Un été à Salonique (avril-septembre 1916)/02

Un été à Salonique (avril-septembre 1916
Marcelle Tinayre

Revue des Deux Mondes tome 38, 1917


UN ÉTÉ Á SALONIQUE
AVRIL-SEPTEMBRE 1916
II.[1]


7 mai 1916.

Salonique m’est devenue familière et ma vie s’adapte à son nouveau cadre. Après la fièvre et le mouvement perpétuel des premiers jours pendant lesquels j’ai dû voir tant de choses et tant de gens, voici une période de calme relatif qui me permet de mettre de l’ordre dans mes notes, prises hâtivement, chaque soir, et quelque clarté dans mes impressions et mes pensées.

Mes amis de France s’inquiètent de savoir comment on vit à Salonique, dans quelles conditions d’hygiène et de confort, et si les uns s’exagèrent les difficultés que l’on rencontre ici, pour s’installer à peu près convenablement, les autres s’imaginent volontiers que l’on y mène une existence délicieuse, dans une sorte de Riviera où tous les plaisirs sont réunis.

O mes amis, rassurez-vous ! Salonique a la prétention d’être une métropole, et elle s’enorgueillit de posséder au moins deux grands hôtels genre Palace, des cafés à l’instar de Marseille, des cinémas où l’on peut voir la suite du drame policier dont on a vu le premier épisode à Paris et le second épisode à Toulon. Salonique a des music-hall que je ne décrirai pas — et pour cause — mais qui ressemblent, m’a-t-on dit, à ceux des petites villes de garnison. Salonique a un restaurant, dans un jardin, au bord de la mer, avec tables fleuries et orchestre de faux tziganes ; Salonique a des tramways qui marchent très bien, — quand ils marchent, — un éclairage électrique qui fonctionne très bien, — quand il fonctionne, — une eau excellente qui tarit quelquefois, parce que la population a triplé, mais non pas le débit des sources. Si vous venez ici et que vous désiriez être chez vous, par exemple dans une villa des campagnes, comme font la plupart des officiers, installés en « popotes, » de bonnes dames, grecques ou juives, vous céderont, à un prix élevé, des appartemens meublés avec une apparente richesse, et si l’apparence ne vous suffit pas, c’est que vous serez trop exigeans. Si vous préférez l’hôtel, vous aurez peut-être, comme moi, le plaisir d’habiter parmi des spécimens de mobilier disparates, en attendant les choses superbes que le patron a commandées en France et nous annonce pour l’hiver prochain !… Partout, vous trouverez des sommiers durs, des lits en tête noire ornés de paysages et de bouquets peints, et la plus fantastique camelote austro-allemande ; les domestiques vous parleront, partout, le même sabir zézayant ; partout les blanchisseuses vous feront payer très cher leurs efforts pour user votre linge par des empois invraisemblables ; partout l’on vous servira la même pitance ; l’agneau rôti, l’agneau bouilli, l’agneau frit, et même, comme dit une chanson, l’agneau pourri. Partout, les poissons auront le goût du papier de soie macéré dans l’huile rance ; le beurre blême évoquera des souvenirs de chandelle ; les courgettes foisonneront implacablement, à chaque repas, et les fruits qu’on vous servira, verts et durs comme des balles, disparaîtront du menu lorsqu’ils arriveront à maturité. Si vous désirez acheter un objet quelconque, des marchands au sourire suave vous répondront avec sérénité : « Missieu, il n’y a pas ! » et s’ « il y a, » leur sourire se fera plus suave afin de vous extorquer votre bel argent français, — plus 12 pour 100 pour le change !

Vous direz peut-être alors :

« Je connais Salonique, capitale de la Kamelote ! J’achète une étoffe, elle déteint ; un fauteuil, il se détraque sous moi ; je commande un dîner, il m’empoisonne ; je cause avec des indigènes, ils ne disent jamais la vérité… »

Vous direz peut-être cela et vous aurez raison et tort tout ensemble, car si la Kamelote règne à Salonique, c’est que nous l’y avons laissée régner. Salonique, grand débouché du commerce autrichien, aurait pu, sans doute, accueillir notre commerce comme elle accueille notre langue et notre littérature. Oui, ces étoffes, ces meubles, ces bibelots sont hideux, cette cuisine est infecte, — mais où sont les magasins français ? Quelle cuisinière française consent à s’exiler ici ?… Le gérant du Splendid-Palace me déclarait l’autre jour : « Une cuisinière française ! Je la couvrirais d’or, je la comblerais d’égards !… » Mais, comme on dit ici, « il n’y a pas. » Il n’y a dans ces hôtels que des serviteurs levantins, doux philosophes, nés fatigués, et dans les boutiques, il y a les vieux stocks de marchandises autrichiennes, bien entamés déjà, et qu’on remplace malaisément, à cause de la difficulté des transports.

Je tâche d’être équitable envers les commerçans de Salonique. Ils nous exploitent. Quels commerçans en n’importe quel pays, voyant la demande dépasser l’offre, au centuple, ne profiteraient de l’aubaine ? Leurs marchandises sont affreuses ? Cela nous donnera peut-être l’idée de leur en envoyer d’autres, de meilleur goût. Ils ne disent pas la vérité… Parbleu ! Où croyez-vous être ? Nous sommes en Orient, patrie des fables, où, seuls, les imbéciles disent, tout net et tout cru, ce qu’ils pensent, où le mensonge n’est pas un vice mais une convention, une espèce d’hommage indirect à la finesse de l’interlocuteur…

Les étrangers qui ont un peu voyagé dans le Levant, ne sont pas surpris par la camelote, l’huile rance, les mauvais lits, les discours subtils et fallacieux. Et n’étant pas surpris, ils ne sont pas dupes. Mais les néophytes, les naïfs qui croyaient trouver ici la Grèce antique, clament leur désenchantement. Ceux-là, pleins de réminiscences livresques, et vaguement renseignés sur la géographie économique et politique de la Macédoine, rêvaient de l’antique Hellade ou de l’Orient islamique, de la beauté grecque ou de la langueur orientale. Ils arrivent. Ils sont déçus. Les contours du golfe Thermaïque ont une mollesse bien éloignée du grand caractère architectural de l’Attique. La lumière, blanchâtre et plombée, ne vibre pas sur les choses, comme celle qui dore le Parthénon et tremble, en été, dans une sèche atmosphère brûlante. Les eaux n’ont pas ce bleu de lapis qui se moire de traînées violettes, dans la mer des Cyclades ; elles sont glauques de limon, et mal odorantes. Certes, notre Provence française est plus grecque mille fois que l’humide et lourde Macédoine, plus grecque par l’élégance aride des lignes, la clarté rayonnante, l’esprit et le sourire… Et je n’ai pas retrouvé non plus, ici, le doux et triste charme du pays turc, cette paix funéraire qui tombe des très vieux cyprès sur les petites maisons brunes de Stamboul, sur les turbés de marbre grillagés d’or, et les fontaines peintes d’azur, aux dalles disjointes.

Salonique, c’est la Macédoine, et c’est aussi la Judée. Comptoir, entrepôt, magasin, Salonique n’a pas connu les heureux loisirs qui permettent la libre floraison des arts, et jamais elle n’a lancé des flottes idéales vers les lies chimériques du Rêve. Elle n’a donné au monde ni un poète, ni un poème, ni une statue, ni un grand homme, et, bien qu’elle recèle encore de beaux monumens byzantins, rien dans ses murs ne parlerait à notre âme, si l’écho de la grande voix de saint Paul ne s’y prolongeait, à travers les siècles.

L’Occidental qui débarque pour la première fois éprouve cette déception que j’ai marquée. S’il veut s’instruire, pour mieux juger, il lira tout d’abord, peut-être, un petit Guide qui contient des renseignemens d’ordre pratique, un résumé historique très succinct, et enfin certain chapitre qui s’appelle : « Fléaux, calamités, catastrophes, » (sic) et qu’on ne s’attendait certes pas à trouver dans une brochure de propagande faite pour allécher les touristes. Il apprendra ainsi que les Grecs, les Romains, les Barbares, les Slaves, les Francs, les Vénitiens, les Turcs ont campé tour à tour dans cette malheureuse ville, qu’ils y ont apporté leur langue, leur religion, leurs lois, leurs mœurs, leurs appétits, et qu’ils y ont laissé chacun sa trace, parmi des ruines. Aucun n’a pu dire : « Je demeurerai ici » avec certitude. Aucun, en abandonnant la riche proie qu’il ne pouvait garder, n’a renoncé au désir de la reprendre. L’histoire de Salonique n’est qu’une longue énumération de massacres et de pillages. Et le Guide ajoute naïvement :

« Les menues calamités n’ont jamais épargné Salonique. S’il n’y a plus de grands carnages comme ceux de 904 et de 1185, il reste en partage, à la ville, les divers fléaux du ciel et de la terre. Des ouragans sèment souvent la dévastation dans les campagnes. Des pluies viennent inonder les demeures souterraines, si nombreuses dans la localité, et des bordées de grêle tuent souvent les passans dans les rues… Épidémies, incendies, tremblemens de terre mettent en fuite les Saloniciens, qui, pour sauver leurs biens ou pour échapper à la mort, vont camper sous des tentes, hors ville, ou se réfugient dans les villages des environs… La peste d’abord, et, à partir de 1832, le choléra sont venus, tous les quarts de siècle, endeuiller Salonique… Elle se trouve sur la route des grands courans qui vont de l’Asie à l’Europe ; c’est ce qui lui vaut le triste privilège d’être hantée par les grandes épidémies asiatiques, qui viennent semer l’épouvante dans toutes les contrées méditerranéennes… Les incendies ont souvent détruit la plus grande partie de la cité et fait des centaines de victimes… Des secousses sismiques, dues pour la plupart aux effondremens qui ébranlent la masse du Rhodope, se renouvellent d’âge en âge et inspirent aux habitans un sentiment horrible d’insécurité et d’effroi. »

Il faut avouer qu’une telle lecture doit glacer l’enthousiasme du voyageur le plus optimiste et le jeter dans les plus étranges perplexités. Puisque la métropole macédonienne est le réceptacle de tous les fléaux, le but de séculaires invasions, le théâtre de révolutions sanglantes, pourquoi est-elle la « ville convoitée » entre toutes les villes de l’Orient, et comment existe-t-il encore des gens qui s’y établissent, en dépit des grandes catastrophes et des « menues calamités ? »

Pour comprendre l’importance de Salonique, l’attrait qu’elle exerce depuis vingt-cinq siècles et les espoirs immenses qui peuvent naître de sa possession, il suffit de regarder une carte. La géographie donne la loi essentielle des événemens que l’histoire a enregistrés. Les grandes routes de l’Europe centrale vers l’Orient passent par la vallée du Vardar, et comme l’a fort bien dit P. Risal dans son remarquable ouvrage, « Salonique est le seuil d’un monde. » Les Bulgares ont rêvé de joindre le Danube au golfe Thermaïque par la ligne ferrée Sofia-Kustendil, à travers des contrées prodigieusement fécondes que leurs paysans, tenaces et durs, sauraient exploiter. Les Serbes préféreraient ce débouché sur la mer au port de Durazzo. La récente domination hellénique n’a pas découragé les ambitions autrichiennes, qui s’associent aux ambitions allemandes pour créer une voie de communication directe entre la mer du Nord et l’Archipel. Salonique, aujourd’hui coupée de son hinterland, menacée par l’ensablement du port que de vastes travaux pourraient conjurer, redeviendrait, aux mains d’un maître habile et puissant, ce vaste emporium que les Romains avaient voulu, comme principal relais, sur la via Egnatia, entre Rome et Byzance, et plus vaste cent fois, et cent fois plus important que les Romains ne l’avaient pu imaginer. « Elle doit mourir, dit P. Risal, ou devenir une des métropoles du grand trafic mondial. » L’aurea mediocritas ne lui est pas permise.

Chaque peuple conquérant ou qui aspire à conquérir se croit capable d’assurer le développement de Salonique. Les Grecs affirment que le triomphe de l’hellénisme s’y est accompli. Les peuples voisins n’en sont pas persuadés, et l’Autriche, par-dessus la Serbie, ne cesse pas de considérer Salonique comme son principal, son éternel « but de guerre. »

Et peu importent, alors, les « fléaux » qui peuvent sévir localement ! Ni la malaria, ni le choléra, ni la peste, ni les incendies, ni les tremblemens de terre ne décourageront les amans intéressés de la cité macédonienne. Ce n’est pas un séjour enchanteur ; mais ce qu’on lui demande, ce n’est pas des « enchantemens. » L’étranger n’y viendra pas pour son plaisir. On ne va pas se divertir dans une banque, parmi des gens d’affaires et des négocians. Ici, la beauté, l’art, la grâce, la douceur de vivre sont choses secondaires. Le dieu de la cité, c’est l’argent.

Pourtant, le voyageur qui ne s’inquiète pas de trafiquer ! peut découvrir à Salonique une espèce de charme, et des magnificences naturelles propres à réjouir un peintre.


Si l’on remonte la rue Venizelos, entre les cafés et les magasins à la mode, on arrive au bazar couvert qui est presque entièrement israélite et dont les boutiques ferment le samedi. Ici encore, l’abominable camelote surabonde. Les premiers arrivans du corps expéditionnaire ont eu peut-être la chance de trouver des tapis anciens, des armes, des cuivres ciselés, de lourds bijoux cloutés de grenats et de turquoises, des ceintures d’argent massif, et ces toiles crémeuses, d’un grain aussi beau que le crépon, brodées de rouge, de bleu et de noir, qui habillent les femmes macédoniennes. Après sept mois d’occupation, dans une ville où les Anglais paient n’importe quel prix n’importe quel objet qui leur plaît, les « curiosités » sont devenues rares et les prétentions des marchands sont devenues exorbitantes. Le bazar étale aujourd’hui des lingeries grossières, des tricots, des objets de toilette à l’usage des soldats, des moustiquaires de mousseline froncée, suspendues comme les fantômes de Mesdames Barbe-Bleue, et une profusion de « souvenirs » soi-disant artistiques.

Ce sont des mouchoirs imprimés de drapeaux, des carrés de velours brodés d’or, avec des inscriptions : « A la gloire des Alliés ! », des imageries aux couleurs hideuses, racontant les épisodes des guerres balkaniques, des tapis en jute ou en coton pelucheux, « véritable imitation de simili, » représentant le roi Ferdinand de Roumanie à cheval, entouré de ses généraux, ou l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Il y a aussi, dans ce bazar, quantité de boutiques où les juives achètent des robes de satin et de velours rehaussé d’or, des boléros fourrés, des foulards verts, des guimpes de dentelle et des colliers de perles fausses à plusieurs rangs. Ces oripeaux étalés, ces cotonnades, ces cuivres, ces tapis, tout ce déballage affreux quand on le considère en détail, amuse mes yeux, lorsque je le regarde, en passant, dans les ruelles transversales, mal couvertes par une antique charpente que transpercent des rais de jour. L’ombre, le clair-obscur, la lumière, jouent sur les couleurs acides ou violentes qui s’éteignent ici et, là, s’enflamment tout à coup. Une foule bariolée circule ; des figures rembranesques, nez crochus et barbes blanches, s’esquissent dans les logettes sombres. Des femmes masquées de noir, vêtues de tcharchaf bruns ou violets, des matrones israélites coiffées de soie vert pomme, de sordides pauvresses, des hommes en complet veston portant le fez rouge des deunmehs, des soldats bleus ou khakis, des matelots, des Saloniciennes élégantes, se coudoient, se heurtent, se dévisagent… Et dans l’artère centrale du bazar, de petits ânes pelés, surchargés de ballots, s’effarent brusquement parce qu’un automobile anglais passe, à grand fracas, conduit par un Australien au feutre retroussé, qui mâche une grosse pipe.


Au-delà du bazar, au-delà de cette rue Ignatia qui coupe en longueur Salonique, parallèlement à la rue Bulgaroctone et au quai de la Victoire, on trouve encore des magasins, une foule nombreuse et bruyante, des voitures, des camions et des soldats… Mais quand on a dépassé la Préfecture, l’aspect de la ville change totalement…

C’est maintenant qu’au voyageur excédé de fausse modernité la vieille Salonique offre le plaisir de la flânerie et de l’aventure, dans ces ruelles presque villageoises dont l’inextricable lacis couvre la colline et se confond avec les débris crénelés des remparts. Je me plais à parcourir ces quartiers juifs et turcs, habités naguère par la riche bourgeoisie et qui sont abandonnés à une population plus modeste ou même, dans leur partie haute, à des familles de réfugiés. Je m’y égare toujours et ne sais retrouver mon chemin qu’en suivant la pente dont la déclivité me ramène forcément vers la ville basse et vers le port. Ces promenades-là ressemblent au voyage de la vie. On ne trouve pas toujours ce qu’on cherche, mais ce que le hasard met sous nos pas peut être plus beau que tous nos rêves. Mon ami P… se souviendra comme moi d’un certain dimanche où, par extraordinaire, il avait un peu de loisir, et où nous allions, de compagnie, vers une église dont il m’avait dit merveilles et que nous n’arrivions plus à découvrir, bien qu’elle fût toute proche. Un Génie malin semblait prendre plaisir à l’escamoter, cette église, et à faire surgir, comme dans un conte oriental, des apparences trompeuses : un cyprès en fuseau sur le ciel, un minaret pâle, une rue entre des jardins où P… croyait avoir passé. Mon ami ne montrait pas trop d’impatience. Il cédait au Génie qui, pour notre plaisir, multipliait les surprises, et nous arrêtait, saisis par le même charme, devant les cimetières musulmans et leurs stèles penchantes qu’on aperçoit, au coin d’une rue, derrière une grille, parmi les figuiers sauvages et les herbes folles. Ailleurs, le Génie nous entraînait dans une église à coupole, Sainte-Paraskevi, ou les Saints-Apôtres dont l’intérieur est comme une grotte d’ombre humide, où luisent vaguement l’émeraude et l’or de mosaïques effacées. Ce n’était pas l’église que nous cherchions, mais peu nous importait, puisqu’elle était ancienne et belle, riche d’inscriptions et de sculptures, et que nous y entendions parler l’âme des temps révolus et des choses mortes. L’âme tragique du présent y parlait plus haut encore, car ces églises de Salonique servent maintenant de logis à des centaines de pauvres gens, moins heureux que les réfugiés de Lembet. Ils vivent là, pêle-mêle, dans les bas-côtés des nefs, dans les galeries supérieures, chaque famille s’isolant un peu derrière les étoffes bariolées tendues en guise de cloison, couchant sur des nattes, étalant tout ce qu’elle possède en fait d’ustensiles domestiques, vases de terre, casseroles de fer émaillé, vieux bidons de pétrole vides. A Sainte-Paraskévi surtout, c’est un grouillement indescriptible, sous la voûte dégradée que soutiennent d’antiques colonnes aux chapiteaux admirables. Des figures hâves, dont les traits bien dessinés gardent de la finesse et de la noblesse, regardent les visiteurs avec de grands yeux brûlans de fièvre. Des mains esquissent le geste implorateur que les bas-reliefs antiques ont tant de fois reproduit, ce geste de supplication et de caresse qui touche le menton du vainqueur impassible ou de la divinité sereine. Les enfans déguenillés, blêmes, empoisonnés par le paludisme, s’accrochent aux vètemens de l’étranger, quémandant « un métallique. » Les aïeules accroupies près des berceaux de bois, suspendus par des cordelettes, se dressent tout à coup, montrent les icônes qu’elles ont emportées dans leur fuite comme Enée emporta ses dieux, et racontent leur misère dans un grec ionien, aux intonations plus douces, me semble-t-il, que le langage des Thraces et des Macédoniennes. Et l’on pense, malgré soi, aux chefs-d’œuvre que ferait, avec ce cadre et ces personnages, un romantique ressuscité, un peintre de la mort et de la fièvre, tel le Delacroix des Femmes souliotes ou des Massacres de Scio

L’aumône donnée ne satisferait pas ces misérables si elle n’était embellie d’un sourire. Souvent, une des femmes va quérir une fleur, un brin de feuillage, dans les jardinets des environs, et il faut accepter le don qu’accompagnent des paroles de bon augure, et le joli adieu qui évêque la douceur de la vie fuyante, comme pour nous inviter à la cueillir : « Que l’heure te soit belle ! Hora Kali !  »

« Hora kali !  » nous disaient les réfugiés de Sainte-Paras-kévi. « Hora hall !  » répétaient les réfugiés des Saints-Apôtres, assis dans le narthex byzantin, groupés dans la cour, sous les arbres verdissans, auprès d’un vieux puits. Là surtout, l’heure était belle. De l’autre côté de la rue, il y avait bien une chose déplaisante entre toutes, c’est-à-dire une prison, une prison close de murailles rébarbatives et de grilles puissantes, gardée par des soldats vêtus de kaki moutarde. Mais c’était une prison d’Orient. Les détenus, massés derrière la grille, regardaient passer les bonnes gens en promenade, et recevaient même la visite de leurs parens qui causaient avec eux et leur glissaient du pain et des fruits, à travers les barreaux. Prisonniers et réfugiés, les plus dénués de tout bien parmi la population de Salonique, voisinaient ainsi, malgré les gardes peu féroces, et goûtaient le bienfait suprême qu’est la tiède fin d’un jour de mai. « Hora Kali !  » Il y a la guerre qui dévaste le monde ; il y a un inexprimable déchaînement d’horreurs, d’imbécillité, de souffrance et de haine… Et ceux qui sont là ont tout perdu ! Mais les grenadiers rougissent, les rosiers ploient sous les fleurs, les cigognes claquent du bec, joyeusement, sur le minaret ; les filles sont désirables malgré leur misère, et puisque aujourd’hui est si clément, à quoi bon penser a demain ? L’heure est belle… Hora Kali !

Et les minutes coulaient, et déjà le soleil plus oblique prenait ces reflets d’or qui animent le bistre des vieux murs et les couleurs des façades peintes. Un silence quasi crépusculaire baignait de douceur les rues montantes, au pavage chaotique, les maisons d’aspect vétusté et pauvre, badigeonnées en bleu de lessive ou en lilas rosé. Les magasins, plus rares, se faisaient plus humbles : c’étaient des boutiques d’artisans ou de petits commerçans, auberges ou cafés, installant sous les platanes des carrefours leurs tables basses qui supportent de lourdes carafes embuées, les verres de mastic, les assiettes minuscules remplies d’oignons et de pimens en tranches, et le pot de basilic embaumé. C’étaient les kakals, qui vendent les poissons séchés et les olives noires, les fromages durs et les poivrons écarlates, et ces melons d’eau jetés à même le sol, par douzaines, comme des cruches vernissées de vert glauque et de jaune vif. Au loin, nasille un phonographe. Des enfans jouent. Un chat, tout en pattes, oreilles et queue, rampe sous une palissade, fuyant un chien fauve aux yeux sanglans, aux crocs de loup. Au seuil des maisons, des Juives grasses, vêtues de soies brodées et de, boléros bordés de fourrure, la gorge moulée en double coupe dans la guimpe de dentelle, avancent leurs têtes curieuses, coiffées de la toque ronde et du foulard vert. Parfois, nous rencontrons des figures bibliques, belles de cette beauté orientale particulière à la vieillesse, que Rembrandt a su découvrir dans les ténèbres du ghetto, et qu’il a touchée d’un rayon magique. Elle prend ici un caractère imprévu, étrange, une majesté qui fait songer aux patriarches, à Jacob, à Laban, au roi Abimélech. Le Juif jeune, employé ou commis, vêtu à l’européenne, ne soutient pas la comparaison avec les hommes des races occidentales. Il est trop souvent malingre et fatigué, et son visage intelligent, au teint terreux, exprime l’usure de sa race. Chez ceux qui ont conservé le costume ancien et les traditions, chez ces Israélites en long caftan fourré et robe d’indienne, ceints de larges ceintures, coiffés d’une sorte de turban, la vieillesse ennoblit le type accentué, fait saillir le caractère énergique du profil, adoucit les lignes dures par le ruissellement somptueux d’une longue barbe argentée.

…Le spectacle de la rue nous séduisait tellement que nous avions oublié tout à fait l’objet de nos recherches premières, et c’est alors que le Génie moqueur lit apparaître devant nous, — trop tard pour que nous puissions la visiter, — l’église de Saint-Démétrios, qui élève dans le ciel bleu, près d’un haut cyprès noir, son minaret pâle et pur comme un lis fermé et sa coupole taillée à pans, d’un rouge de rose mourante…


Je ne suis pas venue à Salonique pour y contempler la nature et chercher les traces du passé sur les ruines. Si je me laisse séduire par la beauté des choses et si ma curiosité s’attache aux caractères et aux mœurs d’une population étrangement composite, ce qui m’intéresse, par-dessus tout, c’est l’œuvre de la France, cette œuvre éducatrice, secourable, pacifique, que je vois se développer complètement avec l’œuvre guerrière. Cette œuvre a pour champ d’action les hôpitaux, les camps de réfugiés, et même ces espaces déserts où nos territoriaux grisonnans tracent des routes, selon la tradition romaine, drainent les eaux stagnantes, et fécondent la terre hostile. Elle s’exerce aussi, depuis longtemps, dans le domaine spirituel, par la vertu de la langue et l’influence des livres ; elle tend à devenir de plus en plus active et efficace dans le domaine industriel et commercial.

Cette œuvre si vaste, je peux la comprendre. L’œuvre militaire, je ne peux que l’admirer, sur la foi des gens compétens. J’ai eu l’honneur d’être reçue par le général Sarrail et je n’ai qu’à me louer de sa bienveillance. Ce serait mal la reconnaître que de prodiguer ici des jugemens sans autorité sur un sujet difficile et grave auquel une femme n’entend rien.

De même j’aimerais dessiner ici, en quelques traits, la silhouette du général Sarrail, mais je ne crois pas qu’il lui soit très agréable d’être portraicturé en pied pour la centième fois. Il a dû éprouver quelque agacement à lire, dans tous les journaux de Salonique, qu’il ressemblait autrefois à Henri IV, — lorsqu’il portait la barbe, — et qu’il ressemble maintenant à un maréchal du XVIIIe siècle. Ces sortes de complimens ne plaisent qu’à demi à un soldat qui est le moins apprêté et le moins snob des hommes, et nullement préoccupé de l’effet qu’il produit. Je dirai donc tout simplement que le général Sarrail a une belle allure militaire, et que sa physionomie ne saurait passer inaperçue. On n’oublie pas ce visage aux traits fermes et fins, au teint coloré de vie ardente, que les cheveux blancs ne vieillissent pas et qu’éclairent deux grands yeux bleus, très bleus, parfois rieurs, et qui ne sont pas précisément tendres lorsque le général est mécontent.

La voix est brève et le geste sec ; le ton volontiers ironique. Cependant, toute cette sécheresse apparente ne décourage pas les sympathies. Elle est peut-être voulue et nécessaire. Sans doute dérobe-t-elle une sensibilité qui se défend et une bonté qui se révèle à travers les brusqueries et les boutades.

Sarrail est populaire ici. On admire qu’il ait pu, dans les circonstances les moins favorables, conduire sa trop petite armée, accomplir une retraite méthodique, organiser ce chef-d’œuvre qu’est, — au dire des gens compétens, — le camp retranché de Salonique, et cela en dépit du climat, du terrain, des Bulgares… et des Grecs. L’armée d’Orient tient en estime et en affection ce chef dont elle apprécie les vertus militaires, qui a courageusement assumé une tâche difficile entre toutes, et de si pesantes responsabilités.

Le général s’est installé, provisoirement, au Lycée français, et c’est sa présence qui valut à cet estimable établissement l’honneur d’une attaque allemande par la voie des airs. Des avions ennemis, il y a quelques semaines, firent une incursion sur Salonique, — ce qui n’alla pas sans dégâts et morts de nombreux civils, sujets du roi Constantin. — Les bombes encadrèrent le Lycée. Mais comme le Lycée n’abrite pas seulement des militaires, il est possible que Sarrail prenne un autre logis, d’ici peu, afin d’assurer aux pupilles de Dame Pédagogie une sécurité dont pour lui-même il n’a cure.

Le Grand Quartier Général est tout à l’opposé du Lycée français, et voisin du port. Il occupe un vaste bâtiment, dans la rue de Salamine, rue assez courte et plutôt large, bordée de hautes maisons modernes, formant arcades, comme celles de notre rue de Rivoli. Les automobiles militaires y stationnent. Il y a, du matin au soir, un va-et-vient continuel d’officiers français et anglais, et même d’officiers serbes, — bien que l’armée serbe commence seulement de débarquer et cantonne assez loin de la ville. Bureaux d’état-major, bureaux de la marine, bureaux de tous les services qui pourvoient aux besoins d’une armée, tous se sont installés dans cette rue, où, plus sûrement que dans la rue Venizelos, on peut voir défiler les « grands chefs » et leurs satellites de moindre importance.

Je ne connais pas beaucoup ce monde militaire qui me déconcerte et m’intimide un peu, bien que j’y aie trouvé toujours l’accueil le plus courtois. Mais je sais le prix du temps et j’aurais scrupule à prendre celui des soldats qui doivent ici travailler pour la France. Les personnes qui ont pu, dans leurs momens de liberté, m’aider de leur expérience ou de leurs conseils, savent que je leur en suis très reconnaissante, et ils savent aussi que, bien souvent, je n’ai pas voulu en user de peur d’en abuser, et que je me suis imposé à moi-même la plus grande discrétion.


Un de mes plus émouvans souvenirs, c’est la promenade que je fis, dans le camp retranché de Salonique, avec le meilleur des guides, celui qui peut tout voir et passer partout. Cette promenade, que des circonstances imprévues prolongèrent jusqu’aux premières lignes, me donna, mieux que toutes les cartes et tous les récits, une idée du pays macédonien. C’était quelques jours après le raid du Zeppelin : ce début de mai avait encore sa douceur printanière, malgré le soleil déjà cuisant et les orages qui menaçaient. Je revois, au sortir de Salonique, bien après les faubourgs et les agglomérations militaires de Zeitenlik, la route de Monastir se dérouler, dans une plaine basse, très verte, et le Vardar se traîner lentement parmi les joncs épais et les saules. Où nous avons passé exactement, je ne saurais le dire, n’ayant pas le sens topographique très aiguisé. Je me rappelle les lignes et les couleurs des paysages, les plus petits incidens de la journée et tous les détails de la conversation, mais il me serait impossible de reconstituer l’itinéraire, je l’avoue avec une humble confusion. Je sais seulement que nous traversâmes des campemens, des espaces de terrain absolument désolés, où s’élevaient les baraques et les tentes d’une escadrille, où des avions au repos étendaient leurs ailes peintes de cocardes, comme des insectes géans, endormis par la chaleur, sur la brousse. Ailleurs, il y avait des parcs d’artillerie avec des canons tachetés de couleurs bizarres, couleur de terre, couleur d’herbe, couleur de boue et de marais, et des masses de caisses posées les unes sur les autres, et des quantités inouïes de sacs pleins de sable, qui semblaient les moellons apparens d’un mur. Tout ce qui compose le « ménage » d’une armée s’étalait ainsi, donnant une double impression de puissance et d’ordre, d’abondance prodigieuse et de soin méticuleux dans le détail, parce qu’il y a beaucoup de choses, dont beaucoup sont des choses énormes, redoutables, et que toutes sont arrangées d’une façon méthodique, comme nous avons coutume d’arranger les choses usuelles, petites, innocentes, comme des enfans très ordonnés arrangent leurs jouets quand ils ont fini de s’en servir. C’est peut-être une sensation de femme, qui fera sourire les gens du métier, mais, vraiment, les avions, les canons, les voitures, les caisses, les tentes, et les milliers de sacs de terre, cela ressemble à des jouets que des enfans de Titans auraient placés, bien en ordre, sur la plaine.

Parfois, on ne voit plus rien ni personne, excepté la mousse qui verdoie à l’infini et la route qui poudroie au soleil. On ne sait plus si des armées sont voisines et s’il y a la guerre, à quelques kilomètres de là… Mais avec un peu d’attention, je reconnais le dessin des tranchées qu’on me montre, tranchées désertes qui n’ont jamais servi et ne serviront jamais, on peut le croire, puisqu’elles tracent la ceinture de protection autour du camp de Salonique dont nos ennemis sont bien éloignés. Les fils de fer barbelés, noués à mailles serrées, étendent leurs immenses réseaux, d’une largeur extraordinaire, sur les fonds de la vallée et les pentes des collines, et simulent des champs très lointains de lavande, d’un doux bleu mauve ou d’un gris cendré. Des abris pour les canons lourds se dissimulent sous des branchages ; des refuges contre les bombardemens aériens sont préparés où cela est nécessaire, et l’on sent bientôt que cet air de solitude et de désolation n’est qu’une apparence ; ou qu’une pensée habite ce désert, le domine, l’asservit, et fait couver mille possibilités de défense et de victoire, incompréhensibles pour le passant, mille forces invisibles qui se révéleraient sur un mot du chef et que l’ennemi éprouverait dans leur puissance imprévue.

Nous avons dépassé le camp retranché qui était le but de notre promenade, et je m’étonne que nous ne retournions pas à Salonique. Certaines circonstances ont modifié le projet primitif de ceux qui dirigent cette excursion pleine d’imprévu. Il paraît qu’on ne pourra peut-être pas déjeuner. Cela m’est bien indifférent. Mes guides prétendent qu’on déjeune toujours, bien ou mal, tôt ou tard. J’en accepte l’augure, et je me fie à notre bon destin.

Nous avons fait halte plusieurs fois. La première fois, c’était tout près d’un lieu singulier qui s’appelle Avret-Hissar, et qu’on aperçoit de très loin. Imaginez, dans la monotonie de la vallée marécageuse, un piton bleuâtre portant, haut sur le ciel, un vieux donjon écorné et troué à jour, comme on en voit en Limousin et en Quercy. Au bas du piton, un ruisseau coule, signalé par des bouquets d’arbres. Des artilleurs cantonnent, et leurs chevaux s’ébattent dans l’herbe plus fraîche et plus drue… Un arrêt, puis on repart, et le pic au donjon est derrière nous.-. Un peu plus tard, le bruit du canon qu’on entend, par intervalles, devient plus distinct. De grandes montagnes violettes, aux plans superposes, où le soleil éclaire des places verdâtres, barrent toute la largeur de l’horizon, au-delà d’un lac qui scintille. Des nuages qui se déplacent avec lenteur traînent des écharpes bleues sur toute la chaîne hérissée, hostile, coupée de défilés obscurs. Mes compagnons regardent ces montagnes qu’ils ont franchies naguère et ils me disent :

— Ces crêtes que vous voyez, c’est la Serbie…

La route devient plus difficile. A certains endroits, elle n’est guère qu’une piste creusée d’ornières profondes, où l’automobile tangue terriblement. Nous arrivons au village de K…, un village sans habitans, dont les pauvres maisons portent les marques de la dernière guerre balkanique. La petite église qui est, je crois, du rite bulgare, dresse un campanile tout pareil à un minaret, que surmonte un large nid de cigognes. Un grand oiseau noir et blanc, perché sur une patte, dans une attitude de méditation philosophique, surveille la couveuse dont on aperçoit le bec pointu et les ailes repliées. Un porche, en forme d’auvent, soutenu par des piliers, précède l’entrée de la nef. J’ai tant de soleil dans les yeux et la chaleur de midi m’a tellement pénétrée, que l’ombre et la fraîcheur de l’église me saisissent brusquement. Je ne distingue rien, tout d’abord, pendant que je mets en hâte mon manteau sur mes épaules. Mais l’église délicieusement obscure semble peu à peu s’éclairer, à mesure que mon œil s’accoutume aux demi-ténèbres transparentes. C’est une bien modeste église, analogue à celles qu’on trouve dans nos villages de France, antique, basse, éprouvée par le temps, plus éprouvée par la barbarie des hommes, et déserte maintenant, désolée, vide de ses fidèles, vide de ses lampes, vide de prières et de chants, vide de son Dieu qui n’y descend plus à la voix du prêtre, dans le pain et le vin consacrés. Il y a des mois et des mois, des années peut-être, qu’on n’y célèbre plus d’office. Sur les dalles verdies par l’humidité, d’où suinte une odeur de cave, des objets de toute sorte traînent. Dans la galerie supérieure, le général B… a installé ses cantines et son petit lit de camp. Mais d’où vient cet espèce de rayonnement qui émane des murs, des boiseries, de l’iconostase, sous la charpente apparente du toit, finement rayée de solives ? Dans ce crépuscule éternel, dans cette atmosphère de puits, une ardeur couve, un feu riche et sourd s’allume, une splendeur mal éteinte se révèle lentement. L’église paysanne, brune au dehors et nue comme la coque de la grenade, contient le fruit vermeil d’un art très ancien, détaché du grand arbre mort de Byzance.

Tout l’intérieur est sculpté et doré ; de grosses guirlandes, feuillage, fleurs et fruits, dont l’or par endroits rougit et s’écaille, courent sur la haute cloison de l’iconostase, et cette cloison est entièrement tapissée de pieuses peintures, de petits panneaux de taille égale, où des personnages sacrés, dans leurs poses hiératiques fixées par la tradition, me fascinent avec leurs larges yeux d’idoles. Toutes les Vierges ont le visage en amande, les sourcils obliques, le nez aquilin, la bouche serrée et triste, un style qui me fait penser à certaines figures japonaises ou aux primitives madones siennoises. Toutes, presque sans corps, spiritualisées par l’incorrection volontaire du dessin, ont moins de relief que leur vaste auréole, massive et ciselée comme le plat où repose la tête du Baptiste. Elles offrent à l’adoration d’une foule absente des Jésus chétifs et sérieux, vêtus d’outremer et d’émeraude. Sur les petits panneaux, la cour des Anges, des Apôtres, des Prophètes et des Bienheureux s’aligne. Voici saint Elias et saint Démètre, sainte Hélène et sainte Catherine, saint Paul, saint Georges vainqueur du Dragon, et voici les deux saints Jean, parfois confondus en un personnage unique, long, chevelu, couvert de peaux de bêtes, qui porte une tête coupée et nimbée dans un bassin, et déploie, sur fond d’or, deux grandes ailes aquilines, nervées de feu et de pourpre obscure.

Les cierges, qui ont si longtemps brûlé devant ces icônes, ont enfumé les couleurs éclatantes, et pleuré sur le vernis embué de longues larmes de cire. Les antiphonaires sont sur les lutrins et il y a des missels intacts sur les bancs disloqués. Que peuvent bien penser nos soldats, ces paysans de France, que le flot de la guerre a poussés jusqu’ici, que peuvent-ils penser des figures étranges qui les contemplent, « bons dieux » macédoniens, si différens des tendres Vierges, des saints naïfs et bienveillans qu’on trouve dans nos sanctuaires campagnards ? Ils n’en pensent rien, probablement, sinon que ces images-là n’ont pas l’air très catholiques, qu’on ne peut pas leur raconter bien librement ses affaires de cœur et de conscience, mais qu’après tout, ce sont des « bons dieux, » qu’on ne doit pas offenser leur majesté solitaire, en qui résident des puissances de bénédiction ou de maléfice. Ils sont sacrés par toutes les prières qui sont montées vers eux, dans la crainte, le deuil ou l’amour.

Nous continuons notre course vers la muraille bleue des monts. On distingue très bien les ballons-saucisses, celui des Bulgares et le nôtre, qui surveillent l’étendue de la vallée et des lacs, et les contreforts des montagnes qui dominent nos premières lignes. Il est une heure après midi quand nous touchons au but. Encore un village détruit, encore des maisons crevées et disloquées. Quelques-unes tiennent, à peu près, sur leurs murs de terre, et c’est là que le colonel du *** s’est installé, avec ses zouaves et ses légionnaires. Un coup de téléphone lui a annoncé notre visite, et tout est prêt pour nous recevoir.

Ce colonel S…, — dont on m’avait parlé, à Salonique, comme d’un « personnage endiablé » plein d’entrain, de gai courage et d’imaginations imprévues, — est un grand Méridional, du type sec, qui a gardé de sa Gascogne natale toute la verve et un peu l’accent. Il a mis une certaine coquetterie à nous offrir un déjeuner tout à fait convenable et délectable, un déjeuner avec nappes et serviettes, fleurs sur la table et menus illustrés par un artiste du régiment. Moins d’une heure a suffi pour réaliser des merveilles. A la vérité, la salle à manger était d’un style bizarre, avec des murs en terre, un toit décoré par les araignées, une fenêtre raccommodée avec du papier, et un mobilier de fortune : lit de camp, table de tréteaux, nappe faite d’un drap, serviettes-éponges à chiffre rouge. Les fleurs ne devaient rien à l’art des fleuristes. C’étaient des coquelicots et des orchis, des mauves et des graminées, cueillies parmi les décombres. Les mouches ne manquaient pas à la fête, et l’on m’avertit, charitablement, — ou malicieusement, — que d’autres insectes, peut-être… Je frémis ! mais quoi ! la « vermine de guerre » se porte beaucoup, cette année, et les dames les plus délicates en parlent sans périphrases… Craintes vaines ! Les sales petites bêtes bulgares ne me révélèrent pas leur existence, et le repas improvisé fut des plus aimables.

Du retour à Salonique, je conserve le souvenir d’une chaleur brûlante, de cahots et de sursauts continuels sur des routes qui s’effritent en poussière que le vent soulève… Et voilà le récit très sincère de cette « visite au front » qui n’a rien eu de mélodramatique, et dont je ne saurais tirer des effets pour émouvoir mes amis, car les Bulgares m’ont enlevé une belle occasion de recevoir le baptême du feu… J’aurais tant voulu savoir si un obus m’aurait fait peur, — un seul petit obus qui, bien entendu, n’aurait fait de mal à personne !…


Mai 1916.

Une immense salle de cinéma, pleine de petits garçons et d’adolescens, qui font un brouhaha terrible, avant de s’asseoir devant l’estrade drapée aux trois couleurs, et l’écran tout sombre encore. Ces gamins rient, jasent, s’interpellent. Ils sont environ cinq cents. Grecs, Israélites, un peu Serbes, un peu Bulgares, un peu Turcs, races pures et races mêlées, ils représentent parfaitement la bizarre population salonicienne. Leur » religions sont aussi diverses que leurs origines. Orthodoxes, juifs, musulmans, catholiques, élèves des Lazaristes, élèves de l’Alliance Israélite, élèves de la Mission laïque, élèves des écoles deunmehs, le Service cinématographique de l’A. O. les a réunis dans cette salle, pour leur montrer des films pris sur le front de France et sur le front macédonien. Et ce qui constitue, pour moi, l’intérêt de cette fête scolaire, c’est que tous ces enfans, s’ils font du tapage, le font en français !

Oui, tous. C’est en français qu’ils se chamaillent ; c’est en français qu’ils répondent aux remontrances de leurs maîtres, et quand, tout à l’heure, je m’adresserai à eux, il me faudra un effort pour ne pas me croire dans une salle parisienne. Mes auditeurs parlent français, écrivent, lisent, étudient en français, quelles que soient leur race et leur foi religieuse. Et il y en a huit mille comme cela, huit mille garçons et filles, élevés dans les écoles saloniciennes et nourris de la pensée française.

On m’a demandé de leur faire une conférence, — ou plutôt deux causeries familières, car aux cinq cents garçonnets succéderont cinq cents petites demoiselles israélites, catholiques, orthodoxes, etc. J’ai accepté avec plaisir, mais avec la ferme intention de ne pas les ennuyer, ces pauvres enfans, par des considérations politiques et morales…

Je vais donc, tout simplement, leur raconter « ce que la guerre apprend aux enfans de France, » c’est-à-dire comment vivent, pensent et sentent nos petits Français depuis deux ans, comment leur existence a été modifiée par les événemens dont ils subissent le contre-coup, et quelle sorte de souvenirs et d’enseignemens ces années de guerre laisseront dans les âmes de nos garçons et de nos filles.

Quand on s’adresse à un auditoire composé d’élémens divers, il faut songer, avant tout, aux gens les moins instruits, et, quand on parle à des enfans, il faut faire en sorte que les plus jeunes puissent comprendre. Il ne s’agit pas de « parler bébé, » mais seulement de bien choisir les mots. C’est quelquefois une difficulté pour un professeur. Ce ne peut pas être une difficulté pour une femme qui a causé, beaucoup, avec ses propres enfans. Et je n’ai eu qu’à me rappeler le temps, — qui me paraît bien proche, — où mon petit garçon à moi me faisait raconter Samson, Goliath, Ulysse, les Sirènes et le Cyclope !

Et c’est à lui que je pense, à ce petit garçon d’hier qui est presque un homme puisqu’il va être soldat, au prochain appel. Je ne peux m’empêcher de parler de lui, à mon public, — et voilà que le public manifeste aussitôt une sympathie débordante. Les gamins qui sont là me sentent plus près d’eux. Ils veulent tous que je sois avec eux « comme avec mon petit garçon. » Et c’est très facile !

D’autant plus que la conférence n’a rien, plus rien du tout, d’une vraie conférence. Mes auditeurs répondent tout haut quand je les interroge, et ils expriment leurs sentimens francophiles avec une chaleur croissante. Nous parlons de ces enfans qui ont remplacé leurs pères auprès des mamans solitaires et endeuillées, des petits boys-scouts, — « Nous en avons aussi à Salonique, madame ! » — des orphelins réfugiés de Belgique et du Nord, pareils à ces pauvres Serbes que l’on peut voir ici même, et à ces malheureux enfans grecs qui habitent Lembet et les vieux quartiers.

Je n’oublie pas les aventures des poilus en herbe qui fuirent leurs familles pour « aller au front, » et qui se battirent comme des hommes, lorsqu’ils ne furent pas rattrapés, à temps, par les gendarmes et rendus à leur mère éplorée. Et je raconte aussi les jeux nouveaux qui sont le simulacre de la guerre, les soldats de plomb, les aéroplanes en papier, les canons de 75 qu’abrite un caillou, les petites filles déguisées en infirmières… Et comme toute une philosophie tient quelquefois dans un croquis de Poulbot, j’essaie de montrer, dans les jeux, dans les boutades, dans les attitudes et les réflexions de nos enfans, la leçon de la guerre, la puissance des exemples paternels, et comment le fils d’un patriote et d’un soldat devra être un tout autre homme que le fils d’un homme faible et lâche.

Ce n’est pas faire l’apologie de la guerre… Rien n’est plus contraire à ma pensée ! Mais il y a des vérités élémentaires qu’on ne saurait trop répéter, en ce pays où trop de gens, par couardise et par intérêt, font chaque jour l’apologie de la servitude.

Avec les petites filles, il faut changer de manière et prendre un ton plus doux. Elles sont arrivées en masse, ces charmantes petites, après le tumultueux départ de leurs frères. Voici les élèves des Sœurs qui se rallient aux cornettes blanches, les jeunes filles du Cours secondaire et les écolières portant le chapeau de paille à ruban noir de l’Alliance israélite universelle. Il y a, aux premiers rangs, un parterre de mioches entre cinq et sept ans ; toute une floraison de mignonnes figures et de grands yeux levés vers moi. Petites filles de Salonique, j’ai eu deux petites filles, et c’est à elles que je veux penser, comme j’ai pensé à leur frère lorsque vos frères m’écoutaient. Mes petites filles ont grandi. Elles n’ont pas besoin qu’on leur commente les leçons de la guerre ; mais, si elles avaient encore votre âge, je ne leur parlerais pas autrement qu’à vous. Je leur dirais toute la souffrance qui peut atteindre une enfant, parmi la souffrance immense du monde, et le bien que deux petites mains peuvent faire, et la douceur qu’un tendre petit cœur peut épancher sur les blessures et sur les deuils. Je leur montrerais nos « tricoteuses » innocentes, travaillant pour les soldats inconnus, les marraines, fées puériles, préparant les étrennes du poilu, dans toutes les écoles de France, et les sœurs aînées qui remplacent la mère auprès des petits, et les paysannes de dix ans qui bêchent le jardin et soignent les bêtes, en écoutant au loin le bruit du canon, comme Jeanne d’Arc, enfant, écoutait les voix des Saintes.

Et puis, je cède la place aux personnages muets, si éloquens par leurs gestes et leurs attitudes, qui vont défiler sur l’écran. Le piano joue les hymnes des Alliés ; les images mobiles surgissent et passent : c’est une revue en Artois ; ce sont des cavaliers marocains en Belgique ; c’est le général Sarrail visitant une tranchée. Enfin, — comme le bouquet d’un feu d’artifice, — c’est la sensationnelle vision du Zeppelin abattu aux bouches du Vardar, vision saluée par des « hourras » de dérision. Les enfans saloniciens savent ce qu’a coûté à leur cité la première visite de cet engin maléfique.


— Vous vous croyez quitte envers nous, pour aujourd’hui ! me dit un des organisateurs de la fête enfantine. Pas du tout. Ce soir, à neuf heures, nous donnons une autre séance en plein air, aux environs de Salonique, pour divertir un peu de vieux territoriaux, des « pépères » qui ont le cafard. Le commandant — du *** vous invite. Vous ferez une troisième causerie !

— A des « pépères ? »

— Excellent public. Ces braves gens comptent sur vous. Ne contristons pas les « pépères ! » J’irai où l’on voudra.

…Je n’ai pas fait un long voyage. Un quart d’heure d’automobile, dans la claire et douce nuit, sous la lune un peu voilée. Des terrains vagues, des baraquemens, des tentes, un écran de cinéma qui fait un carré lumineux, une foule bleuâtre, indistincte, d’hommes groupés assis sur des bancs ou à même le sol. Le commandant m’accueille, me remercie et m’invite à monter sur un banc, parce qu’il n’y a pas d’estrade et pas de table. Je monte sur le banc. J’ai peur de tomber et peur de parler. Tous ces soldats perdus dans l’ombre m’intimident plus que ne m’a jamais intimidée un public parisien. Je ne suis pas libre comme je l’étais, dans l’après-midi, avec les enfans des écoles… Qu’est-ce que je vais leur dire, à ces « pépères ? » Ils doivent avoir horreur des phrases, du faux lyrisme, des rengaines, des sentimentalités creuses dont on a, trop souvent, saturé les soldats… Ma foi ! au petit bonheur ! Je ne chercherai pas longtemps un sujet à traiter. À ces vétérans de l’exil, qui ont fait la campagne des Dardanelles et la campagne de Serbie, qui attendent à Salonique, depuis plusieurs mois, la reprise des opérations militaires et n’ont jamais bénéficié d’aucune permission, je raconterai tout bonnement « comment l’on vit en France, » comment la guerre a modifié plusieurs fois, en sens divers, l’existence des familles, des femmes, des vieux parens. Je raconterai Paris aux Parisiens, et le village aux paysans ; je leur dirai ces anecdotes, prises dans la vérité quotidienne, qui illustrent un récit comme des images en couleurs et restent dans le souvenir : la femme que j’ai vue, un matin d’automne, en Languedoc, debout au milieu d’un champ labouré, guidant la charrue et tenant l’aiguillon comme un sceptre ; celles qui portent crânement le petit bonnet de police des contrôleuses, dans les tramways ou dans le Métropolitain ; la « commise, » l’ouvrière en munitions, l’institutrice de vingt ans qui remplace l’instituteur et mène une classe de quarante gamins ; les infirmières, les « volontaires » des cuisines populaires, des refuges, des ouvroirs, enfin, la plus modeste, et la plus effacée, mais non pas la moins méritante : la jeune mère qui garde le foyer et veille sur les berceaux, celle qui n’a pour œuvre de guerre que de maintenir ce qu’elle créa au temps de paix, mais qui lutte contre les difficultés accrues, contre la tristesse de la solitude, contre les déprimans conseils de l’ennui ; la femme dont on ne parle pas dans les journaux, qui ne recevra aucune récompense, qui est à la peine, cependant, et ne sera à l’honneur que dans le cœur de son compagnon, la femme à laquelle tous ceux qui m’écoutent donnent un nom différent, et que chacun évêque avec son visage et sa voix, la Française lointaine, mère, sœur, épouse, amante, amie, celle qui attend et qui attendra, fidèle au poste, jusqu’au bout.

Après, quand je suis descendue de mon banc, un peu tremblante, quelques soldats s’approchent. Ils tiennent à me dire leur impression. Ils ont eu plaisir à voir une femme de leur pays et à l’entendre parler de leurs femmes. Au moins, c’est bien vrai, tout ça ?… Le moral des civils est bon encore ?… Les absens ne sont pas oubliés ?… C’est qu’il y a des gens qui racontent, qui écrivent, qui colportent des choses… des choses…

— Quelles choses ?

— Des choses qui ne font pas plaisir… D’abord, on nous traite d’embusqués…

Cette injustice les exaspère. Ils sont en Macédoine, et non pas à Verdun, c’est un fait ! Mais la plupart préféreraient être à Verdun, sur le sol de France. Ils sont de la race qui, plus que toute autre, souffre de l’exil. La Macédoine leur paraît un affreux pays, qui ne dit rien à leur esprit, rien à leurs sens, rien à leur cœur, et qui est aussi étranger que la Chine.

Ils ont la tenace inquiétude de ce qui se passe là-bas, au bout de la mer, chez eux.

— Toutes les femmes ne sont pas sérieuses comme vous le dites… On reçoit des lettres qui font du mal…

Un officier m’a expliqué, l’autre jour, que les dénonciations, souvent anonymes, venaient troubler ses hommes, petites infamies qui peuvent causer de grands maux, basses vengeances d’âmes basses.

— Voyons, dis-je, vous le savez bien : quand une femme se conduit mal, tout le monde en parie et non pas sans exagération. Mais deux cents femmes qui restent chez elles, qu’on ne voit nulle part, qui ne font aucun bruit, il n’en est jamais question, on croirait qu’elles n’existent pas…

— C’est vrai, tout de même…

Pauvres soldats exilés ! Il est trop certain que tous n’ont pas les mêmes raisons de quiétude., Si j’ai pu les réconforter, si j’ai rendu hommage, devant eux, à tant de braves et douces femmes qui méritent la confiance des absens, je ne m’abuse pas sur les tristes effets d’une longue guerre. Et le devoir des femmes m’apparait si clair et si net, que je voudrais les convaincre, elles aussi, de cette responsabilité qu’elles portent et de la laideur de certaines faiblesses qui, peut-être excusables, en d’autres temps, sont aujourd’hui criminelles.


Mai 1916.

Une musique très vague semble naître dans le silence. Je m’éveille. Un fil de jour bleu glisse entre les rideaux. Aucun bruit dans la maison. Aucun bruit dans la petite rue.

Ai-je rêvé ? La musique errante au lointain de l’aube dessine une ligne mélodique qui se précise en se rapprochant. Une faible sonorité cuivrée a frémi, comme une onde mourante dans la fraîcheur fluide du ciel. Puis les notes d’un chœur s’élèvent, rythmées au pas d’une troupe en marche.

J’entr’ouvre les persiennes sur le balconnet. La rue est presque déserte, baignée d’air mauve, et toutes les choses, humides encore de la nuit, semblent neuves et ravivées. En face de moi, sur la terrasse d’une maison, trois matelots anglais sont assis, jambes nues et pendantes. En bas, deux soldats grecs forment un groupe avec des pêcheurs aux larges culottes noires, qui portent à la main une petite ancre de fer et sur l’épaule deux longues rames.

Ils écoutent. Ils attendent. Le quai, au bout de la rue, est vide, et sur l’eau d’un bleu céleste, que nul vent ne ride, où quelques reflets de bateaux noirs et rouges ne frissonnent même pas, les vaisseaux de guerre semblent dormir. Ce qu’on entend, ce n’est point la sonnerie qui salue, chaque matin, les « couleurs ; » ce n’est pas la fanfare écossaise, sauvage et trépidante ; ce n’est pas l’allègre chanson des clairons français…

Elle se rapproche, pourtant, cette musique ! Je l’entends venir, et les matelots anglais, les soldats, les pêcheurs grecs, sont aux aguets, comme moi. Avec elle, la lumière semble venir aussi, car, de seconde en seconde, le ciel est plus clair, et les minarets de la colline, à droite, au bout de la rue qui monte, se colorent d’un rose de jacinthe rose.

Maintenant que la musique est tout près, voilà qu’elle meurt soudain. Je ne distingue plus que des pas. Nulle parole, nul chant. Des pas réguliers sur le mauvais pavé-du quai Niki.

Un cavalier s’encadre dans la vaste découpure, entre les maisons, dans ce morceau de pierre, de mer et de ciel qui resplendit, qui devient tout or et tout bleu. Des fantassins surgissent à leur tour, et c’est un long, long défilé d’hommes, dont les fusils sont parés de fleurs, cependant que les cavaliers ont des touffes de verdure et de rouges fleurs sur leur selle.

Les Serbes !… Nous savons qu’ils débarquent, tous les jours, à Mikra, nous en avons vu quelques-uns, dans la ville, à la grande rage des Grecs. Mais ceux-ci ne viennent pas de débarquer. Ils sont, depuis quelque temps déjà, équipés et bien exercés. C’est le régiment du Has-Vardar, je crois, qui cantonnait au-delà de Zeitenlik, avec des zouaves, et qui va s’installer au camp de Sedès, en traversant Salonique dans toute sa longueur.

Ils regardent vers ma fenêtre et je ne puis me retenir de leur envoyer un salut joyeux.

Armée de fantômes redevenus des hommes vivans, avec quels sentimens considèrent-ils la cité endormie en paix sous le drapeau bleu et blanc de la Grèce, et ces soldats, les alliés de 1912, les traîtres de 1915 ?

Ils passent, ils passent, comme un remords dans le sommeil de la ville…


MARGELLE TINAYRE.


  1. Voyez la Revue du 15 janvier.