Un écrit américain sur l’esclavage

Un écrit américain sur l’esclavage
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 50 (p. 507-510).


ESSAIS ET NOTICES
UN ÉCRIT AMERICAIN SUR L’ESCLAVAGE[1].


Depuis trois longues années déjà, une terrible guerre dont la première cause est l’esclavage des noirs sévit dans les États-Unis, des milliers d’hommes sont tombés sur les champs de bataille en expiation du crime national commis contre la race africaine, et cependant le grave enseignement que l’histoire de la lutte apporte avec elle n’a pas suffi pour éclairer toutes les intelligences au sujet des véritables raisons de la crise. Au risque d’être confondus avec la foule des personnes qui se laissent aveugler volontairement par leurs préjugés ou leurs passions, quelques hommes vraiment sincères se demandent encore si la révolte des planteurs esclavagistes n’est pas l’explosion d’une nationalité nouvelle formée peu à peu dans les états du sud sous l’Influence de causes multiples, telles que le climat, le genre de vie, la prédominance du travail agricole, l’inégalité du tarif douanier. Négligeant la servitude absolue de quatre millions d’hommes, ils donnent en revanche une importance capitale à une misérable question de droits d’entrée. À ceux qui partagent encore ces illusions, nous recommandons la lecture de l’ouvrage de M. Sargent. Les connaissances profondes de l’auteur et l’étude comparative des sociétés du nord et du sud, qu’il a pu faire dans une ville libre située sur la frontière des états à esclaves, autorisaient M. Sargent à traiter après tant d’autres les questions soulevées par la crise actuelle. Il l’a fait avec une extrême conscience, une modération parfaite ; ses lecteurs pourront lui rendre le témoignage que la chaleur de ses convictions ne nuit en aucune manière à l’équité de son jugement. Il n’a rien de ce patriotisme de mauvais aloi qui consiste à pallier les fautes de ses concitoyens ; il se contente de chercher la vérité, et nous croyons qu’il l’a trouvée.

Armé de citations nombreuses tirées pour la plupart des ouvrages et des discours des principaux hommes politiques du sud, M. Sargent démontre que l’esclavage est bien la raison primordiale des incessantes dissensions qui ont rempli l’histoire de la république américaine pendant les quarante dernières années, et qui ont abouti à la formidable rébellion des états du sud ; il prouve que l’insurrection des planteurs, accomplie contrairement au texte formel et à l’esprit de la constitution, n’avait pas simplement pour but de leur assurer l’indépendance politique, mais qu’elle avait surtout une portée sociale. Les grands propriétaires du sud voulaient s’assurer une domination incontestée sur les noirs et sur les pauvres citoyens blancs, étendre à leur gré « l’institution particulière, » et promulguer à la face du monde ce nouveau principe, que dans toute société la servitude des faibles est une garantie nécessaire de la liberté des forts. Pendant la première ferveur patriotique qui avait suivi la guerre de l’indépendance, les planteurs du sud avaient reconnu avec tous les autres citoyens que le fait monstrueux de l’esclavage devait être aboli ; ils n’avaient pas même osé, en dépit de leurs codes noirs, appuyer la servitude des nègres sur une seule loi positive : pas une seule de leurs constitutions d’état ne reconnaissait d’une manière formelle la légalité de l’esclavage ; mais, lorsque l’enthousiasme révolutionnaire se fut calmé, les intérêts grossiers reprirent graduellement le dessus, la triste condition des noirs ne fut plus aux yeux des planteurs qu’un mal nécessaire, puis elle fut considérée comme un bien véritable, et finalement la condamnation de toute une race au travail forcé devint un dogme social et religieux, la condition première de tout progrès. À la devise « liberté, égalité, fraternité, » on substitua délibérément celle de « subordination, esclavage, gouvernement. » L’élève de nègres qu’on faisait dans les états du centre, et que des esclavagistes eux-mêmes ne craignaient pas d’appeler une « récolte de chair humaine, » devint une œuvre juste, chrétienne, ennoblissant à la fois le maître et l’esclave. Emportés par le vertige que donne le triomphe, des hommes du sud voyaient dans l’esclavage une « institution divine ; » ils lui rendaient a un culte comme à la pierre angulaire de leurs libertés ; » ils « l’adoraient, comme la seule condition sociale sur laquelle il soit possible d’élever un gouvernement républicain durable. » Les coryphées de l’esclavage en étaient arrivés à haïr tout ce qui porte l’épithète de libre, culture libre, travail libre, société libre, volonté libre, pensée libre, école libre ; mais la pire de toutes ces abominations était pour eux l’école libre. » Sous l’influence de ces doctrines et de la diversité des intérêts, l’Union se partageait lentement en deux nationalités distinctes : l’une, au nord, composée de citoyens égaux et libres ; l’autre, au sud, n’ayant que des maîtres et des esclaves. Le contact de la servitude avait avili les populations méridionales. Les petits blancs, qui formaient avec les noirs la grande majorité des habitans du sud, devenaient par degrés les simples cliens des riches patriciens : ignorans, misérables, paresseux, ils n’avaient plus guère rien de commun avec les énergiques Yankees du nord. Ainsi que le dit M. Olmsted, « un grand nombre d’entre eux étaient décidément inférieurs aux nègres sous tous les rapports intellectuels et moraux. » Au nord et au sud, les esprits des hommes d’initiative étaient si profondément divisés et les mœurs des populations étaient devenues si distinctes que le maintien du pacte fédéral semblait tout à fait impossible : pour que la guerre civile n’ait pas éclaté plus tôt entre les deux fractions de la république, il faut que les souvenirs d’un passé de gloire et de prospérité communes, peut-être aussi une secrète frayeur de l’avenir, aient arrêté les fauteurs de la rébellion dans l’accomplissement de leur acte.

Le travail forcé des noirs et ses conséquences sociales ont seuls pu diviser les États-Unis ; une seule chose pourra les reconstituer, l’abolition de l’esclavage. Certainement des victoires comme celles de Gettysburg et de Missionary-Ridge exercent une grande influence sur la durée de la guerre : elles affaiblissent les armées du sud et concentrent la rébellion dans un espace plus étroit ; mais tous les triomphes stratégiques finiraient par être inutiles si la population du sud gardait l’esprit et les mœurs que lui a donnés l’esclavage des Africains. Les véritables victoires sont celles qui modifient la société méridionale dans son principe en remplaçant le travail servile par le travail des hommes libres ; ce sont les décrets d’émancipation, les votes d’affranchissement, le transfert des propriétés aux mains des affranchis. Les généraux vainqueurs et leurs soldats ne sont pas les seuls qui ont bien mérité de l’Union ; leurs services sont au moins égalés par ceux des maîtres d’école et des instituteurs obscurs qui se rendent dans le sud à la suite des armées, par ceux des humbles cultivateurs qui s’établissent sur les propriétés abandonnées et labourent eux-mêmes le sol qu’épuisait autrefois le travail esclave. Ce sont là les véritables conquérans, car ce sont eux qui transforment la société du sud en l’arrachant à l’ignorance et à la paresse. Grâce à leur exemple, les petits blancs apprendront la valeur de l’instruction et le prix du travail ; ils n’auront plus besoin de vivre aux gages des propriétaires de nègres, et l’amour de la grande patrie américaine naîtra chez eux en même temps que le sentiment de la dignité personnelle. Déjà plusieurs états à esclaves, jadis rebelles, le Tennessee, la Louisiane, l’Arkansas, demandent à rentrer dans le sein de l’Union en abolissant la servitude des noirs et en se reconstituant sur la base du travail libre. L’esclavage, et non le climat, séparait les deux portions de la république américaine : c’est à la liberté de les unir.

Élisée Reclus

  1. Les États confédérés et l’Esclavage, par M. F.-W. Sargent, de Philadelphie. — Paris, Hachette, 1864.