Un été à Salonique (avril-septembre 1916)/01

Un été à Salonique (avril-septembre 1916)
Marcelle Tinayre

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


UN ÉTÉ Á SALONIQUE
AVRIL-SEPTEMBRE 1916


Avril 1916. En mer.

Cinq heures du matin. Les clairons du bord rappellent aux postes d’appareillage. Les pulsations de la machine, cœur profond du bâtiment, font vibrer les cloisons de la cabine où je me suis endormie, hier soir, pendant que le mistral soufflait en tempête. Je rabats les volets des hublots. Dans l’aube argentée, les crêtes du Faron se teignent de rose, et la ville, tassée entre la montagne et la mer, semble dormir au long du quai. Sorti du bassin, le grand paquebot, militarisé pour la guerre, traverse la rade, parmi les cuirassés et les croiseurs que fleurissent de couleurs mobiles les pavillons légers des signaux. Bientôt, nous doublons Saint-Mandrier. Je regarde disparaître Toulon, ses faubourgs, ses arsenaux, la Mitre, le cap Brun, pays du parfum et de la lumière, si riche d’heureux souvenirs. Cette terre qui va s’effacer derrière nous, c’est l’ultime pointe de la France, et, malgré la joie du départ, je sens un petit serrement de cœur, celui qu’on éprouve en quittant, pour un temps indéterminé, un être cher qu’un danger menace…

Depuis tant de jours, à tous les actes de notre existence, à toutes les émotions de nos âmes, une pensée unique s’associe : Verdun ! Les canons qui tonnent au bord de la Meuse ont un écho dans ce clair matin provençal. Qui pourrait oublier ? Qui pourrait sourire ? Ce voyage qui commence ne me donne pas la sensation de déliement, d’envol, que j’ai goûtée à d’autres départs. Pourtant, là où je vais, bien des choses sollicitent mon esprit et mon cœur, et je sais que je retrouverai la France sur le sol macédonien.

D’ailleurs, si je croyais aux présages, je devrais remercier la destinée. Jamais départ ne fut entouré de meilleurs augures. Ce jour qui se lève, c’est le jour de la grande fête pascale, fête de l’espérance et du renouveau, triomphe des forces créatrices sur les puissances de destruction. Le vent de terre vibre de mille voix confuses, et, plus haut que les canons, il me semble entendre les cloches de nos clochers carillonner la bonne nouvelle et annoncer au monde entier la résurrection de la France.

A sept heures, dans la chapelle improvisée et parée par les infirmières du bord, l’aumônier du S… dit la messe. Le roulis bouscule un peu les assistans. Il y a là quatre ou cinq femmes, blanches et voilées comme des catéchumènes, quelques matelots, quelques officiers, et un prêtre passager, l’abbé P… ancien missionnaire en Syrie, et qui rejoint Salonique comme aumônier d’une division navale. La cérémonie est tout à fait simple et touchante.

Un peu plus tard, ceux qui s’étaient à peine entrevus, la veille, se rencontrent au carré pour déjeuner, ou sur le pont…

Le S…, navire-hôpital, ne peut transporter que du personnel hospitalier et du matériel sanitaire. Il n’y a donc, à bord, que des médecins, des infirmiers de la marine, trois infirmières attachées au bâtiment, et quatre dames qui se rendent à Salonique, à la disposition du service de santé. Deux de ces dames, Mme Tr… et Mme de B…, ont servi déjà sur le Charles-Roux, pendant la campagne des Dardanelles, puis dans un hôpital de Moudros. Les infirmières du S… qui appartiennent à l’Union des Femmes de France, ont débuté par les voyages d’évacuation des Serbes, entre Corfou, Bizerte et la France.

Je suis novice dans le métier et la conversation de mes aimables compagnes m’apportera de précieux enseignemens.

Pendant cette première journée, on a parlé quelque peu des sous-marins, mais c’était pour en rire. Notre bateau n’est pas défendu contre ces agresseurs sournois : il ne possède point de canon, et la convention internationale l’oblige à se laisser visiter par l’ennemi. Loin de se dissimuler, comme les autres bâtimens de guerre, il montre, haut sur la mer, sa belle coque blanche, ornée d’une croix rouge et d’une bande verte. Des croix rouges parent la blancheur des énormes cheminées, et la nuit, une bande de feux verts s’allume au-dessus du pont. Jusqu’ici, les navires-hôpitaux ont été respectés en Méditerranée, mais récemment, un sous-marin allemand a torpillé un hôpital russe, le Portugal, en Mer-Noire. Et puis, il y a des mines qu’on peut rencontrer, dans certains parages. Aussi, malgré la sécurité relative qui nous est assurée, toutes précautions sont-elles prises, en cas d’accident, et l’on nous annonce, pour l’après-midi, un exercice, sorte de répétition générale du sauvetage, qui nous divertit à l’avance.

Cela me rappelle la conversation que j’ai eue avec l’ordonnance du commandant, un brave matelot qui présida à mon installation, dans ma cabine. Il me montrait les appareils de sauvetage et m’expliquait la manière de s’en servir.

— Une supposition, — disait cet homme plein d’expérience, — une supposition qu’on soit torpillé… Vous prenez votre ceinture, qui doit être toujours au pied de votre lit. Vous la passez comme ça, en l’attachant bien…

Il joignait le geste à la parole et me ligotait dans une espèce de traversin en kapok.

— Et puis, vous ouvrez le hublot et vous vous laissez aller à la mer…

— Mais, mon ami, cette ceinture est énorme et le diamètre du hublot…

— Alors, vous suivez la coursive, et quand vous êtes sur le pont…

— Je me laisse aller à la mer ?… Je veux bien, mais je ne sais pas nager.

— Ça n’a aucune importance… Vous restez dans l’eau, bien tranquille, soutenue par votre ceinture, et vous attendez qu’on vienne vous sauver.

— Comme c’est simple 1 Mais, dites-moi, s’il est aussi facile de se sauver, pourquoi tant de gens se noient-ils, lors des torpillages ?

— Eh ! madame, — ici un sourire de commisération un peu méprisante, — ces gens… c’est des gens qui s’énervent.

Un officier à qui j’ai rapporté cette conversation m’a répondu qu’elle contenait une vérité profonde. Ne pas s’agiter inutilement, ne pas user son énergie en vains efforts, savoir attendre, c’est, dans le péril, quel qu’il soit, augmenter les possibilités de résistance et les chances de salut.

Cependant, l’on raconte des histoires de naufrage et de noyade, et chacun donne son avis ou rapporte l’opinion de personnes très compétentes.

Les quatre nouvelles voyageuses se souviennent des conseils dont on les accabla, dès qu’elles firent connaître à leurs amis leur intention de voyager sur mer. Au printemps de 1916, ce genre de sport n’est plus très à la mode, et qui le pratique est taxé tour à tour d’héroïsme ou d’excentricité. Malgré le peu de danger que présente une traversée sous le pavillon de la Croix-Rouge, d’amicales sollicitudes s’exagèrent et voudraient vous convaincre que vous allez courir de grands périls !… On vous engage discrètement à voir votre confesseur et votre notaire et à faire une visite dans certains magasins spéciaux où l’on peut choisir parmi les spécimens perfectionnés les plus récens appareils de sauvetage : ceintures de liège, gilets de kapok, vêtemens pneumatiques, le tout du meilleur goût. Mme Tr… a reçu, la veille de son départ, une délicieuse ceinture couleur kaki, légère comme un foulard de soie, et que l’on peut gonfler très vite en soufflant par un petit robinet. C’est presque aussi joli que les masques contre les gaz asphyxians mis en vente par les grands magasins, à côté des « fournitures pour modes, » après chaque raid de Zeppelins !

On discute aussi sur la manière de se jeter à l’eau, et sur le risque fâcheux que l’on court à se précipiter du pont supérieur avec un collet pneumatique autour du cou. Excellent moyen, paraît-il, de se rompre les vertèbres cervicales et de mourir comme un vulgaire lapin… Cette causerie instructive, avant le déjeuner, ne trouble pas nos esprits, car personne ne croit au danger possible. La Croix-Rouge est notre fétiche protecteur, — et puis, il y a la veine ! Il y a cette certitude mystérieuse du succès qui est en nous, et qui, devant le périscope d’un sous-marin, nous ferait dire que la mauvaise bête manquera le but. Il y a la beauté du jour, la paix des eaux, qu’une houle, venue du fond, soulève à peine, et tout ce bleu qui porte, qui baigne, qui caresse, onde et reflet, le beau navire blanc comme un cygne.

Il va, laissant loin derrière lui les îles de Porquerolles et du Rêvant, nuages mauves bientôt dissous dans la lumière. Une atmosphère de fête, la joie du matin pascal nous pénètre malgré nous. Chacune rêve de travailler, de dévouer ses forces et son âme à la place qui va lui être assignée et dans le rôle qu’elle assumera.

Ces femmes qui m’entourent, si diverses par l’âge, le caractère, les habitudes de la vie antérieure, ont fait leurs preuves. Celles du bord, pour ne citer que celles-là, sont, très modestement, les collaboratrices infatigables des médecins qui savent les utiliser et qui les estiment selon leur mérite. Le médecin-chef, l’excellent docteur B…, a été le premier, parmi ses confrères, à demander quelques dames de la Croix-Rouge, pour son bateau. L’honorable corps des médecins de la marine n’est pas précisément féministe. Je n’ignore pas que sur tel ou tel bâtiment, les infirmières n’ont pas été très désirées, très encouragées ou très regrettées après leur départ. Il y a des médecins qui conservent des préjugés et des infirmières qui conçoivent faussement leur mission. Les premiers sont quelquefois injustes, les secondes sont insupportables. Je crois pourtant que, dans l’intérêt des malades, — le seul qui compte ! — les médecins peuvent tirer un très bon parti de la collaboration féminine. Il suffit que chacun soit à sa place et que l’infirmière se contente de la sienne, qui est toute subordonnée et toute modeste ; les préjugés du médecin, s’il en a, tomberont bien vite.

Le docteur B… se déclare très satisfait de l’expérience qu’il a faite. Sur le S…, les relations des médecins et des infirmières sont exactement ce qu’elles doivent être, correctes et cordiales. Les infirmières embarquées, par décision du ministre, sont traitées comme des officiers subalternes, au point de vue de la nourriture et du logement. Elles ont une bonne cabine et prennent leurs repas dans le carré, à une table particulière. Leur tâche consiste surtout en surveillance, en soins moraux, et elles ne doivent pas, en principe, faire des pansemens ou assister aux opérations. Cela s’explique par la formation même du personnel infirmier de la marine qui, contrairement au personnel infirmier, de la guerre, est composé de spécialistes, exercés dès le temps de paix, et ne se recrute pas, au petit bonheur, parmi des réservistes auxiliaires. Les infirmiers des régimens, dont le dévouement est indiscutable et la mission souvent périlleuse, toujours pénible, étaient, « dans le civil, » des paysans, des ouvriers, des prêtres, des bourgeois, mais bien rarement des infirmiers professionnels. Le nombre de ceux-là est infime, par rapport aux autres. C’est pourquoi l’aide apportée par les dames des Croix-Rouges fut si précieuse et même indispensable, la quantité des blessés ayant dépassé toutes les prévisions.

Il n’en va pas tout à fait de même pour la marine, qui recrute son personnel dans le corps régulier des infirmiers de la flotte, formé avec le plus grand soin dans ses hôpitaux et choisi parmi l’élite des équipages. Néanmoins, dans certains cas, ce personnel ne peut suffire à une tâche qui dépasse ses forces et ses moyens, et ses dames infirmières font tout ce qui doit et peut être fait, sans barguigner : pansemens, piqûres, nettoyages, etc. Il en fut ainsi, sur le S…, lors de l’évacuation des Serbes.


Ce que nous appelons la « répétition générale du sauvetage » a eu lieu dans l’après-midi. Au signal donné par le clairon, toutes les personnes présentes à bord ont dû prendre les appareils disposés en des endroits déterminés et rejoindre leurs postes près des embarcations désignées à l’avance. Tout s’est passé en bon ordre, et cela faisait par les coursives et les échelles un amusant défilé d’officiers, de matelots surgissant des profondeurs du S…, de dames infirmières, tous bizarrement affublés de ceintures en kapok ou en liège, et de petits collets pneumatiques pareils à des haricots noirs…

Puis, les passagères se sont retirées, chacune chez soi, et j’ai employé la fin de la journée à parer mon petit logis, à lire, à me documenter sur Salonique.

Au crépuscule, nous nous retrouvons toutes sur le pont, avant le diner. Une brume, montant de la mer, éteint la rougeur fumeuse du soleil, qui meurt sans éclat et sans reflet. Les montagnes de la Corse s’esquissent vaguement, dans un bruit d’orage où palpitent de silencieux éclairs. Nous ne verrons de l’île merveilleuse que les feux des Sanguinaires et nous arriverons, à la nuit noire, devant Bonifacio.

Mais, voilà qu’autour de nous passent des frissons d’ailes. Un vol d’oiseaux, échappés du maquis, nous apporte la bienvenue de l’île. Ils suivent le bateau, pressés par l’ombre qui vient et, craintifs encore, hésitent à se poser… Pourtant, ils n’ont rien à redouter. Notre aumônier, grand chasseur en Bretagne, qui n’hésite pas à tirer les mouettes, respectera les hirondelles et les palombes. Et puis, nous serions là, au bon moment, pour rappeler à M. l’abbé l’exemple de saint François d’Assise.

Lecture du « communiqué » que la Tour Eiffel nous envoie par T. S. F. et qui est affiché au carré. Dîner à la petite table des infirmières. Et voilà cette première journée de navigation presque achevée.

Maintenant, on ne distingue plus rien, à l’horizon. La Corse s’est évanouie dans l’orage, et le ciel et la mer se confondent en un même élément. C’est l’heure où les navires ne sont plus que de bien pauvres choses dans la nuit, de fragiles atomes entre deux abîmes. L’éternelle hostilité de la mer nous effraie soudain, quand nous voyons les ténèbres descendre sur le cercle infini des eaux.

Appuyée à la rambarde, dans le vent qui m’enveloppe, je me sens petite et seule. Comme tous les soirs, à cette heure, je me recueille en moi-même, j’évoque des figures chéries, je pense à tout ce qui fut, à tout ce qui est ma raison de vivre, qui subsiste à travers l’épreuve et ne craint rien du temps et de la mort. Pour tous ceux qui luttent ou qui attendent, pour tous ceux qu’un devoir unique a séparés en les déchirant, soldats au fond des tranchées, marins sur les flots, femmes qui regardent la place vide au foyer, mères anxieuses, n’y a-t-il pas ainsi, chaque soir, une communion dans le souvenir, un mystérieux rendez-vous des âmes ?

Et ce n’est pas un piège sentimental où se détend la volonté, prise au dangereux plaisir de l’attendrissement. C’est le rite quotidien d’un culte : c’est l’affirmation que l’absence ne sépare pas ceux qui s’aiment, que la solitude n’est qu’une apparence et la distance qu’une illusion. Alors, le jeune soldat sent sur ses yeux lourds de sommeil la caresse des mains maternelles ; la mère entend le « bonsoir » balbutié de son fils ; et tous comprennent que la guerre n’a pas détruit leur plus cher trésor : celui des humaines tendresses. Demain, les hommes ne seront pas moins vaillans et les femmes moins résignées : le contact des âmes aura renouvelé leur énergie, raffermi leur confiance et leur foi… L’héroïsme français est une cuirasse d’un merveilleux métal, en vérité, sans défaut’ et sans fêlure, mais jamais si pesante qu’elle puisse étouffer la palpitation du cœur vivant.

Donnons une pensée aux absens ; donnons une pensée aux morts, et que ce soit notre prière du soir. Donnons une pensée, aussi, à tous ceux qui vinrent sur ce navire, blessés ou malades, et qui en tirent un lieu sacré.

L’ombre s’épaissit et, pourtant, une clarté autour de nous tremble et moire les eaux tranquilles. Le bateau, lumière unique dans la nuit, rayonne par tous les feux de ses mâts, de ses lampes intérieures, de la bande verte dessinant le pont. Et ces feux signalent son passage à l’invisible ennemi qui l’épargne, à regret peut-être…


Au-delà du cap Spartivento, nous avons trouvé l’été, comme si notre voyage s’accomplissait à la fois dans l’espace et dans le temps. Cerigo, nue et dorée, belle par la lumière qui la baigne, le dangereux cap Malée, raviné d’ombres mauves et portant un ermitage blanc à sa pointe extrême, et puis des îles, des îles, un troupeau d’iles, ont surgi du bleu plus obscur de la mer. C’est ici qu’il est presque impossible de ne pas oublier, par instans, le cauchemar qui pèse sur le monde.

L’antique enchantement de la lumière accomplit ce miracle qui n’appartient plus maintenant aux consolatrices d’autrefois : la poésie et la musique. Nous sommes déçus par les poètes. La musique touche en nous une sensibilité souffrante, éveille des souvenirs et des désirs qui font mal… Et peut-être, si nous y prenions plaisir, serait-ce avec une sorte de honte. Mais la joie qui vient de la lumière est toute pure, comme l’innocente joie que donnent l’eau et le pain.

D’ailleurs, si nous étions tentés d’oublier trop longtemps la guerre, tout, sur ce bâtiment, arche de grâce pour la douleur, nous ramènerait à elle. Il suffirait d’apercevoir, par les vitres des anciens salons, les petits lits aux couvertures grises où tant de pauvres êtres ont trouvé le repos, — quelquefois l’éternel repos, — et sur la mer d’un bleu si foncé qu’elle mérite l’épithète homérique, sur la mer violette, ne voyons-nous pas les vaillans petits chalutiers qui battent les routes marines, tandis qu’un torpilleur file, là-bas, sous un panache de fumée ?

J’ai employé le dernier jour de ce beau voyage à visiter le bâtiment et à me faire expliquer l’organisation des navires-hôpitaux, moins connus du public français que toutes les autres formations sanitaires. Ils ont joué un rôle important dans l’œuvre si complexe qu’a du accomplir le service de santé de la marine.

C’est au mois de mai 1915, après les premiers combats dans la presqu’île de Gallipoli, qu’une commission de dix médecins, ayant à leur tête un médecin en chef, fut envoyée aux Dardanelles. Elle devait prendre toutes les mesures nécessaires pour enrayer les grandes épidémies, choléra, peste, fièvre jaune, et s’opposer à leur importation en France par les malades du corps expéditionnaire ; elle devait assurer l’évacuation des blessés, et fournir les soins médicaux au personnel toujours plus nombreux dépendant des bases maritimes.

Le problème de l’évacuation n’est pas facile à résoudre, même à terre et quand il s’agit seulement de transporter les blessés depuis la ligne de feu jusqu’aux hôpitaux de l’arrière. Il se complique bien davantage quand la mer vient s’interposer entre les hôpitaux et le front. La marine avait fait l’expérience de ces difficultés pendant les campagnes coloniales qui précédèrent la grande guerre, et elle avait prévu, dès le temps de paix, la transformation de certains bâtimens de commerce en navires-hôpitaux. Mais tout bâtiment ne se prête pas à cette métamorphose. Il faut que la disposition intérieure permette une circulation facile, que la ventilation soit parfaite, et la vitesse suffisante. Tel navire, excellent pour le service ordinaire, présentait des vices rédhibitoires, au point de vue de la transformation possible en hôpital. C’est pourquoi, au début de la campagne, seuls le Canada et la Duguay-Trottin se trouvèrent aux Dardanelles pour assurer le transport des blessés.

La Bretagne vint se joindre à eux, mais, bientôt, l’on fut obligé de doubler ces trois navires par de simples transports de troupes, mal organisés au point de vue médical et qui ne mettaient pas les blessés à l’abri des torpillages, puisque les transports de guerre sont considérés comme belligérans et traités comme tels. Les médecins qui servirent sur ces bateaux, affrontèrent les plus grandes difficultés pour remplir leur tâche, il fallut créer, à tout prix, d’autres navires-hôpitaux : ce furent le Tchad, le Bien-Hoa, le Ceylan, la Divona, le Sphinx et enfin la France-IV, somptueux transatlantique, habilement adapté à son nouveau rôle, et qui apporta un supplément de 2 500 lits.

Le médecin-chef du S… m’initie fort aimablement à la vie et à la discipline du navire-hôpital. Il m’en indique le personnel et son rôle, la répartition du service entre les cinq ou six médecins et le pharmacien placé sous ses ordres. Il me montre les installations toutes prêtes pour recevoir les malades dès l’arrivée, couchettes ou cadres, bien disposés contre le roulis, dans des salles vastes et claires où le soleil entre avec l’air salin. Il me fait visiter aussi les salles d’opérations, de pansemens, de radiographie, avec le matériel le plus moderne et le plus complet, tout cet organisme au repos pendant la traversée d’aller, mais qui devra, au retour, recevoir et soulager tant de souffrances ! Car ces bâtimens-hôpitaux ont rendu et rendront encore d’inappréciables services. Lorsque la mission médicale maritime vint à Salonique, après l’évacuation de Gallipoli et de Moudros, les formations sanitaires à peine créées furent aidées puissamment par ces navires qui, depuis, continuent à fonctionner sans relâche. Il y a moins de blessés à transporter, mais il y a beaucoup plus de malades, et le nombre de ceux-ci s’accroîtra, inévitablement, quand arriveront les grosses chaleurs de l’été.

Or, pour les malades surtout, le rapatriement constitue la suprême chance de salut. Les Serbes, rassemblés à Corfou et à Vido, viennent d’en faire l’expérience.

Quand ils atteignirent les côtes de l’Adriatique, après la terrible retraite d’Albanie, la mission militaire française dut leur préparer un asile. Des camps furent créés un peu partout, pour recevoir les troupes encore valides, et l’on installa dans l’ile de grandes tentes remplies de paille, destinées aux malades qui affluaient à chaque arrivée de convoi. Les médecins de la mission, aidés par ceux d’un bataillon de chasseurs alpins, se dévouèrent sans mesurer leurs forces, et il fallut bientôt leur adjoindre tous les médecins de la marine qui n’étaient pas absolument indispensables aux bâtimens de guerre mouillés sur rade. La mortalité cependant prenait des proportions effrayantes, représentant à peu près la moitié du chiffre des entrées. On comptait chaque jour de 100 à 200 décès. En grande hâte, on monta des baraquemens afin de créer un hôpital dans la baie de Govino. Un médecin débarqué du Saint-François-d’Assise organisa le lazaret de Vido où fonctionnait déjà, depuis quelques jours, un service de désinfection. Un nouvel hôpital fut établi à Moraitica, au Sud de l’ile, près d’une importante agglomération de camps serbes. ; Enfin, les officiers malades virent s’ouvrir devant eux le célèbre Achilleion, la villa que l’Impératrice Elisabeth d’Autriche avait édifiée « à la gloire d’Achille, » et que le Kaiser avait achetée et modifiée selon ses goûts qui ne tenaient pas précisément du bon goût.

Depuis trois mois, les navires-hôpitaux transportent sans cesse des Serbes vers la Tunisie et le souvenir de ces tristes voyages obsède encore les officiers et les infirmières du S… J’ai entendu des récits effrayans. Mme M… surtout, la doyenne des infirmières, une Provençale aux yeux vifs, aux cheveux gris, m’a raconté, d’une façon naïve et saisissante, les incidens des dernières traversées. J’aime à causer avec elle, dans le petit salon ouvert qui est à l’arrière du carré et où nous nous tenons l’après-midi. Mme M…, fait fonction de lingère bénévole, et, toujours penchée sur un ouvrage, elle raccommode du linge, répare les surplis de M. l’aumônier, recoud un galon sur une manche, et parle, sans que son aiguille s’arrête jamais. On divine en elle la bonne ménagère française qui accomplit avec amour les plus modestes travaux et qui est maternelle à tous, naturellement, comme elle respire. Ses mains doivent être aussi douces que son cœur est doux. Seule au monde et déjà vieillissante, elle n’a pas d’amertume et elle a gardé le don divin du sourire. Avec son chaud regard et son accent où le Midi chante, elle encouragerait à vivre les neurasthéniques les plus déprimés.

— J’ai tout perdu, mari et enfans, je ne vis plus pour moi-même, m’a-t-elle confié ; mais il y a les autres…

Les « autres, » ce sont les blessés et les malades, quelle que soit leur nationalité. Mme M… a vu, sans défaillir, l’épouvantable enfer de Vido où des squelettes aux yeux ardens, aux bouches convulsées jetaient un cri morne : « Du pain ! du pain ! » Parfois, le cri s’achevait en un râle. L’homme, dressé dans un effort suprême, tombait tout droit, ne bougeait plus, tandis que ses compagnons, buttant sur lui, semblaient cassés par le choc. La dysenterie achevait l’œuvre de la misère physiologique.

— Ah ! le lazaret de Vido ! dit Mme M… Il fallait voir ça, pour comprendre ce que c’est que la souffrance. Par comparaison, un hôpital de blessés est un lieu extrêmement joli et gai. Les médecins faisaient ce qu’ils pouvaient, et les infirmiers de même, — mais quelle besogne ! Les Serbes arrivaient dans leurs loques grouillantes de vermine. Les plus solides étaient épouillés, rasés, lavés, habillés, et on leur donnait à manger, pas beaucoup à la fois. Mais il y en avait des tas qui mouraient, parmi les plus jeunes, les plus faibles. Tous les jours, un petit bateau, le Saint-François-d’Assise, allait immerger ces pauvres gens, trop nombreux pour qu’on pût les enterrer, et les mate-lois, chargés de ce service, succombaient presque, — vous comprenez, quoique des matelots, ça ne soit pas délicat comme des dames !

« Quand nous arrivions, sur le S…, nous sentions, de loin, l’odeur des petits bâtimens qui nous amenaient les Serbes ; une odeur de décomposition, de guenilles, de maladie, une odeur qui pénétrait tout, qui nous poursuivait partout, que nous ne pourrons jamais oublier. Nos Serbes n’avaient pas toujours subi l’épouillage et la lessive. Quelquefois, pour gagner du temps, — et le temps, c’est de la vie ! — on nous les envoyait tels quels, dans leurs habits de la retraite… Vous ne me croirez pas ! A la vue de notre bateau, les mourans se ranimaient. Ils disaient : « France ! France !… » et j’en ai vu qui grimpaient à quatre pattes l’escalier de la coupée et qui mouraient là, sur le pont…

« Mais ils mouraient plus contens. Les survivans réclamaient à manger. On commençait par les déshabiller et les nettoyer. C’était nous, les infirmiers et les infirmières, qui faisions cette besogne-là… Madame, il y en avait, de ces pauvres gens, qui, sûrement, ne s’étaient pas déshabillés depuis des mois ! Leurs effets étaient collés à leur peau et leur peau à leurs os. Avec des ciseaux, je coupais, bien doucement, leurs manches, et il en sortait toute une ménagerie… Des puces, des punaises, des mille-pattes ! Quant aux poux, il y en avait tant et tant que le pont en était blanc. C’est une chose vraie, et qu’il est difficile de croire ! Oui, le grand pont du S… était blanc de poux. Et quand les guenilles étaient en un gros tas, on les voyait bouger.

« . Vous demandez si cela ne me dégoûtait pas ? On n’a pas de dégoût devant une misère si grande. Et puis, on est trop pressé. Nous lavions nos Serbes avec du savon et de petites brosses, et ça ne suffisait pas d’un lavage pour les rendre tout à fait propres. Et puis, on les couchait. Pauvres gens ! Ils étaient heureux. Ils allaient en France !

« Cette idée de la France faisait travailler leur esprit. Ils s’imaginaient je ne sais quoi d’extraordinaire. Quelques-uns même me disaient : « Paris ! Paris ! » Ils voulaient aller à Paris ! Et le matelot breton qui m’aidait était un peu étonné d’entendre ces squelettes rêver de Paris, et il me disait :

« — Madame M…, ils ont des idées de grandeur ! »

« Beaucoup n’iront jamais en France et à Paris, et n’ont jamais atteint Bizerte. Ils étaient trop usés. Ils nous mouraient dans les mains, et leurs cadavres étaient légers, légers comme ceux des petits enfans. Ces corps n’avaient plus d’épaisseur. Vous vous rappelez que, dans les photographies de Vido qu’on vous a montrées, vous n’avez pas reconnu un cadavre couché par terre ? Vous avez cru que c’était une peau de mouton étalée… Ils étaient tous comme ça.

« Le matelot breton me disait encore :

« — On ne croirait pas que c’est des morts ; on croirait que c’est des choses qui n’ont jamais vécu ! »

« Pour nous, le plus terrible, c’était cette vermine qu’on ne pouvait pas détruire sans en attraper quelque peu. Les poux, c’est un supplice de tous les instans, et puis c’est le typhus ou la fièvre récurrente. Une de mes compagnes, qui n’a pu se préserver de ces vilaines bêtes, a été très malade et obligée de débarquer.

« Que voulez-vous ? C’est le métier… Au lazaret de Vido, le mois dernier, il y a eu des cas de choléra et de typhus. Il y en a toujours dans ces pays-là, et l’armée serbe avait aussi les germes de ces maladies. Deux médecins, deux infirmières, trois infirmiers français et cinq infirmiers serbes ont contracté le typhus au chevet de leurs malades. C’est leur champ de bataille. Ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont supporté, ils ne le proclament pas ; mais croyez bien qu’ils ont eu de la peine et du mérite…

« D’ailleurs, on est récompensé, quelquefois, pour toute la fatigue et la tristesse qu’on endure ; on est récompensé par de petites choses, des mots, des riens, qui font plaisir. S’il y a des malades ingrats, il y en a de si reconnaissans ! Ces pauvres Serbes, nous en avons sauvé beaucoup ; et ceux que nous n’avons pas pu sauver, nous les avons soulagés et consolés, nous les avons aidés à mourir… Quand leur tête était un peu perdue, ils me sentaient près d’eux et ils croyaient que leur mère était là. Ils m’appelaient « Maïka ! » (Maman ! ) et ils mouraient comme des enfans s’endorment, d’épuisement, de faiblesse… »

Mme M… assure ses lunettes sur son nez et rajuste le voile bleu que le vent rabat contre sa poitrine. Elle ressemble à la sainte Anne des crèches provençales, vénérable image de la maternité en cheveux gris, dont la gravité n’est jamais sévère. Je pense aux Serbes qui l’appelaient « Maïka ! »… Maman ! ce nom doux et sacré que les femmes comprennent dans toutes les langues, parce que les hommes le prononcent toujours avec le même accent, ce nom que tant de pauvres mères n’entendront plus, l’horrible guerre a fait ce miracle de le rendre aux mères orphelines de leurs fils, devenues, sous le voile de l’infirmière, divinement maternelles aux fils des autres…


Une dernière nuit à bord. Le lendemain, j’apprends avec une émotion joyeuse que nous sommes dans le golfe Thermaïque. Mais quelle déception de voir l’hiver revenu, un ciel morne fondant en bruine sur des eaux couleur de serpent ! Le brouillard nous dérobe les montagnes de la Chalcidique et le massif de l’Olympe. Nous longeons une côte basse et verte. Sur le pont, je grelotte dans mon manteau, et je m’efforce de percer la brume, de distinguer quelque chose au loin.

Voici un bâtiment échoué qui trempe plus qu’à demi dans la mer sa coque noire. C’est un cargo qui fut torpillé par un sous-marin très audacieux. Il portait des mulets qui se noyèrent presque tous. Sur ce même cargo, des infirmières anglaises avaient pris passage. On raconte qu’elles furent très crânes et, « sans s’énerver, » gagnèrent la terre ferme au prix d’un bain un peu long et un peu froid, gardant à la main leur petit sac et se faisant même des politesses, comme dans un salon. L’histoire est si jolie que je la veux croire vraie.

Les flotteurs des filets qui barrent l’entrée de la rade dessinent à fleur d’eau, en zigzag, des lignes ponctuées. Un pilote nous remorque dans le chenal. A bâbord, le brouillard fondant laisse transparaître des silhouettes de navires. A tribord, se profile le promontoire de Kara-Bouroun où flotte encore le drapeau grec, mais dont les forts et les batteries sont occupés par les Alliés, — mesure de précaution que l’étrange attitude de la Grèce a rendue nécessaire. Plus avant, se creuse la petite baie de Mikra, protégée par une pointe de terre. On aperçoit des baraquemens, des hôpitaux temporaires, les tentes du camp d’aviation, et, suivant la courbe de la rade immense, un faubourg tout en longueur, villas et jardins, jusqu’à la Tour Blanche dont la masse crénelée avance un peu comme une vigie de pierre qui défendrait l’entrée du port. Ce quartier dit « des Campagnes, » c’est le Passy salonicien, habité par les étrangers, les consuls, les fonctionnaires, la riche bourgeoisie. Tout neuf, avec ses belles maisons espacées, ses jardins baignés par la mer, il compte encore bien des places vides et n’est à vrai dire qu’un boulevard développé sur quatre ou cinq kilomètres et rattaché à la ville par un tramway jaune qu’on distingue, de loin, menu comme un jouet mécanique.

Salonique est de l’autre côté. Salonique, c’est, au fond de la rade, une cité couchée à flanc de colline, couronnée de tours ruinées, de murs crénelés qui descendent obliquement, de hauts platanes en touffes sombres. Dans ce matin gris, toutes ses couleurs deviennent grisaille, et les minarets qui, par centaines, surgissent au-dessus des maisons pressées, des petits dômes blanchâtres, des jardins en éboulis, semblent de tristes chandelles éteintes. La ville déborde les hauteurs qu’elle couvre, s’allonge en faubourg vers les vagues espaces brumeux de Zeitenlik et de Bétchinar, à l’opposé des « Campagnes. » Des montagnes, plus lointaines, confusément esquissées en gris sur gris, achèvent le décor du golfe ; mais elles sont trop vagues pour retenir le regard. Ce qui nous intéresse avant tout, c’est la vie du port, c’est le quai qui surplombe l’eau boueuse, entre la Tour Blanche et les constructions de la Douane, le quai moderne, bordé de hautes maisons sans caractère et tout grouillant de passans, de voitures, de tramways, d’automobiles militaires. Des cargo-boats, des paquebots, de gros voiliers portant les couleurs helléniques peintes sur leur coque, sont mouillés tout au long de ce quai, où le travail de chargement et de déchargement s’accomplit dans le brouhaha et les clameurs. Les barques des Iles, les « sacolèves, » exactement pareilles à des demi-coquilles de noix, dressent leurs mats clairs, leurs grandes vergues obliques portant la voile enroulée. Leurs flancs bariolés de jaune et de bleu déversent sur les dalles gluantes un flot de paniers, de ballots et de caisses, les cruches rouges striées de dessins blancs, les sacs de farine, les corbeilles de citrons et d’oranges et les tonneaux qui exhalent les forts parfums du vin résiné. Des embarcations se détachent du quai, filent vers les bateaux de guerre qui se tiennent en ligne là-bas, tout hérissés de canons, guettant l’ennemi qui viendrait par la mer et celui qui se révélerait sur terre, protégeant la ville qu’ils menaceraient, au besoin… Les officiers du bord les désignent l’un après l’autre, anglais ou français ; et l’on nous montre aussi les navires-hôpitaux déjà mouillés sur rade, le petit transbordeur sanitaire l’Ariadne, les torpilleurs, les chalutiers, les citernes, tous ces bâtimens qui font la guerre à leur manière, flotte composite, aux silhouettes infiniment variées et quelquefois surprenantes. Parmi eux, il y a un yacht de plaisance, l’Eros, qui rappelle bien des fêtes mondaines et des élégances évanouies, et qui, maintenant, porte le gris obscur de la marine militaire et arbore la marque distinctive du contre-amiral, commandant la division navale d’Orient.

Les trois infirmières passagères, destinées à l’Hôpital temporaire n° 7, sont parties. J’ai fait mes adieux aux officiers du S… qui s’en vont à terre, et mes bagages étant préparés dans ma cabine, j’attends mon tour de départ. Il pleut, il pleut toujours, et avec les lignes et les nuances, la pluie, cruelle à ce paysage, dissout les prestiges de l’Orient. Mais, tandis que je rêve à tout l’inconnu que contient cette ville, une petite embarcation, où je reconnais avec joie une figure amie, accoste à la coupée du S…, et, sur les montagnes fantômes de la Chalcidique, un double arc-en-ciel s’ébauche, se colore lentement et met, dans le gris troublé du ciel, la merveille des sept couleurs et le mystère d’un présage.


II

Salonique, avril 1916.

Un dimanche tiède, un doux petit soleil qui n’éblouit pas, une langueur de printemps dans l’air… La saison n’est pas venue encore où les gens, écrasés de chaleur, font la sieste, tout l’après-midi, dans les chambres fermées. Il y a beaucoup de monde dehors. Pourtant le travail et le négoce, — le négoce surtout, — continuent leur train, et ce dimanche-ci n’est pas, comme ceux de chez nous, une blanche journée très lente, sonore de cloches et tout ensommeillée d’ennui. C’est que le jour du repos, à Salonique, se répète trois fois par semaine, pour les croyans de trois religions différentes. Le vendredi, ce sont les musulmans qui chôment, le samedi, les juifs observent le sabbat et le dimanche, les chrétiens, — catholiques et orthodoxes, — se donnent loisir de flâner. Aussi peut-on dire qu’à Salonique c’est toujours la semaine des trois dimanches.

Sur le quai, où les tramways grinçans se succèdent et trop souvent s’immobilisent, en panne pour de longs momens, les Saloniciens défilent, vêtus de leurs plus beaux habits, familles au complet, qui tiennent toute la largeur du trottoir, marchent à petits pas, s’arrêtent volontiers, ne se dérangent pour personne et, n’allant nulle part, ne sont pas pressées d’arriver. Entre le jardin de la Tour Blanche où joue la musique anglaise et la place de la Liberté où sont les pâtisseries à la mode, les grands cafés et le Cercle, la procession des promeneurs se traîne, bousculée par le perpétuel mouvement militaire que le dimanche n’interrompt pas. Le kaki des Anglais, le bleu cendré des Français, les chéchias rouges, les képis à galons d’or, les sombres uniformes de la marine, les cols bleus de matelots, foisonnent, et, à chaque instant, nous rappellent que ce pays soi-disant neutre n’est plus qu’un vaste camp où se concentrent des armées.

Les bars et les cinémas aux enseignes extravagantes, aux affiches démesurées, laissent échapper des relens de mastic ou des mélodies cassées par les gramophones. Tout à l’heure, nous avons aperçu, au fond d’un jardin de banlieue, la guinguette qui glorifie en trois langues « l’Imprenable Verdun. » Voici, maintenant, le Bar des Alliés, et le « Rendez-vous des vrais Poilus, » et le café qui se targue, en anglais, d’être the best in Salonica, et en français, « le plus consciencieux de Salonique. » Voici des magasins, de Coopératives, où l’on vend, à prix fixe, toutes sortes de denrées réservées aux seuls militaires ; voici d’affreuses bicoques à deux étages et de somptueuses maisons à terrasses et à loggias ; voici des terrains vagues et des chantiers ; voici des hôtels en style turco-boche qui se hérissent de kiosques, se boursouflent de prétentieux balcons et se vantent, — combien à tort ! — de posséder tout le confort moderne.

Il y a un autre Salonique, celui que l’on aperçoit, par les coupures des ruelles perpendiculaires au quai, celui qui superpose ses maisons peintes, ses minarets, ses dômes, ses cyprès, sur la déclivité de la colline. Mais, si loin et si près, il ne doit pas détourner notre curiosité attentive de ce quartier où nous sommes, où nous resterons aujourd’hui, quartier du Port, surgi de la mer, sur les ruines de l’ancienne muraille maritime, quartier qui se croit européen et qui est seulement levantin. La laideur des architectures, des tramways à trolleys, des fiacres sales, des costumes à la franque, a profondément déçu la plupart de mes compatriotes, et je suis tentée, par momens, de suivre le conseil qu’on me donne, de regarder surtout le beau golfe, d’un azur inégal, ceint de montagnes mauves et tout chargé de vaisseaux. Que les barques rondes des Iles me plaisent à voir, aussi pressées contre le parapet du quai, avec leurs grosses coques, sculptées et bariolées, leurs noms jolis comme des poèmes, leurs mâts qui font des hachures claires sur le fond bleu obscur de la rade ! Les bateliers dorment, couchés, face au ciel, ou sucent des oranges dont les écorces pointillent d’or l’eau mouvante, émue par le coup de brise de cinq heures. Sur les dalles, un peuple de guenilleux, coiffés de chiffons en lambeaux, poitrine nue et jambes nues, se prélasse, s’insulte, se provoque par des injures effroyables, dans tous les dialectes méditerranéens. Un chanteur module une romance aiguë et tremblotante. Des enfans tsiganes, couleur de cigare, demandent l’aumône, acharnés comme des taons. Des femmes à larges pantalons, réfugiées de Thrace ou de Macédoine, tendent les mains, sans rien dire. Et la foule dominicale, indifférente, continue sa promenade, un peu moins lente, parce que l’heure approche où il convient de s’asseoir devant les pâtisseries et les cafés.

Suivons cette foule jusqu’à la place de la Liberté, place qui n’est guère qu’une large rue, prolongée par la rue Venizelos. En face de l’Escalier de marbre, où les vedettes des bateaux de guerre vont accoster tout à l’heure, où déjà les marins se rassemblent, entre deux petits kiosques, sur l’embarcadère inondé d’embrun, la place de la Liberté concentre toute la vie salonicienne. Les tables des cafés envahissent la chaussée ; des gens, aux fenêtres, regardent les gens assis, en bas, et les gens assis regardent les gens qui passent. Et pourquoi se priveraient-ils de ce plaisir quotidien, pourquoi hésiteraient-ils à s’assembler, dans cette espèce de Forum, pour commenter les nouvelles, dévisager les nouveaux venus, déguster la citronnade glacée ou le mastic aromatique ? Il y a, dans cette ville qui n’est pas en guerre, cent cinquante mille habitans. Que la neutralité de la Grèce les afflige ou les réjouisse, qu’ils aiment ou n’aiment pas les nations alliées, qu’ils soient vénizélistes ou gounaristes, les Saloniciens conservent toutes leurs habitudes, — et cela surprend un peu les voyageurs qui arrivent de France…

Nous ne connaissons plus, dans la plupart de nos villes, cet air de gaité, ces figures paisibles, ces couleurs crues, cette foule où il n’y a presque pas de taches noires, presque pas de femmes en deuil ! Parce qu’on entend parler français, un peu partout, parce qu’on voit des centaines d’uniformes français, on subit cette singulière illusion d’être encore en France, et l’on éprouve quelque gêne, quelque léger agacement, à constater l’indifférence épanouie de tout ce monde. Mais nous ne sommes plus en France, et, d’ailleurs, en France même, après la crise d’austérité qui marqua le début de la guerre, nous avons vu Paris retrouver peu à peu sa physionomie normale, avec une nuance de gravité qui durera peut-être encore un an ou deux… En revanche, nos villes méridionales ne se sont jamais complètement endeuillées, et j’en sais qui sont plus vivantes mille fois, plus vivantes de toutes façons que la métropole macédonienne ! Salonique n’est pas une ville de luxe et de plaisir et l’atmosphère n’y est pas précisément poétique ou voluptueuse. Le peuple de ribaudes qui suit les armées, se cache assez bien pour ne pas offusquer ici la pudeur des familles, et si quelques music-halls représentent les délices de Babylone, la rue et les passantes n’en reçoivent qu’un écho très assourdi.

Considérons, comme au cinématographe, cette foule composite, ces types de toutes races, de toutes couleurs, qui parlent toutes les langues. Ce qui domine, c’est l’élément juif, l’homme plutôt malingre, au visage intelligent et fatigué, la femme grasse et pâle, aux très beaux yeux. Chaque couple escorte de nombreux enfans. Beaucoup de garçons et de fillettes arborent, sur leur chapeau de paille, le ruban aux initiales A. I. U. qui désigne les élèves de l’Alliance Israélite Universelle. Moins nombreux sont les Grecs, fonctionnaires importés de la vieille Grèce, négocians et banquiers qui font concurrence aux antiques maisons Israélites, familles réfugiées de Smyrne ou de Constantinople. Les dames grecques ne manquent pas de beauté, et certaines sont très élégantes, mais les modes parisiennes se retrouvent à Salonique avec des interprétations qui ne sont pas toujours heureuses. La jupe courte ne sied pas à toutes les jambes et les bottines hautes à tous les pieds. Souvent de trop puissantes chevilles soutiennent des corps majestueux faits pour les amples draperies traînantes… Mais que de regards veloutés, que de longs cils sur des joues pâles, que de chevelures soyeuses en lourds écheveaux luisans, que de belles dents brillantes !… Un tramway s’arrête, devant le débarcadère. Des dames toutes noires en descendent, pêle-mêle avec les Tommies et les poilus. Elles portent le tchartchaf à capuchon et la voilette épaisse qui dissimule leur visage. Un soldat français, nouveau débarqué sans doute, reste béat d’émotion à cette vue, et dit à son camarade :

— Tu n’as pas vu ?… C’est des dames turques !…

Des dames turques ! Les Européens, les Français surtout, prononcent ces deux mots avec une admiration toute mêlée de regret et de désir. Les dames israélites, les dames grecques peuvent être jolies ; aucune ne paraîtra plus jolie que ces créatures voilées, défendues, lointaines, dont le nom seul évoque, pour des imaginations naïves, des visions extraordinaires : des jardins clos, des harems parfumés, des pachas à turban et à cimeterre, des odalisques dansantes et des eunuques noirs… Les dames turques ! Les étrangers vous jureront qu’elles seules, à Salonique, ont la taille fine et le pied petit. Cependant, quelle Turque « le la vraie Turquie oserait se montrer ainsi mêlée aux hommes, dans la promiscuité d’une voiture publique ? Quelle musulmane, même affranchie des vieux préjugés et parfaitement désenchantée, oserait sortir avec son mari ou son père ? La dame turque de Salonique a-t-elle perdu le sentiment des convenances imposées par l’usage séculaire, sinon par la religion ? En voici une qui s’est arrêtée en face du débarcadère et relève tranquillement sa voilette, découvrant une figure, ni laide, ni jolie, d’un type analogue aux figures des autres Saloniciennes. Cependant un monsieur, descendu du tramway en même temps qu’elle, un monsieur en jaquette, portant le fez, la rejoint, suivi de près par une servante et un bébé vêtu de blanc. Tous quatre, père, mère, enfant et domestique, s’en vont pédestrement, sur le quai, comme tous les bons bourgeois en promenade dominicale. Et quelqu’un, qui remarque ma surprise, me dit :

— Vous voyez là une famille deunmehs. Les deunmehs sont les musulmans de Salonique, juifs d’origine, convertis au XVIIe siècle, et qui, se mariant toujours entre eux, ont conservé leur sang juif, leur type juif, et même, très secrètement, leurs traditions juives. Musulmans, ils le sont, au moins en apparence, et les étrangers, non prévenus, les prennent pour des Turcs., Mais il n’y a plus ou presque plus de vrais Turcs à Salonique. Après la conquête grecque, ils sont partis, sauf quelques centaines de pauvres diables et un petit nombre de familles qui vivent tout à fait retirées dans la ville haute, et gardent l’austérité des vieilles mœurs. Les véritables dames turques, on ne les rencontre pas, ce sont les deunmehs, parfois charmantes, qui bénéficient du prestige poétique d’Aziyadé…

Consolons-nous de cette désillusion en regardant d’autres silhouettes passer, dans la foule toujours accrue.

Ce garçon brun, qui porte avec une dignité rustique un lourd manteau blanc brodé de noir, c’est un berger koutzo-valaque égaré parmi les gens de la ville. Cette femme aux pieds nus, coiffée d’un léger voile blanc, gainée dans un fourreau de grosse toile à broderies noires et bleues, dans un tablier pesant, pareil à un tapis rayé de vert émeraude et de pourpre sombre, c’est une paysanne macédonienne venue des quartiers où les réfugiés habitent pêle-mêle les maisons abandonnées par les Turcs. Voici un pappa dont la chevelure frisée supporte un haut godet de feutre noir. Il croise un couple de vieillards israélites, barbus comme des prophètes, ridés comme des rabbins de Rembrandt, et très dignes dans leur robe d’indienne à ceinture et leur cafetan fourré. Un derviche, reconnaissable à son bonnet conique, va, solitaire, le chapelet d’ambre aux doigts… Mais quel est ce vol de perruches ?… Ce sont les foulards vert cru que les juives saloniciennes ont rapportés d’Espagne, avec les toquets ronds et les vestes-bolero ; ils enveloppent les cheveux et pendent sur les épaules, à la façon d’une queue de perroquet. Ici, un gendarme crétois, affublé d’une bizarre culotte plissée, au fond trop long et trop large, essaie de causer avec un Pandore français, que l’ « esprit de corps » lui rend sympathique. Là, un officier serbe, avant-garde de l’armée qui se repose à Corfou, entretient un colonel anglais. Les militaires des nations alliées affluent maintenant, sur la place, et je retrouve, avec joie, les honnêtes figures de chez nous, nos bons poilus, assez mal ficelés dans leurs uniformes déteints, assez mal embouchés quand un mercanti les exploite ou quand un voyou les bouscule, dénués de respect, prompts au rire comme à l’attendrissement, galans pour les dames et paternels pour les mioches. Saluons, au passage, le faubourg parisien, la lande bretonne, la savoureuse Gascogne, incarnés par ce trio de soldats qui vitupèrent la Macédoine en la comparant à leur « patelin. » Ce que pense un Français, on le devine, rien qu’en passant près de lui dans la rue, mais qui nous dira ce que pensent de la Macédoine et de Salonique ces colons anglo-saxons, devenus soldats, ces Australiens, ces Canadiens, ces hommes de la Nouvelle-Zélande et de l’Afrique du Sud, hauts, calmes, rouges comme brique, les joues bien rasées, les yeux clairs, le corps à l’aise dans l’uniforme d’allure sportive, la tête droite sous le feutre retroussé ? Leurs figures, au repos, n’expriment rien. Ils vont, pipe au bec, manches retroussées, col ouvert, et, si cela leur plaît d’ouvrir aussi leur chemise, ils montreront, en toute ingénuité, un large morceau de poitrine nue. Leur curiosité, s’ils en ont, reste en dedans, comme leurs émotions. Ils ne s’attardent pas à contempler les bizarres spécimens d’humanité qui excitent la gouaillerie ou la compassion des Français flâneurs… Nos soldats « badaudent » volontiers. Sensibles aux formes et aux couleurs, vrais fils d’Eve la curieuse, ils « aiment bien savoir, » quand ils rencontrent quelqu’un ou quelque chose d’extraordinaire : Et Dieu sait que l’extraordinaire ne manque pas ici !

D’autres soldats, un peu à l’écart, font triste mine. Leurs uniformes moutarde sont râpés comme après six mois de guerre ; leurs galons de laine jaune sont décousus et décolorés ; leurs souliers perdent cordons et semelles. D’où viennent ces soldats aux visages fatigués, un peu hâves, qui semblent traîner un immense ennui ? Les Anglais et les Français qui ne fraternisent pas avec eux les considèrent avec une sorte de pitié. Pauvres soldats de la Grèce neutre, mal nourris, mal équipés, mal payés, et dont les familles, ignorant les bienfaits de l’allocation, crèvent de faim dans leurs villages de la montagne ou des îles ! On les a mobilisés pour combattre les Bulgares. Ils n’ont pas combattu les Bulgares et sont restés mobilisés. Pourquoi ?… Pour qui ?… Serait-ce pour le roi de Prusse ?


J’ai pensé tout haut, et l’un des amis qui m’accompagne répond, sans rire :

— Vous l’avez dit : pour le roi de Prusse. Et il ajoute :

— Vous arrivez de France. Vous croyez encore à l’amitié de la Grèce, malgré l’évidente inimitié du gouvernement et de la Couronne. Vous pensez : « Il y a la nation et il y a le Roi : ce n’est pas la même chose. » Ici, l’on entend des vénizélistes sincères vous dire : « Il y a le Roi et il y a les ministres du Roi : ce n’est pas la même chose. » Comme si les nations n’étaient pas responsables du roi qu’elles supportent, et le roi des ministres qu’il a choisis ! Et cela m’amène à vous dire que, par intérêt, par lâcheté ou par ignorance, toute la Grèce officielle, et une grande partie du peuple abusé par la propagande allemande, est contre nous.

« La propagande allemande ! Elle a été, dans ce pays que nous aimions, que nous aimons encore avec une espèce de tendresse blessée, elle a été mille fois plus habile, plus étendue, plus efficace que vous ne pouvez l’imaginer. Je parle sans parti pris, car j’ai été toujours, et vous le savez, un ami de la Grèce où j’ai voyagé, où j’ai encore de bons camarades, que je crois connaître assez bien et bien comprendre. Si je vous affirme que nous sommes ici en pays hostile, en pays ennemi, vous penserez, n’est-ce pas, que ma conviction s’est faite contre le vœu de mon cœur, par la force des choses et par une expérience personnelle de chaque jour.

« Les Allemands ont acheté tout ce qui était à vendre : politiciens, journalistes, fonctionnaires. Ils ont circonvenu l’armée, avec la complicité de l’Etat-major ; ils tiennent le Roi ; ils exploitent le loyalisme naïf du peuple ; ils tirent parti de nos erreurs, de nos faiblesses, de nos illusions, et même de notre générosité. Chaque jour, en effet, dans les journaux payés par le baron Schenck, on rappelle nos prétendus empiétemens sur la souveraineté de la Grèce. Et nous ne répondons rien ou presque rien, alors que les argumens sont innombrables et que nous ne serions pas en peine d’énumérer nos motifs de justification.

« Pourquoi ce silence ? Parce qu’il nous faudrait révéler des actes d’hostilité et que nous ne voulons pas le faire, — du moins en ce moment, — par égard pour nos amis, car nos amis sont Hellènes avant que d’être francophiles, et cela est très naturel. Quant à nos ennemis, leur francophobie s’accroît par l’effet de ces mêmes ménagemens qu’ils interprètent comme un signe de faiblesse.

« Ainsi nous guidons notre conduite sur les sentimens du groupe ami, sans nous préoccuper suffisamment peut-être du groupe ennemi que des optimistes mal informés tiennent pour restreint et négligeable ! Or, le sentiment sympathique du groupe ami, dans l’état actuel des choses, demeure passif et platonique, tandis que le sentiment hostile de l’autre groupe est actif et efficient.

— Alors, les traditions du peuple grec, l’aide séculaire que nous.lui avons largement donnée, sss intérêts mêmes, d’ordre matériel et moral, l’influence de Venizélos, les déclarations réitérées des importantes colonies helléniques, toutes dévouées à l’Entente, cela compterait pour rien, en face du roi Constantin et de sa séquelle ?

— Je ne dis pas cela ! Je ne méconnais pas la valeur de l’amitié et du concours que les vénizélistes nous donnent. Mais eux-mêmes ont-ils la liberté et la puissance d’action qui leur seraient indispensables ? Entre les germanophiles et les francophiles, il y a une masse amorphe, indifférente, qui n’est d’aucun parti, mais qui veut, avant tout, ne rien risquer, ne pas se battre. Il faudrait galvaniser cette masse, réveiller en elle le sentiment national… Difficile entreprise !… Et puis, cette masse populaire, qui aime tout ensemble le Roi, Venizélos, la France et la paix, est sans cesse travaillée par la propagande germanique, et nous serions bien déçus si nous faisions fond sur elle.

« D’autre part, la confiance que nous avons témoignée à tel ou tel qui se révéla notre adversaire pouvait refroidir nos amis. En Orient, parmi ces commerçans à l’esprit délié dont on ne pénètre jamais toutes les arrière-pensées, il n’est pas permis de se méprendre sur les sentimens d’un interlocuteur. Un Grec est incapable de conserver de la sympathie pour un peuple naïf. Nos amis nous seront plus amis s’ils nous trouvent impitoyablement clairvoyans, car nous leur paraîtrons alors plus aptes à bien mener l’affaire où nos intérêts sont liés, l’affaire qu’ils veulent bien entreprendre avec nous, mais non pas sans garanties… Et la candeur d’un associé n’est pas une garantie pour le succès de l’association.

« Si je vous expose ainsi la situation telle que je la vois, en ce printemps de 1916, c’est pour vous permettre de comprendre les difficultés inouïes, exceptionnelles, que rencontre ici l’armée d’Orient.

« Qu’est-ce que la guerre ? C’est la mise en œuvre complète, sans limite, sans restriction, de tout ce qui peut produire la victoire ; des moyens les plus divers, les plus vastes comme les plus infimes, ceux qui dépendent du droit et ceux qui dépendent de la force. La guerre n’est pas du relatif, mais de l’absolu.

« Eh bien ! voyez maintenant notre armée obligée de faire la guerre ici, dans un pays où on ne lui a pas permis de se déclarer souveraine maîtresse, où elle est obligée par tout et pour tout d’accepter une collaboration, de demander une autorisation, de vaincre sans cesse l’opposition avouée ou sournoise de ceux qui sont, pour elle, des ennemis. Tâchez d’entrevoir les mille embarras apportés ainsi au fonctionnement de nos services. On met des pierres sur notre chemin pour nous faire butter : nous écartons ou franchissons l’obstacle, mais que d’énergie gaspillée et de temps perdu ! Les règlemens militaires n’ont pas prévu cette guerre paradoxale qui ne se livre ni en territoire allié, ni en territoire ennemi. Nous n’avons même pas, à Salonique, le droit de réquisition. Il suffit que le premier indigène venu refuse de nous louer ou de nous vendre un objet pour nous créer les pires difficultés. Conçoit-on cela, en France ? Comprend-on que la vie courante de cette armée n’a rien de commun avec la vie d’une armée évoluant en Lorraine ou en Picardie, ou avec la vie d’une armée qui se trouverait en Allemagne ? Dans tous les cas précités, un général a le droit d’agir, puisqu’il s’adresse soit à des Français, soit à des ennemis… Ici, tout se passe par concession, — et concession qui n’est jamais bénévole. Il est donc inévitable que nous soyons toujours en retard !

« Vous n’imaginez pas ce que furent les débuts de la campagne, les chicanes, la gêne imposée à notre débarquement, les renseignemens faux donnés à nos officiers d’avant-garde par de soi-disant francophiles. Une fois à terre, nous trouvons mille difficultés pour nous installer : ce sont les terrains interdits, les constructions arrêtées pour des prétextes futiles, des lenteurs voulues dans les moindres autorisations administratives ; bref, tout ce qui peut retarder notre action.

« Quand il s’agit de donner la main à l’armée serbe, c’est l’administration des chemins de fer qui témoigne sa mauvaise volonté ; ce sont les wagons refusés, les trains militaires réduits au minimum. Puis, lorsque la Serbie est écrasée et que nous battons en retraite, c’est l’hostilité de l’armée hellénique qui se donne libre cours et libre manifestation : d’abord, les signes extérieurs, l’interdiction soudaine faite aux officiers grecs de se montrer en public avec des officiers français ; puis la concentration des troupes grecques sur les hauteurs qui dominent nos positions, cent mille hommes rassemblés à Salonique, et ces nuits anxieuses de novembre 1915, ces nuits où nous attendions, des « vêpres saloniciennes, » où nous couchions avec notre revolver chargé à portée de la main…

« Et chaque jour de nouveaux embarras pour la délimitation des zones occupées par nos troupes ; le maintien des régimens grecs devant nous, sur notre front ; l’espionnage dirigé par des officiers ; un lieutenant qui coupe nos fils téléphoniques, dont nous exigeons le remplacement et qui est décoré, le lendemain, par le Roi ; la ville remplie d’Allemands qui renseignent leur consul, tout à l’aise, et d’Allemandes qui arborent sur leur chapeau les rubans du Breslau et du Gœben, et rient au nez de nos marins dans les restaurans et dans les rues…

« Nous avons un peu nettoyé Salonique. Les consuls ennemis sont expulsés et l’espionnage, encore très efficace, est moins impudent. Mais l’Allemagne tient toujours la Grèce, l’empoisonne de sa propagande, entretient ses méfiances et ses rancœurs, utilise la cupidité des uns et la lâcheté des autres, et fait même tourner à son profit l’inertie volontaire ou forcée de gens qui ne sont, pour nous, ni amis, ni ennemis… »

Je voudrais penser que mon ami pousse au noir le tableau qu’il a tracé. Malgré moi, tandis que je l’écoute, je sens ce que représente encore, pour des Français, le grand nom de ce petit pays : la Grèce.

Sommes-nous donc victimes d’une illusion quand nous persistons à croire que la Grèce, en dépit de la politique, ne peut pas ne pas nous aimer ? Parce que l’antique Hellade a nourri notre génie, parce que le souvenir de Salamine et de Marathon nous fascine, nous avons encore, pour la moderne Hellade, les yeux de Byron et de Lamartine. Nous croyons que le brûlot de Canaris flambe toujours à l’horizon de l’Egée et que l’écho des canons de Navarin se prolonge après un siècle !…

Je ne dirai pas, comme certains, que les hauts faits des anciens Grecs sont une merveilleuse tartarinade et une mystification de professeurs. Je ne m’en prends pas à Phidias et à Sophocle des désillusions que nous donne M. Gounaris. Mais je comprends qu’il faut secouer la hantise esthétique et littéraire et la cendre dorée des souvenirs. Roulons la Grèce défunte dans un linceul de pourpre, et, pour quelque temps, n’en parlons plus. Regardons l’autre, dans sa réalité, dans sa complexité inquiétante, sans nous laisser éblouir par les plus beaux des fantômes…


Mai 1916.

L’autre soir, dans le salon de mon hôtel, quelques officiers, mes voisins, qui depuis longtemps ont quitté la France, me faisaient raconter les aspects nouveaux de Paris et comment la guerre a modifié notre vie à tous. L’un d’eux me dit alors :

— Bah ! Paris est noir, Paris est triste… Mais vous avez de temps en temps un raid de zeppelins pour vous donner la sensation de la guerre. C’est un divertissement comme un autre.

Je confessai que je n’avais pas vu les zeppelins. J’étais en voyage lors du premier raid, et lors du dernier, le brouillard intense cachait tout le drame du ciel. J’avais entendu seulement l’explosion des bombes.

— Eh bien ! les Boches vous offriront une revanche, ici, quelque belle nuit. Nous avons quelquefois des visites de zeppelins et d’avions, à Salonique. La population ne peut pas se réfugier dans les caves, parce qu’il n’y a pas de caves ! Aussi, des personnes prudentes ont-elles fait creuser des tranchées et des abris bétonnés dans leur jardin…

Cette évocation des zeppelinades ne m’empêcha point de dormir, mais, vers deux heures et demie, je fis un rêve singulier : il me sembla que j’étais dans mon appartement de Paris et que des domestiques insolens battaient des tapis aux fenêtres et troublaient le repos nocturne. Je crois que l’indignation me réveilla ! Ma chambre était toute noire. L’électricité était coupée, et le bruit sourd, vaguement perçu et déformé par le rêve, résonnait plus sonore et faisait vibrer les murs.

Instantanément, je reconnus ce bruit du canon que j’avais entendu, pour la première fois d’aussi près, certain jour d’avril 1909, à Constantinople. Ce jour-là, j’avais cru que l’ascenseur de l’hôtel s’était brusquement décroché ! Est-il écrit que mes impressions de guerre seront toujours prosaïques et que le mode lyrique, pour les exprimer, me restera interdit ? Cette idée qui me fit rire de moi-même m’enleva toute espèce d’appréhension ; j’allumai ma petite lampe électrique et je vis sortir des ténèbres ma chambre sans beauté où le roi Constantin et la reine Sophie me regardaient fixement, dans leurs cadres à couronne. Dehors, la canonnade redoublait. A l’intérieur de l’hôtel, c’étaient des claquemens de portes et des pas pressés par les couloirs. Je songeai :

« C’est le zeppelin ! »

C’était lui. En ouvrant ma fenêtre, qui donne à l’angle d’une petite rue et du quai Niki, je l’aperçus, presque au-dessus de l’hôtel, me sembla-t-il, volant vers la rade, dans la féerie à grand spectacle des obus, des shrapnells, des fusées et des projecteurs. Le « divertissement » annoncé m’était offert, et je ne l’imaginais pas aussi magnifique. Dans la nuit fraîche et claire, aux légers nuages, du golfe où, tous feux éteints, les bâtimens s’esquissaient, noir sur gris, d’immenses rayons jaillissaient, rigides, éblouissans, mobiles, épées d’archanges, glaives de lumière phosphorescente, qui se rejoignant, se séparant, rayant le ciel, cherchaient le requin argenté, de l’air, le monstre qu’ils rendaient visible en le touchant. L’ennemi veut fuir. Il glisse entre les nuages, comme le squale entre deux eaux. Les glaives le dépistent, le fascinent, le clouent brusquement, cible offerte aux bombes, en leur pâle clarté brillante, qui bouge avec lui. Et, de toutes parts, dans l’ébranlement des canons qui tirent tous ensemble et dont les éclairs bas rayent la nuit, des fusées montent, convergeant vers le zeppelin qu’elles encadrent, qu’elles dénoncent.

Le vacarme est tel qu’on n’entend ni les moteurs du dirigeable, ni les avions qui le poursuivent. La rue s’emplit de blafardes et brèves clartés. Des soldats anglais, des officiers français, quelques Grecs en costume rudimentaire, se penchent aux balcons, se groupent sur le trottoir et parlent à voix indistinctes.

On ne sait si le zeppelin a jeté des bombes ou s’il ne va pas en jeter. Il est maintenant juste au-dessus de la rade, saisi par les projecteurs des vaisseaux, et je pense à mes amis marins qui, sur le pont de leurs bâtimens, participent à l’attaque.

Soudain, le dirigeable entre dans l’ombre et ne reparait plus. La canonnade se ralentit et cesse. Quoi ? La lutte est finie, et le monstre s’est évadé du piège céleste où les grands rayons le tenaient ? Déçue, je sens le froid de la nuit me saisir et je rentre dans ma chambre. Il est environ trois heures du matin mais deux détonations retentissent à bref intervalle, et une rumeur de foule me rappelle à ma fenêtre. Au loin, sur la droite de la rade, une sorte de brûlot rouge se consume, dans les marais du Vardar, élevant une haute fumée pourpre qui embrase tout le ciel occidental.

Des voix proclament :

— Il est tombé ! Le zeppelin est tombé !

Est-ce vrai ? Ce qui brûle, là-bas, est-ce bien le zeppelin qui s’est évanoui tout à l’heure, dans les nuages et que personne n’a vu choir ? Ne serait-ce pas une maison lointaine ou un bateau, incendié par les bombes dont nous avons tous entendu l’explosion ? Il y a un instant d’incertitude et d’angoisse.

Mais les bâtimens invisibles, sur la rade, continuent des conversations mystérieuses, et leurs signaux, adressés aux postes de timoniers à terre, racontent sans doute le dénouement du drame, car la nouvelle se répand bientôt, en ville, que le zeppelin est détruit. Il agonise là-bas, dans le marécage

Et voici qu’aux hourras des marins répond la clameur joyeuse de Salonique.


Mai 1916.

Le lendemain du raid aérien, le docteur C… et M. G… B… devaient me conduire au camp des réfugiés de Lembet, près de Zeiteulik. Nous sortîmes de la ville par le faubourg du Vardar, le plus laid, le plus sale et le plus mal famé de tous les quartiers de Salonique. A peine étions-nous sur la route, la poussière soulevée par les camions anglais nous sépara du monde extérieur, et c’est à travers un infernal tourbillon de cendre blanchâtre, dans une atmosphère irrespirable, que je devinai les cimetières turcs avec leurs stèles et leurs maigres cyprès, les restes des murailles vénitiennes, quelques guinguettes, quelques bicoques, des chariots attelés de buffles et des tsiganes cuisinant on ne sait quel bouillon du diable, des bergers noirs et blancs, des paysannes coiffées d’un fichu en pointe, et quantité de soldats français et anglais. Tout cela, êtres et choses, poudré de la même poussière, avait pris la même couleur. L’auto bondissait sur les reliefs et dans les creux du chemin ; nous avions fort à faire pour conserver un équilibre relatif. Aussi mes facultés descriptives furent-elles à peu près anéanties pendant ce court voyage, ce qui me dispense de peindre, — au moins pour cette fois, — la route de Zeiteulik.

Nous reprîmes une claire vision de l’univers quand nous descendîmes de voiture. Je m’aperçus alors que le ciel, lumineux sans être limpide, versait sa lourde lumière sur une plaine jaunâtre, cernée de montagnes bleues, semée de tentes coniques d’un blanc gris comme les tas de sel qu’on voit aux salines charentaises. Au loin, la mer plombée miroite avec un dur reflet qui m’éblouit. On distingue, par-dessus les constructions du port, quelques silhouettes de bateaux de guerre ; puis, en suivant la concavité de la baie, les lignes et les nuances se fondent vers l’Ouest, dans un barbouillis fumeux, comme si l’on avait écrasé du fusain violet avec une estompe. C’est là que le zeppelin est tombé, là que le Vardar se mêle au limon, aux roseaux, à l’eau marine, pour composer le dangereux royaume de la Fièvre défendu par des légions de moustiques.

La plaine de Zeiteulik, conquise sur le marécage, appartient aux armées qui, depuis l’automne, y multiplient leurs tentes, leurs baraquemens et leurs parcs. La ruche militaire crée sans cesse de nouvelles cellules, et son activité bourdonnante ne fait trêve qu’aux heures de grosse chaleur. Les Français et les Anglais se partagent la triste étendue monotone, sillonnée par les routes qu’ils ont tracées, couverte de l’éternelle poussière qu’ils soulèvent, égayée pour un peu de temps encore par des traînées de verdure que le premier soleil de juin dévorera. Un haut bouquet d’arbres autour d’une bâtisse blanche signale le couvent des Lazaristes transformé en hôpital et le cimetière catholique. Ailleurs, des toits presque plats, des murs nus, des maisonnettes qui rappellent les corons flamands ; c’est le village improvisé de Lembet. Non loin de nous un tumulus isolé, énigme non résolue par les archéologues, se dresse, vêtu d’un gazon pauvre. Des officiers, perchés au sommet, regardent quelque chose, avec des lorgnettes. Un vieux capitaine, coiffé du casque colonial se détache d’un groupe et, s’étant fait présenter, nous demande si nous voulons voir le zeppelin.

— Comment donc ! J’en serai ravie !

Et me voilà, escaladant le tumulus. L’aimable vieux capitaine me raconte que les officiers allemands et l’équipage ont été capturés ce matin, par des Serbes, dans le marécage où ils s’étaient échoués. On sait maintenant que le moteur du dirigeable, atteint par quelque projectile, ne fonctionnait plus, et que la lumière des projecteurs rendait toute manœuvre impossible. Le zeppelin était aveuglé, comme un papillon nocturne par le foyer fascinateur d’une lampe. Les Allemands se débarrassèrent des bombes qui pouvaient les anéantir dans le choc de l’atterrissage. Puis, ayant touché terre, ils enflammèrent volontairement les enveloppes du zeppelin.

— Mais on a pu retrouver les moteurs, et les hélices et le pavillon qui n’avait pas brûlé, par chance ! On l’a porté au quartier général, c’est un magnifique trophée…

Cette mort du zeppelin met tout le monde en joie.

— Eh bien ! fait un officier, il parait que les bonnes gens de Salonique font des récits extraordinaires, et que chacun veut avoir tout vu. A les en croire, ils étaient tous sur les toits… C’est comme les canonniers de la marine : ils réclament tous l’honneur d’avoir descendu le zeppelin, et ça va faire des rivalités entre les bateaux. Quant aux aviateurs, ils méprisent les canons ! C’est eux, jurent-ils, qui ont touché le moteur du ballon, avec leurs mitrailleuses…

Cependant, je m’efforce de reconnaître, dans la direction qu’on m’indique, les restes du requin argenté que j’ai admiré, cette nuit, quand il voguait entre les nuages, et je finis par distinguer une confuse tache grise, dans la grisaille mauve du delta.


Avant de gagner le camp de Lembet, nous nous arrêtons à l’ambulance alpine que dirige le docteur P… Le soleil chauffe dur et il n’y a d’ombre que sous les tentes. Le docteur P… est un médecin de Constantine dont j’ai entendu dire le plus grand bien, une figure sympathique et un peu triste marquée par les fatigues et les soucis d’une pénible campagne. Il s’occupe beaucoup des réfugiés, ses voisins, et nous conduira chez eux, tout à l’heure. Auparavant, nous devons visiter l’ambulance, où les médecins et le personnel infirmier ont réalisé le type modèle du genre, sans aide, sans matériel étranger et par les seuls « moyens du bord. » Un étrange petit hameau, fait de toile, de terre battue, de planches et de roseaux, émerge à demi du sol, comme s’il n’avait pas fini de pousser, retenu par de profondes racines. On descend, par des échelles de cinq à six marches, dans les cellules monacales meublées d’une couchette, d’une table, d’une chaise, et que parent toujours quelques fleurs, dans une potiche imprévue, boîte de conserves, verre ébréché, douille d’obus bulgare. On y trouve aussi des livres, les inévitables cartes postales, des portraits de Sarrail et de Joffre, et souvent, piquée à la paroi comme une libellule, la séduisante.image d’une Parisienne.

« Les élémens principaux du mobilier, me dit le docteur P…, c’est la caisse de bois blanc et le bidon de pétrole. Et vous les retrouverez partout, adaptés aux usages les plus divers, dans tous les camps, dans les hôpitaux de campagne, dans les « guitounes » et les gourbis. Le bidon de pétrole vide est ici chose précieuse. Il est, selon le bon plaisir de nos gens, tour à tour table et cuvette. »

Il est bien vrai que nos soldats ont le génie du « débrouillage. » J’admire comment on a pu réunir, dans un espace minimum, sous la forme la plus légère et la plus mobile, tous les organes de l’ambulance, tout ce qui est nécessaire pour nourrir, laver, coucher, désinfecter, soigner le personnel et les malades.

« Venez voir mes hommes. Ils vous attendent. Ils seraient déçus si vous passiez par ici sans leur dire un mot. Une Française, pour eux, c’est toute la France lointaine qui revit, qui parle aux yeux et au cœur. »

J’ai suivi le docteur P… jusqu’au lieu où les hommes se sont rassemblés pour la quotidienne distribution de quinine.

C’est la première fois qu’ils reçoivent la visite d’une compatriote, et c’est aussi la première fois que j’entre dans l’atmosphère spéciale de cette vie militaire, qui emprunte à l’exil même quelque chose de familier, presque de familial. L’affection des soldats pour les chefs se manifeste plus librement qu’en France, et la sympathie de tous se révèle à moi, franche et naïve. Ils ne se sont pas trompés sur mes sentimens ; ils ont bien compris que je n’étais pas venue à eux par caprice ou par curiosité, mais que, si loin de chez nous, je leur suis toute fraternelle, et qu’il y a, dans mon amitié, le reflet et la douceur des tendresses qui les attendent, là-bas, à leur foyer.

Nous fûmes amis tout de suite, et l’on causa, tout en continuant la visite. Il n’était pas fâché, le « cuistot, » natif de Montrouge, d’entendre quelques nouvelles du bon vieux Lion de Belfort et de me montrer sa cuisine, ingénieusement disposée, et de me faire goûter la soupe et le ragoût appétissant. Le suffrage féminin, en fait de cuisine, n’a-t-il pas un prix tout particulier ? Et le brave garçon qui exhibait avec tant de fierté les fétiches de l’ambulance, deux chevreaux noirs et barbus comme le dieu Pan, ne savait-il pas que les femmes estiment chez l’homme cette bonté que la guerre ne détruit pas, cette bonté qui va aux faibles, aux innocens, aux « frères inférieurs » et même aux choses inanimées ? Chevreaux serbes, achetés à Guevguéli et destinés à la broche, vous fûtes les compagnons de la terrible retraite, la gaîté des mauvais jours, les petits clowns à quatre pattes dont les cabrioles chassaient le sombre « cafard. » La broche ne vous aura pas ! Promus à la dignité de chevreaux savans, vous partagerez le destin de votre maître, et vous serez les porte-bonheur des ambulanciers alpins !

Et vous, non plus, jardiniers bénévoles qui vîntes m’offrir un petit bouquet aux trois couleurs, je ne vous oublierai pas. J’ai mangé vos radis roses, et vos fleurs parent encore ma chambre. Fanées, elles gardent leur charme, à l’heure où j’écris, et parmi la laideur des meubles de camelote, dans le vacarme de Babel qui monte de la rue, elles me disent tout bas un refrain de ronde ou de villanelle, et c’est en français qu’elles sentent bon.

Il paraît que dans un journal parisien, un monsieur qui a très mauvais caractère, vilipende les « deux cent mille jardiniers de Sarrail. » Que ne puis-je lui envoyer une de ces anémones ? Il ne regarderait pas sans être ému, et son humeur serait moins méchante. Eh ! oui, quand ils s’installent dans un pays nouveau, les Anglais organisent des terrains de jeux et les Français tracent des jardins. Faut-il regretter que, pendant la période de repos et de préparation qui suit la campagne de Serbie, avant la reprise de l’offensive, nos soldats cèdent à l’instinct de la race, et redeviennent agriculteurs ? A mon humble avis, ils ont donné là un très bel exemple, que les Anglais ont suivi, et que les Grecs commencent à suivre, en s’émerveillant… Lorsque s’interrompt l’œuvre destructrice de la guerre, le Français reprend spontanément l’œuvre créatrice, l’œuvre essentielle de la paix. A Sédès, à Topsin, à Vatiluk, à Zeiteulik, autour des tentes, autour des hôpitaux temporaires, autour des postes isolés, dans les villages évacués et bombardés, aux portes mêmes de Salonique, partout, le fin laboureur français draine le sol et creuse un sillon. Il a des outils de fortune, mais le génie naturel supplée aux défectuosités de l’outillage. La terre macédonienne est si grasse, si riche, pénétrée d’humidité, sollicitée par le soleil du printemps qui la caresse et ne la violente pas encore. Notre soldat beauceron ou picard, auvergnat ou normand, a pris dans sa main une motte de cette glèbe noire ; il l’a comparée à celle de ses champs ; et il a ressenti un désir mêlé de jalousie et de regret, ainsi qu’un infini dédain pour les « indigènes. » « Ah ! si j’avais quelques arpens de cette terre-là ! Je saurais bien lui faire rapporter. Mais ici, Madame, les gens, c’est tous sauvages et tous feignans ! »

Opinion simpliste qui ne tient pas compte du climat, de la différence des races, de l’insécurité qui, depuis des siècles, paralyse l’effort du cultivateur, en ces malheureuses contrées balkaniques. Ainsi, par devoir et par plaisir, le Français a fait surgir les jardins et les potagers, au grand profit des estomacs éprouvés déjà par le climat des Dardanelles et qui ressentent l’influence des pays paludéens., Les malades apprécient les légumes frais, — si rares, si coûteux à Salonique ! — et tous chérissens leurs modestes fleurs, crocus et jacinthes, anémones, petits iris. Mais les fleurs ne suffisent pas à l’embellissement des jardins militaires. Les arrière-neveux de Le Nôtre aiment la géométrie décorative des plates-bandes, les lignes bien dessinées par du sable aux vives nuances, des cailloux de couleur, des fragmens de brique, du gazon et des saxifrages. Ils ne craignent pas l’ornementation symbolique et j’admire qu’ils aient su éviter la mignardise et l’emphase. A l’entrée d’un certain camp, tout Salonique peut contempler une superbe croix de la Légion d’honneur et une magnifique « citadelle de Carcassonne » portant celle inscription : « Vive Carcassonne pour le chef qu’elle nous a donné ! » Au camp de l’Aviation, une bande de gazon déroule en lettres de fleurs le vers célèbre de Victor Hugo :


Gloire à notre France éternelle !


Ailleurs, on voit l’aigle allemand percé de flèches qui sont les drapeaux des Alliés : « Patience ! » — dit l’inscription lapidaire, — « nous le plumerons ! »

Eux aussi, mes jardiniers de l’ambulance, ils ont su tracer, en cailloux colorés, sur un talus, le nom du général en chef, avec une gigantesque majuscule et un paraphe somptueux. Mais ce travail de patience ne vaut pas, pour moi, leur parterre de fleurs et de légumes, — jardin de soldat pareil à un jardin de curé.


Un coron flamand sous une lumière orientale. Cette impression que j’ai eue, d’abord, se précise à mesure que nous approchons de Lembet. Des maisons sans étage, toutes pareilles, alignées avec une régularité désolante, des femmes sur les portes, de la marmaille plein la rue, une misère décevante pour l’amateur de pittoresque qui ne craint pas les beaux haillons, et la pouillerie à la manière espagnole. Murillo et Delacroix seraient déçus. Le soleil, ici, ne dore pas les guenilles.

C’est que les guenilles des réfugiés grecs ressemblent à toutes celles que tous les réfugiés promènent, sur les routes dévastées d’Europe. Les femmes smyrniotes ou thraces qui ont fui leurs villages portent les vêtemens que la charité officielle ou privée leur a donnés, sans souci d’esthétique. Elles composent une bien pauvre foule, en jupons et camisoles d’indienne déteinte, et ne conservent de leurs anciens costumes que le petit voile blanc ou brun, imprimé de grosses fleurs, qu’elles nouent sous leur menton. Nu-pieds, elles surveillent des enfans chétifs, aux culottes déchirées, aux tabliers de cotonnade, coiffés de bérets et de casquettes. A la vue du docteur P…, elles accourent, et je suis l’objet d’une inquisition un peu hardie assurément, mais qui devient très vite affectueuse.

Ces femmes habitent depuis longtemps déjà le camp de Lembet. La plupart sont des Thraces ou des Macédoniennes dont les villages ont été détruits par les Bulgares et les Turcs pendant les guerres balkaniques. D’autres sont des Grecques d’Asie Mineure, évacuées des environs de Smyrne ou de Gallipoli. Le Comité de secours aux réfugiés, l’Association des dames grecques de Salonique, essaient de soulager une détresse trop lourde pour leurs ressources, et qui persiste, accrue par la cherté des vivres et l’état maladif d’un très grand nombre de réfugiés.

— Presque tous sont impaludés, me dit le docteur P… Voyez leur teint terreux, leurs chairs bouffies, et, chez les jeunes enfans, le ballonnement du ventre. Le foie fonctionne mal, l’entérite et la dysenterie font des ravages.

« Ces pauvres gens seraient pour nous de dangereux voisins, si nous ne pratiquions pas, dès maintenant, la prophylaxie du paludisme. Il n’y a pas encore beaucoup de moustiques, mais d’ici quelques semaines, elles pulluleront, les sales bêtes, et leurs piqûres propageront la fièvre. C’est pourquoi nous soignons les réfugiés comme nous soignons nos soldats, par la quinine à doses régulières et la bonne hygiène.

Il me raconte comment il a su, peu à peu, gagner la confiance de ces malheureux. Les hommes sont employés à des travaux de terrassement et touchent un salaire convenable. Les femmes pourraient faire du tissage ou de la broderie, si elles avaient des métiers. Mais tous, de race indolente et craintive, ignorant la valeur du temps et le sens du mot « prévoyance, » se contenteraient de végéter doucement, en gagnant tout juste de quoi manger, et il ne faudrait pas exiger d’eux les « coups de collier » que s’imposent les ouvriers et les paysans d’Europe. S’épuiser au travail, épargner, à quoi bon, puisque chaque génération a vu l’invasion et le pillage, puisqu’il y a le comitadji en Macédoine et le Turc en Asie Mineure ? Fermes brûlées, femmes violées, caravanes de fugitifs se traînant par les routes, deuil, désespoir et misère, c’est le lot de ces populations infortunées, depuis des siècles. La menace perpétuelle qui pèse sur les Macédoniens, — les plus laborieux de tous, — leur enseigne, dès l’enfance, la philosophie de la résignation, et ce fatalisme qui tient au climat, aux mœurs, plus qu’à la doctrine religieuse.

La dépression morale que subissent tous les déracinés de la guerre est un phénomène que nous avons pu constater, hélas ! trop souvent, en France même. Il n’est pas toujours facile de rendre à ces pauvres êtres le goût du travail et le sentiment que le travail est un devoir.

Les médecins et les officiers français que les circonstances ont mis en rapport avec les réfugiés de Lembet leur sont doublement utiles, en surveillant leur santé et en les obligeant à une activité réglée et rémunératrice.

On prétend que cette intervention des Français ne plaît pas à certains Grecs. Il me semble, au contraire, que cette collaboration improvisée devrait aviver des sympathies naturelles et que la bienfaisance, — surtout quand elle s’exerce au profit de gens dépouillés et chassés par les Bulgares, nos ennemis communs, — est une excellente politique.

Maintenant, j’appartiens aux femmes de Lembet. Elles ne veulent plus me lâcher et m’entraînent dans leurs maisons. Il faut que j’admire tout : les nattes posées à même le sol, le berceau de bois suspendu par des cordes et qu’une petite fille balance, les toiles brodées ou rayées, restes d’une splendeur défunte, et les icônes qui ont accompagné l’exode des fugitifs, tels les dieux d’Enée. Il faut que j’entre chez Katerini la dentellière, forte fille brune dont les larges yeux me rappellent les portraits peints de l’école alexandrine, et chez cette Polyxeni qui, tout à l’heure, accroupie et lavant son linge, riait à belles dents et nous faisait songer à cette autre fleur du sang grec mêlé au sang gaulois, notre Mireille…


MARCELLE TINAYRE.