait pas manqué de te compromettre.

Je ne t’en dis pas plus aujourd’hui, la place étant prise par le fragment d’histoire ancienne que je t’expédie. Rien de nouveau, d’ailleurs, si ce n’est que notre représentation est retardée, par indisposition. Il a fallu contremander les invitations.

À toi.
Adèle.

UN CHAPITRE DE PÉTRONE.


Le Précepteur antique peint par lui-même.

Au temps de ma jeunesse, il me prit fantaisie
De quitter Rome un jour, et d’aller en Asie ;
J’accomplis ce dessein, je hâtai mon départ,
Et sans choix arrêté, guidé par le hasard,
J’arrive dans Pergame, une cité fertile
En plaisirs, où la vie est heureuse et facile ;
Mais ce qui m’y retint, je le dis sans détour,
— À quoi bon s’en cacher ? — ce fut surtout l’amour.

Mon hôte avait un fils aussi beau que Narcisse,
Tendre fleur à cueillir, en usant d’artifice ;

Je cachais donc mes goûts sous un air réservé,
Et sus passer bientôt pour un sage achevé.
Tous les parents, séduits par mon maintien sévère,
M’exaltaient à l’envi, de façon que le père,
Bonhomme sans malice et plus aveugle qu’eux,
Me confia son fils et combla tous mes vœux.
Je fus chargé par lui de mener aux écoles
Son rejeton chéri ; par d’austères paroles
J’eus grand soin d’écarter ceux qui de mon trésor
S’approchaient de trop près. L’avare sur son or
Ne veille pas avec plus de sollicitude,
Plus de souci, d’amour, et plus d’inquiétude
Que je ne veillais, moi, sur l’attrayant dépôt
Duquel je prétendais user seul et bientôt.

Un matin que, couché tout près de mon élève,
Je cherchais le moyen de donner à ce rêve
Si longtemps poursuivi quelque réalité,
L’amour illumina mon esprit agité ;
Cupidon m’inspira. Je sortis de ma couche
En veillant sur mes pas, assez pour qu’une mouche
Ne se pût envoler, puis je gagnai le lit
De mon petit voisin, n’ayant fait aucun bruit.
À certains mouvements qu’il fit, je pus comprendre
Qu’il ne sommeillait plus ; alors, sans plus attendre
M’adressant à Vénus, la reine des amours.
Je m’écrie en tremblant : « Je t’adorai toujours,

Protége-moi, déesse, exauce ma prière ;
Fais que ce bel enfant n’entr’ouvre la paupière
Qu’après m’avoir permis de lui prendre un baiser ;
S’il ne s’éveille pas, s’il me laisse poser
Une main sur son corps charmant, deux tourterelles
Seront sa récompense, et parmi les plus belles
Je m’engage à choisir. »

                                      Le bel adolescent
À mes vœux aussitôt se montre obéissant ;
Il ne bouge, et j’obtiens une faveur légère
Qui grandit mes désirs, loin de les satisfaire ;
Mais en homme prudent, je n’allai pas plus loin
Pour le moment, et quand je fus levé, j’eus soin
De courir tout d’abord chercher la récompense
Qu’attendait mon disciple avec impatience.

Je fus encouragé par cet heureux début,
Et, dès la nuit suivante, allant tout droit au but :
« Si tu permets, Vénus, qu’à mon aise je touche
Ce beau corps, m’écriai-je, et si dans cette couche
Je parviens à cueillir la palme de l’amour,
Je fais ici serment, dès que viendra le jour,
D’acheter un cheval à mon docile élève. »

L’enfant affriandé n’attend pas que j’achève,
Et de moi s’approchant, il semble m’inviter
À livrer le combat. Je cesse d’hésiter,

Je me jette sur lui : ma lèvre opiniâtre
En cent endroits s’attache et mord ce corps d’albâtre ;
Il s’agite, bondit ; j’aiguise ses désirs,
Et rompant tout obstacle, au centre des plaisirs
Je pénètre à la fin… Ah ! je renonce à dire
Ce que je ressentis : en quels termes décrire
Un bonheur ardemment et longtemps désiré ?
Quand je tins dans mes bras cet enfant adoré,
Ce furent des transports, d’ineffables délices,
Comme les dieux parfois, quand ils nous sont propices,
Nous en laissent goûter. Ainsi passa la nuit,
Plus rapide qu’un songe, et l’aube nous surprit
Lassés mais non vaincus, luttant avec vaillance,
Quoiqu’en désespérés, contre la défaillance
Qui s’emparait de nous. Il fallut bien pourtant
Quitter mon cher disciple, et le jour éclatant
De son lit me chassa.

                                    J’avais une promesse
À tenir, je sortis, comptant sur mon adresse
Pour m’en débarrasser, car outre qu’un cheval
Est plus cher qu’un pigeon, un pareil animal,
Cadeau trop important, risquait de compromettre
Ma réputation ; le père aurait pu mettre
Obstacle à mes plaisirs, m’éloigner de son fils.
Ces raisons agitant mon esprit indécis,
Quelques heures après, je rentrais les mains vides.

Mon disciple attendait, et ses regards avides,
Curieux, sur les miens obstinément fixés,
Semblaient m’interroger ; ils me disaient assez
Qu’il était mécontent. « Hé ! je comptais, mon maître,
Sur un joli cheval… je ne vois rien paraître,
Dit-il avec dépit. — Dès demain tu l’auras,
Lui dis-je, le serrant tendrement dans mes bras ;
Je n’en ai pas trouvé qui méritât la peine
D’être monté par toi. — C’est bon, la nuit prochaine,
Je t’engage à venir déranger mon repos,
Et tu verras ! » dit-il en me tournant le dos.

Je m’éloignai confus. Malgré cette menace,
Lorsque revint la nuit, rappelant mon audace,
Je gagnai doucement son lit ; là, j’eus recours,
Espérant le fléchir, aux plus tendres discours,
Assez bas murmurés toutefois, car mon hôte
Tout près de là couchait. Je convins de ma faute,
Humblement, en pleurant ; mais j’eus beau lui jurer
Que je n’épargnerais rien pour la réparer,
Je ne pus parvenir à calmer sa colère :
« Dors, dors, répondit-il, ou j’éveille mon père ! »

Je ne cacherai point que grande était ma peur ;
Cependant le péril stimulant mon ardeur,
Je risquai la bataille, et ma persévérance
Aisément triompha de cette résistance,

Un peu molle, il est vrai ; l’enfant ne demandait
Qu’à se laisser ravir ce qu’il me refusait ;
Après avoir reçu mes premières caresses :
« Est-ce ainsi, me dit-il, que tu tiens tes promesses ?
Moi je te donne tout sans te promettre rien ;
C’est en paroles, toi, que tu manges ton bien.
Est-il cher, le cheval ? » J’eus peine à me défendre ;
Le railleur obstiné ne voulait pas se rendre
À mes raisons ; enfin nous signâmes la paix.

Accablé de sommeil, depuis peu je goûtais
Un repos bien gagné, quand je sens qu’on me pousse ;
Je m’éveille en sursaut, cherchant d’où la secousse
Pouvait venir : « Mon maître, eh quoi ! déjà tu dors !
Murmurait mon disciple ; au bout de tes efforts
Es-tu donc ? » Ce disant il jouait de l’épaule
Et se pressait sur moi. Je vis bien que le drôle
Se payait amplement lui-même des faveurs
Qu’il accordait. Je dus ranimer les lueurs
D’un foyer presque éteint, dans un monceau de cendre
Chercher une étincelle, en un mot, entreprendre
Un travail difficile, ingrat et long surtout ;
Je l’entrepris pourtant, et si j’en vins à bout,
Si mon honneur fut sauf, ce ne fut pas sans peine ;
Quand je touchai le but, j’étais tout hors d’haleine.

Après un tel exploit, je pouvait espérer

Une trêve, un répit ; j’avais droit d’aspirer
Au sommeil ; eh bien ! non, cette tâche si rude
Que j’avais mise à fin, ce n’était qu’un prélude,
Au moins pour mon élève, et son large appétit,
Non calmé, refusait de me faire crédit.
« Comment ! me disait-il, tu veux dormir, cher maître ;
Il n’est pas temps encor, je ne le puis permettre.
Quoi ! ce jeu si plaisant t’a-t-il déjà lassé ?
Nous commençons à peine ! »

                                    Oui, j’étais harrassé ;
Rendu, moulu, fourbu, je tombais de fatigue ;
Il fallait à tout prix opposer une digue
Aux désirs effrontés du petit garnement ;
Je me retourne donc, et lui dis brusquement :
« Assez ! pour cette nuit que ton feu se modère ;
Allons, dors, petit drôle, ou j’éveille ton père ! »

Le moyen était bon. L’enfant mot ne souffla,
Et jusqu’au lendemain paisiblement ronfla.



LETTRE DIX-NEUVIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 29 juin 18…

Il fait un temps affreux depuis ce matin ; impossible de mettre le pied dehors. Tout le monde est maussade. Je m’enferme chez moi et je t’adresse cette fois un chapitre d’histoire moderne ; il te plaira plus que l’autre, j’en suis certaine.

À toi.
Adèle.

Une nuit orageuse.


C’était une nuit d’août : l’incertaine lumière
Que tamisait la lune à travers les rideaux
D’une chambre coquette éclairait le repos
De deux femmes ; brûlante et lourde, l’atmosphère
Pesait de tout son poids sur ce pauvre hémisphère,
On sentait dans sa chair se dissoudre ses os.

Vu le chaud qu’il faisait, légèrement couvertes,
Deux femmes sommeillaient, ainsi que je l’ai dit,
De crainte des voleurs usant du même lit ;
Leur pose était charmante : aux fenêtres ouvertes
S’il se fût, en effet, montré quelque bandit,
Le scélérat eût fait d’étranges découvertes.

Puisque Phébé veut bien nous prêter ses rayons,
Soulevons le rideau d’une main indiscrète.
Je sais que de l’Albane il faudrait la palette
Pour peindre dignement la nocturne toilette
De ces dames, et moi je n’ai que des crayons
Fort mal taillés encor… Bah ! tant pis ! essayons.

Du lit en désarroi tombait la couverture,
Le drap était en fuite, et laissait voir deux corps
Dont la chair rebondie, arrachée aux efforts
Du corset, ce moderne instrument de torture,

Libre de toute entrave, à l’abri du remords,
Splendide, s’étalait, rendue à la nature.

De nos dormeuses, l’une aspirait le printemps
De la vie ; elle avait un peu plus de vingt ans.
Était mince, élancée, une adorable blonde :
Des roses dans du lait ; en sourires féconde,
Sa bouche qui s’ouvrait montrait de fraîches dents,
Et comme son bonnet, pris d’humeur vagabonde,

Voletait au hasard, l’or de ses beaux cheveux
Inondait l’oreiller ; sa cuisse ronde et ferme
Promettait au toucher un soyeux épiderme,
Mais la jambe était grêle, et c’est vraiment fâcheux.
Enfin, que voulez-vous ? rien n’est parfait : heureux
Celui qui, prudemment, à ses vœux met un terme.

En revanche, la gorge offrait dans son ampleur
Un roc inébranlable, un inflexible albâtre,
Que sillonnait de bleu mainte veine folâtre ;
Une gorge impossible, à rendre de l’ardeur
À Lazare défunt ; rien qu’à la voir, — horreur ! —
Saint Antoine tenté se fût fait idolâtre.

Notre infante, en un mot, était un vrai morceau
De prince. Maintenant que nous connaissons l’une

À l’autre, voulez-vous ? L’autre était forte, brune,
Nature vigoureuse et même un peu commune ;
De ses cheveux lustrés le plantureux bandeau
Avait les noirs reflets de l’aile du corbeau ;

Bondissant au contact, tendue à n’y pas croire,
La chair de cette femme était un bloc d’ivoire.
Le matelas, creusé sous ses robustes flancs,
Gémissait par moments ; insensible à la gloire
De porter tant d’appas, le lit, de temps en temps,
Craquait et protestait par de plaintifs accents.

J’ai bonne envie ici, pour abréger ma peine,
De m’en remettre à vous du soin de mon portrait ;
Mariez savamment le marbre avec l’ébène,
Faites de ce mélange une femme au complet,
Vous aurez ma dormeuse ; ajoutez-y ce trait :
L’été brûlait en elle, elle avait la trentaine.

J’entends qu’on m’interrompt au milieu du récit :
Eh quoi ! vous étiez là ! Vous les avez donc vues,
Ces pauvres femmes, hein ! sur leur lit étendues ?
Vous vous étiez sans doute en cachette introduit,
Et vous teniez, vaurien, dans un coin du réduit ?
— Moi ! pas le moins du monde ; elles m’étaient connues

Bien avant ce soir-là, s’il faut vous dire tout,

J’étais au mieux avec une de leurs amies
Qui les savait par cœur, ces belles endormies.
Vous voyez, mon esprit fait des économies,
Je n’imagine rien ; j’avais un avant-goût
De ce qui se passa pendant cette nuit d’août.

Pour m’assurer comment l’une ou l’autre était faite,
Je n’avais nul besoin de ruse, de cachette,
Car je les connaissais comme si, chaque soir,
J’eusse de leur épaule enlevé le peignoir ;
Je savais leur histoire, authentique, secrète,
Et, si vous y tenez, vous allez la savoir.

Je m’en vais vous transmettre, exempt de broderie,
Le récit primitif ; intègre historien,
Mon texte m’est sacré, je n’y veux changer rien.
Donc, ces dames vivaient sans trop de pruderie,
Ne manquaient point d’amants, et la galanterie
Était, en résumé, le plus clair de leur bien.

Du reste, point d’éclat, d’excellentes bourgeoises
Tenant sur un bon pied une honnête maison,
Où l’on s’interdisait les paroles grivoises,
Où l’on était reçu d’agréable façon,
Les maîtresses étant femmes du meilleur ton,
Sachant au mieux leur monde, aimables et courtoises.

La plus jeune des deux se nommoit Anaïs ;
Par l’autre tout enfant elle fut recueillie,
Étudia sous elle, et la brune Eulalie
Rêvant pour son élève, alors grande et jolie,
Dans notre Sahara quelque riche oasis,
Lui délivra bientôt un brevet de Laïs.

Eulalie affichait un veuvage illusoire ;
On acceptait ce deuil, mais plus d’un médisant
Qui de l’obscur passé jugeait par le présent,
Fredonnait un couplet de Madame Grégoire,
Contestait feu l’époux, et s’en allait glosant
Sur ce livre inédit d’une galante histoire.

Quoi qu’il en fût, d’ailleurs, ces deux femmes s’aimaient ;
Entre elles fort souvent de doux noms s’échangeaient ;
Éprouvant toutes deux disette de famille,
Elles s’en étaient fait une de pacotille ;
L’une disait : « Maman ! » l’autre disait : « Ma fille ! »
Et comme mère et fille ensemble elles vivaient.

De l’opposition de leurs deux caractères
L’union était née ; à la loi des contraires
Elles obéissaient ; de leur vie à vau-l’eau,
Où tout était commun, amours, bonheurs, misères,
Elles se partageaient par moitié le fardeau !
La blonde était le lierre et la brune l’ormeau.

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Ces dames avaient pris, — dégoût ou lassitude, —
Paris en grippe, étaient folles de solitude,
Et, recluses depuis quinze jours environ,
De l’existence aux champs goûtaient la quiétude.
Elles avaient choisi, tout en haut de Meudon,
Au milieu du feuillage, une blanche maison.

Dans cette Thébaïde où régnait l’innocence,
Le sexe masculin brillait par son absence ;
Pas un être barbu, pas l’ombre d’un amant !
Nos anges bravement y vivaient d’abstinence,
Mais le jeûne, il le faut avouer franchement,
N’était pas sympathique à leur tempérament.

Trente degrés de chaud ! quinze jours de sagesse !
On peut avoir à moins le sommeil agité ;
Mise à si rude épreuve, assurément Lucrèce
Eût accueilli Tarquin avec moins de fierté.
Dans ces conditions, que fait la pécheresse
Depuis lomgtemps en brouille avec la chasteté ?

Elle sent dans un rêve une lèvre brûlante
Se coller à la sienne, avide de baisers ;
Ivre, folle, pareille à l’antique bacchante
Aux lascives ardeurs, aux ébats peu gazés,
L’ombre, qu’elle saisit d’une étreinte puissante,
Lui semble palpiter entre ses bras croisés.

C’est en proie à ce songe, — ô classique Athalie,
Bien différent du tien, — que se tord Eulalie ;
C’est sous la pression de ce rêve excitant
Que des mêmes désirs Anaïs assaillie,
Découvre les trésors de son sein haletant,
Murmure un nom tout bas, et s’agite et s’étend.

Cette fièvre d’amour se changeant en martyre,
Chacune glisse enfin vers l’aimant qui l’attire ;
Ce ne sont plus alors que soupirs, cris confus,
Efforts désespérés plus que ceux d’un satyre,
Pour souder en un seul leurs deux corps confondus,
Qui tremblent convulsifs par le plaisir tordus.

Après ce premier choc, commença la mêlée,
Bizarre, impétueuse, ardente, échevelée ;
Ces femmes s’étreignaient, beaux serpents enlacés,
Sans trêve ni merci pour leurs muscles lassés,
Et la lutte dix fois s’était renouvelée
Avant qu’une des deux voulût crier : « Assez ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps Phébé, de sa lueur sereine,

Dévoilait les secrets de cet accouplement ;
Son gros œil étonné se fixait sur l’arène,
En amateur charmé que le spectacle enchaîne,
Et qui ne s’en va pas s’il n’a son dénoûment ;
La déesse trop tard restait au firmament.

On se lasse de tout ; la lutte dut se clore
Quand le jour radieux apparut à son tour.
Épuisé, languissant, les yeux chargés d’amour,
Des baisers de la nuit la lèvre humide encore,
Le couple entrelacé put voir lever l’aurore,
Et vertueusement saluer son retour.



LETTRE VINGTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 3 juillet 18…

Tu as raison, ma chère petite, la Nuit orageuse est de beaucoup préférable au Précepteur antique, dont le sujet, outre les difficultés, la servitude de la traduction, n’a rien, selon moi, d’attrayant ni de sympathique.

Je ne sais si c’est esprit de corps ou répulsion naturelle, je ne puis, sans en être révoltée, penser qu’il existe des hommes capables de rechercher ces dégoûtants plaisirs. Pouah !

J’en veux à ton Lucien ! Qu’avait-il besoin d’exhumer de pareils personnages ? Que ne laissait-il ces turpitudes enfouies dans un bouquin ?

Il n’a pas fallu moins, je t’assure, que la gracieuse photographie de mesdames Eulalie et Anaïs pour me réconcilier avec lui.

À la bonne heure, cela se comprend.

Nous autres, filles infortunées, en qui la nature a mis des désirs aussi impétueux que chez les hommes, et qui ne pouvons cependant céder aux douces exigences de notre tempérament, sans voir se dresser à nos côtés la misère et la honte, sans payer par des souffrances inouïes un seul moment d’abandon et de faiblesse, sommes-nous donc si coupables, après tout, quand nous cherchons dans les bras l’une de l’autre un plaisir, imparfait peut-être, mais dégagé du moins d’incessantes terreurs ?

Ouf ! voilà une phrase qui a dû certainement m’être inspirée par quelque philosophe du dix-huitième siècle, sur lequel j’aurai marché ces jours-ci sans m’en apercevoir.

Pardonne-la-moi, et laisse-moi te dire tout simplement que M. Lucien est un vilain indiscret. Ce n’est pas gentil de divulguer ainsi les secrets que l’on surprend à des femmes. Tu le gronderas de ma part, entends-tu, quand tu auras acquis ce droit-là. Sera-ce bientôt ?

Je te quitte, quoique j’aie encore bien des choses à te dire ; les soins de mon pensionnat me réclament. J’y introduis toutes sortes de réformes. Monsieur me laisse maîtresse absolue ; il n’est occupé qu’à me regarder avec ravissement. Je taille en plein drap.

Adieu, chère Adèle ; tâche de m’écrire bientôt.

Albertine.


LETTRE VINGT ET UNIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 5 juillet 18…

Me J… a gagné sa cause, sois satisfaite, chère Albertine ; il est vainqueur sur toute la ligne ; c’est la nuit passée que Rose a succombé, après une héroïque défense… Honneur au courage malheureux !

Bien que je n’aie pas vu l’action dans ses détails intimes, j’en ai cependant assez entendu pour m’en faire l’impartiale historienne.

Ayant tout lieu de penser que la pièce touchait au dénoûment, depuis quelques jours je ne perdais pas un mouvement des acteurs principaux.

Hier matin, à l’heure où Rose fait la chambre de l’avocat, je me mis à mon observatoire de droite, et là, commodément postée, j’attendis.

Je n’étais pas installée depuis cinq minutes, que Me J… arriva, ainsi que je l’avais prévu.

La conversation, que j’avais grand’peine à suivre, car les deux interlocuteurs parlaient à voix basse, s’engagea aussitôt, très-animée.

Le tentateur, déterminé à vaincre à tout prix, prodiguait les promesses les plus séduisantes ; les mots : toilette, appartement, robes, cachemires, etc., arrivant de temps à autre jusqu’à moi, me faisaient l’effet d’autant de projectiles incendiaires auxquels, évidemment, la place ne résisterait pas longtemps.

En effet, la défense mollissait ; la belle fille, les yeux baissés, la voix haletante, combattait seulement pour l’acquit de sa conscience, et lorsque enfin Me J…, ouvrant un joli portefeuille garni de pas mal d’or et de billets de banque, le lui mit entre les mains, toute résistance sérieuse cessa. Rendez-vous fut pris pour le soir même.

À quelle heure ? où ? cela m’échappa.

L’avocat irait-il chez Rose ? Rose viendrait-elle chez l’avocat ? Choisiraient-ils un terrain neutre ? Voilà ce que je ne pus saisir.

Un gros baiser que le petit homme, en se haussant sur ses pointes, cueillit sur les lèvres de Rose, rouge comme une pivoine, servit d’arrhes au marché ; après quoi, plus léger qu’un sylphe, il disparut pour ne pas donner lieu aux soupçons.

La journée se passa sans nouvel incident.

Qu’elle dut être longue, mon Dieu ! pour Me J… Il s’agitait, frétillait, tirait sa montre, s’essuyait le front, s’asseyait, se levait ; certes, Guatimozin, sur son gril, n’était pas plus à plaindre.

L’heure tant souhaitée sonna enfin ; chacun regagna son gîte ; plus attentive que jamais, je me remets aux écoutes.

L’avocat attendait l’heure du berger, se promenant dans sa chambre comme un ours dans sa cage.

Onze heures sonnent, rien ; tous les bruits ne sont pas éteints dans la maison ; la demie, rien encore ; mon voisin se déshabille et se couche. Décidément, le rendez-vous est chez lui.

Minuit ! Il se dresse sur son séant, comme mû par un ressort. C’était l’heure fatale.

Cinq minutes se passent ; silence partout, silence profond ; le vent secoue la cime des grands peupliers, et fait parler les feuilles ; voilà tout.

Rose avait-elle changé de résolution ? Manquait-elle à la parole donnée ? Les perplexités, les angoisses de Me J…, je les ressentais.

Chut !… une porte a craqué sur ses gonds ; un pas un peu lourd, quoique dissimulé avec soin, se fait entendre dans le corridor.

Vite, regardons.

La porte entrebâillée de l’avocat s’ouvre, et Rose, pâle, tremblante, mais charmante dans son déshabillé blanc, qui dissimule à peine la splendeur de ses formes, s’avance en hésitant.

L’heureux avocat l’enlace de ses bras et l’attire à lui ; elle résiste, il la force à s’asseoir sur le lit ; un dernier effort, la voilà à ses côtés… Que va-t-il se passer ?

Toutes mes facultés se sont réfugiées dans mes yeux ; il me semble que mon regard percerait une muraille… Ô malheur ! la bougie est soufflée, tout disparaît dans les ténèbres… Pas même le secours de la lune à espérer ! Que faire ? Écouter, puisque c’est la seule ressource qui me reste.

J’écoute donc.

Rose pleure, se lamente, supplie ; larmes, supplications inutiles. Les mots entrecoupés qu’elle laisse échapper sont-ils l’expression de la souffrance ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que Me J… ne s’en montre guère touché, et poursuit implacablement son œuvre…

Ah ! les gémissements redoublent… Rose pousse un cri aigu, un cri assurément arraché par la douleur.

Plus rien… tout est consommé…

C’est donc un monstre, cet homme-là, qui fait ainsi souffrir les femmes !…

Voyons, ne l’accusons pas ; il embrasse sa victime, il lui prodigue toutes sortes de consolations… Elle s’apaise peu à peu, les larmes se sèchent… Je crois qu’elle vient de rire…

On chuchote, mon oreille ne perçoit aucun son distinct. S’en tiennent-ils là ? Faut-il m’aller coucher ? J’en ai presque envie.

Oh ! oh ! l’avocat redevient agressif ; nouveaux débats ; il y a encore résistance ; cette fois il en triomphe aisément ; plus de cri douloureux comme tout à l’heure, de faibles plaintes perdues dans des embrassements…

On se tait ; silence prolongé…

Je suis brisée de fatigue, je vais me coucher. J’espère m’éveiller au point du jour, et ressaisir la partie du spectacle qui m’a échappé. Bonsoir !

Tu penses bien, chère Albertine, que je ne pus fermer l’œil ; je me retournais incessamment dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil ; malgré moi, j’avais toujours l’oreille au guet.

N’entendant absolument rien, je m’assoupis pourtant. Je ne sais si je dormais depuis longtemps, lorsque je fus réveillée par le bruit d’une porte ouverte avec précaution…

Je m’élance aussitôt à mon observatoire : l’avocat était seul dans son lit ; Rose regagnait sa chambre. Il était quatre heures du matin ; je m’étais levée trop tard !

Le lendemain, la mine piteuse, les yeux gonflés, le teint pâli, la marche difficile de la pauvre fille formaient le contraste le plus complet avec la figure enluminée et les airs conquérants de Me J…, qui mangea comme un ogre à déjeuner, et but plus qu’un templier.

À bientôt, chère Albertine, car je compte sur une prompte revanche, dussé-je passer une nuit blanche.

À toi.
Adèle.


LETTRE VINGT-DEUXIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 juillet 18…

J’ai bien peu de temps à te consacrer, chère Adèle, et pourtant je ne voudrais pas laisser passer ta dernière lettre sans réponse. Reçois donc mes sincères compliments. Tu es une excellente historiographe. Rien d’omis, pas un détail perdu !

J’ai pu suivre pas à pas les hauts faits de ton vilain singe d’avocat. Qu’eût-ce été, bon Dieu ! si la bougie ne se fût pas éteinte !

Ce n’est que partie remise, après tout ; ta vigilance et ton œil de lynx me sont connus ; aussi je compte avant peu sur la savante description de quelques ébats peu gazés, selon l’expression de ton Lucien.

À propos, que devient-il, ton Lucien ? J’espère que le jour de son triomphe approche ; voilà plus d’un grand mois que tu lui refuses impitoyablement ce que tu grilles de lui accorder ; c’est assez, l’honneur est satisfait ! Je demande grâce pour lui ; que dis-je ! je demande grâce pour vous deux. S’il ne manque à l’accomplissement de la cérémonie que mon consentement, je vous l’envoie, accompagné de ma bénédiction ; tâchez de savoir vous en servir.

Il nous est arrivé — je pourrais dire : Il m’est arrivé, puisque c’est moi qui reçois les clients maintenant, — une pensionnaire nouvelle, dont je te dirai l’histoire dans ma prochaine lettre. Qu’il te suffise de savoir en ce moment que c’est une ravissante jeune personne de dix-sept ans ; elle doit passer deux ou trois mois seulement au pensionnat ; elle n’en sortira que pour se marier.

Sur ce, je t’embrasse et te dis adieu. Ne sois pas trop fâchée contre moi si je te quitte déjà ; ma prochaine lettre sera moins écourtée, je te le promets.

Albertine.


LETTRE VINGT-TROISIÈME.


Albertine à Adèle.
B…, 10 juillet 18…

Tu avais raison, chère Albertine, ce n’était que partie remise. Ah ! quelle revanche j’ai prise de la bougie soufflée ! J’ai vu, cette fois, vu tout ce qui se peut voir : plus rien de caché pour moi, le voile est tombé, la lumière s’est faite !

Il me reste à photographier la scène qui s’est déroulée sous mes yeux, et me voilà grandement embarrassée, je t’assure.

Tu me complimentes sur l’exactitude de ma dernière narration ; mon Dieu ! ma tâche était facile, je remplissais l’office de sténographe : j’écoutais et j’écrivais. Aujourd’hui, quelle différence ! Ce que j’ai vu, j’y crois à peine moi-même quand je me le rappelle, et il faut te le faire toucher du doigt !

Enfin, je me recommande à ton indulgence et je compte sur ta perspicacité.

Reprenons l’histoire au point où je l’ai laissée.

Le lendemain de la chaude affaire que tu sais, il y eut relâche à mon théâtre ; cela se comprend : la prima donna, vu les fatigues et l’émotion inséparables d’un premier début, avait bien le droit de s’accorder un congé.

La nuit suivante fut la répétition de ce que j’avais déjà entendu, moins la partie pathétique ; Rose s’aguerrissait. En dépit de mes belles résolutions, je m’éveillai le matin juste assez à temps pour voir Me J…, resté seul, se tourner vers la ruelle.

J’enrageais, et tu conviendras qu’il y avait de quoi ; le soir, en guise de consolation, je pus assister au petit coucher de mon voisin ; cinq minutes après s’être mis au lit, il ronflait à ébranler la maison sur ses fondements. Chez lui, paraît-il, c’est comme à l’Opéra : on joue tous les deux jours.

Hier donc, c’était jour de représentation : j’essuyai le verre de ma lorgnette, et j’attendis.

La salle était éclairée à giorno ; l’avocat, en robe de chambre, restait sur pied, contre l’habitude des jours précédents.

Je supposai quelque chose d’extraordinaire.

À minuit, le sanctuaire s’ouvrit, et la déesse apparut, radieuse ; l’avocat courut à elle, la prit par les mains, l’embrassa, l’attira près du lit, et là, en dépit de ses protestations, usant d’une douce violence, lui enleva l’une après l’autre la camisole et la chemise, seules pièces de sa toilette de nuit, de telle sorte qu’au bout d’un instant, elle s’était vue forcée d’adopter, dans sa rigoureuse simplicité, le costume d’Ève avant le péché.

Sa chevelure blonde, dénouée par hasard et flottant jusqu’à mi-corps, complétait sa ressemblance avec la mère du genre humain.

Quel spectacle s’offre alors à l’émerveillé Me J… !

On croirait voir descendre de son cadre une de ces riches et puissantes natures que se complaisait à reproduire le vigoureux pinceau de Rubens.

Ce n’est assurément ni la finesse d’attaches, ni la délicatesse d’extrémités, ni la rectitude de lignes, ni la pureté de galbe si remarquables chez ma tante ; mais quels contours ! quelles épaules ! quelles hanches. Des cuisses et des jambes taillées en plein marbre, comme les colonnes d’un temple ! Et tout cela ferme, résistant ! C’est à peine si la gorge, malgré son poids énorme, incline sa rose extrémité !

Aussi l’avocat n’était-il plus un homme ; c’était un satyre, moins les pieds de bouc et les cornes. Il rugissait d’admiration ; ses mains erraient çà et là, à tort et à travers ; ses lèvres s’imprimaient sur tout ce qu’avaient touché ses mains ; semblable à l’ogre des contes, il se plongeait dans une gigantesque orgie de chair fraîche !

Bientôt ces préliminaires ne lui suffisent plus : en face d’une Ève si attrayante, il veut user des prérogatives d’Adam, et se débarrassant de sa robe de chambre, il se trouve, lui aussi, dans le costume de notre père commun.

Ah ! ma chère, comment te dire ce que je vis alors ? Je ne trouve pas de termes propres à rendre ma stupéfaction. Je voyais se dresser devant moi la formidable réalité dont le consolateur de ma tante n’était que l’infime reproduction…

Quelle feuille de figuier il eût fallu à Me J… pour se présenter décemment devant le Seigneur irrité !

Je m’expliquais maintenant les gémissements de la pauvre Rose ; vraiment, on se plaindrait à moins !

Tu ris en me lisant, chère Albertine, et tu te représentes Me J… ridiculement laid, grotesque même ? Et bien ! non : sa laideur avait disparu ; ses yeux flamboyants, ses narines dilatées, l’ardente passion qu’exprimait son visage enflammé, l’énergie de son attitude, tout cela l’avait transfiguré. Il était presque beau ainsi. Il m’inspirait deux sentiments assez difficiles à concilier : une sorte de vague désir, mêlé d’effroi.

Je te le confesse, j’en étais venue à jeter un œil d’envie sur sa victime !

Quant à elle, la bonne fille, toujours protestant, toujours contrainte de céder, elle était en ce moment sur le lit, livrant, bien malgré elle, aux regards avides de son persécuteur, tous les secrets de sa luxuriante beauté.

À cet aspect, le délire du petit homme ne connaît plus de bornes ; il s’élance d’un bond, con furia francese, vers l’autel sur lequel il doit sacrifier, et le tient longtemps et étroitement embrassé.

Rose ne songe plus à gémir ni à pleurer : de voluptueux frissons parcourent son beau corps ; toutes les interjections heureuses de la langue française voltigent tour à tour sur ses lèvres entr’ouvertes par le plaisir, et lorsqu’enfin, quittant sa position anormale, le vaillant petit avocat, plus redoutable que jamais, consomme le sacrifice, elle accepte avec résignation, sans rancune, l’instrument de son martyre, et lui fait fête de son mieux.

La pièce terminée, on baissa la rampe.

Les acteurs s’endormirent-ils sur leurs myrtes ? Me J… accomplit-il de nouvelles prouesses ?

Je ne m’en inquiétai point ; je ne me sentais plus l’envie d’écouter. Il me tardait d’étancher, tant bien que mal, la soif de jouissance excitée en moi par ce que j’avais vu. Ce n’était plus du sang, c’était du feu qui coulait dans mes veines !

Ah ! si Lucien avait été là !… Hélas ! il n’y était pas ; il fallut me suffire à moi-même.

Que veux-tu, chère Albertine, le sage doit savoir se contenter de peu.

À toi.
Adèle.


LETTRE VINGT-QUATRIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 14 juillet 18…

Tu peux m’en croire, chère Adèle, j’ai été on ne peut plus sensible aux pénibles privations que tu as endurées à cause de ton isolement.

En effet, se trouver solitaire dans son lit lorsque, de l’autre côté de la cloison, se chante un duo si entraînant, c’est véritablement subir le supplice de Tantale ; aussi je te plains de grand cœur.

Encore si j’avais été là ! je me serais efforcée d’alléger des souffrances qu’après tout, soyons franches, tu t’es attirées, ma chérie.

Écoute donc, c’est ta faute, ta très-grande faute ; au lieu de laisser ce malheureux Lucien sécher sur pied, si tu avais eu quelque pitié de lui, pareille chose ne serait pas arrivée.

D’abord, au lieu d’assister seule au spectacle, petite égoïste, tu aurais eu un cavalier servant, plaisir dont tu as été privée ; et puis, le rideau baissé, Dieu sait comment le duo se serait tout naturellement transformé en quatuor, et combien de reprises il aurait eues ! Puisque tu ne l’as pas voulu, ne t’en prends qu’à toi des ennuis de la solitude et du vide cruel dont tu as eu à te plaindre.

Profite de la leçon, et amende-toi.

Je te l’avouerai, mon Adèle, en toute autre circonstance, ton portrait à la flamande de la superbe Rose aurait soulevé en moi un fanatique enthousiasme.

Comme c’est onctueux ! comme c’est opulent ! L’eau vous en vient à la bouche ; on mordrait dedans !

Par malheur, en ce moment, vois-tu, toutes mes facultés admiratives sont concentrées sur un seul objet ; mes regards, ma pensée tendent vers un but unique : je suis affolée de ma nouvelle pensionnaire, la divine Jeanne de K…

Rose, après tout, c’est le triomphe de la chair ; Jeanne, au contraire, résume en elle toutes les perfections d’un idéal poétique.

De magnifiques cheveux à reflets dorés, formant auréole sur le front et tombant en boucles soyeuses sur un cou adorablement modelé ; des yeux bleus frangés de longs cils bruns, — les yeux rêveurs de la Marguerite de Scheffer ; — une peau si fine et si blanche que la moindre émotion la colore du plus vif incarnat ; une taille svelte, aux souples ondulations ; des mains presque diaphanes, un pied irréductible, et je ne sais quoi d’aérien, d’immatériel, répandu sur sa personne, lui donnent l’apparence vaporeuse d’un être supérieur à notre humanité ; on s’étonne de lui voir fouler la terre, on est tenté de fléchir le genou devant elle.

Eh bien ! oserais-je te l’avouer, chère petite ?… je médite, que dis-je ! j’ai résolu la chute de cet ange !

Oui, je la veux, il me la faut, je l’aurai… Si je ne réussis pas pourtant, car on doit tout prévoir, je puis compromettre, perdre même la position que je convoite ; je le sais, j’en suis convaincue, et cette perspective n’a rien qui m’arrête ; je n’écoute, je ne veux écouter que l’invincible penchant qui me pousse vers Jeanne !

Ah ! bast ! jusqu’à présent j’ai réussi dans mes entreprises amoureuses, pourquoi échouerais-je dans celle-ci ? Et puis je serai si prudente, tu verras !

Veux-tu maintenant quelques détails biographiques ? Je suis en mesure de t’en donner. Mademoiselle de K…, son nom l’indique de reste, est d’une ancienne famille de Bretagne. Elle perdit sa mère toute jeune, et son père, officier de marine, ne pouvant s’occuper d’elle, la confia à une béguine de tante demeurant à Rennes. Jeanne a été élevée chez cette parente, qu’elle n’a jamais quittée, dans toutes les pratiques d’une dévotion étroite, outrée, d’un cagotisme de vieille fille et, qui pis est, de vieille provinciale ! Aussi n’a-t-elle à la bouche que les noms de la sainte Vierge et des saints ; elle s’impute la moindre chose à péché, et s’accuserait volontiers


D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

Enfin elle est d’une naïveté qui passe toute expression, et, malgré cela, ne manque pas d’un certain esprit naturel, qui se fait jour parfois au moment où l’on y pense le moins.

Voici par quel concours de circonstances nous possédons cette sainte en herbe. La tante est morte dernièrement ; la gouvernante, une Yvonne quelconque, s’est mise en route avec la nièce, et l’a ramenée à M. de K…, vieux loup de mer, qui vit à Paris en garçon ; celui-ci ne sachant que faire, dans sa cabine, de cette jeune fille qui lui tombait ainsi du ciel, s’est empressé de s’en débarrasser en notre faveur.

Outre sa fille, M. de K… est orné d’un neveu, marin comme lui, à qui Jeanne est fiancée depuis l’enfance. On n’attend plus, pour célébrer l’union, que le retour du prétendu, engagé dans une expédition lointaine, et comme on ne compte guère sur lui avant deux ou trois mois, j’espère mettre le temps à profit et l’employer à déniaiser sa charmante future.

Dans l’état d’innocence primitive où elle est à présent, ce serait un véritable meurtre de la jeter en pâture à ce corsaire brutal et malappris, qu’elle a vu à peine trois ou quatre fois, et qui a le double de son âge.

Tu approuveras, je pense, chère petite, le motif qui me fait agir, et tu rendras justice à la pureté de mes intentions.

Tu le sais, à cette heure je suis toute-puissante dans le pensionnat ; monsieur m’ayant remis ses pleins pouvoirs, j’agis absolument en dame et maîtresse du lieu. Dès le lendemain de l’arrivée de Jeanne, sous prétexte que, vu sa position exceptionnelle, elle ne pouvait coucher dans le dortoir commun, j’ai fait disposer à son intention le grand cabinet attenant à ma chambre, et l’y ai installée ; de cette manière, je ne suis séparée d’elle que par une porte vitrée,

Ainsi placée, je suis, comme toi, tantalisée chaque soir, et, comme toi, hélas ! j’en suis réduite à mes seules ressources, en attendant que j’aie échauffé au feu de mes désirs la belle statue qui repose froide, chaste et pure à deux pas de moi.

Je m’empare peu à peu de son esprit ; déjà sa confiance m’est acquise, elle me dit ses petits secrets de jeune fille ; quelques jours encore, et je pourrai hasarder un pas en avant.

Oh ! sois tranquille, je ne le ferai pas sans avoir, auparavant, couvert ma retraite. Cette fois, je le sais, je ne joue pas, comme avec Félicie, la Précaution inutile.

Adieu, chère Adèle.

Albertine.


LETTRE VINGT-CINQUIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 17 juillet 18…

Mes vœux t’accompagnent, chère Albertine, dans ta nouvelle entreprise. À la bonne heure, sainte Jeanne est une conquête digne de toi, et j’approuve entièrement la noble tâche que tu t’es imposée.

C’est une mission toute de dévouement, tu ne dois pas te le dissimuler ; tu auras bien des fatigues à endurer ; les veilles, les travaux exigés par une éducation complète, par une instruction qu’on se propose de rendre aussi solide que variée ; les mêmes leçons répétées cent fois, les mille détails auxquels il faut descendre, tout cela restera ignoré sans doute du futur mari, et le connût-il, sût-il toutes les peines prises par toi dans le but de lui offrir une femme parfaite, que peut-être il ne t’en saurait pas gré, tant l’ingratitude est naturelle à l’homme ! Heureusement, en toi sera ta récompense ; ta conscience te rendra témoignage du devoir accompli ; et d’ailleurs, Jeanne, la séraphique Jeanne ne gardera-t-elle pas une reconnaissance sans bornes à celle qui lui aura fait connaître les mystérieuses délices, avant-goût du bonheur parfait réservé aux élus, vers le séjour desquels l’emportent ses aspirations éthérées !

En fait de nouvelles, je te dirai, ma chère amie, que B… se dépeuple ; notre colonie vient de perdre deux de ses habitants.

Avant-hier, Me J…, après avoir lu et relu une lettre arrivée pendant le déjeuner, annonça à ma tante qu’une affaire urgente l’appelait immédiatement à Paris ; sur quoi il prit congé de nous et partit le jour même.

Hier, Rose, de son côté, reçut une lettre qu’elle s’empressa de montrer à ma tante ; sa mère était à l’agonie, et ne voulait pas mourir sans lui donner sa bénédiction.

Tu comprends, cela ne souffrait aucun retard ; aussi prit-elle sur-le-champ le chemin de fer.

De ce double départ, je conclus tout simplement que le petit avocat emporte sa proie à Paris, où il va la dévorer à loisir dans quelque antre bien sombre de Breda Street, qu’il aura à cet effet meublé, capitonné et doré sur toutes les coutures.

Voilà, par contrecoup, mon théâtre en vacances, juste au moment où les acteurs allaient déployer tous leurs moyens !

Pour me consoler, il est vrai, j’ai celui sur lequel je dois monter ; les menuisiers y mettent la dernière main, car c’est demain, sans aucune remise, qu’a lieu notre représentation. Les invitations sont envoyées ; le public sera composé de nos voisins plus ou moins rapprochés, cinquante ou soixante spectateurs à peu près. Il y aura souper après le spectacle. La fête sera complète.

Je te dirais bien ma toilette de demain, mais le temps me manquerait ; je viens de l’essayer, elle me sied à ravir. Modestie à part, je suis charmante ainsi. Lucien est capable d’en perdre la tête.

Voyons, ne me gronde plus ; je prends son martyre en pitié, et j’ai résolu de l’abréger. Sans s’en douter, il touche au port.

Je te quitte, chère Albertine ; la sonnette du régisseur m’appelle à la répétition générale. Tu comprends, je ne puis me faire attendre ; je serais à l’amende.

À bientôt ; ton

Adèle.


LETTRE VINGT-SIXIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 20 juillet 18…

Il n’y a plus à s’en dédire, chère Albertine : à l’heure qu’il est, Lucien n’a plus rien à désirer.

Ah ! le monstre ! — monstre adorable, s’entend — comme il s’est vengé en une seule nuit des délais apportés à ce qu’il veut bien appeler son bonheur !

Tu m’as demandé, ma bonne chérie, une confession générale ; me voilà toute disposée à te satisfaire, mais je suis encore, je te l’avouerai, sous l’impression des émotions de toute nature qui m’ont assaillie depuis trois jours ; ma tête est un véritable chaos ; je ne sais vraiment par où commencer.

Tant pis ! je commence toujours, la mémoire me reviendra peut-être en route.

Je t’ai quittée l’autre jour, si tu te le rappelles, au moment de la répétition générale. Cette répétition eut lieu en effet, et Lucien, comme s’il eût pressenti la victoire au bout d’un suprême effort, y déploya une ardeur, un brio, — style de journaliste, — qu’on ne lui connaissait pas ; il fut si entraînant, en un mot, qu’oubliant mon double rôle, je me souvins seulement de celui que je devais jouer pour le public ; sans y penser, malgré moi, mes yeux s’allumèrent aux éclairs qui jaillissaient de ses yeux, et mon cœur se mit à battre à l’unisson du sien.

Ainsi montés, nous répétâmes divinement ; aussi fûmes-nous acclamés par les intimes présents ; X…, enthousiasmé, déclara que nous étions plus forts qu’au Gymnase ou à la Comédie-Française.

Lucien était ravi de ce succès inattendu, présage d’un autre sans prix à ses yeux. Moi, presque honteuse de m’être laissé deviner, je me dérobai à tous les compliments sous prétexte de migraine, et, rentrée chez moi, j’évoquai un à un, avec volupté, les bienheureux souvenirs de cette répétition, ce qui ne m’empêcha pas, le soir, de rester insensible aux sollicitations muettes de mon beau poursuivant, et de me rendre complétement inabordable, en m’accrochant sans rémission à la crinoline de ma tante.

Le lendemain, jour mémorable ! fut en grande partie employé en préparatifs sans fin, dont je te fais grâce.

Huit heures sonnent ! notre petite salle, brillamment éclairée, est garnie de spectateurs en grande toilette, derrière lesquels apparaissent, aux portes, dans les corridors, partout où l’on peut se nicher, nos domestiques et ceux des invités ; en tout, près de cent personnes.

Les trois coups sont frappés !

J’avais, figure-toi, une peur horrible ; je me sentais pâlir sous mon rouge. Je ne commençais pas, heureusement. Cette tâche était dévolue à ma tante et à Lucien, qui se tirèrent d’affaire en vrais comédiens. À la sortie de ma tante, j’entendis de nombreux applaudissements ; cela me redonna un peu de courage.

Ah ! ma chère, j’ai parlé trop vite !… Mon tour vient, encore une scène, il me faudra paraître ; les jambes me manquent… Sans X…, placé derrière moi, je crois vraiment que je tombais. J’entends ma réplique ; mon Dieu ! je n’ai plus dans la tête un seul mot de mon rôle… Je me retourne pour fuir, X… me barre le passage et me pousse, pour ainsi dire, sur les planches.

Me voilà devant tout ce monde, et en face de Lucien ; il se fait un murmure dans la salle, il me semble entendre bourdonner à mes oreilles : Dieu ! est-elle gentille ! Ses yeux, à lui, me confirment cette assurance. Mon courage renaît, la mémoire me revient, je parle ; ma voix, basse et tremblante d’abord, s’affermit peu à peu ; un mot, dit avec beaucoup de naturel, m’attire d’unanimes bravos. Ah ! je respire… La montagne qui pesait sur ma poitrine prend des ailes et s’envole. À partir de ce moment, je vais, je viens sans embarras, mon ton est assuré, et lorsqu’arrive ma grande scène avec Lucien, je retrouve, sous la flamme de son regard, mes inspirations de la veille ; les applaudissements éclatent de toutes parts, on nous décerne une véritable ovation.

Je me complais, chère Albertine, à te conter le succès qui a couronné mon essai dramatique, et tu t’impatientes ; tu es plus curieuse, je le gagerais, d’apprendre les détails intimes de l’autre début qui devait s’effectuer à la suite du premier.

Patience, nous y arrivons ; tous les deux se tiennent, ils sont inséparables l’un de l’autre ; tu vas voir.

Voici comment la pièce se termine. Je dois une réponse définitive à mon amant, qui la sollicite avec instance ; je ne puis la lui donner sur l’heure ; au baisser du rideau pourtant, il doit deviner l’amour qu’il m’inspire, et son triomphe prochain à la façon dont j’accentue ces trois mots, les derniers de mon rôle : À ce soir !

Eh bien ! entraînée par la situation, incapable de maîtriser plus longtemps les sentiments que j’éprouvais, dominée par mon amour, je mis une telle intention dans ces trois syllabes, mes yeux parlèrent si éloquemment, que Lucien ne put conserver l’ombre d’un doute sur la récompense que je lui ménageais, la soirée finie. Après m’avoir baisé la main, il se releva radieux, le front illuminé : il venait d’entrevoir la terre promise.

Le souper fut extrêmement gai ; il dura jusqu’à minuit. Alors on songea à se séparer ; on fit atteler, et un quart d’heure après, le roulement de la dernière voiture s’éteignait dans le lointain.

Chose étrange ! à présent que je touchais à l’heure de tenir une promesse librement faite, au moment de me donner à l’homme que j’adorais, j’hésitais, — non, je n’hésitais pas ! — cependant j’aurais voulu, je ne sais pourquoi, retarder l’instant décisif ; j’aurais voulu pouvoir arrêter la pendule, dont l’aiguille me semblait marcher avec une effrayante rapidité.

Ma tante s’étant levée, et ayant ainsi donné le signal de la retraite, je me levai et m’approchai d’elle instinctivement, comme pour me mettre sous sa protection. Un coup d’œil suppliant de Lucien vint me rappeler la parole donnée. Il n’y avait plus à reculer.

Une fois dans ma chambre, après avoir hermétiquement fermé du côté de ma tante, j’eus soin de laisser la porte du corridor entr’ouverte ; puis je me déshabillai, j’éteignis ma bougie, et j’attendis.

L’heure qui fuyait si rapide une minute avant, me parut alors se traîner avec une lenteur incroyable.

Arrange cela, si tu peux : je redoutais la présence de Lucien, et je la souhaitais en même temps ; ce que je voulais surtout, c’était mettre fin aux angoisses qui me brisaient.

J’étais assise, l’oreille tendue, la main sur mon cœur, cherchant à comprimer ses battements : je suis sure qu’à côté de moi on aurait pu les entendre.

Enfin, la porte est poussée lentement… c’est Lucien !

Emportée par un mouvement irrésistible, irréfléchi, je me précipite vers lui, j’entoure son cou de mes bras, je cache ma tête sur sa poitrine ; une ardente étreinte répond à cet élan ; ses lèvres cherchent les miennes ; je me sens soulevée de terre et portée dans mon lit !…

Il est là, près de moi, il me tient embrassée ; je sens partout à la fois sa main qui ne se fixe nulle part ; elle s’arrête pourtant, rencontre une des miennes imitant aussi exactement que possible celle de la Vénus pudique, l’éloigne doucement, et… et je meurs de plaisir !…

Toute médaille a son revers, dit-on ; hélas ! je dus me convaincre de cette incontestable vérité ; une vive douleur me tira brusquement de la voluptueuse torpeur dans laquelle j’étais plongée. Lucien essayait de conquérir la palme réservée aux amants heureux ; et, vois l’injustice ! tandis qu’il cueillait la rose, moi je me piquais aux épines !

Malgré d’héroïques efforts pour les retenir, la souffrance m’arrachait des plaintes que mon amant s’efforçait de calmer par de tendres protestations ; il regrettait de toute son âme les maux qu’il me causait, mais acharné à sa tâche impossible, s’il en fallait juger sur les apparences, il ne me laissait pas un moment de répit ; il aspirait à une victoire complète.

Combien de temps cela dura, ce que je souffris, je ne saurais le dire ; tout à coup, je ressentis une douleur aiguë, profonde, tout sembla se déchirer en moi ; je poussai un cri aussitôt étouffé sous mille baisers, puis je n’eus plus conscience de rien…

Quand je repris mes sens, Lucien, inquiet, désolé, m’appelait des noms les plus doux ; il murmurait à mon oreille ce que l’amour peut inspirer de plus passionné.

Tu crois peut-être, ma chère Albertine, que je vais être fâchée contre lui ; pas du tout, je l’aimais plus encore que tout à l’heure, si c’est possible ; j’étais à lui maintenant, je lui appartenais ; aussi, me jetant dans ses bras, je lui rendis caresse pour caresse, baiser pour baiser.

Je ne te surprendrai sans doute pas si je te dis qu’il eut l’indélicatesse d’abuser de ma grandeur d’âme ; non content de la victoire décisive qu’il venait de remporter, il se couvrit de nouveaux et nombreux lauriers, cueillis bien un peu à mon corps défendant, j’en conviens, car je souffrais toujours cruellement ; mais que veux-tu ? il était si insinuant, si persuasif, il s’y prenait si délicatement, qu’il obtenait tout ce qu’il voulait.

Heureusement, le jour parut, et l’avertit qu’il était temps de se retirer s’il ne voulait pas éveiller les soupçons ; j’obtins ainsi un repos dont j’avais le plus grand besoin.

Il était neuf heures passées quand je me levai ; les premiers pas que je fis dans ma chambre, en réveillant de cuisants souvenirs, et les premiers regards jetés sur ma glace, en me montrant des yeux battus, une figure tirée, me rappelèrent la triste mine, la marche difficile de la pauvre Rose, le lendemain de sa rencontre avec l’avocat ; mais Lucien, loin d’afficher les airs vainqueurs de Me J…, se montra plus affectueux, plus aimable que jamais ; je lisais dans ses yeux tout ce que sa bouche aurait voulu me dire.

Mon excessive fatigue fut tout naturellement mise sur le compte de la représentation, et personne ne soupçonna la vérité ; cependant, chaque coup d’œil dirigé vers moi me faisait monter le rouge au visage, sans que je pusse m’en défendre.

Adieu, chère Albertine ; je t’écris à l’issue du déjeuner ; je pourrais presque dater ma lettre du champ de bataille.

À toi.
Adèle.


LETTRE VINGT-SEPTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 23 juillet 18…

Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur ! Combien tu as dû souffrir, mon Adèle, et quel barbare que ce Lucien ! Enfin, puisque tu ne lui en veux pas, je ne puis décemment pas lui en vouloir non plus ; et puis, j’en suis certaine, il te ménage une foule de merveilleuses compensations ; il te doit bien cela, du reste.

Par une bizarre coïncidence, la nuit même où tu accomplissais ton double début, Jeanne faisait ses premières armes sous ma direction.

La chère enfant n’a pas eu à subir les cruelles épreuves par lesquelles il t’a fallu passer, mais si le lendemain son charmant visage ne portait pas les traces de fatigue et de souffrance qui se voyaient sur le tien, pauvre chère victime, elle n’était ni moins confuse que toi, ni moins rougissante ; rien de plus amusant que son air embarrassé ; elle n’osait plus lever les yeux : c’était un ange chassé du ciel, dépouillé de ses ailes.

Tu le sais, je cherchais un moyen d’arriver à mon but sans rien risquer ; la chose était difficile, et j’avais déjà imaginé et rejeté bien des projets, lorsque le hasard, plus habile que moi, me servit à souhait.

Pendant que tu te préparais là-bas à faire oublier nos meilleures comédiennes, ce dont je te crois parfaitement capable, nous avions ici une chaleur accablante. Vers dix heures, de fréquents éclairs et le roulement du tonnerre annoncèrent un violent orage ; Jeanne et moi venions de nous coucher ; les lumières étaient éteintes. Elle dormait dans son cabinet, du moins je le pensais ; moi je poursuivais, toujours infructueusement, mon idée fixe, quand un terrible fracas éclata ; aussitôt la porte vitrée s’ouvre ; Jeanne, effarée, en chemise, se précipite vers mon lit, me suppliant de la laisser coucher avec moi, car elle a, me dit-elle, une peur affreuse.

Qu’en dis-tu ? la Providence n’exauçait-elle pas mes vœux ?

Je m’empresse de me reculer, je fais place à ma jolie peureuse, qui se glisse tremblante à mes côtés. Je la rassure d’abord, je l’embrasse. À chaque nouvel éclair, à chaque grondement de la foudre, elle se rapproche davantage et se serre sur moi ; ses frayeurs et mes caresses redoublent.

Je te laisse à penser dans quel état j’étais moi-même, en sentant frémir sur le mien ce corps délicieux, dont je constatais à loisir toutes les perfections. Ce contact seul me met hors de moi ; avant d’avoir rien pu tenter de sérieux, trahie par mes sens, je tombe sans mouvement sur le sein de Jeanne ; elle me croit dominée par l’effroi, et devient presque brave pour m’encourager à son tour.

Un peu remise, et surtout plus calme, cette fois je mets l’orage à profit ; je combine une attaque en règle. Au premier coup de tonnerre, ma main touche le but et s’y maintient, en dépit d’une forte résistance.

— Albertine, que faites-vous ? s’écrie l’infortunée, qui se sent tomber de Charybde en Scylla.

— Quoi donc, chère Jeanne ?

— Votre main…

— Eh bien !…

Ici éclairs et tonnerre ; je me poste de façon à n’être pas délogée.

— Je vous en prie, Albertine…

Un baiser lui ferme la bouche.

— Albertine, c’est bien mal ce que vous faites là !… Je ne veux pas… je…

Le ciel en feu paraît vouloir s’entr’ouvrir ; je ne réponds pas, mais j’enlace si bien la rebelle, que toute défense est paralysée ; ma main ne perd pas son temps.

— Ah ! mon Dieu ! je ne sais ce que j’éprouve… soupire Jeanne, qui commence à perdre la tête. Non, jamais… Je vous prie en grâce, Albertine… finissez !… Je n’ai jamais ressenti… Ah ! quel plaisir !… Sainte Vierge… pardonnez !… Albertine, je… je vais mourir !… Chère Albertine… ah ! ah !… bonheur des anges !… Je… je meurs !…

Les mots expirent sur ses lèvres, sa tête sans force se renverse sur mon épaule ; elle frissonne, palpite, se raidit, puis s’affaisse entre mes bras.

Mes désirs, un instant apaisés, se rallument plus ardents ; je me roule sur le corps inerte de Jeanne en proférant des cris insensés ; ma bouche sur sa bouche, j’aspire son souffle, je bois son haleine ! Bientôt, haletante, pantelante, je me laisse aller, vaincue de nouveau par le plaisir, aux côtés de celle que je venais d’initier à nos grossières jouissances terrestres, en attendant qu’elle en put savourer d’autres plus épurés, plus en harmonie avec sa nature et ses aspirations.

Ce bienheureux anéantissement ne pouvait durer toujours ; peu à peu nous ouvrons les yeux, nous revenons à nous, et voilà Jeanne repentante, tout en larmes, et demandant pardon à Dieu, à la sainte Vierge, du plaisir que je lui ai fait goûter ! L’ingrate essaie de se soustraire à mes baisers, et veut regagner sa chambre pour y implorer à l’aise la rémission de ce qu’elle regarde comme un énorme péché.

L’orage était passé ; plus le moindre éclair, pas le plus mince coup de tonnerre qui me vînt en aide. Je ne savais que faire.

Ma foi, je me mis à pleurer plus fort que ma belle éplorée ; je pris à témoin Dieu, la Vierge et les saints de la pureté de mes intentions, et je parvins ainsi à la calmer un peu. Petit à petit, je regagnai sa confiance. J’employai alors toute ma rhétorique à lui démontrer que nous n’étions coupables ni l’une ni l’autre, que le hasard seul et l’orage avaient fait tout le mal, et que, d’ailleurs,


Il est avec le ciel des accommodements.


Persuadée, sinon par mon éloquence, du moins par les caresses que je ne lui épargnais pas, sollicitée par les désirs qui s’éveillaient en elle, ma timide pécheresse se rendit à mes raisons, et, bon gré, mal gré, succomba une seconde fois. À partir de ce moment, ma tâche devint facile, et, le matin lorsque nous nous séparâmes, la conversion était en bon train.

Eh bien ! chère Adèle, n’avais-je pas raison de te dire que je réussirais ! Reste maintenant à cultiver les excellentes dispositions dont Jeanne est douée, à n’en pas douter. Songe, de ton côté, à bien profiter des leçons de ton professeur, et fais-moi part de ce qu’il t’aura enseigné.

Adieu ; je t’embrasse.

Albertine.


LETTRE VINGT-HUITIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 4 août 18…

Oui, ma bonne Albertine, oui, Lucien me réservait de bien douces compensations, et je me préparais à te décrire toutes les charmantes choses qu’il m’apprend chaque jour, car sa science, comme son amour, paraît inépuisable ; je trempais déjà à cet effet le bout de ma plume dans l’encre lorsqu’un nuage, apparu dans mon beau ciel d’azur, est venu arrêter ma main et paralyser mon esprit.

Il est arrivé hier une lettre d’Algérie ; elle annonce à ma tante le retour de son mari, accompagné d’un de ses jeunes officiers, tout nouvellement nommé capitaine. Ce jeune homme paraît avoir inspiré le plus vif intérêt à mon oncle, qui fait un brillant éloge de son caractère, de sa fortune et de ses avantages physiques.

Il y a assurément là-dessous quelque projet de mariage ; la preuve, c’est que le soir même, au salon, au moment où ma tante terminait une polka, elle a dit gaîment, en me regardant : Messieurs, préparez-vous à danser ; nous aurons, je crois, un bal de noce avant la fin de l’été.

Je ne sais pourquoi, depuis cet instant, je suis triste, inquiète ; Lucien ne m’a pas dit un mot, cette nuit, de cet incident, et pourtant je le trouve tout sombre et tout changé ce matin.

J’étais trop heureuse aussi, cela ne pouvait durer longtemps.

Adieu, ma bonne Albertine. J’ai envie de pleurer sans savoir pourquoi.

À toi, toujours.

Adèle.


LETTRE VINGT-NEUVIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 août 18…

Oh ! la vilaine lettre qui plisse le front si pur de mon Adèle, et qui me prive, moi, par contre-coup, des détails intimes sur lesquels je comptais ; j’aurais tant voulu suivre, de seconde main, le cours de ton très-savant maître !

N’y pensons plus, au moins quant à présent, car, je l’espère, ceci n’est qu’une fausse alerte.

D’ailleurs, ton oncle n’est pas encore de retour ; d’ici là, Lucien n’a qu’à se déclarer, à te demander à ta tante ; il est le premier en date, après tout ; il a des droits incontestables. Ton oncle entendra raison ; il ne peut vouloir, en tout cas, te forcer d’épouser son capitaine, s’il ne te convient pas.

Reprends courage, ma chère petite Adèle, cela finira mieux que tu ne le penses. Et moi qui avais tant de choses à te conter sur ma nouvelle convertie ! Ce sera pour une autre fois, quand tout sujet d’inquiétude aura disparu.

Adieu, chère petite ; espère. Je t’embrasse.


Albertine.


LETTRE TRENTIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 14 août 18…

Je suis bien malheureuse, va, ma bonne Albertine. Le croirais-tu ? Lucien est parti ; il a quitté B… hier au soir… et je suis forcée de cacher mon chagrin, de dévorer mes pleurs ; il ne faut pas que l’on devine ce que je souffre.

Ma tante ayant reçu une nouvelle lettre de son mari, lettre bien plus explicite que la première, à l’endroit du prétendu qui m’est destiné, j’ai voulu, à ce propos, faire expliquer Lucien, qui ne me parlait de rien ; je voulais savoir quelle conduite il tiendrait à l’arrivée de mon oncle.

Après avoir éludé longtemps une réponse nette et catégorique, comme je le pressais vivement, il a fini par me dire froidement qu’il n’était pas libre, sans vouloir répondre autrement à toutes les questions que je lui adressais. Impossible de lui arracher autre chose que cette réponse ; puis il m’a déclaré que, ne voulant pas nuire à l’union qu’on me préparait, il se proposait de nous faire ses adieux le jour même.

Mes larmes, mes supplications n’ont pu changer sa résolution. Il est parti !

Ah ! ma chère Albertine, je ne le reverrai peut-être jamais ! Et moi qui l’aime tant ! Pourquoi me quitte-t-il ainsi ?

J’ai passé une nuit affreuse. Je mordais mon oreiller, afin d’étouffer mes sanglots. Je n’ai pas voulu descendre déjeuner ce matin ; tout le monde aurait remarqué mes yeux rouges.

Adieu, ma chère Albertine ; plains-moi, écris-moi, console-moi… Je suis au désespoir.

À toi.
Adèle.


LETTRE TRENTE ET UNIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris… août 18…

(Il nous serait impossible de mettre la main sur la réponse de mademoiselle Albertine à la lettre désolée de son amie ; elle devait renfermer, nous avons lieu de le supposer, toutes les consolations que les femmes se prodiguent en pareil cas, accompagnées sans doute de réflexions peu obligeantes sur les hommes en général et sur M. Lucien en particulier. L’imagination du lecteur comblera facilement cette lacune, très-peu importante du reste.)



LETTRE TRENTE-DEUXIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 20 août 18…

Ta bonne lettre m’a fait grand bien, chère Albertine ; en m’arrachant de chères illusions, elle m’a forcée d’envisager les choses sous leur jour véritable. Ma tête s’est calmée peu à peu, mes larmes se sont séchées, et si je n’ai pu parvenir à chasser de mon souvenir celui qui m’a été, qui m’est encore si cher, en dépit de ses torts, au moins j’ai réussi à cacher à tous la blessure dont mon pauvre cœur saignera longtemps, je le crains.

Doutant de ma parfaite guérison, je ne voulais pas t’écrire avant l’arrivée de mon oncle, que nous attendions de jour en jour. Eh bien ! j’ai résolûment subi l’épreuve : mon oncle est revenu, et si je n’ai pas eu l’air précisément enchanté du présent qu’il veut me faire, au moins j’ai joué la pensionnaire qui accepte, sans empressement comme sans répugnance, le premier mari qu’on lui présente.

Ah ! mon Albertine, que ce prétendu est loin de Lucien sous tous les rapports ! Certainement il n’est pas mal : c’est un grand et gros garçon de vingt-six ou vingt-sept ans, sanglé dans son uniforme, haut en couleur, blond, aux moustaches soigneusement effilées ; en un mot, ce qu’on appelle un beau soldat ; mais il se tient si raide ! Et puis, quelle conversation ! Toujours la garnison, toujours le régiment ! Voilà ce que j’entends depuis quarante-huit heures, voilà ce que je serai probablement condamnée à entendre toute ma vie, quand j’aurais pu…

Tiens, je ne veux plus penser à cela ; je me remettrais à pleurer, et je finirais par devenir laide, ce qui ne m’avancerait à rien, n’est-ce pas ?

Je cherche à me distraire en me remettant avec acharnement à la peinture, un peu négligée dans ces derniers temps, tu sais pourquoi.

En fait de distractions, j’userais volontiers de mon observatoire de gauche, et ce serait le vrai moment, si ma tante n’avait pas changé la disposition de son appartement, et fait de sa chambre à coucher un cabinet de toilette. De cette façon, je ne puis ni voir ni entendre ce qui se passe chez elle.

Après tout, que m’importe ? Il ne s’y peut rien passer qui ne me soit parfaitement connu.

Adieu, ma chère amie, je t’embrasse bien des fois.

Adèle.

P. S. Mon oncle mène les choses militairement ; dans un mois au plus tard, je serai madame la vicomtesse de S…… Ce gros garçon est vicomte.

A.


LETTRE TRENTE-TROISIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 28 août 18…

Je le vois avec plaisir, chère petite, te voilà raisonnable. Est-ce à ma lettre qu’il faut attribuer cet heureux changement ? J’en serais fière. Le temps est-il pour quelque chose dans cette cure ? Tant mieux encore. L’important est que tu sois en bonne voie de guérison, et la meilleure preuve de ton retour à la santé, c’est la velléité de distraction qui te passe par la tête.

Ta tante a eu vraiment grand tort d’abandonner sa chambre à coucher : une petite séance à ton observatoire t’aurait complétement remise.

Dis donc, voilà ton oncle, — le faux, — en disponibilité. Quelle triste figure il doit faire, depuis le retour de ton oncle, le vrai !

Eh bien ! moi, si j’avais en ma possession ce bijou inoccupé, j’utiliserais ses loisirs.

Cela mérite explication.

D’abord et avant tout, chère Adèle, il ne s’agit pas de moi : ton oncle n’excite nullement ma convoitise, je te prie de le croire. Il s’agit de Jeanne, de sainte Jeanne, mon Dieu, oui !

Elle ne répond pas comme je le désirerais aux peines que me coûte son éducation ; la voie dans laquelle je la dirige n’est pas la sienne, je le crains ; elle a, j’en répondrais, d’autres aptitudes qu’il m’est impossible de cultiver. Elle fait bien à peu près ce que je veux, mais sans entrain, sans animation, presqu’à contre-cœur, et ces plaisirs dont elle jouit imparfaitement avec moi, j’ai grand’peur que son affreux marin ne les lui fasse goûter dans toute leur plénitude.

Cette pensée m’exaspère ; je maudis mon impuissance ; j’en suis arrivée à considérer cet homme comme un odieux rival ; je ne saurais me résigner à le savoir tranquille possesseur d’un bien dont je ne puis user. Je médite contre lui des noirceurs dignes d’Atar-Gull.

Tu ouvres de grands yeux, tu te demandes si je parle sérieusement ? Pas tout à fait, rassure-toi, mais peu s’en faut. Écoute, au risque de passer à tes yeux pour une véritable folle, il faut que je t’avoue l’idée baroque qui assiége ma cervelle depuis que je sais ton oncle en vacances : il me semble qu’il suppléerait victorieusement à ce qui me manque pour accomplir la vengeance que je rêve ; avec son secours enfin, je parviendrais à cueillir la fleur que mon corsaire couve du regard, et vers laquelle il étend déjà la main.

Comprends-tu quel bon tour à lui jouer ? Entre ennemis, cela se fait ; on brûle ce qu’on ne peut emporter : c’est de bonne guerre.

Oui, mais les oncles ne courent pas les rues ; comment s’en procurer un ? Et puis les scrupules de Jeanne, à l’aspect d’un si étrange complice, comment les lever ?

À ces questions, pas de réponse.

Ah ! si nous vivions encore sous le régime des dieux de l’Olympe, dès ce soir j’adresserais une fervente prière à Vénus ; la complaisante déesse ne me refuserait certainement pas de changer mon sexe, et Jeanne serait alors bien complétement à moi.

Je ferme ma lettre, car je vois d’ici se lever tes jolies épaules à toutes mes divagations.

Adieu, madame la vicomtesse ; je t’embrasse.

Albertine.


LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 2 septembre 18…

Ma chère amie,

Tu recevras ce soir ou demain matin, par le chemin de fer, un petit paquet dont le contenu te causera, je l’espère, une agréable surprise. On dit que les petits cadeaux entretiennent l’amitié ; accepte donc celui-ci, et aime-moi toujours comme je t’aime.

À toi.
Adèle.


LETTRE TRENTE-CINQUIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 septembre 18…

Merci de ton cadeau, merci mille fois, ma chère Adèle. Mon étonnement, ma stupéfaction, je n’essaierai même pas de te les dépeindre ; tu me vois, d’ailleurs, j’en suis sûre, absolument comme si tu assistais à la scène ; tu suis tous mes mouvements : je reçois le paquet, je l’emporte dans ma chambre, je le débarrasse de ses enveloppes, je découvre une jolie boîte, je l’ouvre… et me voilà plantée devant, bouche béante, et les yeux écarquillés.

Qu’est-ce que cela ! Je me décide à prendre l’objet qui s’offre à moi, couché sur un lit moelleux ; je le tourne et retourne, je le considère, je l’examine curieusement, et tout à coup, me rappelant certain portrait que tu m’esquissas jadis, je finis par reconnaître le favori de ta tante, la doublure de son mari, l’original personnage, en un mot, dont je t’entretenais dans ma dernière lettre, et dont je parlais alors presque aussi savamment qu’un aveugle des couleurs. À la bonne heure ! lorsqu’on veut surprendre les gens, on s’y prend ainsi, ou l’on ne s’en mêle pas.

Dis-moi, chère petite, ta tante, que va-t-elle penser, que va-t-elle dire ! Ne te soupçonnera-t-elle pas ? Comment as-tu réussi à t’emparer de ce précieux talisman ?

En attendant que tu satisfasses ma curiosité sur tous ces points, sois fière de ton ouvrage : ton envoyé extraordinaire a obtenu un succès d’enthousiasme. Il a réalisé les rêves enfantés par mon imagination, il leur a donné un corps ; pour tout dire, il a aussi complétement que possible rempli l’objet auquel je le destinais.

La prudence avec laquelle j’ai sondé le terrain, mes hésitations, mes tâtonnements, les précautions infinies dont j’ai usé avant d’en venir au fait, avant de démasquer mes batteries, tout cela tu peux aisément te le figurer, mais ce qui est moins facile à comprendre, ce que tu ne saurais t’imaginer, ce dont je ne suis pas revenue encore moi-même, c’est que j’ai trouvé, une fois le premier et inévitable ébahissement passé, l’écolière la plus docile, la plus curieuse, la plus avide d’apprendre.

Il y avait là toute une révolution !

Cette Jeanne, que je parvenais si rarement à animer, que je décidais si difficilement à une réciprocité longtemps implorée, dès qu’elle sut, ou plutôt dès qu’elle devina l’usage du joyau que j’osais à peine exposer à sa vue, se montra héroïquement décidée à tenter l’aventure ; les risques à courir ne l’épouvantaient pas ; au contraire, le danger semblait l’attirer, avoir des charmes pour elle.

Je n’hésitai pas plus longtemps, tu penses ; je me transformai à l’instant en amant passionné et, ton oncle aidant, je me présentai vaillamment dans l’arène, armée de toutes pièces. Je te l’avouerai pourtant, mon inexpérience dans ce genre de combat me nuisit beaucoup lors des premières escarmouches, et si Jeanne eût opposé la moindre résistance, il m’eût sans doute été impossible de mener à bonne fin une œuvre si témérairement entreprise ; mais loin d’entraver mon élan, elle le secondait de tout son pouvoir. La douleur mêlée de plaisir qu’elle ressentais lui servait d’aiguillon ; son ardeur excitait, ranimait la mienne ; enfin, grâce surtout à l’emploi du cold-cream, je surmontai toutes les difficultés, je franchis tous les obstacles.

Pénétrée comme je l’étais de mon rôle, je n’avais plus rien de mon sexe ; les souffrances que j’infligeais à Jeanne, ses plaintes, les étreintes désespérées par lesquelles elle s’efforçait d’abréger son martyre, tout cela, loin de m’apitoyer, éveillait en moi d’indéfinissables sensations de jouissance bizarre et d’âcre volupté.

Ah ! je comprends maintenant pourquoi les hommes attachent tant de prix à une conquête dont ils sont d’autant plus glorieux qu’elle a causé plus de douleur !

Que te dirai-je de plus, ma chère petite ; j’ai atteint mon but, je suis satisfaite : le marin peut arriver quand il voudra, la moisson est faite. Il lui reste amplement de quoi glaner ; qu’il glane donc, je ne m’y oppose pas.

Quant à ton oncle, le bienheureux trait d’union auquel je dois la réelle, l’entière possession de Jeanne, toujours prêt au premier appel, toujours ferme, ne connaissant ni défaillance, ni repos, il pourrait, certes, à bon droit, s’enorgueillir de ses brillantes prouesses ; eh bien ! non, je t’assure, il n’en est pas plus fier pour cela.

Adieu, ma bonne petite Adèle, et encore bien des fois merci !

Albertine.


LETTRE TRENTE-SIXIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 septembre 18…, soir.

Il n’y avait pas de temps à perdre, chère Adèle, et ton envoi m’est arrivé bien à propos. À peine la lettre où je te fais part de ma victoire venait-elle de partir, que M. de K… tombait au pensionnat comme une bombe, et nous annonçait l’arrivée à Brest de son neveu.

Jeanne me quitte après-demain ; elle sera mariée presque en même temps que nous.

Encore deux nuits à passer avec elle ; il s’agit de les bien employer : Jeanne et moi enterrons notre vie de garçon.

Albertine.


LETTRE TRENTE-SEPTIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 12 septembre, 18…

Je suis on ne peut plus heureuse, ma chère Albertine, d’être venue si à propos et si efficacement à ton secours, et de t’avoir aidée, en outre, à découvrir la vocation véritable de ta charmante écolière ; mais puisque son départ laisse encore une fois mon oncle sans emploi, sois assez aimable pour me le retourner immédiatement ; je le remettrai où je l’ai pris, et ma tante, fort occupée ailleurs, ne soupçonnera pas même ma petite infidélité.

Je te dirai, ma chère amie, que mon mariage va un train d’enfer. Si tu voyais la jolie corbeille qui m’est arrivée ce matin de Paris ! on ne peut rien rêver de plus riche et de meilleur goût.


(Nous supprimons la minutieuse description des objets contenus dans la corbeille, — deux pages d’une écriture très-fine et très-serrée, — au risque d’encourir le blâme de l’aimable lectrice ; quant au lecteur, son approbation nous est acquise d’avance.)


Décidément, je m’étais trompée sur le vicomte de S… Je te l’avouerai, il commence à me plaire infiniment. Comme homme, d’abord, il est très-bien ; s’il perd de ses avantages, s’il a l’air un peu raide et guindé sous l’habit de ville, il est superbe en grand uniforme ; et puis sa conversation, qui m’avait si fort assommée, a subi une heureuse transformation.

Depuis que nous nous connaissons mieux, il m’a avoué son embarras à nos premières entrevues ; il ne savait que dire, mon air maussade l’ayant complétement désarçonné ; car ce sabreur n’a pas le moindre aplomb. Aujourd’hui, débarrassé de toute contrainte, il se fait écouter avec plaisir.

Après cela, je ne te le donne pas pour un homme d’esprit ; il passe dans la foule, voilà tout.

De mon côté, j’ai quitté peu à peu mon air renfrogné ; tout en poussant quelques soupirs involontaires au souvenir de Lucien, je l’oublie tout doucement, et si je suis encore un peu froide avec mon légitime adorateur, on attribue cette réserve à mon extrême timidité.

Lui, au contraire, est tout feu, tout flamme ; il presse le mariage, il en hâte les préparatifs ; il passe sa vie sur la route de Paris à B… Mon oncle, ma tante, le secondent activement ; moi je ne m’oppose nullement, et pour cause, à cette précipitation ; aussi, le 22 septembre, sans remise aucune, la cérémonie doit s’accomplir.

Je te le dis tout bas, chère Albertine, elle arrivera à temps ; je me trouve, imagine-toi, dans la position assez perplexe de la belle-sœur de Barbe-Bleue : je ne vois rien venir !

Adieu ; je ne t’écrirai guère maintenant qu’après mon mariage. Et le tien, tu ne m’en parles pas !

À toi.
Adèle.


LETTRE TRENTE-HUITIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 16 septembre 18…

Il y a urgence, en effet, chère petite, et tu dois, je le comprends, hâter la bénédiction nuptiale de tous tes vœux.

Heureux vicomte ! le voilà, quoi qu’il arrive, assuré de ne pas mourir sans postérité. C’est la seule chose que le mari de Jeanne ait à envier au tien… Ah çà ! pourvu qu’il n’aille pas s’apercevoir qu’on ne lui a rien laissé à faire. Il pourrait se formaliser de cet excès de prévenance : il y a des caractères si mal faits !

Je me fie, du reste, pour donner le change à ses soupçons, si par hasard il osait en concevoir, à ton talent éprouvé de comédienne ; c’est le cas ou jamais de le mettre à profit.

Ta corbeille est magnifique, ma chère, et ton mari a galamment fait les choses. Cet homme-là a beaucoup de bon, sais-tu ; il mérite d’être aimé, et je ne doute pas qu’il ne te fasse promptement oublier le Lucien.

Je ne te parle pas de mon mariage, et c’est tout simple ; quoi t’en dire ? Je m’achemine paisiblement vers le but marqué ; l’imprévu, l’inattendu, n’ont rien à démêler avec moi. Je te dirai, si tu veux, que Monsieur ne sait plus sur quel ton chanter son amour ; il en est arrivé à l’adoration, au fétichisme ; j’attends qu’il me dresse un autel, et qu’il m’encense. Je me laisse faire avec un admirable sang-froid.

Malgré la meilleure volonté du monde, je t’assure, je ne me sens pas à la hauteur d’un tel enthousiasme. Mon futur mari commence à m’inspirer, je ne le nierai pas, une certaine affection ; mais j’ai beau étudier, analyser ce que j’éprouve près de lui. je ne saurais découvrir en moi rien de pareil à ce que je ressentais près de toi, près de Jeanne ou près de Félicie.

Depuis trois mois, j’en conviens, mon temps a été employé de façon à absorber tout ce que j’ai de facultés aimantes, et mes moyens ne me permettent pas de nourrir deux passions à la fois ; mais après le départ de ma bien-aimée Jeanne, je ne me suis pas permis la moindre distraction ; chaque soir, j’entends de douces paroles, je ne me refuse pas à de tendres attouchements, je me prête même parfois à d’irritantes caresses, et je reste froide, glacée.

Cependant Monsieur n’est pas d’âge à ne plus pouvoir inspirer d’amour ; il est vraiment bien encore ; je me dis tout cela, je me le répète, et je ne parviens pas à m’échauffer. Et vois la bizarrerie ! à peine rentrée chez moi, à peine dans mon lit, ta chère image, celle de Jeanne viennent voltiger à mon chevet, m’assiégent sans relâche, et bientôt il me faut payer tribut à votre trop séduisant souvenir.

Rends-moi cette justice, chère Adèle, je fais ce que je puis ; que veux-tu ? c’est plus fort que moi, la vocation n’y est pas. Quoi qu’il en soit, à la fin du mois, moi aussi je serai mariée.

Adieu, je t’embrasse au front, chaste fiancée.

Albertine.


LETTRE TRENTE-NEUVIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 25 septembre 18…

Je suis mariée, chère Albertine, et tout s’est passé on ne peut mieux. Mes pudiques alarmes ont eu un tel cachet de naturel, j’ai si bien eu l’air de ne céder qu’à bout de forces, j’ai si habilement simulé la souffrance, que l’ombre même d’un soupçon n’a pas traversé l’esprit de mon mari.

Mon triomphe a été si complet, que, dans un transport de joie tenant du délire, il s’est écrié, en me couvrant de baisers : « Adèle, mon cher ange, tu me rends le plus heureux des hommes ! »

Pauvre ami, comme je le trompe ! Je t’assure que j’en ai des remords ; pourtant puis-je faire autrement ? Il le faut dans l’intérêt de son bonheur, car je l’aime, vois-tu, je l’aime véritablement.

Aussi, de quelle résolution ai-je dû m’armer, lorsqu’il m’a fallu contraindre le sentiment qui m’entraînait vers lui, et feindre la résistance à des désirs que je partageais !

Je te donnerais bien des détails plus circonstanciés, mais, ma chère amie, je ne suis plus libre maintenant ; je ne puis m’enfermer dans ma chambre comme autrefois ; j’ai un seigneur et maître qui a le droit de pénétrer chez moi à tout instant de la journée, et de me demander compte de mes moindres actions. Je profite donc d’une absence de mon tyran pour t’écrire ces quelques lignes.

Nous revenons à Paris le mois prochain ; alors j’aurai le loisir de te conter tout au long ce que je ne puis t’écrire.

À bientôt, et à toi.

Adèle.


LETTRE QUARANTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 8 octobre 18…

Tout comme toi, chère Adèle, me voilà en possession de mari, à moins, cependant, et je serais assez portée à le croire, que mon mari ne soit en puissance de femme.

Je n’ai pas voulu t’écrire aussitôt après mon mariage, et sous le coup de sensations qui m’ont, je te l’avouerai, paru peu agréables.

J’attendais, pour changer, le chapitre des compensations, ce fameux chapitre que tu as lu, avec Lucien, depuis le premier jusqu’au dernier feuillet ; hélas ! ma chère, j’attends toujours : ou mon mari ignore la science des dédommagements, ou le respect profond qu’il professe pour ma personne lui interdit l’usage de certaines ressources dont mon angélique pureté aurait peut-être à souffrir, mais dont mes sens s’accommoderaient assurément mieux que de ce qu’il m’octroie avec tant de libéralité.

Enfin, j’ai poussé l’expérience jusqu’au bout ; j’y ai mis toute la conscience imaginable, et je suis obligée de reconnaître aujourd’hui que ma rebelle nature se cabre devant ce qui fait le bonheur des autres femmes.

Je me désespérerais, vraiment, si je n’avais en perspective, et comme fiche de consolation, d’autres plaisirs dont je me suis contentée jusqu’à présent, et qui ont bien aussi leur prix, n’est-il pas vrai ?

Puisque tu reviens à Paris, chère petite, nous causerons longuement de tout ceci.

Je t’attends avec impatience, et je t’embrasse.

Albertine.


LETTRE QUARANTE ET UNIÈME


Adèle à Albertine.
B…, 12 octobre 18…

Je quitte B… ce soir, ma chère Albertine.

Demain ma première visite sera pour toi. J’exige le sacrifice de ta journée ; après plus de six mois de séparation, je ne puis demander moins.

Je t’écris ce mot au milieu de mes malles et de mes cartons, et je le fais immédiatement jeter à la poste, afin de ne te pas prendre au dépourvu.

Je t’accapare ; te voilà prévenue ; arrange-toi en conséquence.

Je t’embrasse, en attendant.

Adèle.


CONCLUSION


À cette quarante et unième lettre s’arrêtent les confidences de nos jeunes amies.

Le mariage n’a en rien troublé la parfaite harmonie de sentiments qui a toujours régné entre elles ; elles continuent à se communiquer scrupuleusement les diverses études qu’elles ont occasion de faire, chacune de leur côté ; seulement, l’administration des postes ne servant plus d’intermédiaire entre ces dames, nous nous trouvons dans l’impossibilité d’offrir au public ces intéressantes communications.

Si par aventure, toutefois, le lecteur a pris quelque intérêt à ce que nous venons de mettre sous ses yeux, des renseignements puisés à des sources authentiques nous permettent de l’édifier sur le sort des principaux personnages qui ont figuré dans cette correspondance !

Madame la vicomtesse Adèle de S… est maintenant femme aussi séduisante qu’elle était gracieuse et piquante jeune fille. Après trois ans de mariage, elle aime encore son mari, d’une très-raisonnable affection. Le vicomte raffole de sa femme et d’un gros garçon qu’elle lui a donné dès le commencement de leur union ; c’est, dit-il, tout son portrait !

Malgré ses efforts et sa bonne volonté, madame Albertine R… n’a pas réussi à se rallier entièrement à l’amour orthodoxe ; elle est restée quelque peu hérétique, et ne peut se défendre d’une prédilection marquée pour celles de ses jeunes pensionnaires qui, à une jolie figure, joignent des formes notablement accusées. Le pensionnat R… est, du reste, un des mieux tenus de Paris, un de ceux où les jeunes personnes reçoivent la meilleure éducation.

Le colonel de M… et sa femme s’adorent comme en pleine lune de miel ; plus heureuse qu’Albertine, l’aimable tante a répudié le culte des faux dieux.

Modestement caché dans sa retraite, mon oncle se repose sur ses lauriers.

Lucien a eu nombre de bonnes fortunes, depuis son aventure de B… ; jamais pourtant, de son propre aveu, il n’a rien rencontré de comparable à son Adèle ; l’ayant revue dans le monde, il a tenté de renouer avec elle ; la jeune femme lui a répondu, en souriant, qu’elle n’était plus libre. Lucien se l’est tenu pour dit.

La belle Jeanne de K…, depuis son mariage avec son cousin, a pu :


Du faux avec le vrai faire la différence.


Aussi répète-t-elle souvent ce vers de Boileau :


Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.


Elle a conservé toutefois un grand fonds de dévotion, et lorsque son mari entreprend une de ses expéditions dont on revient s’il plaît à Dieu, le pensionnat R… reçoit fréquemment sa visite ; elle reste alors enfermée durant de longues heures avec son ancienne institutrice : on pense qu’elle vient la consulter sur quelque cas de conscience.

Me J…, après avoir confortablement installé sa splendide maîtresse dans un joli appartement, lui prouva tant et si bien la violente passion qu’elle avait su lui inspirer, qu’au moment où il y pensait le moins, une fièvre inflammatoire le saisit, et l’enleva en huit jours. Rose, depuis son veuvage, voit pleuvoir chez elle les adorateurs ; mais, en fille avisée, considérant sa beauté comme un capital, elle a soin de lui faire rapporter tout ce qu’elle est susceptible de produire ; le produit se convertit en inscriptions sur le Grand-Livre.

Nous avons laissé Félicie, la brune Provençale, emportant un carabinier sous son bras ; elle monta rapidement en grade. Sa figure originale, son regard singulier, et, plus que tout cela, les indiscrétions du carabinier touchant certaine excentrique parure, lui attirèrent les hommages d’un lieutenant ; un capitaine succéda au lieutenant, etc., etc. Aujourd’hui Félicie est une de nos célébrités chorégraphiques le plus en vogue ; on fait galerie autour d’elle à Mabille, au Château d’Asnières ou à la Closerie des Lilas ; elle obtient surtout un succès fou lorsqu’en dansant elle lève le pied à la hauteur de l’œil de son vis-à-vis. Sa biographie émaille les étalages de tous les libraires.

Est-ce tout ?

Un mot encore. Voici de quelle façon le plus charmant poëte du dix-septième siècle commence un de ses contes :


Je dois trop au beau sexe, il me fait trop d’honneur
De lire ces récits, si tant est qu’il les lise ;
Pourquoi non ? C’est assez qu’il condamne en son cœur
  Celles qui font quelque sottise ;
  Ne faut-il pas, sans qu’il le dise,
  Rire sous cape de ses tours,
  Quelque aventure qu’il y trouve ?
  S’ils sont faux, ce sont vains discours,
  S’ils sont vrais, il les désapprouve.


Que ce commencement soit notre conclusion, et serve en même temps de passeport à nos héroïnes.


FIN.

  1. Inutile de dire que nous avons dû remplacer par de simples initiales les noms des personnes, qui toutes, ou presque toutes, vivent encore.