Un épisode peu connu de la vie de Marceline Desbordes-Valmore

Imprimerie Delattre et Goulois (p. 2-10).


UN ÉPISODE PEU CONNU
DE LA VIE DE
MARCELINE
DESBORDES-VALMORE
D’APRÈS UNE LETTRE INÉDITE
Écrite à son amant, reproduite en fac-simile
Par Louis VÉRITÉ
DOUAI
IMPRIMERIE DELATTRE ET GOULOIS
Rue du Palais, 38 et 40



La lettre inédite de Marceline Desbordes que nous publions devait être insérée dans un journal de Douai quelques jours avant l’inauguration de la statue qui lui a été élevée dans le square Jemmapes. Mais pour des motifs que nous ne voulons ni rechercher ni apprécier, elle fut mise à l’index au dernier moment par la camarilla de ce journal dont la rédaction est confiée à un jeune homme qui n’a aucune attache à Douai.

Or, comme ce document autographe est le seul connu et qu’il est important pour la biographie de la muse douaisienne, qui est encore à faire, nous croyons devoir le publier intégralement sans aucun scrupule, car un poète du XVIIe siècle a dit avec raison : On doit des égards aux vivants ; on ne doit que la justice aux morts.

Au moment où la ville de Douai élève une statue à Marceline Desbordes-Valmore dont l’existence mouvementée et les malheurs sans nombre qu’elle a supportés avec une résignation toute chrétienne, ont fait de cette infortunée une martyre digne de compassion, nous croyons devoir, grâce à une communication qui nous a été faite, apporter quelque lumière sur un des évènements le plus ténébreux de sa vie.

Le distingué et savant bibliothécaire de la ville de Douai, M. Benjamin Rivière, officier d’académie, a publié récemment par souscription une petite partie de la correspondance de Marceline Desbordes.

M. Rivière a-t-il pris cette femme poète pour une Sévigné, une Maintenon ou une La Fayette ? Nous l’ignorons. A-t-il voulu aussi, en publiant ces deux volumes en faire une affaire de librairie ? Nous nous garderons bien de nous prononcer sur un sujet aussi délicat. Pour nous, cette publication intempestive malgré les éloges intéressés qui lui ont été prodigués par la camaraderie, et malgré plusieurs lettres admirables qu’elle contient, n’avait aucune raison d’être, car elle diminue Marceline au lieu de la rehausser.

En effet, presque toutes les lettres de Madame Desbordes roulent sur le même sujet, c’est-à-dire sur ses malheurs et sa misère, état de choses qui en rend la lecture fatigante et cause à la longue une impression de fastidieuse monotonie.

Or, comme cette femme de grand talent et de grand cœur a joué un certain rôle pendant la période romantique qui a produit Victor Hugo le plus grand poète du siècle et qu’elle a eu des rapports littéraires avec les écrivains les plus éminents de l’époque, nous pensions que le savant bibliothécaire, avec le flair qui le caractérise, se serait fait un devoir de publier une correspondance littéraire beaucoup plus importante au point de vue de l’histoire du romantisme que celle familiale et larmoyante dont il nous a gratifié jusqu’à satiété.

Il est vrai que pour donner au public une correspondance comme nous l’entendons et comme la conçoivent tous ceux qui s’occupent de l’histoire littéraire d’une époque, il fallait que l’érudit M. Rivière fît appel aux collectionneurs qui conservent précieusement les lettres de la muse douaisienne. Il fallait aussi, sans se rebuter, faire mille démarches, écrire aux amateurs et aux libraires marchands d’autographes. Aussi cette perspective ingrate et fatigante a peu tenté l’éditeur qui aime avant tout la tranquillité que lui procure sa grasse sinécure.

Il s’est dit : « À quoi bon ? J’ai sous la main la copie de cinq ou six cents lettres expurgées que le fils de Marceline a fait don à la bibliothèque qui est ma chose, (grâce à l’impéritie des membres d’une Commission dont les connaissances bibliographiques sont complètement nulles, fussent-ils bacheliers, licenciés, et même docteurs) cela me suffit pour faire revivre son nom un peu oublié dans la mémoire de ses compatriotes. Quant au reste il m’importe peu. »

Ce que nous avançons est si vrai, c’est qu’il est à notre connaissance que plusieurs personnes lui ont offert en communication des lettres aussi intéressantes que curieuses qu’il a refusées avec dédain sous le prétexte qu’elles n’entraient pas dans le plan qu’il s’était tracé.

Parmi les lettres qui figurent dans cette correspondance monotone, il s’en trouve une qui a pour nous une importance capitale et qui cache un secret qui n’a pas encore été révélé, c’est celle dans laquelle elle raconte à son frère Félix la mort de l’enfant qu’elle eut avant son mariage.

Tous les biographes de Marceline Desbordes, entre autres, M. Lacaussade, le dernier et le mieux renseigné de tous, se taisent sur le nom du père de cet enfant qu’elle appelle Olivier dans ses poésies. M. Rivière dans la notice qu’il lui consacrée n’en sait pas plus que son prédécesseur qu’il a copié. Serions-nous plus heureux ? Aux lecteurs d’en juger.

Un collectionneur de nos amis possède une lettre autographe de Marceline non datée ni signée, la seule connue de ce genre, et vraisemblablement écrite vers 1809 ou 1810, lettre des plus suggestives qui a échappé au feu. Après bien des tergiversations, et en présence de l’indiscrétion commise par la publication de M. Rivière, notre ami a fini par nous autoriser à la reproduire en fac-simile.

Janvier

Ne viens pas demain, bien aimé, j’ai mille corvées à faire, des visites d’obligation. Hier, j’ai reçu celle d’un gros homme d’esprit tout poudré, qui s’est d’abord mis à deux genoux pour demander merci. J’ai ri ! et j’ai reçu l’hommage de ses bonbons et de ses almanachs, que dis-je ! des plus précieux recueils du monde, puisque le nom de tout ce que j’aime s’y trouve. J’ai baisé ce nom qui décidera de mon sort. Adieu, mon Olivier.

Et mes trois frères, mes trois amis ? Apporte-les-moi donc, je t’en prie, ne laisse pas écouler un jour sans travailler. Songe que tu t’occupes de mon bonheur. Je la veux, cette jambe de bois chérie, ce pauvre poète déchiré, et surtout ce barbier laid et intéressant ; que tu as bien fait de les mettre en Espagne ! Ils n’ont jamais froid. Viens-y, petit ami, viens nous chauffer au soleil le plus pur. En attendant je te verrai samedi au coin du feu de mon amie[1].

Au verso de cette lettre un ancien collectionneur a écrit la note suivante signée des initiales E. D. et datée du 1er Juillet 1837 :

« Lettre autographe de Mme Desbordes-Valmore adressée à M. H. Audibert, ami de Talma, secrétaire de M. de Martignac, conseiller d’État et auteur d’ouvrages sur le théâtre.

« M. Audibert, comme on le voit était l’amant de Mme Desbordes, actrice à cette époque (1820-25 de l’Odéon) ; il est appelé ici Olivier. (M. Audibert était marseillais). Dans ses poésies Mme Desbordes parle souvent d’un Olivier. « Le plus précieux recueil du monde », comme il est dit dans cette lettre était un album de musique avec paroles de M. Audibert, de cet Olivier qui devait décider du sort de Mme Desbordes ! Quant à « La jambe de bois chérie » je ne sais ce que c’est, M. Audibert n’a jamais eu, que je sache, de jambe de bois. Le coin du feu de son amie était le coin du feu de Mlle Délia, actrice à l’Odéon et par conséquent camarade de Mme Desbordes. »

L’auteur de cette note a dû être très bien renseigné sur le nom de l’amant de Marceline Desbordes et ne l’a pas écrite à la légère, car il est affirmatif sur bien des points. Toutefois, il se trompe lorsqu’il avance qu’elle appartenait au théâtre de l’Odéon de 1820 à 1825, alors qu’à cette époque elle avait quitté la scène parisienne. On pourra nous objecter que M. Audibert, ne pouvait être son amant, puisque les dictionnaires biographiques le font naître en 1797, c’est-à-dire onze ans après la naissance de Marceline. Voici notre réponse : Nous savons à quoi nous en tenir sur le crédit qu’il faut accorder à ces compilations qui se copient les unes les autres et qui pour la plupart fourmillent d’erreurs. Pour nous, et jusqu’à preuve du contraire, cette date de 1797 est fautive et c’est celle de 1787 qu’il faut lire. D’un autre côté, l’annotateur est trop précis pour avancer un fait de cette importance sans avoir eu des raisons sérieuses pour le consigner sur une lettre de cette nature, alors que Marceline Desbordes-Valmore était vivante[2].

10 Juillet 1896.

  1. Dans ce fac-simile l’écriture a été réduite de moitié.
  2. M. Benjamin Rivière a fait précéder la correspondance intime de Marceline Desbordes d’une notice biographique dans laquelle il dit ceci : « Elle naquit dans une maison d’humble apparence, rue de Valenciennes, à Douai ; une plaque commémorative placée près d’une niche vide de sa statue (?) perpétue ce souvenir. »

    La plaque commémorative dont il parle est placée sur la maison Leclerc, rue de Valenciennes, no 32, alors qu’elle devrait être au no 36 où Marceline est née. Comment se fait-il que le savant bibliothécaire qui par sa fonction a sous la main tous les documents désirables, n’ait pas fait connaître en temps utile à la municipalité cette erreur regrettable qui fait passer les édiles de l’Athènes du Nord pour des ignorants ? Il a fallu que le savant archiviste de Douai (qui n’est pas officier d’académie) attache le grelot pour l’obliger à faire des recherches à ce sujet.

    En effet, quelques jours après l’inauguration de la statue de Marceline, il a été obligé de reconnaître dans une nouvelle notice biographique placée en tête de quelques poésies patoises de la muse douaisienne, que c’est dans la maison habitée par M. Dumarchez qu’elle a vu le jour.