Un Étudiant à Paris au XVIIIe siècle

UN ÉTUDIANT A PARIS
AU XVIIIe SIÈCLE

LETTRES INEDITES

Dans la première moitié de janvier 1786, Jean d’Ibarrart d’Etchegoyen, issu d’une noble famille d’origine basque et âgé de seize ans, s’arrachait des bras de sa tante, Mlle d’Etchegoyen de Salles, qui l’avait élevé, et quittait Dax, sa ville natale, pour aller achever son éducation à Paris et y faire choix d’une carrière

Orphelin, pour ainsi dire dès le jour de sa naissance, jamais Jean ne s’était séparé de la digne femme qui lui avait servi de mère ; aussi le pauvre enfant allait-il se trouver bien perdu, seul dans la « grand’ville, » si loin de « tante Mimi » et privé désormais des gâteries et des mille petits soins dont l’excellente vieille fille l’entourait avec amour.

Ses premières lettres trahissent, en effet, de vives préoccupations :

« Ma chère tante, je veux vous rendre compte de mon voyage, que j’ai fait, grâce à Dieu, en très bonne santé, et avec des messieurs très aimables. A Bordeaux, on avait négligé de retenir ma place dans la voiture, mais, fort heureusement, il s’en trouva une de vacante, et nous partîmes, le lendemain, pour Paris, avec des officiers et M. Desperrier.

« Il nous en coûta gros tout le long de la route dans les auberges : ainsi, pour dîner, on nous demandait 50 sols et quelquefois un petit écu[1].

« Enfin, nous arrivâmes à Paris, le 19, à une heure après minuit : rien que pour un canapé où nous nous reposâmes en attendant le jour, sans manger ni boire, il nous en coûta un petit écu à chacun.

« Nous changeâmes alors de logement, M. Desperrier et moi, nous trouvâmes des chambres à l’Hôtel de Montauban où je suis encore... »

Sans perdre de temps, le jeune Gascon se mit à la recherche de ses compatriotes : il alla faire une visite à M. d’Arjuzon, fermier général, avec lequel il avait quelques liens de parenté. Celui-ci était veuf et habitait rue Louis-le-Grand avec son fils Gabriel, âgé de vingt-cinq ans, auquel Louis XVI avait accordé une dispense pour être admis à la Chambre des comptes, conseiller du Roi et receveur général des finances de Picardie et d’Artois, avant d’être majeur.

« M. d’Arjuzon me reçut avec toute l’honnêteté possible et m’invita deux fois de suite à diner. Je vis également son fils, qui est un très beau chevalier.

« Je fus ensuite chez M. Hiriart[2], de Bayonne, qui me fit voir les Tuileries et toutes les beautés de Paris. J’avais grand besoin de me distraire, car, de me trouver ainsi, je suis fort inquiet. »

Jean, cependant, n’était pas venu à Paris pour se promener et faire des visites, ses ressources s’épuisaient et il importait qu’il prît, sans retard, une décision au sujet de ses études.

Sagement, il résolut d’aller consulter M. Garat, qui était avocat et dont il avait connu la famille à Ustaritz. M. Garat demeurait rue Louis-le-Grand, dans la même maison que Suard, l’académicien.

Il fit un accueil amical au jeune homme et lui conseilla d’entrer, comme externe, au collège Mazarin.

Le 26 janvier, Jean écrivait à sa tante :

« M. Garat m’a fait entrer en philosophie au collège Mazarin ou des Quatre-Nations, situé quai Malaquais. Je continuerai à habiter l’Hôtel de Montauban à cause de sa tranquillité et parce que les femmes du monde n’y vont guère, ce qui est rare à Paris.

« Si j’avais cru Paris tel qu’il est, c’est bien certain que je n’y serais jamais venu, au moins si tôt, car je tâche d’économiser tant que je puis, et néanmoins mon argent s’en va... On y crève de faim, même en payant : le diner le plus simple coûte 22 sols, il se compose de soupe et de bouilli souvent assez mauvais. Notre petit ordinaire vaudrait bien, ici, 40 sols pour le moins. Je vais à la vérité au moins cher, mais ne le dites à personne, je vous prie.

« Là-bas, on fait croire que tout est bon marché à Paris, rien n’est plus faux : le sac à poudre se vend 3 livres et demie, encore par faveur, et les étoffes coûtent trois fois plus cher qu’à Dax. Par exemple, on a des habits pour un prix très avantageux à la friperie ; il y en a qui sont brodés, d’autres en velours, et ils valent moitié prix que ceux de drap : c’est donc là que j’irai chercher ce qu’il me faudra, car je ne veux pas sortir de mon rang. »

Parlant ensuite de ses projets d’avenir : « Pour entrer dans les gardes du corps, il est inutile d’y penser, car il faudrait avoir six pieds ou bien cinq avec grande protection et espérance de devenir grand. Si vous le voulez, je pourrai tâcher d’entrer comme surnuméraire dans quelque régiment, ou bien préférez-vous que je me destine à la robe ?

« Je ne veux rien faire sans vous consulter et suis toujours prêt à obéir à toutes vos volontés. Surtout ne vous chagrinez pas et ne soyez pas inquiète à mon sujet, car je me porte à merveille, je n’ai même pas été éprouvé par l’eau de la Seine. »

Si « tante Mimi, » peu au courant des tentations de la capitale, ne soupçonnait pas les dangers que pouvait y courir son neveu ainsi lâché la bride sur le col, il n’en était pas de même de M. d’Arjuzon, qui, à la prière de Mlle d’Etchegoyen, avait accepté de surveiller l’enfant et qui jugea prudent de restreindre cette liberté excessive. L’absence de « femmes du monde » et la « tranquillité » de l’Hôtel de Montauban ne lui offrant que des garanties insuffisantes de la sagesse du jeune philosophe, il résolut de le placer en pleine pension, au collège du Plessis-Sorbonne, où son fils avait reçu une excellente éducation.

Ce collège avait déjà un passé fort ancien[3] : fondé en 1322 par Geoffroy du Plessis, secrétaire de Philippe V le Long, puis restauré au XVIIe siècle par suite des dispositions testamentaires du cardinal de Richelieu et uni à la Sorbonne qui s’intitulait « sa mère, » le Plessis passait pour être, de tous les collèges de Paris, celui où la discipline scolastique était le mieux observée. C’était également, au témoignage d’un contemporain[4], l’un des plus brillans établissemens de la capitale, « tant à cause des études qui y furent constamment florissantes, ainsi qu’on en peut juger par la liste des prix au concours général[5] où il a le plus de nominations, que par le nombre et la qualité de ses pensionnaires, recrutés, pour la plupart, dans la haute noblesse du royaume et des pays étrangers. »

Le collège, à bon droit, s’enorgueillissait de compter au nombre de ses anciens élèves : le cardinal de Choiseul, le marquis de Lafayette, ainsi que plusieurs professeurs illustres dans l’Université, comme Rollin, Hersan, etc.

Matériellement, il ne laissait pas non plus trop à désirer : les logemens y étaient sains, commodes, les salles destinées aux exercices publics et les cours de récréation spacieuses, bien aérées et parfaitement entretenues. Les visiteurs admiraient beaucoup le réfectoire, qui recevait la lumière du jour par un plafond vitré, ainsi que la chapelle, bâtie en 1660, et ornée d’un beau buffet d’orgue, don du cardinal de Choiseul.

En 1786, le collège du Plessis avait à sa tête un « principal » nommé M. Dupuy, docteur en Sorbonne et membre de cette société, comme l’exigeaient, d’ailleurs, les statuts de la maison. C’était sous les auspices de celui-ci que le jeune d’Elchegoyen allait faire ses débuts.

Le 31 janvier, il apprenait à sa tante les changemens survenus dans son existence : « M. d’Arjuzon n’a pas jugé à propos que je reste au collège Mazarin, parce qu’il me fallait aller aux classes d’abord, prendre mes repas d’un côté, coucher d’un autre, ce qui me donnait beaucoup d’embarras. Il me met, aujourd’hui même, au collège du Plessis-Sorbonne, rue Saint-Jacques, où j’étudierai la logique. M. d’Arjuzon s’est aussi chargé de m’acheter un lit, deux paires de draps et un beau couvert d’argent de 40 livres. »

Quelques jours plus tard, il mettait sa tante au courant de ses nouvelles habitudes : « Nous nous levons à 5 heures et demie ; aussitôt habillés, nous faisons, en commun, la prière, puis une lecture spirituelle que nous reprenons le soir à 9 heures, avant de nous coucher. Nous avons ensuite étude jusqu’à la messe, à laquelle nous assistons tous les jours, à 7 heures. Un quart d’heure nous est alors accordé pour déjeuner, après quoi nous entrons en classe.

« L’ordinaire du collège est assez bon : pour premier dé- jeuner, un petit pain tout frais, excellent, et un verre d’eau ; de même pour la collation.

« À midi, on sert une bonne soupe, ce qui est rare à Paris, puis le bouilli, une entrée et du dessert.

« Le soir, on a du rôti : gigue de mouton, veau, agneau, avec une salade et du dessert.

« Le dimanche, à souper, on donne, pour varier, de la volaille : poulardes, pigeonneaux, etc., le tout très grandement toujours. Nous n’avons pas de vin, seulement j’ai pu en obtenir une demi-tasse à chaque repas en payant un supplément de 100 livres par an.

« On nous fournit de chandelles. Nous avons aussi un domestique pour faire nos chambres et un perruquier. Vous me dites d’avoir soin de mes cheveux, je n’y manque pas et puis dire, sans me vanter, que j’ai la plus belle tête de cheveux de tout le collège. À ce propos, je vous prie de m’envoyer un peignoir pour que la poudre ne gâte pas mes habits. »

Passant ensuite aux nouvelles du jour :

« On a fait mettre à la Bastille un monsieur nommé Cagliostro qui prétend avoir voyagé avec Dieu, s’être trouvé aux noces de Cana lorsque Notre-Seigneur changea l’eau en vin, et aussi avec Moïse quand celui-ci fit jaillir l’eau du rocher, de même pour tous les autres miracles. Il soutient que son domestique a sept cents ans. Mais c’est vainement qu’il a essayé de faire des prodiges, on n’en a pas été dupe. »

Chaque semaine, le jeune écolier ne manquait pas de tenir sa tante au courant de ses faits et gestes, se gardant bien d’omettre les plus petits détails :

« Je vous écris de mon lit, après que le maître a fait sa tournée pour voir si les chandelles sont éteintes, le plaisir de m’entretenir avec vous me dédommage de tout, même de sommeil.

« Je vous dirai d’abord que nous avons été, hier, aux expériences physiques, pour apprendre, et que nous fûmes tous électrisés deux fois sans en ressentir aucun mal.

« J’ai acheté un petit cahier pour écrire toutes les dépenses que je fais le long du mois, afin d’en rendre compte à M. d’Arjuzon à qui j’ai remis 13 louis à garder, de peur d’être volé ; ici, je ne conserve qu’une faible somme avec moi, car le domestique a la clef de ma chambre et il y entre quand il veut pour la ranger. D’ailleurs, tranquillisez-vous, je ne manquerai jamais de rien, M. d’Arjuzon l’a dit, et quand même il n’aurait pas de mon argent. Chaque fois qu’il me voit, il me demande si je n’ai pas besoin de quelque chose, aussi je tâche de répondre de mon mieux à toutes ses politesses.

« Nous ne ressentons pas du tout le froid, car, bien que le collège compte trois cents pensionnaires, nous ne sommes que six dans ma classe, ce qui nous permet de nous chauffer à notre aise.

« Vous ai-je dit, à propos, que j’ai retrouvé des compatriotes : MM. de Charitte, de Pau, et Daguerre, de Bayonne ? »

À cette lettre était joint une sorte de prospectus imprimé : « L’état de la pension que je vous envoie complétera les renseignemens que je vous ai déjà donnés, quoiqu’il passe sous silence la moitié des choses, afin de ne pas épouvanter les gens, sans doute. »

Ce document a le mérite de nous initier à quelques us et coutumes que l’on ne retrouverait plus dans aucun collège de nos jours. En voici les points principaux :

1° La pension de chaque écolier en chambre commune ou quartier (y compris le chauffage, la chandelle, le perruquier, papier, plumes et encre ; le service, les étrennes du portier, du domestique du quartier et des garçons de réfectoire ; les bougies et le balayage des classes, le cierge de la Chandeleur et celui de la Fête-Dieu) est, par an, de 650 livres.

2° Chaque écolier paie 24 livres, en entrant au collège, pour droit de table, chaise, pupitre, chandelier, mouchettes, lingerie, etc.

3° Tous doivent avoir un lit complet de deux pieds et demi, garni d’un pavillon monté sur une demi-lune attachée à la tête du lit... »

Certains élèves avaient le droit d’amener avec eux, au collège, un gouverneur et un domestique, mais ils devaient rester assujettis, ainsi que les personnes qui les accompagnaient, aux usages et règles de la maison.

Outre le prix du loyer de leur appartement, lequel était proportionné à sa grandeur, et celui de leur propre pension, ceux-là payaient 650 livres pour la pension de leur gouverneur et 550 pour celle de leur domestique.

Le « principal, » les professeurs et les gens de service logeaient dans l’établissement[6].

On verra par la lettre suivante, datée du 4 mars, jour du mercredi des Cendres, que le petit Gascon n’avait pas tardé à se familiariser avec sa nouvelle existence, et qu’il prenait même déjà goût à la vie de Paris.

« Ne vous chagrinez pas à vous figurer que l’ennui me tue, ma chère tante, c’était bon pour les premiers temps, je m’ennuyais alors comme un pendu, ici, mais cela a changé, à présent ; Paris est un endroit trop gai pour qu’on y reste triste. Messieurs d’Arjuzon père et fils m’ont fait sortir pendant les jours gras et m’ont mené plusieurs fois au spectacle, de sorte que je me suis bien amusé pendant le Carnaval, malgré la neige et le mauvais temps.

« Ils me témoignent, tous deux, beaucoup d’amitié et m’ont même dit d’aller chez eux quand bon me semblerait ; je saurai néanmoins, croyez-le, ne pas me rendre importun.

« Je voudrais apprendre à faire des armes, parce que cela fait bien tenir le corps, et aussi à danser ; les maîtres, ici, sont à vingt sols par leçon, soit pour écrire, soit pour chiffrer, danser, jouer du violon, etc. »

Mlle d’Etchegoyen craignit que « Poupon, » ainsi qu’elle se plaisait encore à appeler son neveu malgré ses seize ans, ne s’émancipât, aussi s’empressa-t-elle de lui faire des recommandations.

« Vous n’avez pas besoin de me recommander de me confesser souvent, répondit Poupon, car nous avons congé le samedi exprès pour ceux qui veulent y aller et, tous, nous sommes obligés de présenter un billet de confession tous les mois. Quant aux sermons, je suis charmé de vous apprendre que l’on nous prêche les évangiles tous les dimanches et à toutes les grandes fêtes, et que nous avons aussi catéchisme dans chaque classe. Nous autres, philosophes, nous avons comme prédicateur un docteur en Sorbonne, et je vous prie de croire qu’il nous fait des sermons bien en forme, un peu mieux qu’à notre cathédrale de Dax, je vous l’assure.

« Ne vous tourmentez pas non plus de notre nourriture pendant le Carême, elle est très bonne. Je crois vous avoir déjà dit ce que nous mangions les jours gras ? Les jours maigres, nous avons quatre plats à dîner : deux de poisson, deux de différentes entrées, et une pomme. Le soir, à la collation, du riz, des haricots ou des lentilles, avec du fromage, du raisiné, des pruneaux ou des mendians, mais presque jamais de châtaignes ; c’est trop cher, je n’en ai guère vu servir jusqu’ici que chez M. d’Arjuzon, c’est un luxe à Paris. Dans ce pays, en dehors du collège, on se croirait avec des huguenots, car on ne connaît pas le maigre, même dans les plus grandes maisons.

« Une chose, ma chère tante, qui m’a bien surpris, c’est que, par deux fois, vous me recommandez de me souvenir de vous. Est-ce que vous me croyez ingrat pour me faire de telles recommandations ? Pensez-vous que je veuille couronner d’épines les tendres soins que vous avez eus pour moi ? Je suis trop reconnaissant, croyez-le, pour commettre une pareille noirceur, et soyez bien persuadée que votre souvenir ne finira qu’avec ma vie. Je vous croyais si sûre de ces vérités que je ne pensais pas qu’il fût utile de perdre mon temps en vaines démonstrations.

« Adio, tante Mimi, zuri ene maytia, ene oro, ene bihotza[7]. »

Il est de fait que l’absence de l’enfant bien-aimé remplissait de tristesse le cœur de l’excellente tante. Poupon croit devoir remonter le moral de celle-ci, à sa manière :


« Mars 1786. — Je suis extrêmement fâché de savoir que vous ne mangez pas tranquillement, cela n’est pas une preuve d’amitié que vous me donnez là, au contraire, parce que vous sçavez que le chagrin abrégera vos jours ; du moins, si vous ne voulez pas penser à vous-même, pensez à vous conserver pour moi, peut-être que cela vous engagera mieux, en ménageant votre santé, vous ménagerez la mienne. Allez-vous récréer à la campagne et ne faites pas l’imbécile à pleurer... » Ici, Poupon s’arrête, il comprend qu’il passe la mesure et s’excuse : « J’espère bien que vous me pardonnerez ce mot qui est un peu trop libre pour un neveu, mais ce que je vous demande en grâce, c’est de ne pas vous abandonner au chagrin. Certes, nous avons eu de la peine en nous séparant, mais nous n’en aurons que plus de joie à nous revoir ; pensez à cela, dites-vous que je vous aime et ayez, je vous en prie, le cœur un peu plus mâle.

« Prenez une servante de plus et choisissez une bonne compagne, ne regardez pas trop si elle est extrêmement dévote et retirée, car celles-là sont quelquefois plus diables que les autres ; pourvu qu’elle ne soit pas libertine, c’est l’essentiel ; d’ailleurs Dieu connaît assez vos sentimens et votre délicatesse là-dessus. En faisant ce qu’on peut, on n’est pas tenu au reste, et puis tant pis pour elle après tout.

« Je vais vous rapporter les nouvelles les plus intéressantes pour vous distraire. Le roy vient de casser un arrêt du Parlement qui condamnait injustement trois hommes à la roue, on ne sait pas encore l’effet que cet acte d’autorité va produire. J’ai lu le mémoire justificatif qui a été fait à ce propos, il est de la dernière beauté, l’auteur se nomme M. Dupaty.

« Récemment, en Lorraine, un officier qui voyageait avec son domestique a fait la découverte d’une auberge où l’on empoisonnait les étrangers. Voici l’histoire : la servante de l’auberge s’était, croit-on, amourachée du cavalier à première vue ; lorsqu’elle lui apporta son souper, elle se prit à pleurer abondamment. L’officier surpris de ce chagrin subit la pressa de questions, si bien que la fille lui confia que les mets étaient empoisonnés. L’aubergiste, voyant que le repas lui revenait intact, monta pour proposer d’autres plats à son hôte, mais celui-ci déclara qu’il n’avait pas faim.

« L’aubergiste était à peine redescendu que l’officier vit arriver son domestique pâle comme un linge. Il raconta à son maître qu’il venait de l’écurie où les chevaux faisaient un bruit infernal en donnant dans le sol de furieux coups de sabots, il s’était approché d’eux et, à sa grande horreur, avait vu que les chevaux déterraient des cadavres !...

« Le maître engagea son domestique à reprendre du sang-froid et vérifia ses armes avec soin ; bien lui en prit, car l’aubergiste revenait, non pas seul cette fois, mais escorté de deux autres brigands. L’officier qui ne doutait plus de leurs mauvais desseins les reçut à coups de pistolet. L’aubergiste s’enfuit pour chercher du renfort ; pendant ce temps, le maître et le domestique se barricadèrent de leur mieux. Les assassins donnèrent l’assaut à la porte qui, fermée au verrou, résista à tous leurs efforts ; ils tentèrent alors d’escalader la fenêtre à l’aide d’une haute échelle, mais les deux assiégés, décidés à vendre chèrement leur vie, donnèrent de si vigoureux coups d’épée et jouèrent si bien du pistolet que la plupart de ces misérables restèrent sur le carreau, tandis que les autres, épouvantés, prenaient la fuite... On n’en sait pas davantage pour l’instant, mais je vous raconterai la suite de l’histoire quand je la connaîtrai.

« De tous côtés, on parle de meurtres considérables dans les provinces et même à Paris. »

Jean, depuis lors, ne manque jamais de tenir sa tante au courant de la chronique : « Je vais vous mander les événemens qui font le plus de bruit ici. On n’y parle que des Mémoires du comte de Cagliostro[8],qui est, prétend-on, le fils d’un cocher italien, et de Mme de Lamotte dont on examine les papiers pour voir s’il est vrai qu’elle descend des roys. Si, comme elle le dit, elle appartient à la famille des Valois, elle sera enfermée pour sa vie entière, autrement elle risquera beaucoup d’être pendue. On prétend que M. de Lamotte a été arrêté à Constantinople, d’autres disent qu’il a pris le turban...

« On s’occupe énormément aussi du mémoire du cardinal de Rohan, lequel se justifie, paraît-il, mais on croit généralement qu’il sera exilé pour le reste de ses jours.

« La reine est enceinte de six à sept mois. »

Cependant, avec sa tante, Poupon faisait l’important et se mêlait de donner des conseils : « Quand vous écrirez à M. d’Arjuzon, ne faites pas de longues lettres, ce n’est plus la mode, et cachetez-les avec d’autres hosties[9], les vôtres sont comme de la colle, nous en badinâmes beaucoup l’autre jour.

« Si j’étais là-bas, je vous enseignerais les modes de Paris : ainsi, par exemple, faites dire quelquefois, par le domestique, que vous n’êtes pas visible quand on vient pour vous voir, ne regardez pas à la fatigue des gens, autrement vous seriez sans cesse ennuyée par des importuns ; ils ne seront pas assez bêtes pour rester toujours devant votre porte si vous ne descendez pas. Ah ! comme je saurais faire cela à présent et sans me gêner ! De cette manière, vous mènerez une vie aussi tranquille qu’on peut le désirer, en pensant à son salut.

« Je vous écris pendant la nuit, car je suis très occupé. Je joins à mes travaux ordinaires l’étude de la géographie que j’ai honte d’ignorer et qui est de la première nécessité dans le monde. A propos, je suis charmé de vous faire savoir que j’ai appris, en deux jours, l’arithmétique et les quatre règles.

« Il faut être instruit, surtout quand on est reçu partout comme moi ; ainsi je vais très souvent chez M. d’Arjuzon où il y a toujours des gens de la première volée ; il faut donc que je montre des talens et que je ne passe pas pour ce qui s’appelle bête. Il me semble voir votre surprise en constatant que Poupon, qui était autrefois si paresseux, aime aujourd’hui autant le travail ; à dire la vérité, j’en suis surpris moi-même. Cela tient aux compagnies que je fréquente : entendre louer les sciences, voir le cas que l’on en fait, m’a donné le désir d’apprendre, et insensiblement j’ai pris goût au travail. Il est certain que, si j’étais resté à la maison, je n’aurais jamais rien fait, vous me gâtiez et me flattiez trop, c’est un petit malheur ; mais je ne vous en veux pas, car les femmes ne savent pas ce qu’il faut. »


« Paris, le 2 juin 1786. — C’est à la hâte que je vous écris deux mots pour m’informer de votre santé qui m’intéresse plus que tout, et pour vous rapporter le jugement rendu à propos de l’affaire du collier.

« La séance, commencée le matin, a duré jusqu’à 9 heures du soir. M. le cardinal de Rohan, qu’on voulait forcer à se démettre de toutes ses dignités avant le jugement, a déclaré qu’il aimerait mieux mourir que d’y consentir... », Suivent les dispositifs du jugement.

« Ce sont des nouvelles qui passionnent bien des gens et je vous assure que, cette fois, la poste sera joliment chargée. Adieu, tante Mimi, adieu, mon cher tout. »

Le 15 juin, Jean était de nouveau très perplexe au sujet de la carrière qu’il devait choisir ; « J’aurais pu m’engager dans les gardes du corps de M. le Comte d’Artois où le service est infiniment moins dur que dans celui du roy, mais M. d’Arjuzon et M. Garat me l’ont déconseillé, disant que ce corps est beaucoup moins bien composé que l’autre. J’ai hésité alors à entrer dans le corps de service de la reine où l’on m’avait promis un brevet de sous-lieutenant, mais j’ai refusé à cause de vous, car il m’aurait fallu aller occuper un poste dans une Inde... A propos des gardes du corps, je vous dirai qu’ils se sont beaucoup dégradés, dernièrement, par leurs violences à Beauvais. Ils étaient à la comédie et prétendaient ne point ôter leurs chapeaux, bien qu’on les en priât. Quelques spectateurs les sifflèrent. Furieux, ils sautèrent dans le parterre l’épée à la main et lardèrent une quinzaine de personnes. On dit que quatre d’entre eux ont été arrêtés et que le roy les abandonne à la justice. C’est une grande tache pour le corps tout entier... »

Passant ensuite à ses petites affaires personnelles, Jean prie sa tante de lui envoyer des cols, appelés « steinkerques » de « toile fine, parce que, à Paris, ils coûtent trente sols pièce, » des bonnets de nuit et des chemises, car « cette diable de blanchisseuse les maltraite atrocement en les nettoyant avec des vergettes qui sont dures comme des épingles de fer, et elle ne prend pas moins de six sols pour raccommoder le moindre petit trou. » Il prétend que les blanchisseuses de Paris n’emploient pas de savon et qu’elles se contentent de laver le linge dans la Seine, « qui est fort malpropre parce qu’elle sert de commodités à toute la ville, comme aussi de fontaine à l’Hôtel-Dieu où il y a 5 000 malades. » S’il demande ces objets de toilette, c’est qu’il tient à « être bien arrangé pour aller, de temps en temps, dans les compagnies ; » aussi vient-il de se commander « un habit à la grande mode, en drap de Silésie, avec une veste tissée d’argent, garnie de gros boutons comme celle de M. d’Arjuzon fils et de toute la jeunesse, et une culotte de satin noir, » ce qui lui coûte 72 livres ; puis il a acheté « des bas de soie fins » et « une paire de boucles de souliers charmantes, taillées en diamant, pour 39 livres. Ne dites ces prix à personne, car j’aurais honte d’être si économe, pensez donc : je trouve moyen, avec 2 000 livres, d’avoir l’air d’en dépenser plus de 9 000 :...

« Il ne me manque plus qu’une montre. Je vous le demande, quel est celui qui, dans une capitale, s’en passerait si longtemps ? Les moindres petits marmots, ici, en possèdent de superbes, et dire que j’ai de l’argent tant que j’en veux :... Il faut que je vous félicite, la vôtre est à la mode, actuellement on ne voit d’autres montres que des grands placards d’argent, il est vrai d’ajouter qu’elles marquent non seulement les heures, les minutes et les secondes, mais aussi le jour et le quantième du mois. »

La belle saison procure au jeune écolier des distractions nouvelles ;


« 19 juin. — Nous venons d’avoir, le 12, notre congé du lundi de la Trinité. Ce jour-là, le roy, la reyne et les grands seigneurs quittent leurs résidences pour les abandonner aux écoliers qui sont en vacances et qu’on laisse maîtres partout. Toutes les portes leur sont ouvertes et les cascades de Versailles, de Sceaux, de Saint-Cloud marchent en leur honneur.

« Vous pensez si je tins à profiter de l’occasion ! Je fus à Versailles, à pied, avec quatre camarades, et je vis la reyne, à trois pas de distance, qui montait dans son carrosse pour nous laisser le château bien libre ; elle est terriblement grosse et ne peut tarder à accoucher[10]. Je vis aussi Madame[11], ainsi que Madame la Comtesse d’Artois, etc. Quant aux beautés du palais, on ne peut rien voir de semblable dans le monde, je renonce donc à vous en faire la description, les expressions me manqueraient :... Nous revînmes le soir, enchantés de notre journée, mais bien fatigués.

« Nous avons célébré la Fête-Dieu en grandes pompes. L’évêque du Puy vint officier au collège et le prédicateur du roy nous fit un sermon. Représentez-vous le coup d’œil : 60 encensoirs, 60 fleuristes, 100 chapes, 40 prêtres, la musique des gardes françaises composée de 30 exécutans, et chacun de nous portant un cierge :...

« A propos de la fête, j’ai une grande et même très grande nouvelle à vous apprendre : on choisit, à Paris, ce jour-là pour lever un ballon dans lequel étaient montés son constructeur avec un aide. Quand les deux hommes se trouvèrent à une grande hauteur, ils furent salués par des coups de canon et les applaudissemens de la foule. C’était superbe ! Ce n’est plus défendu apparemment, car ils vont recommencer bientôt, croit-on. Ne dites pas que le ballon a fait pleuvoir, parce qu’il tombait de l’eau déjà le matin. »

Avec l’été, Paris allait se dépeupler et Jean d’Etchegoyen perdre momentanément ses amis :


« 24 juin. — M. d’Arjuzon part pour la campagne d’où il ne revient qu’en novembre, mais il a laissé l’ordre à son trésorier, M. Soustras, que je connais beaucoup et qui est fort aimable, de ne me laisser manquer de rien. M. son fils m’a conjuré d’aller les retrouver aux vacances ; c’est le jeune homme qui a le plus de politesse que l’on puisse voir ; à vrai dire, il mériterait une place parmi les dieux, tant il est accompli. »

L’évêque de Dax, Mgr Le Quien de la Neufville, arriva à Paris fort à point pour distraire notre collégien.


« 29 juillet. — Je tenterais vainement de vous dire l’aimable réception de monseigneur, de vous marquer sa bonté, son amitié, non d’un évêque, mais d’un ami. Il m’a trouvé transformé à mon avantage et me le manifesta quinze ou dix-huit fois. Avec mon petit amour-propre de Basque, je ne puis m’empêcher de vous avouer qu’il a raison et que, depuis le peu de temps que je suis ici, j’ai beaucoup changé, non du côté du cœur, mais pour les manières, le langage, etc., soyez-en persuadée, sans s’aveugler.

« L’air de Paris fait du bien et apprend à faire tenir la tête comme il faut ; de même pour l’esprit, il bannit cette timidité que les provinciaux ont pour l’ordinaire. Et puis je commence à avoir l’accent français ; bien des gens, à m’entendre parler, ne se douteraient pas que je suis Gascon.

« J’assistai à la toilette de l’évêque, qui me dit d’un ton bien sincère avant de faire sa barbe : « On ne se gêne pas avec ses amis ! » Il m’offrit ses services pour le présent ainsi que pour l’avenir, et me fit promettre d’aller, de temps en temps, dîner chez lui. Je fus réellement confus de toutes ses politesses, et tâcherai d’y répondre de mon mieux. »

Cependant on approchait de l’époque de la distribution des prix.

Le collège du Plessis « célébrait cette cérémonie anniversaire devant une assistance considérable sous les regards favorables des Muses de l’Académie de Paris et les auspices de la Sorbonne, sa mère, » lit-on dans un imprimé du temps. Quant aux vacances, dit le règlement, elles commençaient le 15 août et se clôturaient le 1er octobre.

Le jeune d’Etchegoyen ne profita pas de l’invitation que M. d’Arjuzon lui avait faite de venir à la campagne. Une lettre datée du 30 septembre, la seule que nous ayons pendant la période des vacances, semble, au contraire, indiquer qu’il passa ses six semaines de congé au collège. Il n’en avait pas, pour cela, perdu sa gaieté et sa bonne humeur.

« Vous me trouvez badin, ma chère tante, je vous dirai qu’il faut l’être quand on se trouve en compagnie, j’ai toujours fort bien entendu le badinage et c’est même ce qui m’a fait le plus aimer ici. »

Chaque année, à la Saint-Rémy, époque de la rentrée, il était d’usage, dans tous les collèges de Paris, que les élèves eussent à subir un examen, en présence du « principal, » qui, ensuite, les répartissait suivant leurs forces dans les différentes classes. Jean supporta cette épreuve avec succès. Il le dit à sa tante, mettant de côté une modestie qu’il jugeait inutile... « Si, près de vous, on fait mon éloge, ici, je n’en puis soutenir le poids tant tout le monde m’en accable ; il est vrai que j’ai bien travaillé ; aussi le principal et les maîtres veulent-ils absolument que je soutienne une thèse générale sur la physique et les mathématiques à la fin de l’anuée scolaire. Il est sûr que cela me ferait beaucoup d’honneur et que bien des gens en enrageraient ; mais j’hésite, c’est si coûteux ! Je ne m’en tirerais pas à moins de 800 livres. Rien que l’impression de la thèse coûte 200 livres, il faut ensuite faire disposer la salle, donner une sorte de collation aux examinateurs, aux académiciens, ainsi qu’à nos connaissances et à nos correspondans, ce qui revient à 400 livres, puis il y a le présent d’usage aux professeurs : une paire de gants avec un louis dans chaque doigt. En tout cas, si je me décide pour cette thèse, je vous la dédierai, pourrai-je mieux faire que de choisir la personne à qui je dois tout ?...

« J’attendrai M. d’Arjuzon, qui va revenir à la Toussaint, pour en conférer avec lui. Il est, pour le moment, avec M. son fils à sa terre de Louye[12] où tous deux s’amusent comme des roys. »

La thèse à soutenir, dont il est ici question, était d’un usage fréquent dans les collèges. Elle clôturait les études scolaires et remplissait à peu près le même rôle que le baccalauréat de nos jours.

Par la suite, Jean renonça à cette coûteuse satisfaction d’amour-propre qui ne devait lui être d’aucune utilité pour l’avenir. « Nous avons convenu que je ne soutiendrai pas ma thèse, écrit-il en novembre, n’y pensons plus, revenir là-dessus serait un très grand enfantillage de ma part, j’aurais l’air de ne pas faire le moindre cas des avis de M. d’Arjuzon après avoir été les lui demander ; ce serait donc lui manquer essentiellement, cela ne m’arrivera jamais, car vraiment il ne le mérite pas après toutes les bontés qu’il n’a cessé d’avoir pour moi. »

Après avoir hésité pendant quelque temps entre différentes carrières, le jeune d’Etchegoyen s’était décidé, sur le conseil de ses amis, à faire son droit à Paris, après quoi il reviendrait s’établir définitivement dans le Midi, auprès de sa tante : « La crainte de vous déplaire, lui dit-il, m’a fait prendre la résolution de revenir à Dax, une fois mon droit terminé. Je vous prierai alors de m’acheter une charge de conseiller ou de juge, suivant vos facultés, et là, installé près de vous, je mettrai tous mes soins à vous rendre la vie la plus agréable qui dépendra de moi. » Tante Mimi crut certainement entrevoir les joies du Paradis à la réception de cette lettre. Malheureusement ce bonheur devait se faire attendre longtemps encore, un étudiant en droit ne pouvaut prendre sa douzième et dernière inscription et prêter serment d’avocat qu’à la fin de sa troisième année d’études. « Je suis fâché, même plus que vous, répondit Poupon à ses doléances, de ne pouvoir tout terminer avant trois ans. Je vais prendre ma première inscription à la Saint-Martin, puis, l’année prochaine, quand j’aurai fini toutes mes classes, je me mettrai, si c’est de votre goût, chez un avocat ou un procureur pour suivre mes études de droit ; je profiterai plus ainsi qu’au collège. »

Tante Mimi adopta ce plan sans enthousiasme ; elle calcula ses ressources et se demanda, non sans inquiétude, si elle pourrait subvenir aux dépenses qu’entraînerait cette vie de Paris pendant plusieurs années encore ; mais son neveu, avec la belle insouciance de son âge, ne s’embarrassa pas pour si peu ; plein de confiance en lui-même, il leva sans le moindre effort toutes les difficultés.

« Si vous étiez à court d’argent, il faudrait ne rien vendre, mais tout simplement patienter jusqu’à ce que ma carrière commence à me rapporter. Je pourrai alors m’acquitter envers vous, chère tante Mimi, puis je songerai à me marier. Ne vous tourmentez donc pas, et dites-vous que ce n’est pas l’Enfant prodigue qui parle, mais la Sagesse. »

Cette question de mariage préoccupait souvent notre écolier. « Vous me souhaitez bonne fortune, écrivait-il aux environs de la nouvelle année, mais quel parti voulez-vous que je trouve étant au collège ? A vrai dire, je préfère vivre le plus que je le pourrai en garçon : c’est trop gênant, une femme ; je suis toujours le même quant à cela. »

En attendant que le moment fût venu pour lui de jouer le rôle de jeune premier. Poupon était très affairé par les préparatifs de la fête annuelle de « Monsieur le Principal, » qui devait avoir lieu le 22 octobre, et à l’occasion de laquelle les élèves auraient deux jours de congé : « Ce sont les philosophes qui, tous les ans, sont chargés de cet embarras ; me trouvant dans les anciens, j’ai été désigné, avec deux autres de mes camarades, pour recueillir les cotisations et tout organiser, ce qui n’est pas une petite affaire : nous aurons des symphonies, des feux d’artifice, et nous illuminerons tout le collège jusqu’aux toits. » Ce fut presque du génie que Jean déploya à cette occasion ; que l’on en juge : « Je ris aujourd’hui d’une aventure qui manqua tourner pour moi au tragique, voici le fait : vous sçavez, ma chère tante, que nous étions trois délégués pour diriger la fête et en faire les honneurs ; tout marcha à souhait jusqu’au souper. M. le Principal nous donna un repas superbe avec trois services et force bouteilles de vin, mais ne voilà-t-il pas que mes deux compagnons se grisèrent, de telle manière que l’un ronflait comme un chantre, tandis que l’autre pleurait à chaudes larmes ; sans doute qu’elles ne lui coûtaient pas plus qu’à une femme :...

« Fort heureusement, je ne perdis pas la tête, mais je dus quitter la table pour veiller à tout : recevoir les étrangers, placer les dames pour lesquelles il faut toujours avoir mille complaisances, me mettre en frais d’amabilité pour M. le Principal, puisque la fête se donnait pour lui, m’occuper de la musique (celle des Gardes françaises, la meilleure de tout Paris), faire jouer tous les airs que l’on souhaitait, sans oublier les rafraîchissemens à offrir, avoir l’œil aux illuminations, donner le signal du feu d’artifice et paver toutes les dépenses. Je n’ai pas trop mal manœuvré sous ce rapport, puisque, sur 4 000 livres, il me reste encore 9 sols !

« Ah ! il aurait fallu que vous vissiez comment je les menais tous, comment j’étais obéi et comme je savais faire l’homme d’importance ! Heureusement, j’ai tout bien combiné et contenté tout le monde sans, de mon côté, être dupe de personne. Quant à M. le Principal, il ne cessait de faire mon éloge à tout venant, et il m’a remercié plus de cent fois.

« J’avais bien droit à un petit dédommagement pour toutes mes peines, n’est-il pas vrai ? aussi, sans rien dire à personne, je m’emparai d’une bouteille de vin blanc et d’un beau poulet que je mangeai froid, le lendemain, sans faire le difficile, et bien bon je le trouvai... »

A la Saint-Martin (11 novembre), le jeune d’Etchegoyen prit sa première inscription de droit et se mit à piocher les Institutes de Justinien : « Nous travaillons comme des massacres à des choses très abstraites et qui demandent beaucoup de capacité ; quoiqu’il ne faille pas tant d’esprit pour vivre à Dax, je ne veux pas qu’on puisse dire que je suis une pauvre tête et qu’on se moque de moi. « Je fus souper, mardi dernier, en Sorbonne, j’y soutins une sorte de thèse soi-disant contre la religion, j’argumentai beaucoup pour m’instruire, car je ne veux rien croire en aveugle, et j’eus grand plaisir à voir mes preuves confondues ; je ne devrais pas dire « mes preuves, » ce sont plutôt celles des sectes qui se sont élevées contre la religion.

« A ce propos, vous apprendrai-je qu’il n’y a pas de sorginas[13] ? je vous le prouverai très facilement. Je sais que je ne vous ferai pas ma cour par ce moyen et il me semble vous entendre dire que je deviens incrédule ; mais, si je vous explique tous les désordres, les maladies, etc., par les moyens physiques, j’espère que vous serez convaincue ? Il me faudrait vous écrire des volumes ; aussi, pour aujourd’hui, me contenterai-je de vous dire que tout vient de la dépravation des mœurs. D’ailleurs, je vous enverrai un livre sur les maléfices que je vous prierai de lire avec attention, je l’ai trouvé très juste, et j’en juge par ce que je connais des expériences physiques. Au surplus, ne vous cassez pas la tête à chercher à me comprendre, c’est bon pour les gens qui ont fait leurs études.

« Sachez aussi, tante Mimi, que Paris n’est pas tel que vous et les autres me le représentiez ; vous m’en aviez tant et tant dit que j’étais très méfiant en y arrivant. A Paris, voyez-vous, il suffit simplement de savoir se gouverner, regarder à tout, être sage et surtout n’être pas enfant, autrement l’on est perdu, volé, dupé quoique garçon :... Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, je me suis montré, moi, si rusé que je n’ai été presque pas dupe. Il n’y a rien de plus facile que de vous attraper, vous autres gens de province : aussi, à présent, si je le voulais faire, cela ne dépendrait que de moi, mais je m’en garderai bien, car je ne veux que l’équité : ce mot renferme toutes les vertus qu’un homme doit avoir.

« Il fait très froid déjà et nous n’aurons de feu qu’en novembre :... »

Il eût fallu que tante Mimi fût bien difficile pour n’être pas prodigieusement éblouie par tant de science unie à tant de sagesse ! Toutefois, il est bon de reconnaître que Jean n’était pas seul à se rendre justice. Le 21 décembre 1786, M. d’Arjuzon écrivait à Mlle d’Etchegoyen de Salles : « Je ne saurais trop vous faire les éloges de M. votre neveu, c’est un joly sujet qui se conduit on ne peut mieux. Je suis très persuadé qu’il vous donnera la satisfaction que vous pouvez désirer ; il est rangé et fort économe, car, quand je luy offre de l’argent, il me répond qu’il n’en a pas besoin, aussi n’avait-il pas dépensé celui que j’avais avant la dernière lettre de change, quoiqu’il ait plusieurs maîtres à payer, outre sa pension. »

Le jeune collégien continua à tenir sa tante au courant des incidens de chaque jour : le 14 février 1787, il lui annonça qu’il allait prendre sa seconde inscription de droit. Quand il n’avait rien d’intéressant à lui dire touchant ses occupations, il l’entretenait des nouvelles publiques.

Le 15 décembre 1786, il lui avait écrit : « Le prince Ferdinand, frère du cardinal de Rohan (qui a été mêlé à la triste affaire du collier), voulait chasser dans une propriété privée ; un garde survint et le pria poliment de se retirer, le prince traita celui-ci de polisson et lui tira un coup de fusil, le garde tomba, mais pourtant comme il se relevait, le prince, craignant sans doute de justes représailles, l’acheva d’un second coup de fusil. Décrété de prise de corps, le prince est actuellement à Versailles. Le cas est grave, attendu qu’il est archevêque et qu’il a commis ce meurtre dans son propre diocèse[14]. Décidément, cette famille joue de malheur :...

« Il fait si froid que la rivière a pris dans un endroit. Jugez si la température est rigoureuse, puisqu’on nous laisse au lit une demi-heure de plus, le matin, et que, le soir, on nous donne en moins une demi-heure de classe :... »

Le 12 février 1787, se réunit la première assemblée des notables. « L’assemblée fait renaître bien des espérances, on croit que tout ira mieux, que les terres se vendront le double, même le triple et que le commerce sera florissant... »

Le 25 mai, l’assemblée des notables clôtura sa session : « Je fus en promenade au palais royal de Sceaux le jour où le duc de Penthièvre donna un repas à l’assemblée de sa chambre, écrivait Jean le 5 juin. Il n’est pas possible de décrire ce que j’y ai vu, on se serait cru dans le Paradis ! je suis sûr que celui d’Adam ne le valait pas ! Au milieu du parc, des cascades offrant le plus magnifique coup d’œil : représentez-vous sept colonnes d’eau formées chacune par une centaine de petites, échelonnées depuis le sommet jusqu’en bas d’une côte comme celle de Saint-Lon. Au pied se trouvait un immense bassin avec un jet d’eau qui se perdait en fumée dans les airs et, tout autour, les dieux de la fable vomissaient des torrens d’eau.

« Que vous dirai-je du repas :... Je n’arrivais cependant pas de province... eh bien ! quand j’entrai dans la salle, je fus ébloui : tout était servi dans du vermeil ; on avait placé, au milieu de la table, un grand plateau sur lequel se trouvaient représentés des grottes superbes, des rochers avec des jets d’eau d’un pied et demi de haut, des labyrinthes de toute beauté, à travers lesquels circulait tout un monde en miniature et surtout des abbés. J’aurais donné tout ce que je possède pour que vous vissiez ces magnificences. Sceaux est vraiment le séjour des dieux !... »


« 30 juin. — Les savans ont découvert trois volcans (dont deux éteints] dans la lune : les plus fameux astronomes de Paris sont partis pour Londres afin de les mieux observer. »


« 7 juillet. — M. le duc d’Harcourt a donné sa démission de gouverneur du Dauphin à M. le duc de Montmorin, parce que la Reyne tenait à ce que son fils eût un évêque pour précepteur, tandis que le duc voulait un simple ecclésiastique qu’il pût renvoyer en cas de mécontentement.

« Mme de Lamotte est sortie de la Salpêtrière d’où, paraît-il, on la fait évader ; on prétend aussi qu’elle a été rejoindre son mari en Angleterre et que tous deux y ont été empoisonnés. »

Celle année-là Jean d’Etchegoyen ne passa pas ses vacances au collège : MM. d’Arjuzon, père et fils, appréciaient fort ce gai et gentil compagnon, si poli, si réservé, dont la bonne humeur était à toute épreuve, et qui, à travers ses fanfaronnades gasconnes, montrait un caractère déjà si fortement trempé, uni à une si précoce raison. Ils l’avaient donc invité à partir avec eux, aussitôt après la distribution des prix, pour Louye, en Normandie, où ils passaient la belle saison. Jean accepta la proposition avec enthousiasme et, aussitôt arrivé chez M. d’Arjuzon, écrivit à Mlle d’Etchegoyen une lettre qu’il data ainsi :


« Du plus bel endroit de l’univers, 7 août 1787. — Quel charmant voyage, ma chère tante ! On était arrivé que je ne croyais pas avoir fait le quart du chemin.

« Louye est à 25 lieues de Paris, nous avons mis huit heures pour faire le trajet en poste avec deux carrosses ; voilà comme vous devriez voyager.

« Ici tout est superbe : le château, d’abord, qui est bâti depuis 365 ans, mais qui semble tout neuf tant il est beau ; il est construit sur une grande hauteur et entouré de quatre vastes terrasses. Derrière, s’étend un parc immense, percé d’avenues qui n’en finissent pas... »

Quelques jours plus tard, Jean écrivait de nouveau : « Chère tante, je m’amuse comme un roy et mieux encore, mais cela ne m’empêche pas de penser à vous et de vous aimer. Mes plaisirs sont variés tant au dehors qu’au dedans : la chasse, la poche, les promenades, tantôt en carrosse, tantôt en phaéton, en cabriolet ou en tape-cul, et toujours des parties dans les environs. La société est fort brillante : des cordons rouges[15] et bleus[16], on ne voit que cela. Dimanche, nous étions trente-deux à table. Je vous citerai, parmi les invités, deux Béarnais : messieurs de Laussat et de Lesparda, receveurs généraux des finances. Mme la comtesse de Berne, M. de Borda, le comte de Montceau, le comte de Lépinay, tous ici me témoignent de l’amitié. Je commence, il faut le dire, à posséder l’usage du monde, n’ayant plus cette timidité d’un écolier ou d’un provincial. » Jean estime donc que le moment est venu pour lui de « jeter un peu de poudre aux yeux de quelque belle ; » aussi se préoccupe-t-il beaucoup de paraître avec tous ses avantages.

« Je vous prie de me faire confectionner des chemises de belle toile avec un grand collet à la mode, ainsi que de longues cravates à la Steinkerque, parce que maintenant on les attache par devant avec une rosette. Veuillez aussi m’acheter des bas plus fins et des mouchoirs blancs : je suis seul à me servir de mouchoirs de couleur. J’ai dû me commander des jabots avec des manchettes de batiste, et une culotte de nankin étroite comme on les porte... »

Pendant le séjour de son neveu à Louye, Mlle d’Etchegoyen devait être assujettie, elle aussi, aux exigences de la mode : « Je vous prierai, quoique avec peine, ma chère tante, de vous servir d’un plus petit papier quand vous m’écrirez ici, tout le monde rit de me voir déplier de longues et larges feuilles, de sorte que je n’ose montrer vos lettres à M. d’Arjuzon. »

Ces petits accès de vanité, si excusables surtout chez un si jeune homme plus ou moins cousin de Cyrano et de d’Artagnan, n’étouffaient pas le cœur chez Jean : ses lettres débordent de tendresse pour sa tante, et il ne sait qu’inventer pour témoigner sa reconnaissance à ses hôtes : « Je vous prie de m’envoyer un jeune chien de montagne pour M. d’Arjuzon. » Une autre fois, ce sont des ortolans qu’il fait venir de son pays, ainsi qu’un « vin de liqueur » pour le fils de celui-ci, puis des jambons de Bayonne, si magnifiques que Mme de Berne les fait portraiturer sur un service de porcelaine : « Je pris cela pour une très grande faveur, surtout de la manière qu’elle me le dit. »

Cependant le temps s’écoule au milieu de distractions de tous genres : chasses où le jeune Gascon est plusieurs fois « le roy, » parties de billard, « comédies de salon deux fois par semaine, » soirées à la ville de Dreux « où l’on se rend en carrosse à quatre chevaux » et où l’on donne « des concerts, le jeudi, ainsi que de fort jolis bals, » etc., etc.

Arrivé le 15 novembre, Jean n’est pas rentré au Plessis. Il reviendra à Paris avec M. d’Arjuzon, qui lui a conseillé, écrit-il, de prendre pension chez un procureur pour y continuer ses études de droit.

Ici se trouve une lacune dans la correspondance qui ne reprend que le 10 mai 1788. M. d’Arjuzon fils, étant parti faire un voyage d’agrément en Angleterre, Jean d’Etchegoyen alla habiter avec le père, rue d’Aguesseau, dans l’hôtel que M. d’Arjuzon avait acheté au marquis de Lafayette[17], le 3 juillet 1786, « le mieux situé de tout Paris, dit Jean. On m’y a fait arranger un appartement charmant, très commode, pourvu de tous les agrémens et avantages que l’on peut avoir dans ces belles maisons. »

Suivent les nouvelles politiques : « Le roy a cassé tous les parlemens, celui d’ici est investi comme une ville de guerre pour que personne n’y pénètre.


« Le 30 mai. — Le Parlement n’est pas rentré :... on crie beaucoup, je ne sais ce que cela deviendra !


« Le 21 juin. — La noblesse de Bretagne s’est révoltée à cause des réformes que l’on veut introduire dans le Parlement ; de même à Grenoble.


« Le 19 juillet. — On a fait mettre à la Bastille les députés de Bretagne, pour avoir tenu une assemblée chez eux. On dit, en outre, qu’il y a quatre ducs et pairs qui sont exilés avec ordre de se démettre de leurs charges.

« On a cassé en Bretagne un régiment qui avait délibéré et pris la résolution de n’exécuter aucun ordre.

« Les ambassadeurs du roy Tippoo-Saïb[18] sont arrivés à Paris avant-hier. »

Jean, qui avait pris régulièrement ses inscriptions de droit, se préparait à passer sa licence, ce qui l’obligeait à subir un examen sur les Décrétales et à soutenir une thèse sur les Livres du Digeste. Après quoi, lorsqu’il aurait pris sa douzième inscription, il allait avoir encore à passer un examen en forme de thèse sur le Droit français, en présence de deux docteurs agrégés et de son professeur de droit[19]

« Je dois soutenir ma thèse dans les premiers jours de septembre, écrit Jean à sa tante le 19 juillet 1788, en attendant, comme c’est plutôt une formalité à remplir qu’une réelle occupation, je vais aller rejoindre M. d’Arjuzon à Louye. Je mettrai, quand même, mon temps à profit, en me perfectionnant dans l’anglais avec mon ami d’Arjuzon, qui est revenu d’Angleterre. C’est bien le plus charmant jeune homme que je connaisse… »

De même que l’année précédente, les distractions se succèdent à Louye sans interruption, laissant à peine à notre étudiant la possibilité de veiller à ses affaires. Ce sera sûrement le meilleur temps de ma vie, dit-il, je me porte bien, je suis petit de taille il est vrai, mais petit diable, je jouis de tous les plaisirs, excepté, tante Mimi, de celui de vous voir. Ah ! que n’êtes vous ici ! je n’aurais plus rien à souhaiter ! »

« Voici les nouvelles, écrit-il le 29 août : Mgr l’archevêque de Toulouse[20], qui était premier ministre, est remplacé par M. Necker. Deux arrêts avaient été publiés avant son départ : l’un pour la convocation des États-Généraux, l’autre au sujet du paiement des rentes sur l’Hôtel de ville, ainsi que sur les pensions et les rentes viagères. Il était dit que l’on paierait les trois cinquièmes en argent et les deux cinquièmes en billets pour les sommes au-dessus de 600 francs ; au-dessous, on devait payer comme auparavant. Peut-être cet arrêt ne recevra-t-il pas son exécution à présent, toujours est-il qu’il cause beaucoup de tapage à Paris[21].

« Si je le voulais, je pourrais vous en dire long encore, mais je préfère me taire ; comme on décachete toutes les lettres, il faut être prudent.

« La grêle qui est tombée ces temps derniers a occasionné, dans les provinces, une perte que l’on évalue à 8 millions de livres : aussi les spectacles donnent-ils des représentations au profit des malheureux pour lesquels la société fait aussi de grandes aumônes. Décidément la France sera bien dans la peine cette année. »


« Paris, le 3 septembre 1788. — Me voici à Paris, ma chère tante, depuis quelques jours déjà : j’ai quitté Louye le 28 août à huit heures du soir, et je fus souper à Dreux chez Mme d’Alvimare[22], qui donnait un superbe concert. La diligence vint me prendre, chez elle, à minuit. A neuf heures du matin, nous arrivâmes à Versailles, et, à une heure et demie de l’après-midi, à Paris. La diligence me coûta 15 livres 4 sols. Je pris alors un fiacre et me fis conduire à l’hôtel de M. d’Arjuzon où je devais loger. Le 1er septembre, j’employai ma matinée à porter des thèses et je dînai au Palais-Royal. Enfin, le 2 (qui était hier mardi), de huit heures du matin à dix heures, je soutins la thèse que j’eus l’honneur de vous dédier et que je vous prie d’avoir la bonté d’accepter comme une faible marque de mon attachement et de ma reconnaissance. Je recueillis, à cette occasion, plus d’applaudissemens que je ne méritais. »


« Louÿe, le 9 septembre. — Je reprends le récit que j’ai été obligé d’interrompre le 3 pour aller dîner chez M. Duchesnay-Desprez[23], beau-frère de M. d’Arjuzon, qui me donna une place dans sa loge au Théâtre Italien. Je m’y trouvai avec trois femmes charmantes auxquelles je donnai le bras jusqu’à leurs voitures et qui me firent beaucoup d’honnêtetés. De là, je fus au Waux-Hall d’été[24] où devaient se trouver les ambassadeurs de Tippoo-Saïb à qui la France s’empresse de faire tous les honneurs, mais j’arrivai trop tard, ils étaient déjà partis.

« Le 4, je passai ma soirée à l’Opéra, où les meilleurs acteurs donnèrent Iphigénie en Tauride ainsi que le ballet du Déserteur, et le 6 chez Ruggieri des fêtes d’été, où se tirent les plus beaux feux d’artifice. Cette fois, j’eus plus de chance que l’avant-veille. car je me trouvai placé à côté des ambassadeurs et pus les examiner à mon aise.

« Le 7, je fis quelques visites et, après un grand dîner, je pris, à 8 heures du soir, la diligence pour Dreux, où nous arrivâmes le lendemain matin, à huit heures. Là, je trouvai un domestique qui m’attendait avec un phaéton, et mon voyage s’acheva plus agréablement qu’il n’avait commencé dans cette diligence bourrée de voyageurs qui empestaient. Enfin, à neuf heures, j’eus la joie de revoir les hautes murailles du château de Louÿe. »


« Louÿe, 15 septembre. — Toujours des chasses, des dîners, des bals, des concerts, des comédies. Nous vendangeons demain, il y aura 250 vendangeurs, car les paroissiens vont chez le seigneur par corvée, sans quoi ils seraient à l’amende. »


« Louÿe, 22 octobre. — Aujourd’hui, nous avons été déjeuner au château d’Anet qui appartient au Duc de Penthièvre, et qui est à trois lieues de Louye : les bâtimens, les jardins, le parc, les eaux tout en est superbe. J’y ai fait la connaissance de M. le marquis de Ravenel, cousin germain de M. d’Arjuzon père, qui est premier gentilhomme du Duc. »

A partir de cette date, les lettres se font plus rares. On peut encore y voir cependant que, revenu de Louye, Jean rentra chez le procureur où il avait demeuré un an auparavant : « La pension se monte à 600 livres et encore le procureur, ainsi que c’est partout la coutume, ne nous nourrit pas les dimanches et fêtes. Le blanchissage me coûte plus de 100 livres, et l’habillement, avec le perruquier, plus de 600 ; encore je ne compte pas mille menus frais journaliers, j’entends le nécessaire, l’indispensable, car tout est cher et il faut toujours avoir l’argent à la main dans ce pays. »

À cette époque, « tante Mimi » ne paraît pas contente de son neveu, ni très convaincue de la modération de celui-ci.


« 23 avril 1789. — Vous semblez, ma chère tante, me soupçonner de faire mauvais usage de l’argent que vous avez la bonté de m’envoyer, de jouer, moi qui me prive de toutes les parties, autant que je le puis, dans la seule intention de vous satisfaire. Toujours, je réponds que je suis trop occupé pour sortir, mais pourrai-je continuer à agir ainsi ? car je vous dirai qu’un jeune homme n’est regardé, dans la société, qu’autant qu’il joue. Je vous promets, toutefois, que vous serez la première obéie et que toujours je vous considérerai comme mon gouvernail.

« Je vais le plus souvent possible chez M. d’Arjuzon, mais, les jours où je suis seul, je passe ma soirée au spectacle, ce qui, avec le dîner, me revient à 9 ou 10 livres ; sans cela, livré à moi-même, je risquerais beaucoup de m’ennuyer et, vous le savez, l’ennui et la paresse causent quelquefois de bien grands maux :...

« A Louÿe, je n’ai pas touché une seule carte, M. d’Arjuzon ne l’eût pas souffert : me reprocherez-vous d’avoir, à la chasse, gagné quelques paris que je reperdais au billard, le soir, avec ces messieurs ?

« Pour être tout à fait franc, je conviendrai qu’à notre retour de la campagne, pour ne pas nous quitter brusquement, nous avons fait chacun à notre tour, avec M. d’Arjuzon fils et ses amis, plusieurs déjeuners à sept ou huit louis au moins, mais cela n’a duré que peu de temps à cause des occupations des uns et des autres. Tante Mimi, ne grondez pas, c’est fini, je ne perse plus qu’au bonheur de me débarrasser bientôt de toutes les vieilles perruques que j’ai sur le dos, et à aller vous rejoindre au pays où je vous entourerai de mes soins et de mon affection reconnaissante. »

La suite de la correspondance est consacrée presque entièrement aux nouvelles politiques : les événemens se précipitent, on sent que la Révolution est proche.


« 23 avril 1789. — De tous côtés les députés arrivent à Paris, calmez vos craintes, car il ne peut résulter qu’un grand bien de l’assemblée des États-Généraux. »


« 4 juillet. — Le roy tint sa séance royale, le 22 juin, et par la en maître, il annula les décisions prises par les États, voulut maintenir la séparation des Trois-Ordres et sortit en ordonnant à ceux-ci de se retirer dans leurs salles respectives. Les deux premiers obéirent, mais les députés du Tiers s’y refusèrent, malgré les injonctions réitérées qui leur furent faites. Ils délibérèrent entre eux, dressèrent un procès-verbal déclarant traîtres à la Patrie ceux qui se diviseraient, et proclamant l’inviolabilité de leurs personnes.

« Le soir, au Palais-Royal, et le lendemain, on était dans un tel état d’abattement qu’on se regardait sans oser se rien dire ; tout le monde s’attendait à la guerre civile, à cause de ces actes d’insubordination et du renvoi de M. Necker que 20 000 hommes de la populace allèrent réclamer à Versailles, le soir même. Si le roy ne leur avait pas cédé, ils auraient mis le feu au château, de même que si les troupes de garde n’avaient pas refusé de tirer lorsque le Comte d’Artois cria : « Aux armes ! ! ! »

« Le 27, les deux premiers Ordres achevèrent de se réunir au Tiers et, à présent, tous trois s’occupent ensemble des mesures à prendre pour maintenir la tranquillité publique. On en a grand besoin, car, journellement, la populace se livre à des excès ; elle a enfoncé les portes de la prison de l’Abbaye pour délivrer onze soldats des Gardes françaises qui y avaient été enfermés, le roy a fait grâce à ceux-ci, mais il est facile de voir qu’il y a été contraint par force.

« On dit que les députés de la noblesse demandent à se retirer pour deux mois, afin d’obtenir de leurs commettans des pouvoirs nouveaux et plus étendus. C’est raisonnable de leur part, mais je doute qu’ils obtiennent cette autorisation. »


« 7 août. — Depuis la prise de la Bastille, l’agitation s’est répandue jusque dans les provinces qui, à l’instar de Paris, se mêlent de faire sauter des têtes ; les paysans, en divers lieux, ont brûlé les châteaux, afin de détruire les chartriers avec tous les titres féodaux qu’ils renferment. Il est vrai de dire que, chez nous, les paysans sont heureux comme des roys, en comparaison de ceux de ces pays-ci que l’on écrase...

« On dit, et je n’ai pas de peine à le croire, que plus de 600 familles ont passé à l’étranger. On est mal reçu à Londres, paraît-il.

« N’ayez nulle inquiétude à mon sujet, ma chère tante, car, pour l’instant, les particuliers sont plus en sûreté à Paris qu’ailleurs. Il nous arrive, chaque jour, des canons de différens endroits. Les provinces, par exemple, inspirent de grandes craintes, on se demande comment elles recevront la nouvelle de ce qui s’est passé dans la nuit du 4 août à l’Assemblée nationale, où tous les Ordres sont venus tour à tour faire l’abandon de leurs privilèges. Louis XVI, qui a accepté ce sacrifice, a été proclamé le Restaurateur de la Liberté française. M. le duc de Liancourt a demandé que l’on frappe une médaille qui consacrerait le souvenir de celle séance mémorable. Enfin l’archevêque de Paris, qui, peu de temps auparavant, était venu, le crucifix à la main, se jeter aux pieds du roy pour lui affirmer qu’on le trompait, et pour le supplier de renvoyer M. Necker, a obtenu que l’on chante, dans la chapelle du roy et par toute la France, un Te Deum en action de grâces de la destruction du régime féodal. »


« Paris, 19 septembre. — Je m’empresse de vous donner de mes nouvelles au retour d’un charmant séjour que je viens de faire à Louÿe avec MM. d’Arjuzon, de Lesparda et de Laussat.

« Les vassaux y paraissent plus pénétrés de reconnaissance envers M. d’Arjuzon, qui les a nourris pendant toute l’année, qu’occupés des Droits de l’homme dont ils semblent ne pas se douter. Par exemple, le long de la route, nous avons vu nombre de paysans armés de pistolets, qui avaient l’air de coupe-jarrets :...

« A Paris, on se plaint de la difficulté d’avoir du pain, la farine manque.

« Quant aux Etats-Généraux, ils se disputent sur des mots et ne semblent pas pressés d’en finir, quoiqu’ils coûtent 22 500 et quelques livres par séance.

« Et le baron de Besenval qui est toujours enfermé à Brie-Comte-Robert où il coule 1 200 livres par jour sans compter l’extraordinaire[25] :...

« Les agitations du Palais-Royal ont pris fin, les meneurs sont détenus en attendant que l’on statue sur leur sort.

« J’ai été visiter le Salon de tableaux, qui est superbe et qui attire tous les étrangers[26].

« Mais ce qui est fort laid, c’est la tête de Cartouche, la véritable, que j’ai vue et touchée ces jours derniers... »

Avec l’année 89 qui se terminait, le séjour de Jean, à Paris, allait prendre fin. A présent qu’il était avocat, rien ne devait plus le retenir loin de « tante Mimi » qui le réclamait impatiemment ; d’un autre côté, la capitale avait bien des attraits pour ce jeune homme de 19 ans ! Au moment de s’en éloigner, de la quitter peut-être pour toujours, Jean se faisait un peu tirer l’oreille : « Si je vois le moindre risque à courir dans les provinces que je serai obligé de traverser, j’attendrai quelques jours encore... le temps qu’il faudra... » La raison l’emporta toutefois et Jean se mit enfin en route pour Dax...

Il partait à temps, bientôt la Révolution et la mort allaient s’abattre sur les gens et les choses qu’il aimait et tout emporter comme dans un vent de tempête.

Lorsqu’en 1811, Jean d’Etchegoyen revint à Paris, que restait-il en effet du passé ?... Non seulement le mode de gouvernement, les institutions, les mœurs, les goûts, les habitudes avaient subi une transformation complète, mais que de changemens s’étaient produits chez les individus, et parmi ceux-ci combien manquaient à l’appel !...

M. d’Arjuzon, parvenu au terme d’une belle et honorable carrière, était mort le 6 mars 1790, à l’âge de 77 ans, « désespéré des malheurs qui frappaient sa patrie. » Quant à son fils, Gabriel, « accusé d’avoir été d’intelligence avec le Roi et la Reine au moment de la fuite à Varennes, » poursuivi comme receveur général des finances et incarcéré, sous la Terreur, à Port-Libre, il fut sauvé de l’échafaud par la mort de Robespierre. Aujourd’hui, marié à une jolie et courageuse jeune fille qu’il avait connue en prison, père de famille, il était attaché, ainsi que sa femme, à la Maison d’honneur de la Reine Hortense, belle-sœur de l’Empereur, lui en qualité de Chevalier d’honneur, Mme d’Arjuzon comme Dame du Palais.

Ces détails, Jean les apprit de la bouche de son ami. A son tour, il raconta à celui-ci sa vie qui, durant ces vingt années, fut fertile en événemens de tous genres : la Révolution ne l’avait pas épargné, lui non plus ; poursuivi, traqué à Dax par les Terroristes, il dut chercher un refuge dans la campagne, chez un de ses métayers. Découvert dans sa retraite, il put échapper à la prison et fut contraint de s’enrôler dans l’armée que la République envoyait contre les Espagnols, sur la frontière des Pyrénées. « Maintes fois, a dit sa petite-fille, je lui ai entendu raconter cette espèce de guerre de partisans, où il y eut plus de misères à endurer que de coups de fusil à recevoir. » Revenu « au pays, » il eut la douleur de n’y plus retrouver « tante Mimi. » Mlle d’Etchegoyen de Salles était morte, sans que son cher « Poupon » fût là pour lui fermer les yeux. Fort heureusement, celui-ci ne resta pas longtemps seul, il épousa le 31 janvier 1797 Mlle de Laurens d’Orist, qui lui donna deux fils et deux filles.

Travailler à l’avenir de sa jeune famille, tout en occupant un poste qui lui permît de se rendre utile dans son pays natal, tel était le but du voyage de M. d’Etchegoyen à Paris. Quelques mois plus tard, en 1812, l’Empereur le nomma sous-préfet de Dax. On se tromperait étrangement si l’on comparait les sous-préfets du premier et même du second Empire avec ceux de nos jours. Un sous-préfet alors, et c’était surtout le cas pour M. d’Etchegoyen dont la famille fort ancienne jouissait de l’estime et de la considération générales, exerçait une sorte de souveraineté dans le pays : toute la noblesse des environs, les personnages du département, les étrangers de distinction allaient à la sous-préfecture. Y être reçu, à Dax, était considéré comme un honneur[27].

Avant de se séparer, MM. d’Etchegoyen et d’Arjuzon voulurent faire ensemble comme un pèlerinage aux lieux peuplés de leurs souvenirs de jeunesse, mais le contraste du présent avec le passé, la vue surtout de l’ancien collège du Plessis qui avait été transformé en prison, en antichambre de la guillotine, pendant la Terreur[28], serra le cœur des deux amis et éveilla chez eux des impressions de mélancolie ; volontiers ils eussent dit, comme Talleyrand, que « ceux qui n’ont pas vu l’Ancien Régime n’ont pas connu la joie de vivre. »


C. d’ARJUZON.

  1. Trois francs.
  2. Mme Hiriart de Maraye, femme de Pierre Garat, médecin à Ustaritz, était la mère de Dominique-Joseph Garat, futur ministre de la Justice sous la Convention.
  3. Armes du collège du Plessis : d’azur à un saint Martin d’or qui donne la moitié de son manteau à un pauvre de même.
  4. Béguillet, Histoire de Paris, 1781.
  5. La première distribution des prix du Concours général eut lieu en grande pompe le 23 août 1748.
  6. Les portes du collège étaient fermées, le soir, à 9 heures, et les clefs remises entre les mains du « principal. »
  7. En langue basque : « adieu, tante Mimi, à vous, ma chérie, mon tout, mon cœur. »
  8. « L’affaire du Collier » où furent impliqués Cagliostro, M. et Mme de Lamotte, le cardinal de Rohan, etc.
  9. Pains à cacheter.
  10. Un mois plus tard. Marie-Antoinette donnait le jour à une fille : Sophie-Hélène-Béatrix, qui mourut le 9 juin de l’année suivante.
  11. « Madame, » titre de Mme la Comtesse de Provence, femme du futur Louis XVIII.
  12. Eure.
  13. Sorciers, en langue basque.
  14. Ferdinand-Maria-Menadec de Rohan-Guemenée, archevêque de Cambrai depuis le 2 avril 1781.
  15. Les chevaliers de Saint-Louis.
  16. Les chevaliers du Saint-Esprit.
  17. Hôtel connu sous le nom d’» hôtel de la Marck », au coin de la rue d’Aguesseau et de la rue de Suresnes.
  18. Dernier nabab de Mysore, il monta, en 1782, sur le trône, fit aussitôt la guerre aux Anglais et les força à signer une paix à son avantage en 1784. Il envoya des ambassadeurs chargés de prescris à la cour de Louis XVI.
  19. Nul ne pouvait être admis au serment d’avocat qu’en rapportant un certificat du professeur de Droit français et des autres professeurs et agrégés qui avaient assisté à l’examen.
  20. Loménie de Brienne.
  21. Pour remplir le Trésor qui était vide. Loménie de Brienne eut recours à de fâcheux expédiens, qui ne lui réussirent pas : le 16 août 1788 il fut obligé de déclarer, par arrêt du conseil, que les paiemens de l’État auraient lieu partie en argent, partie en papier-monnaie. Tout le monde fut saisi d’effroi, on crut à la banqueroute et des scènes de désordre se produisirent.
  22. Femme de M. d’Alvimare, receveur des Fermes en province (Gabelles de Dreux. Elle était la mère du harpiste si connu sous le premier Empire.
  23. Conseiller-secrétaire du Roi et trésorier général du Sceau de la Grande Chancellerie de France.
  24. Construit sur les dessins de l’architecte Mellan, le Waux-Hall d’été s’ouvrait sur le boulevard Saint-Martin. C’était un lieu de plaisir dans le genre de l’Olympia ou des Folies-Bergère de nos jours. On y donnait des bals, des concerts, des illuminations, des feux d’artifice, des loteries, des expositions, etc.
  25. Chargé du commandement des régimens suisses qui étaient au Champ-de-Mars, et dont l’emploi eût peut-être empêché la prise de la Bastille, il se retira sans en avoir reçu l’ordre. Poursuivi par la haine du peuple, il fut emprisonné, malgré Necker et sur l’ordre des districts, à Brie-Comte-Robert, puis à Paris où le Châtelet, chargé d’instruire son procès, le déclara innocent.
  26. La première exposition de peinture des artistes vivans eut lieu en 1667. A partir de 1699, le Louvre prêta sa galerie, et plus tard son grand salon carré, aux exposans, d’où le nom de Salon sous lequel on prit l’habitude de désigner cette solennité artistique. — Le premier catalogue de l’Exposition de peinture date de 1679.
  27. M. d’Etchegoyen mourut à Dax, le 8 août 1846.
  28. Après avoir été successivement occupé par les Facultés de théologie, des sciences et des lettres, par l’École de droit et par l’École normale, le collège du Plessis, après le transfert de cette dernière rue d’Ulm, fut réuni au lycée Louis-le-Grand.