Un été à Salonique (avril-septembre 1916)/03

Un été à Salonique (avril-septembre 1916)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 606-635).
UN ÉTÉ À SALONIQUE
AVRIL-SEPTEMBRE 1916

III [1]


I


Mai 1916.

Je suis allée, l’autre dimanche, au camp des réfugiés de Lembet, où l’on devait célébrer six mariages. Les femmes, se rappelant ma visite, m’avaient fait demander, par le docteur P... de revenir les voir et d’assister à la fête nuptiale. J’avoue que la température anormale et l’épouvantable poussière m’ont effrayée... J’ai attendu la dix-septième heure pour partir, et mal m’en a pris, car j’ai manqué la cérémonie religieuse et suis arrivée au moment des danses.

J’ai donc revu le « coron » de briques, dans son affligeante laideur, au bord de la route ravagée. Un soleil jaune donnait à tout le paysage des camps et des collines la patine ambrée d’un tableau de Claude Lorrain, Dans un grand espace à peine nivelé, taché d’herbe flétrie, quatre rondes tournaient, au son des flûtes, des violons et des clarinettes, sur un air mineur qui ressemblait un peu à notre bourrée. La foule des parens et des amis faisait cercle et contemplait les danseurs. Ceux-ci, hommes et femmes, se tenant par leurs bras entre-croisés, sans un sourire sur leur face impassible, marquaient le pas sur place, avançaient un peu ou reculaient un peu, et formaient un anneau qui se mouvait très lentement. Cette danse, qu’on retrouve dans tout l’Orient, et qui n’a pas dû varier beaucoup depuis les noces d’Hélène, n’évoque pas les délires dionysiaques. Elle a plutôt un caractère religieux. Pendant des heures et des heures, les danseurs tournent ainsi, avec une gravité et une lenteur solennelles, et si cet exercice leur cause un sentiment quelconque de plaisir, ce sentiment ne se révèle pas sur leur visage.

Les bonnes femmes, que je connaissais déjà, avaient apporté des chaises pour les visiteurs. Les vieilles au grand fichu noir dont les figures ont une noblesse naïve, vinrent me saluer, en me touchant la joue de leur main ridée. Hora kali ! — Karisto. Je revis Katerini la dentellière qui ressemble à une peinture alexandrine, Polyxeni qui ressemble à Mireille, et la fille folle qui va toujours, les cheveux dénoués, et croit voir des zeppelins dans le ciel.

A loisir, j’ai pu observer les types. Quel contraste entre la hideur des maisons, le ridicule ingénu de certaines toilettes neuves, — modernes, hélas ! d’un arrangement comique sur ces corps de paysannes robustes, — et le caractère antique de la danse ! Il y avait là des femmes engoncées dans leurs robes de satin cotonneux, d’un bleu terrible ou d’un rose criard, des femmes qui eussent été belles parées de la simple chemise en grosse toile, du tablier rayé, du voile blanc. Presque toutes ont de grands yeux, des dents parfaites, et d’admirables chevelures. Les longues tresses des jeunes filles, enflammées par le henné, luisaient sur leurs épaules, comme des cordes de pourpre, et certaines avaient la riche couleur rouge chère aux sculpteurs archaïques qui teignaient ainsi les tresses des statues votives destinées au Parthénon primitif. Les mains des rustiques danseuses portaient aussi des traces de teinture, car toutes les jeunes filles avaient dû collaborer à la coiffure des mariées, ce qui est un gage d’heureux amour et de fiançailles prochaines. Les six nouvelles épouses arboraient donc cette même couleur rutilante, et leurs cheveux flottans ou nattés tombaient très bas sur leurs robes blanches ; mais c’était là, semblait-il, la seule concession que leur féminine coquetterie eût consentie au vieil usage. La robe était toute moderne, et la couronne d’oranger aurait pu décorer une tête de mariée occidentale. Pourtant quelques fils d’argent s’y mêlaient, avec un autre ornement bien imprévu, et choisi, — me dit-on, — pour me faire honneur ; les six mariées de Lembet avaient noué à leur couronne virginale d’immenses rubans tricolores, tels qu’on en voit sur les chapeaux de nos conscrits !...


Et je ne trouvai pas cela si ridicule !


Je le trouvai même assez touchant, et je voulus complimenter les six mariées qui avaient osé cette innovation, accordant ainsi la coquetterie, la politesse, et la politique.

Le lendemain, les journaux de Salonique racontèrent la cérémonie de Lembet, et des reporters mal informés racontèrent gravement que les jeunes épouses, animées du plus ardent sentiment francophile, s’étaient alignées en face de moi, et, soudain soulevant à demi leurs robes blanches, avaient montré, d’un geste hardi mais décent, « des dessous de soie tricolore (sic). » Vainement, je voulus rétablir la vérité. La légende subsista, et peut-être quelque faiseur d’opérettes la découvrira-t-il un jour, et mettra-t-il en couplets l’histoire des six mariées tricolores !


Quelques jours plus tard, il fut question encore de cette fête, dans une maison amie où je vais souvent passer une heure, à la fin de l’après-midi. Cette maison, située rue Bulgaroctone, appartient au consul de Belgique, M. Cuypers, directeur de la Compagnie des Eaux, établi depuis vingt ou vingt-cinq ans en Macédoine. Malgré la présence des cavass en costume albanais, on respire, dès l’entrée, je ne sais quel charme flamand, fait de quiétude et de bonhomie. Les meubles et les boiseries sont de chêne luisant. Des faïences de Delft ornent la salle à manger où, sur la table chargée de friandises, fume le café au lait national, un café au lait comme il n’en existe point dans les pâtisseries saloniciennes. Ce petit coin de Belgique est tout à fait charmant et l’on y trouve l’accueil le plus cordial.

Ce jour-là, autour du café au lait de Mme Cuypers, il y avait beaucoup de gens, fort variés, comme il est inévitable : le ministre de Belgique à Belgrade, deux jeunes filles grecques aux jolis yeux bleus, un capitaine de vaisseau italien, un colonel serbe, un officier anglais, un médecin de la marine et deux aviateurs français. C’est un raccourci de la société salonicienne en 1917. A ce tableau il manquait un élément nécessaire, c’est-à-dire un Grec. Le Grec parut enfin sous la forme d’un lieutenant de la gendarmerie crétoise, Crétois lui-même comme Minos, et si fier de l’être que j’en fus informée aussitôt. La Crète a toutes mes sympathies, car c’est un pays qui ne s’est jamais résigné à la servitude. Les Turcs n’ont pu le turquiser ; les Boches ne l’ « embocheront » point. Si la Grèce moderne ne pense qu’aux bonnes affaires dans une paix sans fierté, la Crète, sauvage encore, pauvre et turbulente, ne craint pas l’odeur de la poudre. Elle a donné de bons officiers à l’armée hellénique, et une gendarmerie qu’on dit excellente. Et puis, elle a donné Venizelos, grand homme d’Etat, honnête homme, le plus loyal des Grecs, mais non pas le moins subtil, qui paraît en ce moment s’égarer dans le dédale diplomatique, et qui en sortira, en dépit de tout, par quelque porte imprévue...

L’officier crétois avait lu le récit de ma visite à Lembet. Il me déclara que je n’y avais rien vu qui fut digne d’être appelé une « danse » et qu’il voulait me montrer la plus belle chose du monde, c’est-à-dire les soldats crétois, dansant les vingt-trois danses des vingt-trois provinces de Crète, au son des flûtes et des lyres, près du frais ruisseau qu’ombragent des platanes séculaires, cependant que les agneaux rôtissent, embrochés sur des pieux.

J’ai beau me méfier des réminiscences poétiques qui réveillent en toute âme française un philhellénisme parfois inopportun, l’occasion était trop séduisante de revenir à mes premières amours. J’ai adoré la Grèce antique, la Grèce qui peut-être n’a jamais existé sous la forme que je lui prête, mais qui est réelle et vraie, et vivante pour ceux qui l’identifient avec sa poésie éternelle et ses arts inégalés. Je me souviens d’un jardin et d’un figuier aux branches basses, aux larges feuilles douces qui cachaient des fruits bleus, riches de sucre et plus parfumés que le miel. Toute petite fille, je m’installais dans la fourche du vieil arbre et je lisais une traduction de l’Odyssée, assez médiocre, un volume fatigué, dont la reliure rouge portait une inscription dédorée : « Lycée impérial de Périgueux. » Je l’ai conservé à travers tous les hasards de ma vie, ce précieux volume, et quand je suis allée en Grèce, pour la première fois, j’ai tenu à l’emporter et à relire certaines pages dans la glorieuse lumière grecque et sous des figuiers attiques. Mais cette fois, j’ai laissé l’Odyssée en France, avec quelques belles illusions. L’histoire qui se fait au jour le jour me fascinait, aux dépens de la légende, et malgré Venizelos et ses amis, malgré ce qui demeure digne d’estime dans la Grèce germanisée, je me sentais plus proche d’Edmond About que de Renan !

Et voilà que les mots mystérieux, les images vagues et divines, qui enchantèrent mon enfance, me reviennent, comme l’arôme des figues mielleuses et la chaleur d’un très ancien été. J’irai donc admirer les danses, au bord du ruisseau, sous les platanes, et j’entendrai la flûte et la lyre, en dépit de la politique, en dépit de la voix moqueuse qui chuchote, au fond de moi, je ne sais quel avertissement ironique, menace d’une déception.


J’ai vu les danses crétoises et je n’ai pas été déçue. Malheureusement, le jour choisi par le lieutenant T... était précisément ce même dimanche où l’Union des femmes de France avait organisé une matinée-conférence à l’Hôpital civil français. J’avais promis mon concours et il me fallait absolument rentrer à Salonique avant le déjeuner, la conférence étant annoncée pour trois heures.

On me disait : « C’est tout près, tout près... A vingt minutes de votre hôtel, en automobile. » Mais je sais qu’ici la durée et la distance sont choses extrêmement vagues, et je sais aussi, par expérience, que la crainte de la « panne » est la condition première de l’exactitude. En fail, nous devions partir à neuf heures et il nous fut impossible d’être tous réunis avant dix heures ! Et les vingt minutes du trajet, sous un soleil écrasant, se doublèrent et se quadruplèrent, car la route était abominable, les postes anglais pleins de factionnaires très fidèles à leurs consignes et qui exigeaient, pour nous laisser passer, beaucoup d’explications ; enfin, la « panne » redoutée ne manqua pas de se produire. Nous étions un peu serrés dans les deux autos, au grand désespoir de celui qui nous avait conviés et qui s’excusait sans cesse, comme s’il n’avait pas fait l’impossible pour assurer notre bien-être et notre plaisir. En dépit de tout, nous étions remplis de patience philosophique et de belle humeur. Ni mes amis belges, ni les jeunes filles grecques, ni moi, ne songions à nous plaindre. Seul un officier mûr et corpulent, le propre chef du lieutenant, qu’il avait bien fallu inviter, roulait de noirs sourcils comme Zeus irrité et proférait des anathèmes incompréhensibles. J’ai quelques raisons de penser que le récent débarquement des Serbes et la sévérité des consignes britanniques excitaient la fureur de ce militaire. II regardait, sans aucune sympathie, l’immensité des camps franco-anglais étendue sur la plaine chauve et le fourmillement des soldats en khaki.

Après quelques incidens et accidens, nous parvînmes au lieu de la fête. C’était dans un col assez élevé, entre deux belles montagnes, en pleins retranchemens anglais, des tranchées, des abris, des remparts en sacs de terre ; et, formant un bigarre contraste avec ces aspects un peu farouches, un coin de paysage tout pacifique, vert et frais, un petit morceau de Tempe ou d’Olympie : trois platanes, pas davantage, mais quels platanes ! et comment ont-ils survécu à des siècles de régime turc ? Le musulman, ennemi des arbres, a respecté ces beaux troncs qui, sous les grands gestes immobiles des branches, sous la chevelure ombreuse des feuilles, se dressent, robustes comme des corps de héros. Il semble que l’on voie le gonflement des muscles, la vie de la chair sous le rude épidémie de l’écorce. Les dieux sylvains, qui animent ces nobles formes végétales, sont assurément des dieux virils, et non pas de blanches hamadryades. S’il est ici une nymphe, elle s’est enfuie avec l’eau du ruisseau, effrayée par les barbares cimmériens qui ont édifié, en guise de sanctuaire, une canteen fort bien pourvue, et qui se tiennent sur le seuil, vêtus de vareuses brunes et de gilets rayés, la pipe à la bouche. Ces barbares, il faut le dire, ne gâtent point le décor. Ils ont fait alliance avec les Crétois qu’ils traitent aujourd’hui en camarades. Au bord du ruisseau, la table rustique est dressée. Un sergent prend avec ses doigts, dans une bassine, les parts de viande qu’il distribue, et l’odeur de l’agneau rôti, agréable aux dieux, n’est pas moins agréable aux hommes. Les gendarmes, soldats d’élite, beaux garçons sveltes, larges d’épaules, étroits de hanches, portent avec dignité leur costume national : la culotte noire, plissée fin, dont le fond trop large et trop long tombe en forme de poche carrée, les bas tricotés aux vives couleurs, aux dessins en losanges, la ceinture violacée, le gilet écarlate, sous la veste noire. Auprès des Ecossais Fouges et blonds, qui les dominent par leur haute stature, ces Crétois semblent vraiment les fils d’une vieille race, très fière, dont la force et la rudesse ne vont jamais sans quelque grâce.

L’orchestre est composé de violons et de guitares, de flûtes et de lyres. Pour être sincère, au risque de blasphémer, j’avouerai que la lyre ne peut pas lutter contre les sonorités des autres instrumens. Elle n’a pour elle que le charme de son nom et la beauté de son dessin classique. J’ai ressenti un plaisir enfantin à toucher cette jolie chose dont on a fait un sublime symbole, cette petite lyre à trois cordes, doucement renflée et bombée, ornée d’un laurier naïf sculpté dans le bois blond, sur la rondeur de la coquille.

La musique s’élève tout à coup. C’est un air entraînant, trépidant et monotone. Ln premier groupe de danseurs s’avance. Ils se tiennent par la main, et le plus hardi, le plus souple, conduit leur chaîne onduleuse et dirige leurs évolutions. Par ses pas et ses gestes, par son chant qu’il répète ou improvise, ce coryphée donne un sens au petit drame mimé qu’est toute danse primitive.

Le lieutenant T… m’explique qu’un autre danseur joue le rôle de la jeune fille amoureuse et coquette. On le reconnaît au mouchoir qu’il tient par un bout. Le coryphée qui représente l’amant tient l’autre bout. C’est une règle, dans ces jeux, que la femme et l’homme ne se touchent jamais directement ; le mouchoir est leur trait d’union. L’amant parade, frappe le sol du pied, bondit et tourne sur lui-même en claquant des mains, tandis que le danseur qui figure l’amante désirée fait des pas légers, mesures, reproduits par les comparses. El les musiciens chantent :


Puisse ton chemin être fleuri
De jasmin et de citronnier !


L’amoureux s’écrie :


Je voudrais, sur ta gorge de cristal,
Placer une montre dorée.


La danse achevée, nous applaudissons les exécutans qui vont se reposer en buvant quelque boisson fraîche aromatisée de mastic. Un autre chœur commence une autre danse qui est, me dit-on, l’antique pyrrhis. Cette fois, plus de mouchoir tendu, plus de jeune fille amoureuse. C’est une danse mâle, un simulacre de guerre. Les bottes frappent le sol, imitant le galop des chevaux ; et, par momens, tous les danseurs se plaçant de profil, dans le même sens, avec la même attitude, rappellent les personnages qui décorent les frises de marbre sculpté ou le liane rouge et noir des vases.

Le coryphée, saisi d’enthousiasme, chante :


Il n’y a pas de plus belle danse au monde,
Que la pyrrhis crétoise !


Pendant ce temps, des soldats ont apporté un agneau tout embroché, rissolé, odorant et ruisselant de graisse. On le partage de la manière la plus simple, — comme faisaient les convives dans les festins homériques, — et les portions qui nous sont destinées sont mises sur un plat. J’en goûterais volontiers, mais l’heure me presse. Il me faut renoncer à l’agneau rôti, aux poissons frits, aux olives noires, au ïaimak, aux gâteaux, à toutes ces bonnes choses qu’une aimable compagnie rend meilleures. Il me faut renoncer à l’ombre des platanes, à la fraîcheur des eaux, à la flûte, à la lyre, aux vingt et une danses crétoises que je n’ai pas vues, que je ne verrai sans doute jamais ; il me faut remonter dans l’automobile chaud comme un four et m’en aller vers Salonique, sous le soleil de midi, dans l’épouvantable poussière...


Chemin faisant, je m’avisai que je n’avais pas écrit ma conférence, que j’avais invité six personnes à déjeuner, que j’étais couverte de poussière et qu’à trois heures précises, un grave auditoire m’attendrait à l’Hôpital français. La moindre « panne, » le moindre retard, et c’était, pour moi, une catastrophe ! Je « perdrais la face, » inévitablement ! Inquiète, j’écoutais d’une oreille le lieutenant T... qui me racontait la gloire de sa famille :

— Une des plus anciennes de Crète, madame, et qui, depuis trois siècles, a compté de grands chefs parmi ses membres, une famille qui était presque anéantie, il y a trente ans, par les luttes contre les Turcs... Alors, les femmes jurèrent de la reconstituer, pour que l’influence ne se perdit pas au bénéfice d’autres familles rivales...

— Et que firent-elles, lieutenant ?

— Elles firent des enfans, madame, beaucoup, beaucoup d’enfans ! Ma propre mère, mariée à douze ans, mourut de fatigue, dans sa vingt-cinquième année, laissant dix fils et filles...

— Je souhaite, sans y compter, que les Françaises imitent cet héroïsme. Dix enfans, cela vaut dix campagnes !

Nous arrivâmes enfin à Salonique, sans accroc, à une heure un quart. Mes invités m’attendaient. On me témoigna la plus grande indulgence, et je pus me rendre présentable. Quant à la conférence, je décidai de supprimer les notes et de parler comme je l’aurais fait dans un salon. La chance m’était favorable, ce jour-là : je trouvai à l’Hôpital toute la colonie française de Salonique réunie autour du général Sarrail et de l’amiral Moreau. Les blessés convalescens, leurs infirmières et leurs médecins étaient en bonne place. Après la causerie, les dames infirmières nous offrirent un goûter délicieux sur la terrasse du bâtiment préservée du grand soleil par des toiles tendues.

Ces dames sont Françaises ou mariées à des sujets français. Elles ont installé, dans l’hôpital civil de la rue Franque, des salles pour les blessés et malades militaires qu’elles soignent avec beaucoup de dévouement, mais l’exiguïté du local disponible limite forcément le nombre des admissions. J’ai vu, dans une des chambres, quelques « rescapés » de la Provence qui étaient l’objet d’une sollicitude toute particulière, car le choc nerveux, éprouvé lors du torpillage, les avait laissés dans un état de dépression et d’anxiété plus pénible que la maladie même.

L’hôpital est sous la direction des sœurs de Saint-Vincent de Paul qui ont créé à Salonique tant d’œuvres excellentes, écoles, dispensaires, ouvroirs, etc. Leur cornette blanche, qui porte un peu de la France sur ses ailes de batiste fine, est saluée avec respect et reconnaissance dans tout l’Orient.

Je leur ai promis d’aller visiter leur école et leur orphelinat de Kalamari, où j’aurai le plaisir de retrouver quelques religieuses de l’Hôpital français de Constantinople que j’ai connues en 1909. Les Turcs ne les ont pas molestées, mais l’état de guerre les a contraintes à quitter leur maison et elles ont dû partir, laissant bien des amitiés fidèles et des regrets, jusque parmi les musulmans.


Le même jour, les Dames Ecossaises offraient un beau concert à leurs malades et à leurs blessés. J’y allai, vers six heures, et j’y retrouvai la plupart de mes auditeurs.

L’hôpital est situé aux Campagnes, sur un vaste terrain encore mal déblayé et tout près de l’hôpital temporaire n° 4. L’emplacement de ces deux hôpitaux n’est pas des plus favorables, mais le Service de Santé, gêné sans cesse par les chicanes des Grecs, n’a pas eu la liberté du choix. Du moins a-t-on fait l’impossible pour remédier aux inconvéniens qu’entraine l’humidité du sol, trop bas, imprégné d’eau, menacé par la mer. Le personnel infirmier de l’hôpital 0e4, sous la direction du médecin-chef D... a creusé des canaux d’écoulement et drainé les eaux dangereuses. Déjà, les fleurs et les légumes prospèrent dans les jardinets, autour des baraquemens. Une petite jetée forme rempart contre les vagues. L’hôpital des Ecossaises est plus voisin du boulevard. On aperçoit, en arrivant, ses tentes aux pans retroussés, et les robes bleues des nurses qui s’empressent autour des lits, car, bon gré, mal gré, tout le monde ici doit vivre au grand air, qu’il pleuve ou qu’il vente. C’est tout juste si les nurses consentent à s’enfermer dans leur cellule de toile, pour la toilette ou pour le sommeil. Sur les bords de l’allée qui sépare les deux hôpitaux, une foule se presse, claire et gaie, nurses en bleu, à galons blancs, infirmières françaises au voile léger, au manteau de laine couleur d’ivoire, officiers, civils, convalescens en pyjamas rayés, dames saloniciennes. Le soleil attiédi baigne d’un fluide doré les tentes et les baraques, les robes claires et les uniformes. Un hydravion bourdonne, très haut. Le vent qui se lève, chaque soir, à cette heure, crispe et rebrousse l’eau verdâtre, moirée d’or par le reflet du ciel. Au loin, Salonique dresse ses cyprès et ses minarets, cierges noirs, cierges blancs, éteints dans une poussière rousse.

Malgré la fête, je désire visiter cet hôpital des Ecossaises, qui est une des curiosités de Salonique. Nous avons eu à Paris, vers 1900, un journal qui n’était pas moins intéressant que beaucoup d’autres, et qui était dirigé, administré, rédigé, composé, imprimé exclusivement par des femmes. L’hôpital des Écossaises est, comme la Fronde, une manifestation féministe.

Il est dirigé par une vaillante femme, Mrs Harley [2], sœur du maréchal French. Le médecin-chef, le chirurgien, le bactériologue, le radiologue, le pharmacien, le gestionnaire, les officiers d’administration, tout ce personnel est féminin, et c’est ici exactement le contraire d’un couvent du Mont Athos. Les malades, seuls, appartiennent au sexe mâle.

On peut bien croire que certains hommes, ennemis des nouveautés, sont au moins déconcertés par le féminisme intransigeant des Ecossaises. Ils accordent que les doctoresses excellent dans leur art, que les nurses sont dévouées et ponctuelles, que les patiens trouvent ici une propreté exquise, une discipline douce, mais stricte, et tout le confort possible, mais... mais...

— Elles sont un peu extraordinaires, ces dames féministes ! m’a dit un Français qui a les idées de Chrysale... Avez-vous vu la chauffeuse ? C’est une personne qui porte culotte, fume la cigarette et ne craint pas de s’aplatir sous sa machine pour exécuter, d’un bras vigoureux, les réparations que ferait un mécanicien.

— Que voulez-vous, mon ami ? Si l’automobile marche bien, et si les malades guérissent, peu importe le sexe ou le costume du chauffeur ou du médecin !

Les Anglais sont parfaitement indifférens à ces détails. Ils admettent qu’une femme peut faire un métier rude, et s’habiller comme il lui convient, et s’enlaidir si ça lui plait ! Alais les Français n’oublient jamais qu’une femme est une femme.

D’ailleurs, les Françaises ne s’en plaignent pas !

Donc, la chauffeuse écossaise a été un objet d’étonnement pour la plupart de mes compatriotes. Mais il y a mieux...

— Voyez, me dit-on, ceci, c’est la « sergente. »

— Comment ?

— La « femme-sergent, » si vous préférez...

Devant nous, à côté du groupe que forment Mrs Harley et la headoctor, miss Macaura, Mis Hemsley, une personne indéfinissable joue avec une badine. Elle a une longue vareuse d’officier anglais, des culottes, des leggins fauves, un chapeau de feutre retroussé, une face haute en couleur et des cheveux gris taillés court. C’est la « femme-sergent, » miss Flora Sanders, qui a fait le coup de fusil et gagné ses galons pendant la retraite de Serbie.

Une héroïne, c’est une héroïne !... La petite Emilienne Moreau, de Lens, est aussi une héroïne, et qui a vaillamment gagné la croix de guerre. Seulement, si elle ; » fait acte de soldat, elle ne s’est pas faite soldat. L’héroïne est demeurée une jeune fille, tandis que miss Flora Sanders est devenue un militaire : elle va être promue sous-lieutenant.

Le descendant de Chrysale rend hommage à la bravoure de la « sergente, » mais dans son admiration il y a une sorte de peur... Son vieil instinct latin proteste quand une femme, ne se contentant plus de distinguer un pourpoint d’avec un haut-de-chausse, s’avise de le porter, ce haut-de-chausse !...


Un roulement de tambours, un bourdonnement de cornemuses. Ecoutez !... Un orage vibre, éveillant de sourds échos de montagne, tandis que s’effarent mille essaims d’abeilles, parmi la bruyère en fleur puissance évocatrice de la musique ! Le paysage oriental s’évanouit. Une douce brume, irisée d’arc-en-ciel, un ruissellement d’eaux vives, un sanglot de cascades, toute la poésie du Nord enchante notre imagination, comme une ballade de Robert Burns. Les musiciens écossais s’avancent, en double file, précédés par les tambours. Au centre, le tambour-major jongle avec ses baguettes, frappe l’énorme caisse enrubannée. Tous ces Calédoniens aux figures rouges, rudes, naïves, qu’enflamme un rayon déclinant, ont la jupe de tartan vert et bleu, sous la veste et le tablier khaki. Leurs bas verts et bleus découvrent leurs jambes musculeuses. Verts et bleus sont les rubans et les enveloppes des cornemuses ; vert et bleu, le bonnet des musiciens. Et par contraste, dans tout ce vert et ce bleu, le rouge des faces, aux joues gonflées, s’avive.

Ils viennent vers nous, dans le tonnerre des tambours. Leur cortège bariolé se divise, tourne en sens contraire, forme le carré, puis s’arrête. Je ne vois plus que les des larges des musiciens, le geste des tambours qui soulèvent leurs baguettes en les réunissant, pour marquer les pauses, et toujours la gymnastique effrénée du géant à la grosse caisse. Chants étranges, où se mêle une sorte d’ivresse forcenée avec « ne tristesse déchirante ! Musique guerrière qui me parait plus primitive encore et cent fois plus sauvage que la frêle chanson Crétoise du matin ! En quelques heures, j’aurai donc, par une singulière fortune, entendu ces deux voix qui racontent l’âme de deux races. Petite lyre de Crète, flûte plaintive, souple chaîne des danseurs, le plaisir que vous m’avez donné fut clair comme un verre d’eau fraiche, prise au ruisseau pendant la chaleur du jour, tandis que ce martèlement continu, cet orage sonore, cette plainte qui siffle et bourdonne, ces couleurs barbares, cette énergie farouche, cette joie sans gaité font vibrer nos nerfs presque douloureusement et les excitent comme un alcool terrible...


Tous les malades n’ont pu jouir du spectacle qu’avait préparé pour eux la sollicitude des Ecossaises. Quelques-uns, — en petit nombre, — n’ont même pas eu la ressource de regarder, de loin, assis sur leurs lits. L’aimable doctoresse qui me guide à travers les tentes, permet que je fasse une petite visite à ces malchanceux, en guise de consolation. Nous voilà donc causant avec les uns et les autres. Il faut peu de chose pour distraire un pauvre alité, perclus de souffrance et fiévreux d’ennui. Un mot, une fleur, un visage inconnu, cela suffit à renouveler durant tout un soir la trame monotone de ses pensées.

Parmi les soldats étendus sur les couchettes, je remarque un homme de trente-cinq ans, au visage creusé, au regard doux, à qui sa barbe et son lorgnon donnent une physionomie... oserai-je dire une « physionomie universitaire ? » — C’est cela, pourtant : de la gravité, de la finesse et un peu de componction, la mine du professeur qui n’est pas du tout un cuistre, mais qui ne connaît guère du monde que sa classe et ses livres. Figure très sympathique et qui parait dépaysée ici, dans cet hôpital militaire, auprès de ces figures de soldats qu’on devine être des travailleurs manuels, des paysans.

Ce malade est immobilisé par des rhumatismes et je vois bien qu’il s’ennuie un peu. Je m’arrête un instant près de son lit et nous échangeons quelques paroles. Il me raconte qu’il a fait toute la campagne, qu’il est fatigué, souffrant, mais très heureux des bons soins qu’il reçoit. Il regrette seulement de ne pas savoir l’anglais. En fait de langue étrangère, il ne connaît que le latin !... A son tour, il m’interroge. Il me parle de Paris qu’il habite, en temps de paix, et je sens, sous ses questions, l’espèce de tendresse que les vrais Parisiens ont pour leur ville. Alors, dans mon désir de le distraire et de l’égayer, je m’assieds sur une chaise, au pied du lit, mon ombrelle en travers des genoux ; et je me mets à raconter Paris, toute la vie de Paris depuis le 2 août 1914, l’aspect des rues. les modifications des mœurs, l’extinction du gaz, la réouverture des théâtres, le dernier raid de zeppelins, et l’avènement de la femme, devenue la souveraine des tramways et du Métropolitain. Le malade sourit. Évidemment, ces petites images de Paris l’amusent sans lui donner plus de regret qu’il n’en faut. Il est philosophe. Les traits de mœurs l’intéressent. Il a presque oublié ses rhumatismes. Et moi, qui sais, par expérience, que, pour un Parisien, — fùt-il un grave professeur, — le spectacle de la rue est incomplet sans gracieuses silhouettes féminines, je ne veux pas laisser ignorer à celui-là un événement qui a son importance : la mode a changé.

— Vous ne reconnaîtriez plus les Parisiennes. En 1914, elles ressemblaient à des parapluies. Maintenant, elles ressemblent à des sonnettes.

— Vraiment ? C’est curieux…

Je vois que mon interlocuteur considère d’un air étonné, plus perplexe qu’admiratif, mon ample jupe de taffetas noir qui est tout à fait « sonnette. »

— Ah ! dit-il avec bonhomie, les dames ont le souci de leur ajustement, même en temps de guerre. Cela ne les empêche pas de montrer de grandes qualités, des vertus… mais… mais ;… c’est curieux ! c’est très curieux !…

Il a un sourire indulgent, le sourire d’un homme qui ne comprend pas très bien, mais qui ne veut pas blâmer ses compatriotes. Assurément, il préfère ses infirmières blanches ou bleues à toutes les « civiles » en robe courte. Et il a bien raison !

Je me lève pour partir ; et comme le malade me remercie de ma visite, je me hasarde à lui demander :

— Qu’est-ce que vous faites, monsieur, en temps de paix ?

Il répond doucement :

— Madame, je suis ecclésiastique.

— Oh ! monsieur l’abbé, excusez-moi !… Si j’avais su !… Et moi qui vous parlais de la mode !

L’abbé déclare qu’il n’est pas le moins du monde scandalisé, que mes intentions étaient excellentes, que je ne pouvais deviner son état… De célèbres prédicateurs n’ont pas dédaigné les sujets profanes, et se sont occupés de la toilette féminine, pour empêcher certains abus… Saint François-de Sales lui-même permettait une honnête coquetterie à ses ouailles…

Et nous tombons d’accord qu’il faut bien savoir où finit la robe pour savoir où commence le péché.


En quittant l’hôpital des Écossaises, je suis allée au camp d’aviation où l’on a transporté les débris du zeppelin. Chaque jour, des bateaux amènent de nouveaux fragmens qui permettront de reconstituer le dirigeable.

L’immense cadavre disloqué et dépecé gît au bord de la rue, dans un enclos gardé par des sentinelles. C’est un enchevêtrement inouï de pièces métalliques semblables à des colonnes vertébrales, une vague ébauche de dragon avec son ossature compliquée et sa tête conique écrasée sur le sol. Les réservoirs et les pales d’hélice sont dans un hangar voisin. Tout cela déconcerte la pensée par l’imprévu des formes presque animales et l’énormité des proportions. Je me rappelle les galeries du Muséum où sont les squelettes des monstres préhistoriques. L’évolution des espèces a fait disparaître ces géans. N’est-il pas étrange que la science nous en rende la vision qui peuple le ciel et la mer de créatures minérales, cent fois plus terribles que le mégathérium et le plésiosaure, et qui semblent sorties du rêve d’un Rosny ou d’un Wells ?

Le terne aluminium se colore d’un reflet rose et fugace. Je cesse bientôt de le regarder, car la magnificence du soir se déploie en symphonie de couleurs, sur la baie qui se creuse à notre droite. Ln air bleuâtre baigne le blanc et le gris des maisons étagées, au loin, très loin, les petits bâtons de craie des minarets, les petites touffes sombres des jardins, et la muraille fauve et crénelée qui monte, presque verticalement, jusqu’à la citadelle. Entre la ville et le camp d’aviation, le faubourg des Campagnes s’allonge et s’amincit, et sur les ondulations qui relient la colline de Salonique aux contreforts violets du Hortiach, les cimetières turcs éparpillent leurs cailloux blancs dans la broussaille fauve.

A notre gauche, le cap brumeux s’effile. L’Olympe n’est qu’une crête lumineuse, un linéament de neige qui ne cerne aucune masse et parait suspendu, sans épaisseur, au-dessus du golfe.

Les nuances les plus délicates se jouent sur le ciel et sur les eaux qui continuent le ciel ; l’irisation des perles grises, le rose charnel qui colore le cœur profond des roses-thé, le mauve frissonnant des gorges de tourterelles, se fondent on harmonies suaves pour l’enchantement de nos yeux. Mais nos yeux ravis de douceur s’en détournent, et nous recevons, comme un choc sonore, le fracas splendide du couchant. Tout le côté occidental de la baie a pris feu. Des nuages démesurés flambent et roulent de lourdes volutes laineuses frangées de gris, qui découvrent en se consumant d’extraordinaires profondeurs dorées. Là, le ciel écrase la terre et la mer, sous cette fournaise prodigieuse où glisse, écorné par des flocons brûlans et sombres, l’orbe pourpre, l’insoutenable face du soleil. Le blanc devient or et l’or devient cuivre ; le cuivre coule en lacs de sang. Le disque énorme descend toujours elles eaux doublent son image brisée par le clapotis qui mêle à des reflets ardens de longues lignes ondulées d’un bleu verdâtre...


II


Mai.

Les Français qui voyagent en Orient pour la première fois éprouvent quelque surprise en entendant parler leur langue par des gens de toutes les classes et de toutes les nationalités. Au Pirée comme à Smyrne, à Constantinople comme au Caire ou à Beyrouth, les bateliers et les porteurs baragouinent en français leurs offres de service ; les enseignes des magasins sont en grec et en français ou bien en turc et en français ; des journaux sont publiés en français, et c’est en français que nos éternels ennemis calomnient la France.

Ni l’italien, qui fait de sérieux progrès dans la Méditerranée orientale, ni l’allemand qui rebute les Orientaux, malgré l’effort de la propagande germanique et l’appui officiel du gouvernement turc, n’ont pu ruiner la primauté séculaire du français. Cependant, le double assaut est dur. Il ne faut pas que le français se contente de maintenir son rang et ses droits. Qui ne progresse pas commence à déchoir. Si nous ne faisons pas bonne garde, si nous n’aidons pas les œuvres et les hommes qui sont les sentinelles avancées de notre génie national en Orient, nous perdrons du terrain qu’il sera malaisé de reconquérir.

Salonique est vraiment la Babel nouvelle. Les armées alliées n’y ont pas amené moins de dix-sept peuples, en comptant les sujets anglais des Dominions et les indigènes de nos colonies !... Mais, bien avant la guerre, la diversité des langues était déjà fort remarquable dans la métropole de la Macédoine. Il y avait le turc, langue officielle ; le grec, parlé par une partie seulemont de la population ; le judéo-espagnol, dialecte employé par les israélites, c’est-à-dire par les trois quarts des Saloniciens. Bien entendu, toutes les variétés du serbe, du bulgare et du roumain, sans oublier le langage tzigane, résonnaient dans les faubourgs. Et, parmi l’élite de la société juive, on parlait beaucoup l’italien.

Aujourd’hui, le turc est presque aboli ; le judéo-espagnol passe au rang de seconde langue, restreinte à l’intimité des familles ; l’italien est délaissé ; le grec s’impose, par droit de conquête, mais le français a gagné une place éminente qui paraît trop éminente aux yeux de certains Hellènes et que nous devrons défendra par tous les moyens pratiques et même diplomatiques.

Défendre le français, c’est défendre les écoles où on l’enseigne et les maîtres qui l’enseignent.

Il y a trois sortes d’écoles françaises, à Salonique, correspondant aux besoins de trois clientèles bien déterminées, qui ne se mélangent guère : ce sont les écoles congréganistes, celles de la Mission laïque, et enfin les écoles de l’Alliance Israélite universelle. Toutes donnent l’enseignement en français, avec des livres scolaires français et des maîtres formés en France.


J’ai visité et admiré ces écoles. C’est un devoir pour nous de connaître, quand nous le pouvons, et de faire connaître à nos compatriotes l’œuvre magnifique accomplie, en Orient, par les missionnaires français, laïques ou religieux. Tous, en effet, sont des missionnaires de la pensée française. Ils l’interprètent sous des formes différentes, avec la même sincérité et le même dévouement. Ici, bien des idées qui semblaient inconciliables ou irréconciliables s’accordent pour la lutte commune, sous le même drapeau. Les passions politiques doivent abdiquer et faire place au sentiment plus élevé de l’intérêt collectif. D’ailleurs, cette « union sacrée » est absolument nécessaire, et l’œuvre qui croirait subsister en conservant telles routines, telles méfiances, et cet esprit mesquin qui engendre les querelles tracassières de chapelle à chapelle et de parti à parti, cette œuvre ne serait pas viable.

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner du sens nouveau que prennent certains mots, en Orient : laïcité et cléricalisme n’expriment pas exactement les mêmes idées, ne désignent pas les mêmes objets qu’en France. Les consuls les plus libres penseurs assistent aux cérémonies religieuses où leur place, — la première place, — est marquée. Les congréganistes, en revanche, ont une hardiesse de pensée, une franchise de ton et d’allure, qui surprendraient fort certaines dévotes de nos provinces. Ils se font honneur de servir la France, et leur mentalité se rapproche beaucoup de celle des soldats.

J’ai retrouvé ici, sous l’uniforme d’interprète militaire, quelques-uns de ces Assomptionnistes dont j’avais tant ouï parler, à Andrinople, en 1909, et dont j’avais connu le supérieur. Je me rappelle le Père G... higoumène de Mostratli, près de la frontière bulgare, venant au consulat sur un grand cheval noir, très méchant, dont les ruades épouvantaient toute la rue. Ce Père C... moine, prêtre, professeur, laboureur, jardinier, médecin, perdu avec quatre ou cinq religieux parmi des paysans de race bulgare aux trois quarts sauvages, obligé de faire le coup de fusil pour défendre son existence contre les bandits soudoyés par le pope ou par le hodja, je me demandais ce qu’il était devenu depuis sept ans, après toutes les guerres balkaniques et depuis la guerre actuelle. Le hasard m’a fait rencontrer, l’autre jour, à Salonique, son propre remplaçant, le Père E... qui lui avait succédé à Mostratli. Il m’a dit que le Père C... était en sûreté et m’a conté ses propres aventures : comment le monastère, l’école et le dispensaire de Mostratli avaient été brûlés par les Turcs, et comment des fanatiques, le prenant pour le Père C... l’avaient voulu mettre à mort.

— J’ai dû jurer le grand serment que je n’étais pas le Karapappas (le prêtre noir). Cela ne m’eût pas sauvé, pourtant, si un imam n’avait reconnu en moi le médecin qui avait soigné son père... On m’a gardé prisonnier pendant huit mois, dans un village. Rendu à la liberté, je suis devenu soldat, et je mets au service de l’armée mon expérience et ma connaissance du pays dont je parle tous les dialectes.

Les missionnaires français de Salonique n’ont pas éprouvé de pareilles vicissitudes. Ce sont des Lazaristes, établis dans la ville depuis 1783. Fils de saint Vincent de Paul, ils ont porté dans toute la Turquie l’esprit de charité qui crée et vivifie les œuvres de ce grand saint et le clair parler de France.

Qui a pu causer avec le visiteur provincial des Lazaristes, dans le petit parloir de son couvent, n’oublie pas l’agrément de cet entretien, plein de leçons discrètes et nuancées qui invitent à la modestie. La gravité du Père Laubry, sa bienveillance affable n’excluent pas une malice légère qui fuse parfois dans le vif regard des yeux, dans le sourire spirituel sous la rude moustache grisonnante, dans un mot qui pique sans jamais blesser. Tel et tel brouillon, qui croit résoudre, avec des phrases, les problèmes politiques, ethniques et religieux les plus compliqués, gagnerait beaucoup à écouter le Père Laubry, qui connaît merveilleusement les choses et les âmes d’Orient, — les choses presque immuables, les âmes infiniment diverses et changeantes. — Il sortirait de cet entretien ravi et un peu inquiet, avec le ferme propos d’être prudent vis-à-vis des autres et de soi-même.

Le Père Laubry affirme l’excellence de l’enseignement comme mode de propagande. Que de choses, dit-il, que d’idées françaises ont passé en Orient, par le moyen de notre langue, féconde semeuse de pensées ! Pour lui ouvrir un vaste champ d’action, le collège ne suffit pas. Il faut atteindre toute la jeunesse, de toutes classes et en particulier des classes populaires. C’est pourquoi les Lazaristes ont appelé, comme adjoints et collaborateurs, à Constantinople d’abord, puis dans les Echelles du Levant, les Frères de la Doctrine chrétienne.

Ceux-ci tiennent actuellement l’école paroissiale de Salonique et le collège où ils donnent l’enseignement primaire supérieur, avec une large place pour les études commerciales et les langues vivantes. Ils ont même un cours complémentaire de commerce, avec des notions de change, d’arbitrage, de mathématiques financières, de sténo-dactylographie, etc. Ils emploient des ouvrages scolaires choisis sur la liste autorisée par le ministère de l’lnstruction publique de France.

— Nous nous sommes préoccupés aussi de l’instruction des filles, m’a dit le Père Laubry, et si vous avez séjourné quelque peu de temps en Turquie, vous pouvez mesurer l’importance et les difficultés de la tâche que nous nous proposâmes. Elle était urgente, car la femme fait la famille, même la famille orientale, et son influence est certaine, fût-ce une influence négative. La femme éduquée prépare l’éducation de l’enfant. Elle lui enseigne, avant l’école, la langue qu’elle a apprise, et la langue est le véhicule des idées.

Mais comment triompher des préjugés millénaires qui vouent la femme orientale, même chrétienne, à l’ignorance et à la demi-réclusion du gynécée ?

Ce fut l’œuvre des Filles de Saint-Vincent de Paul. Elles vinrent à Constantinople, Smyrne et Beyrouth en 1839 et à Salonique en 1855. Leurs patiens efforts portèrent les plus beaux fruits, surtout après la guerre de Crimée. Les Turcs, qui avaient admiré le dévouement de ces religieuses dans les ambulances, leur concédèrent de grands terrains pour s’y établir. Ecoles populaires, ouvroirs professionnels, dispensaires, orphelinats, hôpitaux se multiplièrent.

— A l’heure présente, me dit le Père, nous avons une église paroissiale, une chapelle annexe à Calamari et une autre à Cavalla. L’école paroissiale instruit gratuitement 75 enfans et il y a 375 élèves au collège des Frères. Nous avons encore à Zeitenlik un établissement d’instruction secondaire qui prépare de futurs prêtres et de futurs instituteurs pour toute la Macédoine ; mais cet établissement, ainsi que les jardins et terrains qui en dépendent, appartient actuellement à l’armée française ; nous nous honorons d’avoir pu les lui offrir, dès son débarquement. Le service de santé y a installé deux hôpitaux temporaires où sont soignés près de quatre mille soldats. Je ne vous énumérerai pas, en détail, les œuvres, similaires aux nôtres, que dirigent les Filles de la Charité. Je vous laisse le plaisir de les connaître par vous-même. Allez donc, pour commencer, à la petite école de Calamari. Je suis certain qu’elle vous intéressera...


Un petit couvent modeste, au bord de la mer, là-bas, dans un extrême faubourg que les camions emplissent de poussière et qui résonne du timbre agaçant des tramways... Passé la grille, après quelques pas sous les arbres d’un jardin, c’est le silence et la quiétude, l’atmosphère assoupie des maisons religieuses où la vie, réglée en tous ses détails, se déroule sans heurts, comme un chapelet. Les voix enfantines qui jasent quelquefois avec des pépiemens d’oiseaux, ne troublent pas cette grande paix. Des cornettes blanches palpitent derrière les croisées des classes. Dans le parloir si calme, lavé, luisant, un peu sombre à cause des persiennes mi-jointes, je me repose un moment, et j’oublie le ciel torride qui verse sa lumière embrasée sur Salonique.

Ici, j’ai la sensation attendrissante de la France, de la bonne province française, et des souvenirs de ma petite enfance me reviennent dans ce clair-obscur, dans cette douceur conventuelle. Si j’ai rêvé, autrefois, aux dieux homériques, sous les branches du figuier qui me jetaient leurs ombres mobiles et leurs fruits lourds de sucre rose et de miel, c’est dans un pauvre petit couvent, pareil à celui-ci, que les cantiques et les prières du mois de mai m’ont révélé la plus tendre, la plus suave poésie chrétienne. Peut-être mon âme s’est-elle formée sous cette double influence, et suis-je destinée à m’émouvoir toujours pour des beautés contraires, en apparence ennemies... Mais je n’ai pas le loisir de goûter ces réminiscences. La supérieure qui vient d’entrer et qui me présente ses religieuses, entend bien me montrer toute la maison.

L’école de Calamari comprend un orphelinat et une école payante qui permet d’entretenir l’orphelinat. Les Sœurs, au nombre de huit, ne suffiraient pas à la tâche, bien que le nombre des élèves payantes ait diminué depuis un an, depuis que des familles inquiètes ont abandonné Salonique, par peur des Bulgares. Il a fallu prendre quelques adjointes laïques. Cela était d’autant plus nécessaire que plusieurs religieuses ont été détachées à Zeitenlik, pour l’hôpital et la lingerie.

Le recrutement des élèves est très divers. Toutes ne sont pas catholiques. On trouve bon nombre de petites filles israélites, musulmanes, et même des orthodoxes serbes ou bulgares...

Les religieuses les instruisent avec le même soin et la même affection, mais ou devine quelles difficultés compliquent le métier d’institutrice, quand les élèves présentent une si étrange diversité de race et de tempérament.

Nous faisons un arrêt dans chacune des classes. Les petites filles me reconnaissent bien, puisque la plupart d’entre elles assistaient à la représentation cinématographique où j’ai parlé « des enfans en France pendant la guerre. » Elles me sourient sans perdre cette gravité qui rend les enfans orientaux si différens de nos turbulens écoliers. Parmi elles, il y a quelques petites deunmehs, des réfugiées serbes, des fillettes grecques déjà grandes, venues pour compléter leur instruction française et prendre la bonne prononciation. Il y a même deux ou trois Bulgares, pensionnaires d’avant la guerre, qui n’ont plus aucune relation avec leur pays et leur famille. Les Sœurs ont pensé que la religion et le vrai sentiment français, tout de justice et den générosité envers la faiblesse innocente, les obligeaient à garder ces pauvres enfans. Quelle Française pourrait désapprouver cette conduite qui, évidemment, ne s’inspire pas des méthodes allemandes ?

D’ailleurs, toutes les petites filles, en dépit de leurs origines, chantent des hymnes patriotiques à la gloire de la France, sous la direction d’une Sœur qui bat la mesure et chante aussi, de tout son cœur. C’est un spectacle qui touche et qui fait sourire ! Ces petites balkaniques dont les parens se sont entr’égorgés depuis des siècles, fraternisent par la vertu de l’éducation commune et, chacune avec l’accent de sa race, proclament leur amour pour la France…

Il en restera toujours quelque chose !

Je crois que si les Sœurs aiment toutes leurs élèves, elles ont une tendresse plus profonde pour les pupilles de leur petit orphelinat. Celles-là composent véritablement leur famille.

Enfans abandonnées, cueillies au coin des rues, apportées par des voisins après la mort ou la disparition des parens, elles sont d’abord nourries à la crèche de Zuitenlik. Quand elles ont trois ans, elles viennent à Calamari et elles y restent jusqu’à ce qu’elles soient en âge et en état de gagner leur vie. Quelques-unes y demeurent indéfiniment…

— Voyez-vous, dit la religieuse, toutes ne sont pas capables de vivre heureusement et sagement dans n’importe quel milieu. Certaines sont infirmes de corps et d’autres ont le caractère faible ou ardent. Il leur faut une protection constante, une sollicitude affectueuse autour d’elles… Ce ne sont pas des Occidentales, filles de nations anciennes, policées, assagies. Ici, la nature primitive se révèle dans toute sa force. Le sang est vif et l’humeur farouche… Ces pauvrettes ne souffrent pas de leur situation, pendant l’enfance, mais il en est qui, vers quinze ans, tombent dans une grande mélancolie, quand elles comprennent leur solitude. Nous les guérissons de leur tristesse par nos soins, par la prière, par le travail. Nos enfans apprennent toutes un métier, couture, broderie, repassage. Et celles qui, plus tard, se marient, reviennent à nous comme à leurs parens.

Les Filles de la Charité ont encore d’autres écoles, dans les quartiers francs de Salonique, et dans plusieurs villes de Macédoine, à Kilkich, à Senidjié-Vardar, à Cavalla et à Monastir. Elles tiennent encore, outre l’hôpital de la rue Franque, des dispensaires, des ouvroirs et l’Asile des pauvres de Kavakia.


La Mission laïque française a constitué, à côté des œuvres scolaires déjà existantes, un Lycée de garçons et un Cours secondaire de jeunes filles.

L’un et l’autre ont prospéré sans représenter une concurrence ou une rivalité pour les établissemens congréganistes. car ils répondent à des besoins particuliers et attirent une clientèle qui ne saurait trouver ailleurs les avantages qu’ils offrent. Ils représentent la tradition de l’Université française et le centre où une élite de jeunes gens et de jeunes filles reçoivent l’enseignement secondaire et préparent leur accession à l’enseignement supérieur. On m’a dit qu’autrefois les élèves du Lycée poursuivaient rarement leurs études jusqu’au baccalauréat. Le commerce les détournait trop tôt de la vie intellectuelle et ils avaient hâte de quitter les bancs de leur classe pour les bureaux et les comptoirs. Depuis, une évolution s’est faite, et les jeunes Saloniciens ont compris l’importance de la culture classique qui ne fait point de tort aux qualités pratiques de l’homme d’affaires. Presque tous achèvent le cycle de leurs études secondaires et vont ensuite dans nos Facultés et nos Ecoles où ils se spécialisent. Cela suffirait à prouver l’utilité du Lycée français, merveilleux instrument de propagande qui a déjà tenu ce qu’il promettait et ne doit pas en rester là.

Les professeurs et le personnel administratif du Lycée sont recrutés dans les cadres de l’Université. Quand on connaît la répugnance de nos compatriotes pour l’exil volontaire et prolongé, on pense que ceux-là méritent notre reconnaissance. Agrégés où licenciés, professeurs d’école normale primaire, instituteurs ou institutrices, ils sont tous les bons serviteurs de la France.

Le Lycée comporte une section classique qui prépare aux divers baccalauréats et une section commerciale. La section classique a les préférences des jeunes Israélites saloniciens, tandis que la section commerciale est plutôt choisie par les Grecs de Macédoine, par les Musulmans et même par les Serbes. Le diplôme qu’elle délivre est reconnu par les gouvernemens balkaniques et permet aux bénéficiaires de se placer très avantageusement dans les nombreuses maisons de commerce et les banques de Salonique.

Non loin du Lycée, sur le grand boulevard qui dessert tout le quartier des Campagnes, le Cours secondaire des jeunes filles s’est installé, près de la mer. Les tramways qui s’arrêtent là amènent chaque jour les élèves que l’on prendrait aisément pour des Françaises, à les écouter. Il y a d’ailleurs des Françaises parmi elles, et la propre fille du directeur du Lycée, M. Lecoq, est l’une des plus brillantes. Elle vient de passer les épreuves du « bachot » de philosophie et elle a obtenu la mention « très bien. » Et elle n’est pas la seule bachelière de Salonique.

N’oublions pas l’école primaire qui reçoit 160 enfans de cinq à treize ans, garçons et filles, et les prépare pour le Cours secondaire ou le Lycée.

Le Cours secondaire compte actuellement 190 élèves et il y en a 350 au Lycée. Leur nombre ne pourra que s’accroître.


Les écoles dont je viens de parler sont des créations françaises, mais elles ne sont pas les seules écoles françaises de Salonique. Le groupement scolaire le plus important est celui de l’Alliance israélite universelle qui donne l’enseignement secondaire moderne à plus de 1 200 garçons et l’enseignement primaire supérieur à plus de 2 000 jeunes filles, sans compter les enfans de l’école maternelle, les élèves de deux écoles suburbaines et les écoles essaimées partout en Macédoine, une à Preveza, trois à Monastir, deux à Janina, une à Serrés, deux à Cavalla, une à Ystip, une à Verria, trois à Uskub. Si bien qu’on a pu dire que « l’Alliance israélite universelle exerce directement son influence sur une population de 3 500 élèves ; qu’indirectement elle pourvoit au besoin de culture de 3 000 autres enfans ; que ses œuvres post-scolaires comprennent 1 200 membres ; que 10 000 personnes au moins, et la véritable élite de la société salonicienne ont passé par les écoles de l’Alliance [3]. »

Or, ces écoles sont aussi françaises que les nôtres, par l’éducation qu’on y donne, par les méthodes, les ouvrages scolaires, la formation des maîtres. Ce qui diffère, c’est l’esprit qui est plus particulièrement israélite, quoiqu’il reste très libéral. Et cela est tout naturel. Les écoles de l’Alliance ont été le grand agent de l’émancipation juive, en Orient. Elles ont sauvé de la misère et des ténèbres une immense population très laborieuse, très intelligente, tout à fait digne d’intérêt et que des siècles d’oppression avaient conduite à la plus lamentable déchéance.

L’Alliance Israélite universelle est née à Paris, en 1860. Elle a reçu de la France l’initiation intellectuelle et le merveilleux instrument qu’est notre langue. Mille liens de tradition, d’affection, d’intérêt, la rattachent à notre pays qu’elle n’a pas cessé d’aimer et de servir. Son action s’est étendue aux deux extrémités de la Méditerranée, de Tétouan à Bagdad, en Perse, en Mésopotamie, en Syrie, en Palestine, en Anatolie, en Egypte, en Grèce, dans les Balkans et dans toute l’Afrique du Nord. Elle a fondé des écoles d’agriculture dans les régions agricoles, des écoles professionnelles et commerciales un peu partout. Elle envoie même des colons en Argentine et au Brésil. Sous son impulsion et avec l’aide des riches familles de la ville, Allatini, Xehama, Perera, Modiano, Fernandez, la communauté salonicienne a retrouvé une énergie perdue pendant les années de souffrance et de servitude, La mortalité effrayante a diminué ; le soleil a pénétré dans l’obscur ghetto, avec la lumière spirituelle. Le sang d’Israël, usé par la vie sédentaire des bureaux, a voulu se renouveler et se rajeunir.

Les maîtres des écoles de l’Alliance sont d’anciens élèves de ces mêmes écoles qui ont montré, au cours de leurs études, quelques aptitudes pédagogiques. L’Alliance les envoie à Paris. dans sa maison de la rue d’Auteuil où ils passent quatre années et prennent les diplômes élémentaire et supérieur, tout en s’initiant à la vie et aux idées françaises. Les futures institutrices ont une maison du même genre, à Paris.

On voit quelle est l’importance de l’Alliance Israélite au point de vue de notre influence en Orient, et spécialement à Salonique. Les écoles grecques officielles, — Stephanos Noucas et Athanase Constantinidès. — ont inscrit l’étude de notre langue dans leurs programmes, mais elles donnent, naturellement, la plus grande part au grec, tandis que dans les écoles israélites le français est la première langue et le grec ne vient qu’en second. Il paraît que la susceptibilité de quelques Hellènes s’en est émue et que, depuis la conquête, le français trouve une opposition sournoise chez certains hauts fonctionnaires... Qui connaît un peu la Grèce de 1916 ne s’en étonnera point.


La guerre au français s’est fait sentir aussi dans les écoles musulmanes naguère florissantes, aujourd’hui bien diminuées.

— N’oubliez pas de les visiter, ces pauvres écoles, m’a dit un Turc salonicien. Elles furent prospères, autrefois. Avant les guerres balkaniques, elles subsistaient au moyen de l’écolage des élèves, mais il faut dire que 25 p. 100 des écoliers recevaient l’instruction gratuite et que 15 p. 100 donnaient une rétribution misérable. Les gros commerçans deunmehs entretenaient les deux écoles, Feizié et Tériki, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. Afin d’augmenter les ressources pécuniaires, on organisait des quêtes, des fêtes de charité, de petites excursions en train de plaisir... Et dans ce temps-là, le français occupait une grande place sur le programme d’études une place plus importante que celle du turc... Les diplômes de sortie étaient assimilés au baccalauréat et les diplômés allaient directement à l’Université de Constantinople. Depuis la dernière guerre balkanique, tout a changé : il y a moins d’élèves, moins de classes, moins d’argent, et moins de français au programme... Le gouvernement hellénique a promis une subvention qui n’a jamais été payée. Les écoles ont dû s’endetter. Pourtant, elles durent : elles veulent durer, malgré les brimades...

— Vous affirmez que les deunmehs saloniciens ont des sympathies pour la France, dis-je à mon interlocuteur... Cependant, si ma mémoire est fidèle, Talaat pacha est un deunmeh et Djavid pacha dirigea une de vos écoles. Or, Talaat et Djavid ne sont pas précisément nos amis.

— Ils auraient pu l’être si... mais laissons la politique, la mauvaise politique ! Nous ne sommes plus Ottomans ; nous sommes sujets grecs. Est-ce de notre faute, si la France et l’Angleterre n’ont pas su lutter contre l’influence allemande à Constantinople, si la révolution turque a évolué dans le sens de la tyrannie, si, en ce moment, l’incurable naïveté de vos diplomates fait le jeu de vos ennemis, dans le Levant !... Oui, laissons la politique ! Il faudrait dire trop de choses et des choses trop tristes... Nous sommes musulmans et sujets grecs et nous aimons la France... Cette conversation a augmenté mon désir de visiter les écoles des deunmehs.

— Ces Turcs sont très sympathiques, me déclara un Israélite, devant qui j’exprimais ce désir. Ils sont honnêtes, charitables, d’une intelligence ouverte et prompte... Et ce dernier point les différencie des véritables Turcs, braves gens à l’esprit lent et lourd... Les deunmehs, quoi qu’ils disent ou fassent, gardent les traits essentiels du Juif, dans l’âme comme dans le visage. D’ailleurs, ils ne croient à rien du tout.

— Pas même à la foi enseignée par leur prophète !

— Quel prophète ? Sabbetaï Sévi ou Mahomet ?... Sabbetaï Sévi est encore honoré parmi eux. Vous savez que le petit rabbin de Smyrne qui voulut jouer le rôle de Messie, au XVIIe siècle, et annonça qu’il allait restaurer le royaume de David, affola complètement la sage et florissante communauté de Salonique. A l’en croire, il allait détrôner le Sultan et prenait, par avance, le titre de Roi des Rois. Le Grand Turc s’en émut. Il fit arrêter le prophète et lui donna le choix entre le turban ou le lacet Sabbetaï préféra le turban.

— Et ses disciples l’imitèrent ?

— Bien entendu. Mais, de même que l’Espagne avait ses marranes, faux convertis, chrétiens de nom et Israélites par le cœur, de même la Turquie eut ses maminin (vrais croyans) ou deunmehs (convertis). Ils formèrent une congrégation divisée en trois sectes qui continuèrent de pratiquer, en secret, la religion cabbaliste de Sabbetaï Sévi, et ces trois sectes sont représentées encore aujourd’hui par les trois grandes « familles » deunmehs. Ces prétendus musulmans ont un nom double, des croyances doubles, — quand ils en ont, — un temple inconnu, caché dans Salonique où des rabbins insoupçonnés célèbrent, pour les initiés, des rites mystérieux... Mais il est des deunmehs qui pratiquent, — si l’on peut dire, — l’athéisme. Croyez bien que Talaat et Djavid se soucient aussi peu d’Allah que du Dieu des Juifs, ou du vieux Dieu allemand.

Voilà ce qu’un Israélite m’a raconté. Qu’y a-t-il d’absolument exact dans cette description du deunmeh ? Je n’en sais rien. Les Juifs ont quelques raisons de suspecter la sincérité de leurs frères de race, en matière de religion. Cependant, ils estiment les qualités de ces ex-Israélites. Ils reconnaissent tout ce que Salonique a dû au grand administrateur que fut le maire Hamdi-bey.


Un jour le printemps, tiède et pluvieux, éteignait, dans sa douceur grise, les mauves crus des maisons peintes et les verts encore vifs des jardins mouillés, quand je montai à travers le quartier turc, jusqu’à l’école musulmane. Elle occupe un pauvre bâtiment tout délabré, où elle s’est installée, tant bien que mal et plutôt mal que bien, depuis la dernière guerre, car les nouveaux conquérans l’ont prestement délogée de son ancienne maison. Le sens de la tolérance n’est pas une vertu balkanique.

Le directeur de l’école Feyzié qui porte le costume européen et le fez, me reçoit dans son cabinet de travail orné de cartes géographiques et de tableaux muraux édités en France...

— Excusez la pauvreté de la maison, dit-il en soupirant. Nous avons peine à vivre, car tous les riches musulmans, bienfaiteurs de l’école, ont quitté le pays.

Il me présente ses collaborateurs, jeunes gens au type sémite, au teint pâle, et le plus pittoresque de tous, le professeur de musique turque, respectable vieillard enturbanné.

Je demande quelques indications sur les méthodes et l’esprit de l’enseignement. Le directeur me répond que les méthodes sont analogues à celles des écoles françaises et que l’esprit est conforme à la loi coranique, avec des tendances libérales. Les deunmehs qui se marient entre eux, et chacun dans sa secte particulière, à l’exclusion des deux autres sectes, ne condamnent pas leur femmes à l’ignorance et à la réclusion. Ils permettent qu’elles soient instruites, qu’elles sortent peu ou point voilées, qu’elles connaissent, avant le mariage, le futur époux qui est forcément leur parent plus ou moins lointain.

Nous allons voir les classes, et dans chacune, les élèves qu’on désigne, se lèvent et récitent de longs morceaux de poésie française. L’accent n’est pas aussi pur que dans les écoles de l’Alliance où le français est le langage usuel. Ici l’étude de notre langue est obligatoirement restreinte. Cela me fait apprécier mieux encore le résultat obtenu, qui est véritablement très remarquable. Les jeunes gens comprennent ce qu’ils récitent et ils ont la mémoire richement meublée. J’ai entendu, entre autres, une scène d’Esther, celle où Mardochée annonce à sa nièce les intentions d’Assuérus. L’expression des physionomies, l’accent guttural et nasillard, changeaient l’allure du dialogue racinien, lui prêtaient une couleur étrange, un caractère fanatique et forcené, dont l’orientalisme était plus vrai que celui du théâtre, puisqu’il ne devait rien au costume, rien au décor et très peu de chose au poète.

Un peu plus tard, nous avons eu, dans le vestibule de l’école, une séance de chant arabe et turc. Les petits chanteurs, âgés de six à dix ans, se tenaient debout devant le bon vieux maître enturbanné qui battait la mesure.

D’abord, c’est un chœur, à voix tranquilles et dolentes, avec des notes de gorge, et des notes suraiguës qui, soudain, s’élancent et planent comme de claires fusées de sons. Puis un enfant chante seul. Il est grêle, pâle, plutôt laid. Renversant un peu sa tête chétive, il module des vocalises inouïes, d’une pureté, d’une sûreté extraordinaires. Sa voix est presque trop puissante, trop vibrante pour son petit corps, et je pense au rossignol minuscule dont la voix remplit tout la nuit. Entre ces phrases mélodiques, il y a des temps d’arrêt. L’enfant respire, les yeux fixes et fiévreux, la bouche entrouverte et douloureuse, puis il recommence sa plainte tremblée, son cri qui monte et se brise et ressemble à la pénible aspiration vers l’infini d’une âme qui voudrait se libérer.

Deux autres petits chanteurs reprennent, l’un après l’autre, le même thème et le chœur, enfin, confond toutes les voix dans un long murmure à bouche fermée.

Nous entendons encore des prières, des versets arabes du Coran que le chanteur psalmodie après s’être assis sur une chaise, en signe de respect.

Cette musique prolongée éprouve singulièrement mes nerfs. Elle ne les frappe pas, brutalement, comme la musique des Ecossais ; elle n’est pas sauvage : je ne la crois pas primitive ; mais très savante, au contraire, expression d’un art tout différent du nôtre, faite pour d’autres sens, pour d’autres esprits... Sans la comprendre tout à fait, avec une bizarre sensation de jouissance et de répugnance, je subis sa force convulsive qui exalte l’imagination et crée l’extase, comme le tournoiement des derviches.

Après des saints et des cérémonies, et des remerciemens aux maîtres et aux élèves, nous redescendons les rues pour aller à l’écoles des filles, qui est une construction blanche, moderne, en béton armé, totalement dénuée de poésie.

Là, nous retrouvons des petites filles sérieuses et charmantes, un peu pâlottes, comme leurs camarades de l’Alliance israélite, comme tous les enfans saloniciens. Je remarque beaucoup de blondes.

C’est la classe enfantine. Une jeune femme fait exécuter, à ces demoiselles deunmehs de cinq à six ans, les exercices Froebel, exercices de pliage, de dessin, de calcul, et de danse. Deux petites filles se prennent par la main, virevoltent et saluent, en chantant... Et je reconnais leur petite chanson qui n’a rien de turc ni d’arabe, et que tous les petits Parisiens de la « maternelle » savent par cœur. C’est les Papillons de Maurice Bouchor !

Dans les classes supérieures, les élèves sont de grandes jeunes filles de seize à dix-huit ans. Elles portent le tchartchaf noir, par-dessus leur robe, mais leur visage est découvert. Quelques-unes sont jolies, avec de grands yeux languissans et impénétrables.

Elles me montrent leurs cahiers, leurs livres, leurs ouvrages de broderie ; puis elles commencent ces récitations abondantes que les visiteurs, dans toutes les écoles du Levant, doivent écouter sans mesurer le temps qui passe... La Conscience, Mon père, ce héros... la Mort du Loup... et bien d’autres poèmes encore ! Pour terminer, la Marseillaise.

Après cela, j’aurais mauvaise grâce à ne pas louer, comme il convient, la persévérance des maîtres qui sans aide, sans protection, sans subside, enseignent à toute cette jeunesse la connaissance et l’amour du français.


MARCELLE TINAYRE.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier et 1er avril 1917.
  2. Mrs Harley a terminé sa vie, toute d’héroïsme et de charité, par une mort glorieuse. Elle a été tuée, récemment, à Monastir, par un éclat d’obus pendant qu’elle se rendait à l’ambulance qu’elle n’avait jamais cessé de diriger, sous le feu de l’ennemi. Citée à l’ordre du jour, elle représente, pour tous ceux qui l’ont connue, un admirable exemple des plus belles vertus féminines unies au courage du soldat.
  3. Revue franco-macédonienne, n° 2.