Un Épisode du Voyage de l’Astrolabe

UN ÉPISODE
DU
VOYAGE DE L’ASTROLABE.


La corvette l’Astrolabe comptait onze mois de campagne lorsqu’elle arriva devant Tonga-Tabou. Elle venait d’opérer la reconnaissance suivie de trois cent soixante lieues des côtes de la Nouvelle-Zélande, et sur ces plages orageuses elle avait été maintes fois exposée aux dangers les plus imminens. À son arrivée même à Tonga-Tabou, des circonstances qu’il était aussi impossible de prévoir que de prévenir, la jetèrent sur les récifs qui bordent le canal de l’est. L’Astrolabe resta suspendue pendant quatre-vingt-seize heures au bord de ces masses verticales de coraux, et sans cesse menacée de sa ruine par les lames du large qui venaient battre contre ses flancs. Durant tout ce temps, son salut ne tint qu’à un fil, car il suffisait de la rupture d’un seul anneau de ses chaînes ou du morceau de corail auquel chaque ancre avait mordu, pour la livrer à une destruction complète. Échappée enfin, comme par miracle, à cet affreux péril, l’expédition put mouiller dans l’intérieur du hâvre de Pangaï-Modou ; les avaries furent réparées du mieux qu’il fut possible : déjà même le capitaine d’Urville déterminé, malgré ses pertes, à poursuivre son plan de campagne, se flattait de reprendre la mer sans éprouver d’autres obstacles, lorsque la trahison des naturels vint exposer l’Astrolabe à de nouveaux dangers. M. d’Urville, dans son journal, raconte ainsi qu’il suit les diverses circonstances de cet épisode.

..... (12 mai 1827.) Toute la soirée le navire fut environné par un grand nombre de pirogues, et l’on eut beaucoup de peine à empêcher les naturels de pénétrer dans son intérieur. Plus impatiens qu’ils ne l’avaient encore été, les uns se glissaient sous les filets d’abordage, d’autres par les sabords ou par derrière les sentinelles, afin d’échapper à leur surveillance. M. Jacquinot et moi nous étions souvent obligés d’aller prendre par le bras ces hôtes indiscrets et de les forcer à sortir de la corvette, cérémonie qui n’était nullement de leur goût, et qui manquait rarement de nous attirer tout leur ressentiment. Ce métier était pour nous-mêmes fort désagréable, et notre position au milieu d’une population aussi nombreuse et aussi entreprenante pouvait devenir critique avec un équipage sur lequel je devais médiocrement compter. Aussi j’aspirais vivement après l’instant où l’Astrolabe serait hors des récifs de Tonga.

Fatigué des travaux et des soins de la journée, je m’étais couché sur une cage à poules, et je sommeillais depuis une demi-heure, lorsque à neuf heures environ je me sentis éveillé par l’honnête Langui, qui m’apportait une lettre de M. Thomas, et me priait d’en prendre immédiatement connaissance. Après m’avoir remercié des présens que je lui avais envoyés, ce missionnaire me prévenait du dessein qu’avaient formé plusieurs matelots de l’Astrolabe de quitter leur navire, pour demeurer avec les naturels, afin que je pusse prendre à cet égard telles précautions que je jugerais convenables.

Cet avis me fit faire de tristes et sérieuses réflexions. Par une suite naturelle de l’indifférence extrême qu’avait apportée à l’armement de l’Astrolabe l’autorité principale de Toulon, il m’avait été impossible de composer l’équipage de cette corvette d’une manière satisfaisante. Pour le compléter, malgré ma répugnance, j’avais été obligé de recevoir des hommes arrêtés pour vols ou désertions et des sujets mal notés. Dans les deux expéditions de l’Uranie et de la Coquille, la première, dès sa seconde relâche, avait laissé près du quart de son équipage au Brésil, et la seconde, en moins d’un an, avait perdu quatorze hommes de la même manière dans les nouveaux États de l’Amérique méridionale. Les aventuriers qui s’étaient embarqués sur l’Astrolabe comptaient pour la plupart en faire autant ; mais je déjouai leurs projets en les transportant immédiatement par une traversée de quatre mille lieues des rochers de Ténérife aux plages de l’Australie. L’ordre et la discipline sévères établis dans la colonie de la Nouvelle-Galles du sud n’offrirent pas à ces individus les mêmes attraits que les États naissans de l’Amérique méridionale où le plus mauvais sujet de l’Europe peut se flatter de parvenir. Plus résolus que les autres, deux seulement désertèrent leur navire à Port-Jackson, encore je réussis à les faire rentrer à leur poste.

Le caractère âpre et sauvage des Nouveaux-Zélandais, leur vie active et guerrière, surtout la nature du climat et le régime frugal de ces peuples convinrent encore moins à nos matelots marrons. Je ne me dissimulais point que sous ce rapport la relâche de Tonga-Tabou devait offrir plus de dangers à la mission. Mais je ne comptais faire sur cette île que le séjour rigoureusement nécessaire pour régler les montres, acheter des vivres frais et remplacer l’eau et le bois consommés. Or, j’avais calculé que cinq jours me suffiraient pour ce triple objet. Cet espace de temps était tellement limité, et il eût été si activement employé, que nos marins n’eussent pas eu le temps de songer à leur désertion, ou du moins d’en préparer les moyens.

Les tristes journées passées sur les récifs et la relâche prolongée qui en était devenue la suite inévitable, avaient complètement dérangé mes combinaisons. Les matelots avaient eu tout le temps de s’aboucher avec les chefs de Tonga ; quelques-uns connaissaient déjà plusieurs mots de la langue. D’ailleurs les Anglais établis sur l’île ne demandaient pas mieux que de servir d’interprètes aux uns et aux autres. Quelques-uns de ces Anglais, déserteurs eux-mêmes de leurs navires, encourageaient sans doute les Français à suivre leur exemple, et peignaient leur propre félicité sous de brillantes couleurs. Enfin, les chefs, jaloux d’attacher des Européens à leur service, n’épargnaient ni promesses ni séductions pour les engager à se fixer parmi eux. Il n’en fallait pas tant pour égarer des individus qui ne tenaient nullement à leur patrie, qui n’avaient aucune sorte d’attachement pour leurs officiers, et qui, en échange des dangers, des fatigues et des privations d’une longue et pénible campagne, voyaient s’ouvrir devant eux la perspective d’une existence douce et oisive au sein de toutes les jouissances physiques. Le complot fut tramé, et il est probable que plusieurs chefs y trempèrent, puisqu’il parvint à la connaissance des missionnaires établis à plus de dix milles de notre mouillage.

Je ne pouvais douter de l’existence d’un complot, car, dès l’époque où, suspendus le long des brisans, nous n’attendions que l’instant où le navire s’engloutirait dans les flots, je savais que des hommes avaient poussé l’oubli de leurs devoirs et de tout sentiment d’honneur jusqu’à témoigner ouvertement le désir de voir périr leur bâtiment, dans l’espoir d’aller vivre avec les naturels. Toutefois j’avais pris le parti de dissimuler, et je bornai mes mesures à abréger autant que possible la relâche, afin de diminuer les chances de la désertion.

Certainement, si mon but eût été d’imiter simplement la marche de quelques-uns de mes devanciers, en parcourant des mers ouvertes et en évitant l’approche des terres, je n’eusse pas hésité à laisser à Tonga-Tabou les mauvais sujets qui voulaient nous abandonner, et j’eusse été bien aise de purger l’Astrolabe de leur présence. Mais, nonobstant les pertes que nous avions faites sur les récifs, je tenais à poursuivre mon plan de campagne : de longues et périlleuses explorations nous restaient à exécuter, et je devais m’attendre à des manœuvres forcées et imprévues. Il s’en fallait déjà de beaucoup que l’équipage fût en état de manœuvrer au gré de mes désirs ; je ne pouvais donc priver l’Astrolabe d’un certain nombre de bras, sans compromettre la suite de nos opérations. D’ailleurs c’eût été offrir un exemple dangereux au reste des matelots, et m’exposer à les voir tous disparaître l’un après l’autre dans les relâches subséquentes.

Tout bien considéré, je m’arrêtai au parti suivant, comme le plus convenable dans la circonstance. Ce fut de partir le lendemain matin, au lieu d’attendre au surlendemain, comme j’en avais d’abord le dessein. Dans mon opinion, cette mesure devait suffire pour renverser les projets des déserteurs, car j’avais tout lieu de penser que ces projets devaient s’effectuer dans le cours de la journée suivante qui était un dimanche, et pour laquelle j’avais promis à une partie de l’équipage la permission d’aller se promener sur Pangaï-Modou.

Je ne fis part de cette résolution ainsi que de l’avis qui l’avait motivée qu’à M. Jacquinot, en lui recommandant le plus profond silence. En même temps je lui donnai l’ordre de préparer dès le lendemain matin, mais sans bruit et sans appareil, comme si l’on eût voulu simplement tenir le navire tout prêt pour le lundi, afin qu’il ne restât plus rien à faire à l’équipage dans le cours de la journée. Enfin pour la nuit, la surveillance la plus active fut enjointe aux officiers de service.

(Dimanche, 13 mai.) Le ciel paraissait favoriser mes projets, une petite brise de sud-est s’était élevée ; c’était le vent le plus favorable pour nous pousser hors de la rade : aussi je comptais mettre à la voile vers dix heures, moment où la marée basse me permettrait de distinguer plus clairement la position et l’étendue des brisans.

Aussitôt le branle-bas fait, la chaloupe avait été envoyée sur l’ancre du nord pour la relever ; mais comme elle offrait trop de résistance, nous avions filé la chaîne de tribord, au moyen d’un ajust avec un orin, et nous avions relevé la chaîne et l’ancre de bâbord avec le navire. À sept heures, elle se trouva haute. Nous avions ensuite viré sur la chaîne de tribord, et nous avions tenu bon à long pic. Immédiatement après, la chaloupe avait été embarquée.

Pour mieux en imposer aux naturels comme aux matelots sur le but de ces manœuvres, selon la coutume, le chef de timonnerie Jacon avait été envoyé à terre au point du jour, pour observer les marées. Je n’avais fait aucune démarche pour rappeler à bord M. Dudemaine, qui, depuis la veille, se trouvait en partie de plaisir chez un ami, et je comptais même ne recevoir cet élève qu’au large, où il serait venu nous rejoindre. La suite des événemens fera voir que dans ce cas il eût été probablement réduit à rester parmi les sauvages.

Depuis le matin, la corvette était entourée d’un nombre de pirogues plus considérable que nous n’en avions jamais vu, et je veillais attentivement à éloigner du bord tous les chefs qui n’étaient pas pour nous d’anciennes connaissances. Suivant son habitude, tout entier à ses marchés, Tahofa[1] s’était tenu assis sur le bastingage de bâbord pour les diriger en personne. À huit heures et demie, il s’avança brusquement vers moi, et me pressa instamment d’acheter plusieurs beaux cochons qui venaient d’arriver dans une pirogue. Tout avait réussi jusqu’alors au gré de mes désirs, et je crus que rien ne pouvait me forcer plus long-temps à la dissimulation. En conséquence, je fis répondre à Tahofa, par l’Anglais Read, que je n’avais plus besoin d’aucune sorte de provisions, que le navire allait mettre à la voile, et que je lui faisais mes adieux. Sur cela, Tahofa prit ma main, et la serra avec amitié, d’un air qui semblait même vivement ému ; il en fit autant à l’égard de tous les officiers présens sur le pont ; puis il sauta lestement dans sa pirogue, et alla débarquer sur Pangaï-Modou.

Au même instant, toutes les pirogues qui environnaient l’Astrolabe poussèrent au large : l’on eût dit qu’elles exécutaient ce mouvement à un signal convenu, tant il fut rapide et simultané. J’en fus surpris et en même temps satisfait, dans l’espoir que nous allions être bien plus libres dans nos manœuvres par l’absence des naturels. D’ailleurs, comme je connaissais la haute influence de Tahofa, je présumai qu’il n’avait pas voulu qu’aucun marché eût lieu à bord, et qu’il avait donné des ordres en conséquence. J’avais remis à Read quelques objets que je lui avais promis, ainsi qu’une médaille en bronze de l’expédition, et cet Anglais avait disparu quelques minutes avant Tahofa.

Un instant auparavant, j’avais chargé M. Jacquinot d’envoyer le bot (le plus petit canot) à terre avec deux hommes, pour ramener Jacon ; mais cet officier m’avait fait observer qu’il n’avait pas eu le temps de faire faire la provision de sable habituelle pour nettoyer le pont ; et comme la yole devait rester à la mer pour marcher en avant du navire, et éclairer sa route, sous la direction de M. Lottin, il me proposa de l’expédier avec un nombre suffisant de bras, pour faire promptement une petite provision de sable. Cette observation me parut juste, et je priai seulement M. Jacquinot de placer un élève dans le canot pour surveiller les hommes et accélérer leur travail, en lui enjoignant de ne pas rester plus d’une demi-heure à terre. Ce canot était parti et arrivé au rivage quelques minutes avant les naturels.

Neuf heures avaient sonné, et je venais de descendre dans ma chambre pour déjeuner à la hâte avant l’appareillage, lorsqu’un bourdonnement confus et général me rappela précipitamment sur le pont. On me dit alors que les naturels, réunis en force sur la pointe de Pangaï-Modou, avaient attaqué nos hommes, et tentaient d’enlever l’embarcation. Je saisis ma lunette, et je distinguai sans peine quelques uns de nos hommes luttant contre une masse compacte de sauvages, et ceux-ci qui s’efforçaient d’entraîner à la fois et le canot et les matelots.

On me proposa et je fus moi-même un instant tenté de faire tirer un ou deux coups de canon sur la plage ; mais une réflexion subite m’arrêta : ou je ferais viser sur le rassemblement, ou les coups seraient dirigés par dessus la tête des naturels ; dans le premier cas, je risquais de tuer des Français avec les sauvages ; dans l’autre, ce n’était qu’un vain épouvantail pour des insulaires aussi aguerris contre l’effet des armes à feu.

Je préférai faire embarquer vingt-trois hommes dans le grand canot, et les détacher à la poursuite des ravisseurs, sous les ordres de MM. Gressien et Paris : M. Gaimard voulut se joindre à eux. Cette opération fut promptement exécutée ; mais je n’avais pas voulu laisser partir ce détachement sans l’armer complètement de fusils, de sabres, de piques et de munitions : cette précaution avait entraîné vingt minutes environ de retard.

Durant ce temps, les naturels, au nombre de plus de cinq cents, redoublant de vitesse et d’efforts, avaient réussi à faire filer les hommes, le canot et ses agrès, de Pangaï-Modou à Manima, Oneata, et même sur Nougou-Nougou. Vainement M. Gressien, par une manœuvre habile, avait voulu leur couper la retraite en se dirigeant de suite sur Oneata ; malgré toute la diligence qu’il fit, les fuyards s’étaient déjà soustraits à sa poursuite, et ceux qui étaient restés en arrière traversèrent l’entrée du Lagon, et passèrent sur la rive de Hogui.

D’ailleurs, le grand canot tirant trop d’eau, fut arrêté par les récifs à une grande distance du rivage, et nos hommes furent obligés de se mettre à l’eau jusqu’à la ceinture pour aborder sur l’île. Il en fut de même quand ils voulurent passer d’Oneata à Nougou-Nougou.

Des naturels en petit nombre, et c’étaient sans doute les champions les plus déterminés, s’approchaient de temps en temps fort près des Français, en gambadant et en faisant toutes sortes de grimaces, comme pour provoquer leurs ennemis et se moquer d’eux. Quelques coups de fusil furent tirés sur ces insolens et téméraires sauvages ; mais leur promptitude et leur mobilité étaient telles qu’on ne pouvait les ajuster, et leur audace resta impunie.

Du bord, et la lunette à la main, je suivais attentivement les moindres mouvemens des deux partis ; souvent je frémissais d’inquiétude en voyant que nos matelots, au lieu de se maintenir en troupe serrée, se disséminaient de tous côtés, et s’exposaient isolément et presque sans défense aux coups des sauvages. Sans aucun doute, si ceux-ci avaient su tirer parti de cette faute, les Français eussent été exterminés l’un après l’autre, sans qu’il en eût échappé un seul. On doit juger de quel poids mon âme fut soulagée quand je vis les naturels céder enfin le champ de bataille à leurs ennemis, et disparaître dans les bois.

Nous vîmes alors nos hommes traîner la yole, que les sauvages, dans leur fuite, avaient été obligés d’abandonner sur le récif entre Pangaï-Modou et Manima. Ils eurent beaucoup de peine à la remettre à flot ; quand ils y eurent réussi, ils se rembarquèrent dans le grand canot, et se dirigèrent sur la pointe de Pangaï-Modou. Alors j’envoyai MM. Guilbert, Sainson, Bertrand et Imbert pour renforcer le détachement et donner à M. Gressien l’ordre de mettre le feu à toutes les maisons qu’il trouverait ; car j’étais convaincu que ce moyen seul pourrait intimider les naturels, et les amener à faire quelques propositions de paix, attendu qu’il m’était désormais impossible de poursuivre Tahofa et ses sujets jusque dans Bea, où ils étaient, par le fait, inaccessibles à toutes nos attaques.

Au retour de la baleinière, j’appris avec un vrai plaisir que M. Gressien avait réussi à délivrer de captivité MM. Dudemaine, Jacon et Cannac. Le premier, après avoir passé la nuit chez son ami Moe-Agui, qui l’avait bien accueilli, s’en revenait avec lui vers la corvette, quand ils rencontrèrent les naturels, qui fuyaient la poursuite du grand canot. Sur-le-champ Moe-Agui arracha des mains de M. Dudemaine son fusil de chasse, mais lui laissa ses habits, et lui promit même de le protéger contre ceux qui voudraient lui faire du mal. Du reste, il refusa de le laisser revenir à bord, et voulut le ramener chez lui, assurant que le navire avait été pris, et que j’avais été tué. En ce moment même, Tahofa passait près d’eux, et M. Dudemaine courut à lui pour réclamer son assistance et obtenir sa liberté ; le chef, furieux, ne lui fit pas d’autre réponse que de lui lancer un vigoureux coup de poing. Mais le canot approchait ; les insulaires, intimidés, se dispersèrent, et M. Dudemaine, ayant réussi à leur échapper, put rallier nos gens et se joindre à eux pour courir après les fuyards.

Au moment même de l’enlèvement du canot, Jacon avait voulu se cacher dans les broussailles ; mais les naturels l’ayant découvert, le firent rallier, le dépouillèrent complètement, et le contraignirent à les suivre, à force de coups et de menaces ; toutefois il ne cheminait que le plus lentement qu’il lui était possible, et il était resté à la queue des fuyards ; ceux-ci, craignant d’être coupés par le canot, abandonnèrent leur proie, et Jacon recouvra sa liberté.

Quant au petit Cannac, jeune homme d’une excellente conduite, et pour lequel j’avais une estime et une affection particulière, il avait été l’un des premiers enlevés. Dépouillé comme les autres de ses vêtemens, il suivait aussi par force les naturels dans leur retraite précipitée. En apercevant M. Dudemaine, il fondit en larmes, et se jeta aux pieds des naturels pour les attendrir. Il paraît qu’en ce moment Tahofa en eut pitié, et, le regardant sans doute comme un enfant, il le renvoya après lui avoir fait jeter une chemise.

Cannac ne se le fit pas répéter deux fois, et courut avec M. Dudemaine vers le grand canot. Ce trait d’humanité de la part de Tahofa, dans un pareil moment, me frappa singulièrement. J’en conçus de l’espoir pour nos prisonniers, attendu que si Tahofa avait eu l’intention de les maltraiter ou de les faire périr, il n’aurait pas, de son plein gré, relâché l’un d’eux au moment même où il était poursuivi de si près par nos gens. Les Français qui restaient entre les mains des naturels étaient M. Faraguet et les matelots Bellanger, Grasse, Bouroul, Reboul, Fabry, Martineng et Della-Maria. Je prévis que ce serait une chose fort difficile que de les arracher aux mains d’une population de douze ou quinze milles âmes, dont les guerriers étaient courageux, entreprenans, et habitués depuis long-temps aux effets des armes à feu. Plusieurs d’entre eux savaient même manier ces armes avec adresse, et l’on comptait une soixantaine de mousquets dans l’île.

Le grand canot rentra à bord à trois heures et demie, après avoir brûlé les habitations des insulaires sur Pangaï-Modou et Manima. Aucun naturel n’était resté sur ces îles, et nos matelots n’avaient éprouvé aucune résistance. Au retour du canot seulement, nous découvrîmes que le matelot Simonnet avait déserté pour passer chez les sauvages ; et il avait dû le faire peu de temps avant le départ de Tahofa, car plusieurs personnes assurèrent l’avoir vu le long du bord, dans la yole, au moment même où elle fut expédiée au sable.

Quelques-uns de nos hommes crurent l’avoir reconnu à terre, couchant en joue ses propres compatriotes. Ce qu’il y a de positif, c’est que M. Dudemaine, au moment de son entrevue avec Tahofa, vit Simonnet au milieu des naturels, armé d’un fusil, et tout habillé, tandis que tous les autres captifs avaient été dépouillés, circonstance qui prouvait sa connivence avec les sauvages. On trouva d’ailleurs son sac derrière un coffre, et prêt à être emporté. Probablement cet homme comptait déserter dans la soirée, et notre subit appareillage l’avait décidé à hâter son évasion.

Jugeant qu’il fallait sans tarder frapper de nouveaux coups pour amener les naturels à composition, je me décidai à poursuivre sans relâche les hostilités. Lorsqu’il s’agit d’armer de nouveau le grand canot, tout l’équipage s’offrit avec ardeur pour faire partie de cette nouvelle expédition. Cet empressement me prouva combien la bravoure est naturelle au Français, quels que soient d’ailleurs sa conduite et ses principes. Certes, il y avait du courage et du dévoûment à aller affronter des milliers de sauvages vigoureux, résolus et bien armés, avec une vingtaine de mousquets. Mais la conduite des hommes du premier détachement m’avait prouvé qu’on ne pouvait pas compter sur la prudence des matelots, qui, une fois débarqués, n’écoutaient plus la voix de leurs chefs, et se débandaient pour courir çà et là au pillage, sans ordre ni précaution.

En conséquence, je n’armai le canot que d’officiers, de maîtres et d’officiers mariniers, en un mot de personnes sur la prudence desquelles on pût compter. Comme ce détachement s’embarquait dans le canot, le caporal Richard, que je n’y avais point compris, vint me supplier de lui permettre de s’y joindre, ajoutant que ce serait le déshonorer, si je ne le jugeais pas digne d’en faire partie, malgré sa qualité de chef de la garnison. Je cédai à ses instances, non sans quelque répugnance. Enfin le canot partit, sous les ordres de M. Gressien. Les instructions que j’avais données à cet officier lui enjoignaient de se porter le long de la côte, de brûler toutes les maisons qu’il rencontrerait, et de tirer sur tous les sauvages qui se présenteraient hostilement, tout en respectant les femmes, les enfans, et même les hommes qui ne feraient point de résistance. Il devait au contraire employer tous les moyens en son pouvoir pour convaincre les naturels que tous nos désirs ne tendaient qu’à la paix, et que la restitution des prisonniers ferait cesser toute hostilité. J’ordonnai à M. Paris, auquel le canot était confié, de ne point le quitter, et de suivre attentivement la marche du détachement le long des récifs, pour être tout prêt à favoriser sa retraite, si elle devenait nécessaire. Enfin, je recommandai instamment et à plusieurs reprises aux hommes qui composaient la troupe de débarquement de ne jamais s’écarter les uns des autres, sous quelque prétexte que ce fût, et d’opposer constamment une masse serrée aux sauvages, certain que ceux-ci n’oseraient jamais attaquer nos gens tant qu’ils seraient réunis.

Cette expédition fut conduite avec beaucoup d’ordre et d’intelligence ; notre petit détachement mit d’abord le feu au village de Nougou-Nougou et à celui d’Oleva, composés chacun d’une trentaine de cases, puis à quelques habitations isolées, et l’on détruisit cinq ou six belles pirogues. D’épaisses colonnes de fumée s’élevèrent de cette partie de l’île, et annoncèrent aux naturels les rapides effets de notre vengeance.

Après avoir livré aux flammes le village d’Oleva, les Français s’avancèrent en colonne serrée le long de la plage vers Mafanga, tandis que le grand canot les suivait le long du récif. À mesure qu’ils approchaient de Mafanga, les sauvages, qui jusqu’alors avaient fui devant eux, devinrent de plus en plus nombreux, et quelques-uns, retranchés dans les fourrés du rivage, commencèrent à faire feu sur les nôtres, qui restaient entièrement à découvert. Cependant les Français répondaient par une mousqueterie bien nourrie ; ils continuèrent leur marche, et tout allait bien, quand le caporal Richard, qui s’était éloigné de quelques pas du détachement, après avoir abattu un insulaire, au lieu de rallier son parti, courut imprudemment dans le fourré pour s’emparer de son ennemi. Aussitôt huit ou dix sauvages tombèrent sur Richard, lui arrachèrent son fusil, l’assommèrent à coups de casse-tête, et le percèrent de coups avec sa propre baïonnette. À ses cris, nos gens coururent à son secours, et le coq (cuisinier) Castel abattit encore un des assaillans. Ceux-ci prirent la fuite, et Richard fut délivré de leurs mains ; mais il était trop tard : le malheureux était couvert de blessures, et fut porté expirant au canot.

Notre détachement riposta encore quelque temps aux coups de feu des naturels avec beaucoup de sang-froid et d’intrépidité. Enfin M. Gressien, voyant que sa troupe restait entièrement exposée aux traits des sauvages, tandis qu’on ne pouvait leur répondre avec aucune apparence de succès, jugea très-sagement qu’il était grand temps d’opérer sa retraite. Les Français rentrèrent donc tout doucement dans le canot, au travers des balles de l’ennemi, qui pleuvaient tout autour d’eux, et dont une atteignit et froissa le coude de M. Dudemaine. Il fallut sans doute un étrange hasard pour en être quittes à si bon marché. La manière adroite dont un fusil à deux coups était servi et tiré du côté des sauvages fit soupçonner à nos gens que Simonnet leur avait prêté son aide.

J’approuvai fort M. Gressien d’avoir pris le parti de la retraite ; car, s’il eût différé tant soit peu, il eût fini par être enveloppé par les sauvages, et la plupart des hommes de son détachement auraient succombé sous les coups de l’ennemi, ce qui eût été une perte irréparable pour l’Astrolabe !

Le résultat de cette affaire me prouva que je devais renoncer à livrer par terre de nouveaux combats aux naturels. Dans les fourrés impénétrables qui couvrent la plus grande partie de l’île, tous nos hommes eussent péri successivement sous les traits de l’ennemi, sans lui faire aucun tort sensible. En outre, quand bien même nous eussions été victorieux, la mort d’un millier de ces perfides insulaires ne pouvait balancer à mes yeux, et dans l’intérêt de la mission, la perte d’un seul Français ; car je ne devais pas oublier que le but de l’expédition était scientifique, et non militaire.

Il me parut plus avantageux de conduire la corvette elle-même devant Mafanga, et de menacer d’une ruine complète cette place, objet sacré de la vénération des sauvages. Par là j’étais sûr de faire intervenir l’île entière dans notre querelle ; j’espérais qu’il se trouverait des chefs qui censureraient la conduite de Tahofa, et le forceraient à relâcher ses prisonniers. D’ailleurs, je devais m’attendre à voir tous les insulaires de Tonga voler à la défense de Mafanga ; déjà les lunettes nous faisaient distinguer des attroupemens considérables qui s’agitaient devant cette place, et la fortifiaient de leur mieux.

De notre côté, nous fîmes à bord tous les préparatifs de défense que commandait notre position. Les petits canons de campagne furent installés sur le gaillard d’avant, les armes furent tenues en état, et toute la nuit des sentinelles placées dans toute l’étendue du navire firent une garde vigilante. Une attaque nocturne de la part des insulaires nous eût été funeste ; heureusement ils n’osèrent pas la tenter.

(14 mai). Au point du jour, la brise souffla avec force au sud-est, et m’obligea à différer le mouvement que je comptais opérer vers les récifs de Mafanga, mouvement qui devenait d’autant plus délicat à exécuter, que nous étions privés des moyens de nous tirer d’embarras si nous venions à échouer.

Les charpentiers furent employés à disposer sur l’avant de la chaloupe une plate-forme pour recevoir au besoin une des pièces de campagne, précaution nécessaire dans le cas où il eût fallu faire une descente.

Nos lunettes dirigées vers Mafanga nous prouvèrent que les naturels avaient travaillé toute la nuit à fortifier cette place, et l’avaient déjà mise en état de défense respectable. Tandis que nous admirions l’intelligence et l’activité de nos sauvages ennemis, nous aperçûmes tout à coup, entre la côte de la grande terre et le navire, une petite pirogue manœuvrée par deux hommes, au milieu desquels un troisième semblait immobile. Il ventait assez fort, et la houle empêchait les deux hommes qui pagayaient de diriger leur frêle embarcation comme ils l’auraient voulu. Tantôt elle semblait gouverner sur la corvette, tantôt elle paraissait rallier la terre.

Cette manœuvre m’ayant paru équivoque, je donnai l’ordre au grand canot de courir sur ces hommes, et de les amener à bord. Cette opération fut bientôt exécutée ; et, au retour du canot, nous reconnûmes tous avec une joie extrême que la pirogue en question portait M. Faraguet, que ramenaient l’Anglais Singleton et le Suédois Thom. Voici les détails que nous donna M. Faraguet.

L’enlèvement du canot et des hommes qui le montaient avait été entièrement dirigé par Tahofa, et exécuté par ses guerriers. M. Faraguet était cependant tombé au pouvoir de Touï-Hala, fils d’un guerrier de Fidgi et d’une sœur de Palou. À cela près des violences du premier moment, ce chef n’avait eu que de bons procédés pour son captif, et lui avait même restitué une partie de ses hardes, dont il s’était d’abord emparé. Quand ils arrivèrent à Moua, ils rencontrèrent Singleton, qui conduisit M. Faraguet chez Palou ; celui-ci lui fit beaucoup d’amitiés, et employa tous les moyens de persuasion pour déterminer M. Faraguet à demeurer avec lui, affirmant que l’Astrolabe était tombée au pouvoir de Tahofa, qui y avait mis le feu, et m’avait tué. Pour preuve de ce qu’il avançait, Palou montrait les colonnes de fumée qui s’élevaient en ce moment même des villages incendiés par les Français. Toute la soirée, ce chef s’efforça d’amener son prisonnier à céder à ses désirs ; mais voyant que celui-ci restait insensible à ses prières, il lui promit de le reconduire à bord le jour suivant, et l’envoya coucher dans l’appartement de Singleton.

Le lendemain, Palou, après avoir inutilement réitéré ses instances près de son captif, le fit escorter de ses guerriers, et l’amena lui-même à Mafanga où se trouvaient déjà Tahofa et plusieurs autres chefs à la tête de leurs combattans. Il y eut un grand kava dont Toubo fut le président, et où M. Faraguet prit place près de Palou. Là on discuta assez long-temps et avec chaleur ; on demanda de nouveau à M. Faraguet s’il voulait retourner à bord ; sur sa réponse affirmative, il y eut de longs débats à la suite desquels il fut enfin arrêté que M. Faraguet serait reconduit à bord de l’Astrolabe. Mais aucun naturel n’osa se charger de cette mission, et elle fut confiée aux deux Européens. Avant de laisser partir M. Faraguet, Palou lui fit à plusieurs reprises la recommandation suivante en propres termes : Speak captain, give koula Palou, « parle au capitaine, pour qu’il donne des colliers à Palou ; » car il faut savoir que ce brave chef était fort avide de ces ornemens ; et, quoiqu’il en eût reçu tant de moi que des officiers une fort grande quantité, sa cupidité en réclamait sans cesse de nouveaux. Dans un pareil moment, il était plaisant de voir ce grave et puissant égui (chef) se recommander à ma générosité pour de pareilles babioles. Les matelots Grasse et Fabry étaient aussi échus en partage à Palou, et avaient été également conduits à Mafanga où M. Faraguet avait pu les voir.

Singleton que j’interrogeai ensuite me confirma que Tahofa seul et ses principaux mataboules (conseillers) avaient dirigé l’attentat commis contre les Français. Palou et les autres chefs de Tonga y étaient restés totalement étrangers. Dans un conseil du matin, ils avaient même improuvé la conduite de Tahofa, et avaient émis le vœu que les prisonniers fussent remis entre nos mains. Mais Tahofa s’y était vivement opposé, et la crainte qu’il inspirait retenant les autres chefs, il avait été arrêté, par manière d’arrangement, qu’on renverrait les prisonniers qui ne voudraient pas rester à Tonga-Tabou, mais qu’on garderait les autres. Singleton m’assura du reste qu’on n’avait fait aucun mal à nos hommes, et qu’on avait donné l’ordre de les faire tous rejoindre à Mafanga.

J’exprimai vivement mon indignation contre la conduite perfide et déloyale des naturels et surtout contre l’infâme trahison de Tahofa, qui avait été constamment comblé d’amitiés et de présens à bord. L’Anglais répondit que la conduite de Tahofa était en effet très-coupable, mais que ce chef n’avait pas pu résister à la tentation de posséder quelques Européens à son service. Tous les chefs le blâmaient vivement, Palou surtout qui paraissait désolé de ce qui était arrivé. Mais tout en redoutant la puissance de Tahofa et ses desseins ambitieux, personne ne se sentait de force à s’opposer à lui. À cela je répondis que je pardonnais volontiers à Palou et aux autres chefs, que ma vengeance serait uniquement dirigée contre Tahofa, et je priai Singleton d’insinuer à ses rivaux que s’ils voulaient s’unir à moi, je leur promettais mon assistance pour écraser Tahofa et délivrer leur île de ce chef turbulent.

J’appris que les naturels tremblaient surtout que je ne dirigeasse mes efforts sur Mafanga, et que je ne vinsse à profaner ce sanctuaire de leur île. Singleton me fit observer qu’en un pareil cas la population toute entière se lèverait pour voler à la défense de Mafanga ; qu’en ce moment plus de deux mille guerriers se trouvaient déjà rassemblés dans son enceinte, et qu’il en arrivait à chaque instant de toutes les parties de Tonga-Tabou.

Je répondis à Singleton que j’allais pourtant être réduit à prendre ce parti, attendu que je ne pouvais songer à aller attaquer Tahofa dans sa résidence à Bea ; que j’allais m’embosser devant Mafanga pour canonner cette place, et que je ne la quitterais qu’après l’avoir complètement ruinée. J’ajoutai que j’avais à bord six mille livres de poudre et quinze mille boulets ; que quand tout cela serait consommé, j’irais sur la côte du Pérou, où les Français ont une division navale, et que je ramènerais avec moi deux frégates pour exterminer tous les habitans de Tonga. En même temps, comme je ne pouvais m’empêcher de conserver des doutes sur la sincérité des sentimens de Singleton, et que je pouvais le considérer comme un espion des insulaires, envoyé pour examiner mes moyens de défense, je lui fis voir en détail tous mes préparatifs de combat, et je lui déclarai que dès le jour suivant, si je n’avais point reçu tous les prisonniers sans exception, la corvette serait devant Mafanga, et que la canonnade commencerait.

Singleton me pria instamment de suspendre au moins les hostilités pour la journée, affirmant qu’il allait faire en sorte de déterminer les naturels à me renvoyer tous les captifs, et qu’il allait surtout user de son influence sur Palou et Toubo pour vaincre l’opiniâtreté de Tahofa. Je lui donnai ma parole qu’aucun acte de violence ne serait commis de mon côté ; que je ne m’étais porté à ceux qui avaient eu lieu qu’avec une extrême répugnance, et parce que c’était l’unique moyen d’amener les naturels à faire des propositions de paix. Singleton convint que c’était en effet la seule voie pour arriver à ce but : l’incendie des villages et l’engagement de la veille au soir avaient épouvanté la plupart des chefs ; deux ou trois naturels avaient été tués, et plusieurs avaient reçu des blessures graves. Cependant la mort de notre caporal, et l’acquisition de son fusil, qui était resté entre leurs mains, les avaient un peu consolés de cet échec. Ceux qui avaient pris part à cette affaire s’empressèrent de publier qu’un des officiers avait été tué, et qu’un midshipman avait été grièvement blessé, en faisant allusion à l’égratignure qu’avait reçue M. Dudemaine. Tahofa, pour encourager ses guerriers, leur promettait le pillage de la corvette, assurant avec audace qu’elle allait bientôt tomber entre leurs mains.

Au moment où Singleton allait nous quitter, vers une heure après midi, le détachement en armes partait pour enterrer le caporal avec les honneurs de la guerre sur l’île Pangaï-Modou. Ayant demandé à Singleton si la tombe de Richard ne serait point exposée à être profanée par les naturels après notre départ, il m’assura qu’à cet égard je ne devais avoir aucune inquiétude. Les habitans de Tonga portent le plus grand respect aux tombeaux, et même à ceux de leurs ennemis. Il me suffirait de signaler sa place par une croix ou toute autre marque, et personne n’en approcherait.

Le caporal Richard fut enterré sur la pointe de Pangaï-Modou, à quarante pas du bord de la mer, un peu à l’est de l’endroit où notre observatoire avait été établi. Une médaille en bronze de l’expédition fut suspendue à son cou, et chacun de nous donna une larme à la mémoire de notre infortuné compagnon.

Lorsque le canot fut de retour à bord, devant l’équipage rassemblé sur le gaillard d’arrière, je proclamai Delanoy (Victor) caporal, en remplacement de Richard[2]. Ce jeune militaire méritait à tous les égards cette distinction par son excellente conduite, et le bel exemple qu’il avait constamment donné à ses camarades. Je profitai de cette occasion pour adresser à tous les hommes de l’équipage une courte allocution, dans laquelle je les exhortai à se montrer fermes à leur poste, et à bien faire leur devoir, quels que fussent les événemens.

À quatre heures et demie, nous vîmes une pirogue qui s’approchait du navire avec trois Anglais, et peu après un quatrième se montra sur la pointe de Pangaï-Modou. Un canot du bord fut envoyé pour le prendre. Ces gens, dont deux étaient le charpentier et le forgeron des missionnaires, m’apportaient des lettres de M. Thomas, écrites à peu de distance l’une de l’autre. Le porteur de la première était venu par terre, aucun naturel n’ayant osé l’amener à bord, et c’était lui qui avait paru sur Pangaï-Modou.

M. Thomas me mandait que les naturels se repentaient de leur perfidie à mon égard ; qu’ils craignaient que je ne voulusse détruire leurs faï-tokas (tombeaux) à Mafanga, et qu’ils avaient eu recours aux missionnaires pour les prier d’intercéder en leur faveur près de moi. En conséquence, il me priait de suspendre les hostilités, et me promettait, au nom des chefs, que les prisonniers seraient immédiatement remis au canot qui irait les chercher à Mafanga.

Dans ma réponse à M. Thomas, je lui peignis la conduite infâme de Tahofa, qui avait payé de la plus noire ingratitude et de la plus atroce perfidie toutes les bontés que nous avions eues pour lui ; j’ajoutai qu’il méritait tout le poids de notre vengeance, mais que je consentais cependant à tout oublier, et même à quitter sur-le-champ l’île, aussitôt que tous les Français seraient rendus à leur navire. J’insistai sur le mot tous, alléguant qu’il ne devait point y avoir d’exception, attendu que j’étais responsable de leurs personnes envers mon gouvernement. Si les naturels ne souscrivaient point à cette condition, j’étais résolu à ne point quitter Tonga-Tabou sans avoir détruit Mafanga de fond en comble.

Je parlai dans le même sens aux Anglais, et les priai de faire part aux insulaires de ma dernière résolution. L’un d’eux voulant me faire des représentations sur les forces supérieures des naturels, et sur les grands dangers que j’allais courir en m’approchant des récifs de Mafanga, je lui répondis d’un ton bref et péremptoire que ma résolution était invariable, et que les sauvages devaient rendre tous leurs prisonniers, ou s’attendre à voir Mafanga réduit en poussière ; puis, sous prétexte qu’il était tard, je m’empressai de les congédier, ayant remarqué que leurs discours produisaient une impression fâcheuse sur les hommes de l’équipage.

(15 mai). N’ayant reçu aucune nouvelle de nos prisonniers, et ne voyant les naturels faire aucun mouvement qui annonçât l’intention de les rendre, à sept heures du matin les huniers furent bordés, l’ancre dérapée, et nous cinglâmes vers Mafanga, sous les huniers seulement. Le grand canot marchait devant la corvette, sous les ordres de M. Lottin, pour éclairer notre route. Comme la marée haute ne nous permettait point de distinguer l’acore du brisant, à sept heures quarante minutes je laissai retomber l’ancre devant Mafanga, à un quart de mille du rivage, et à une encâblure des coraux. À huit heures et demie la chaloupe fut mise à la mer, pour aider à nous rapprocher des récifs.

À l’instant même où nous avions laissé tomber l’ancre, nous avions hissé notre grande enseigne en l’appuyant d’un coup de canon. Peu après, plusieurs pavillons blancs furent successivement plantés au bout de longues perches sur le rivage, et je suppose que chaque chef arbora le sien. Le blanc ayant été de tout temps l’emblème de la paix chez les habitans de la mer du sud, je supposai que ceux de Tonga voulaient par là nous témoigner leurs intentions pacifiques. Pour fixer mes doutes, j’expédiai le grand canot, sous les ordres de M. Guilbert, vers le bord du récif, avec pavillon blanc en tête de mât. Le canot était bien armé ; mais M. Guilbert avait l’ordre de ne tirer qu’un coup d’espingole en se retirant, si sa démarche était inutile, et seulement pour essayer la portée de nos armes. Il lui était aussi recommandé de sonder l’approche du récif.

Au lieu des simples palissades de bambous qui l’entouraient de toutes parts, le village de Mafanga présentait maintenant une suite de remparts en sable très-bien entendus, et qui suffisaient pour amortir l’effet de notre artillerie. Tout alentour et au pied de ces remparts régnait un fossé de quatre ou cinq pieds de profondeur, où se tenaient plusieurs centaines de guerriers tout-à-fait à l’abri de nos boulets. L’entrée principale du village, au milieu de laquelle s’élevait un immense figuier, était restée libre ; mais un fossé profond avait aussi été creusé autour de l’arbre, et contenait une troupe considérable d’hommes armés. Une espèce de bastion se trouvait immédiatement à gauche de cette entrée, et nos lunettes nous firent bientôt découvrir que quatre ou cinq de nos hommes étaient renfermés dans son enceinte.

Comme le canot approchait de terre, Martineng fut relâché par les naturels, s’avança au bord de la mer, et entra même dans l’eau jusqu’à une certaine distance ; puis il cria au canot que les naturels étaient disposés à rendre les prisonniers, mais qu’il fallait pour cela que l’officier descendît à terre sans armes, et accompagné seulement de un ou deux hommes, pour terminer cette affaire avec les chefs. Déjà M. Guilbert s’apprêtait à souscrire à cette condition, et se préparait à descendre sur le récif, quand un coup de fusil partit du rempart à droite de l’arbre, et une balle vint percer de part en part les deux bords du canot, en passant, pour ainsi dire, entre les jambes des matelots. Ce trait de perfidie me dévoila les intentions des sauvages, et je hêlai à M. Guilbert de s’éloigner. Comme il exécutait cet ordre, un second coup de fusil lui fut adressé. Sans doute cette arme devait être un fusil de rempart ou une forte carabine, car elle avait une portée extraordinaire, comme nous le reconnûmes plus tard par les balles qui arrivaient jusqu’à bord, et nous dépassaient même quelquefois considérablement.

Cependant Martineng était rentré dans l’enclos pour quitter ses vêtemens, puis il était revenu dans l’eau, où il s’était avancé beaucoup plus que la première fois ; mais les insulaires lui adressèrent un coup de fusil qui le fit revenir sur le rivage, d’où il cria au canot de retourner à bord, et de ne point tirer ; qu’autrement il serait massacré par les sauvages, ainsi que tous ses camarades.

M. Guilbert revint à bord sans avoir tiré un seul coup, et j’approuvai sa conduite. Désormais il était évident que les astucieux sauvages voulaient attirer nos hommes dans un piége, pour en massacrer le plus qu’ils pourraient, et me dégoûter de toute tentative ultérieure. Leur précipitation seule avait fait échouer leur stratagème ; et sans le coup de fusil trop tôt tiré, il est probable que M. Guilbert et ceux qui l’avaient accompagné seraient tombés en leur pouvoir. Sans doute le moment était arrivé d’avoir recours aux moyens extrêmes, et peut-être eussé-je dû m’y résoudre sur-le-champ. Toutefois, pour éviter tout reproche de violence et de précipitation, je résolus d’attendre jusqu’au lendemain, et de laisser encore la nuit aux réflexions des naturels.

M. Guilbert s’était assuré que la corvette pouvait sans danger accoster de très-près les récifs ; la marée était basse, et l’acore des brisans était maintenant très-visible. En conséquence, cet officier retourna dans la chaloupe mouiller la grosse ancre, qui n’avait qu’une pate, à deux encâblures dans le sud-sud-ouest, par treize brasses. La première ancre fut dérapée, et nous nous halâmes sur l’ancre à une pate. Cette manœuvre, exécutée avec de grosses ancres et avec des grelins à demi-usés ou rongés par les coraux, fut longue et pénible ; car les aussières, les orins et les serre-bosses manquaient à chaque instant. Toutefois, à force de soins et de fatigues, sur les cinq heures du soir, nous nous trouvâmes mouillés à peu de distance du brisant et à bonne portée de caronade de Mafanga.

Comme de coutume, à six heures du soir, le coup de canon de retraite fut tiré, et les naturels y répondirent par un coup de carabine dont la balle vint siffler au travers du gréement. Pour la nuit, l’appel fut fait aux postes de combat, les fanaux furent tenus allumés, et tout fut prêt pour le cas d’attaque. Le grand canot et la chaloupe furent amarrés le long du bord avec des chaînes en fer. La brise du sud-sud-est fut généralement faible ; mais par intervalles il passait des raffales plus fraîches, et qui nous obligèrent à filer quelques brasses de la chaîne.

(16 mai.) Dans la position où nous nous trouvions, nous étions à portée de voix avec les hommes placés au bord du rivage. Dès six heures du matin, le matelot Martineng reparut sur la plage, et nous héla d’envoyer un canot à terre avec un officier. Je lui fis répondre que, si les naturels avaient réellement envie de rendre les prisonniers, ils pouvaient les renvoyer dans une pirogue, ou même se contenter de les laisser revenir à la nage à bord ; qu’aussitôt la paix serait faite. Martineng renouvela la demande d’envoyer un officier à terre sans armes ; je lui déclarai que je voulais parler à Singleton, et que cet Anglais eût à se montrer avec lui ; mais il me fut répondu que Singleton était aussi retenu par les insulaires, et qu’il ne pouvait point paraître.

J’étais convaincu que les naturels n’avaient d’autre but que de nous tendre un piége pour tuer quelques-uns de nos hommes. Aussi je me gardai bien d’y donner. L’ancre à une pate fut sur-le-champ éloignée dans le sud-sud-est, et mouillée par douze brasses, de sorte qu’en virant dessus, nous nous rapprochâmes encore de Mafanga de près d’une demi-encâblure. À dix heures, au moyen d’une embossure, nous présentions le travers de tribord à Mafanga, dont nous n’étions pas éloignés alors de plus de cent cinquante toises. Six de nos prisonniers se montrèrent sur la plage, et nous hêlèrent de nouveau d’envoyer à terre un officier et quelques hommes sans armes. Mais les fusils, les baïonnettes et les lances des naturels se montraient avec leurs têtes au-dessus des palissades, et faisaient voir clairement que cette démarche couvrait un piége assez grossier.

Las enfin de voir toutes les voies de douceur échouer contre l’obstination des sauvages, à dix heures dix minutes, je réunis dans ma chambre tous les officiers commandans de quarts ; et, après leur avoir exposé l’inutilité de mes efforts pour en venir à des moyens de conciliation, je leur déclarai que j’étais décidé à commencer immédiatement le feu, si leur opinion était d’accord avec la mienne. J’eus la satisfaction de les voir tous se ranger à mon avis ; à dix heures et demie, le feu commença, et le premier boulet coupa en deux une des grosses branches du figuier de l’entrée. Les naturels postés au-dessous se levèrent précipitamment, et s’enfuirent en poussant de grands cris qui étaient répétés par les détachemens placés sur les divers points de Mafanga. Ces cris aigus et perçans, sortis des épais et sombres bocages que dominaient les cimes élégantes de plusieurs centaines de palmiers, produisirent un effet bizarre et lugubre : on eût dit que les âmes des morts qui reposaient dans ces lieux venaient de se réveiller pour se plaindre de voir leur dernier asile profané.

Du reste, aux coups suivans, les naturels gardèrent un profond silence. La hauteur et l’épaisseur de leurs remparts suffisaient pour garantir l’intérieur du village de l’atteinte de nos boulets ; quelques-uns seulement, en rencontrant les troncs des cocotiers et les charpentes des plus hautes cabanes, qu’ils mettaient en pièces, produisaient un grand fracas accompagné de quelque dommage ; mais nos efforts contre les palissades devinrent inutiles. Les sauvages s’accoutumèrent si bien à l’effet de notre artillerie, qu’aussitôt le coup parti ils se levaient quelquefois pour aller chercher ceux des boulets qui allaient s’enterrer dans le sable des fortifications.

Dès le premier coup de canon, nos hommes avaient disparu. Cela me confirma dans l’idée que les naturels n’avaient pas l’intention de leur faire du mal, et qu’ils tenaient seulement à les conserver à leur service.

Depuis dix heures et demie jusqu’à onze heures et demie, trente coups de caronade furent successivement tirés, dont quelques-uns à mitraille. Les naturels répondirent par quelques coups de mousqueton, et certaines balles passèrent par-dessus le navire. Les amarrages des bragues, usés sans doute par l’humidité, avaient presque tous manqué, et l’on fut obligé de cesser le feu pour les réparer. De leur côté, les insulaires profitèrent de cette suspension pour fortifier leurs remparts.

Après le dîner de l’équipage, la chaloupe, sous les ordres de M. Guilbert, et armée de deux espingoles, est allée mouiller notre ancre de poste dans le sud-sud-est ; puis nous avons viré dessus en filant de la petite chaîne. La chaloupe, pendant cette opération, a reçu plusieurs coups de fusil, dont aucune balle n’a heureusement fait de mal, et elle a répondu par deux coups d’espingole. À deux heures, nous étions définitivement affourchés fort près du récif, avec soixante-quinze brasses de la petite chaîne et vingt-cinq de la grosse. Nous avons fait de nouveau embossure et présenté le travers au village.

Le feu a recommencé, et les mitrailles, pointées avec soin, ont très-bien porté. À la première décharge, qui a tombé sans doute sur le gros de la troupe, les naturels ont poussé de grands cris en agitant un grand nombre de morceaux d’étoffe. Nous avons pris ce signal pour un défi, car il n’a été suivi, du reste, d’aucun mouvement qui annonçât le désir de parlementer. Vingt-quatre coups ont encore été tirés à des intervalles de quelques minutes entre chacun d’eux, douze à boulet et douze à mitraille. En général, les coups à mitraille étaient suivis de cris redoublés, tandis qu’un profond silence accompagnait les boulets.

À quatre heures, les amarrages avaient encore manqué, et il fallut s’occuper de les refaire, comme de remplacer l’apprêté consommé. Le brave Reynaud, notre maître canonnier, qui avait pointé presque tous les coups qui furent tirés dans la journée, ne cessa de déployer une activité et une intelligence qui lui firent beaucoup d’honneur.

Au coucher du soleil, les naturels firent sur la corvette une décharge de douze coups de fusil, et pour le coup de retraite, nous dirigeâmes sur le village un coup de canon à mitraille. La surveillance la plus active fut observée durant toute la nuit ; elle était d’autant plus nécessaire qu’à marée basse les naturels pouvaient s’approcher à pied sec sur le récif, à moins de vingt toises de la corvette. Pour peu qu’ils eussent été entreprenans, ils pouvaient hasarder une attaque de nuit qui nous eût été funeste.

La canonnade de la journée n’a point produit l’effet que j’attendais : garantis par leurs remparts, les sauvages peuvent braver mes menaces. Désormais mon unique espérance est de lasser la patience de ces insulaires, surtout de voir la division naître parmi les chefs de l’île, et amener la restitution des prisonniers. Toute la nuit, on a entendu les naturels abattre des arbres pour fortifier leurs retranchemens et réparer les brèches faites dans la journée.

(17 mai.) En effet, au point du jour, nous avons reconnu que de grands travaux avaient eu lieu dans la nuit : d’énormes tronçons de cocotiers, des bananiers entiers avaient été entassés les uns sur les autres pour rehausser les remparts, et même en faire un double rang sur certains points. L’activité de ces sauvages était prodigieuse, et les fossés étaient gardés jour et nuit par des centaines de guerriers armés, tout prêts à s’opposer à une descente. À six heures, comme pour nous saluer, ils nous envoyèrent un coup de mousqueton.

Le ciel était très-couvert, et il tombait une petite pluie continuelle. À neuf heures, M. Guilbert alla dans la chaloupe déraper l’ancre du large, et la reporta à quatre-vingts brasses plus près du récif. Tant que dura cette manœuvre, les naturels ne cessèrent de tirer des coups de fusil sur la chaloupe, tandis que du bord nous leur adressions de temps en temps quelques paquets de mitraille pour les empêcher de s’approcher trop du rivage, où ils eussent pu ajuster leurs coups avec plus de succès.

Nous réussîmes enfin à nous amarrer du côté du large avec quarante brasses de la grosse chaîne, auxquelles nous avions ajouté quarante brasses de grelin, et du côté du récif avec trente brasses de la petite chaîne ; mais le temps ayant beaucoup empiré, la pluie redoubla, et le vent souffla très-frais à l’est-nord-est, avec des raffales. Aussitôt que l’équipage eut dîné, je me vis contraint de filer quarante-cinq brasses de la petite chaîne pour reprendre à la bitte le bout de la grosse, et nous prémunir contre les effets du mauvais temps.

Dans toute la journée, je ne tirai que dix-sept coups de canon, dont six à mitraille, et à longs intervalles les uns des autres. Par là, mon but était de tenir les sauvages sur un qui vive continuel ; et quelque incommode qu’elle fût pour nous-mêmes, la pluie qui tombait ne laissait pas que de me favoriser dans ce projet, car il n’est rien que ces hommes supportent avec plus de répugnance. On concevra sans peine cette aversion de leur part pour la pluie, en songeant à la nature de leurs étoffes, la plupart composées d’une substance papyracée qui ne peut en aucune manière les protéger contre des averses un peu prolongées.

Vers cinq heures et demie du soir, nous avons la consolation de revoir cinq ou six de nos hommes ; ils sont toujours cantonnés dans le hangar à gauche du grand figuier : on les voit même de temps en temps sortir de leur bastion pour aller causer avec les guerriers postés autour de cet arbre.

Ces sauvages montrent une obstination singulière à garder leurs prisonniers. Je ne puis me dissimuler que, fermes à leurs postes respectifs, ils déploient un courage extraordinaire à y attendre l’effet de nos boulets et de nos mitrailles. S’ils combattaient pour une meilleure cause, je ne pourrais m’empêcher d’admirer leur constance. D’ailleurs, si je dois m’en rapporter à certaines déclarations, la plupart des hommes qui m’ont été enlevés auraient eu le projet de déserter : Fabry et Bellanger seuls étaient parfaitement étrangers à ces coupables desseins. Il en résulte naturellement que ce sont les seuls dont le sort me paraisse digne d’intérêt. Si le bruit dont je viens de parler était fondé, la conduite de Tahofa serait moins odieuse, puisqu’elle n’aurait pour objet que de s’assurer la possession d’hommes qui se seraient, pour ainsi dire, donnés à lui.

Toute la nuit, il a tombé de la pluie, et le vent a soufflé au nord-est et à l’est-nord-est par raffales. Les naturels ont encore travaillé à abattre beaucoup d’arbres.

(18 mai.) Vers sept heures et demie du matin, nous avons tous reconnu très-distinctement, au bord de la mer, et à trois cents pas environ à l’est des remparts de Mafanga, deux de nos hommes, Fabry et Bellanger. Le premier paraissait grièvement blessé à la jambe droite, et ne marchait qu’avec peine ; Bellanger lui aida à laver et panser sa plaie, puis ils allèrent s’asseoir sous des arbres du rivage. Au premier aspect, ils semblaient être libres, et personne ne se montrait auprès d’eux ; mais la lunette nous permettait de découvrir au travers des fourrés plusieurs hommes armés qui surveillaient attentivement toutes leurs actions. Il m’était facile de comprendre que les naturels voulaient par-là nous tendre un nouveau piége : ils comptaient trouver l’occasion de nous tuer du monde, si je tentais d’envoyer un canot pour reprendre ces deux matelots ; mais je ne fis pas le moindre mouvement.

Le ciel s’est chargé de plus en plus ; la pluie a tombé par torrens, et le vent a soufflé bon frais à l’est, avec d’assez fortes rafales. Il a fallu détalinguer la partie de la grosse chaîne qui se trouvait sur l’ancre de bâbord, pour la rajuster avec celle de tribord, et étalinguer en place la grande touée, afin de nous procurer les moyens de filer de nos amarres.

Nous n’avons pas envoyé un seul coup de canon, et nous nous sommes contentés de tirer de temps en temps quelques coups de fusil pour tenir les naturels en haleine. Aujourd’hui, ils ont constamment observé un profond silence, et l’on ne peut douter que la pluie violente qui n’a cessé de leur battre les épaules, n’ait beaucoup refroidi leur ardeur guerrière. À six heures, le coup de canon de retraite a été tiré à mitraille sur Mafanga.

Notre position est devenue plus critique que jamais ; si nos ancres venaient à manquer, nous serions jetés sur les récifs, et là, notre destruction serait inévitable ; nous serions en un instant enveloppés par des milliers de barbares acharnés à notre perte. Aussi je vois l’anxiété peinte sur toutes les figures de l’équipage ; ces hommes qui, les jours passés encore, couraient avec ardeur au combat, et eussent bravé des centaines de naturels, pâlissent à l’aspect du danger qui nous menace, et semblent me reprocher tacitement mon imprudence et mon obstination. Quelques membres même de l’état-major, en tout autre temps si calmes, si dévoués, si intrépides, ne paraissent envisager qu’avec inquiétude et consternation notre position actuelle près des récifs de Mafanga. Tant il est vrai qu’il faut un tout autre courage pour attendre de sang-froid une catastrophe contre laquelle il est impossible de lutter, que pour se jeter les armes à la main au travers des plus grands périls !…

Dans la soirée, M. Lottin m’a communiqué l’avis que plusieurs hommes de l’équipage n’attendent que l’instant favorable pour enlever une embarcation et se réunir à ceux de leurs camarades qui se trouvent déjà parmi les sauvages. J’ai remonté à la source de cet avis, et j’ai vu qu’il n’était malheureusement que trop fondé. Comme je l’avais signifié aux sauvages, mon intention était effectivement de rester devant Mafanga, et de les canonner jusqu’à ce qu’ils consentissent à me renvoyer les prisonniers. Mais la conviction que je viens d’acquérir des mauvaises dispositions de l’équipage, me force à modifier cette résolution, Je suis décidé à passer seulement devant Mafanga la journée de demain : si après-demain matin le vent est bon, et que les insulaires ne m’aient fait aucune proposition, je remettrai à la voile, quoi qu’il m’en coûte, pour ne pas exposer plus long-temps l’expédition à une ruine complète.

Ce n’est pas que je craigne de tomber au pouvoir des sauvages, mes mesures sont prises pour éviter cette humiliation. Au moment où la corvette sera envahie par ces barbares, et lorsque tout espoir de résister avec quelque succès sera anéanti, j’ai pris la résolution de faire sauter le bâtiment. M. Dudemaine a reçu mes instructions à cet égard, et je compte assez sur son courage et sa haine pour nos ennemis, pour être certain qu’il les exécutera fidèlement. Mon intention n’est pas de donner cette détermination de ma part comme un trait de bravoure ni de dévouement. En effet, je suis réservé à une mort certaine et cruelle de la part des sauvages. Je n’aurai donc d’autre mérite que d’échanger cette perspective contre une fin plus rapide et plus douce, en sautant avec l’Astrolabe : mais en terminant ainsi ma carrière, j’aurai du moins la consolation de donner une leçon sévère aux perfides insulaires de Tonga-Tabou, et de soustraire en un instant aux regrets et aux réflexions des navigateurs futurs les tristes débris de notre brillante expédition.

La nuit a été détestable ; obscurité complète, pluie à verse et fortes rafales d’est et d’est-sud-est. À deux heures, nous avons filé de la grosse chaîne, pour mieux assurer notre tenue.

(19 mai.) À sept heures du matin, les matelots Fabry et Bellanger ont encore paru quelques instans sur la plage. Peu après, le pavillon blanc qui avait été enlevé par les naturels aux premiers coups de canon de notre part, a été relevé. Du reste, les guerriers se tiennent toujours à leurs postes dans les fossés et les retranchemens, bien qu’ils se montrent rarement.

Sur les neuf heures et demie, une pirogue a paru près de la plage, entre Mafanga et Nioukou-Lafa ; trois Anglais semblaient vouloir la traîner du côté de Mafanga : contrariés par la force du vent, ils l’ont enfin abandonnée, et se sont retirés avec un groupe de naturels sur Nioukou-Lafa

Le vent a continué à souffler avec beaucoup de force à l’est-sud-est, accompagné de violentes rafales et d’une pluie continuelle. Le mauvais temps nous a empêchés de recommencer la canonnade.

À trois heures après-midi, une petite pirogue, conduite par Martineng, a débordé de la plage vis-à-vis de Mafanga ; comme ce marin ne pouvait seul gouverner l’embarcation, un naturel lui a donné la main jusqu’à une certaine distance de terre ; puis il s’est jeté à la nage et a laissé Martineng seul venir à bord.

Ce matelot a déclaré qu’il était envoyé au nom de Tahofa pour m’annoncer que tous les hommes de l’Astrolabe allaient m’être renvoyés incessamment, pourvu que je promisse de ne plus tirer sur Mafanga. Martineng nous dit que cette décision n’avait été prise que la nuit dernière, après de longues et fréquentes conférences entre les chefs, où les prisonniers avaient été successivement amenés et interrogés. — Du reste, les naturels ne leur avaient fait aucun mal. Les meilleurs guerriers de l’île, au nombre de trois mille, se trouvaient en ce moment rassemblés à Mafanga, avec d’immenses provisions de flèches, de lances, de casse-têtes et même de fusils. — Les naturels avaient creusé une quantité de fossés et de chausse-trapes tout au travers de la place, et avaient abattu une foule de cocotiers, de bananiers et d’arbres, pour former des barricades sur divers points de Mafanga. — Il paraît que notre artillerie aurait fait peu de mal aux naturels, et Martineng n’a eu connaissance que d’un seul homme tué avant-hier par le coup de canon de retraite, tiré à mitraille.

Comme Martineng était un des hommes dont les intentions m’étaient le plus suspectes, je ne voulus point le laisser communiquer avec le reste de l’équipage, dans la crainte que ses rapports ne produisissent un mauvais effet sur l’esprit de ses camarades. Je ne lui donnai que le temps de prendre un verre de vin et une poignée de tabac, puis je le fis reconduire sur-le-champ à terre avec la pirogue, après lui avoir dicté ma réponse à Tahofa. C’était de déclarer tout simplement à ce chef que du moment où les prisonniers seraient rendus à leur bord, toute hostilité cesserait de notre part, et que je quitterais même l’île sans délai.

À peine Martineng eut-il mis les pieds à terre, qu’il fut entouré de naturels qui semblaient l’interroger avidement sur le résultat de son message, et qui le conduisirent devant Tahofa. À quatre heures et demie, il reparut au bord de la mer, et s’avança jusqu’au récif : de là, il annonça au grand canot qui avait été envoyé au-devant de lui, que Simonnet et Reboul se trouvant pour le moment absens de Mafanga, Tahofa avait envoyé à leur recherche, et qu’il me priait d’attendre encore jusqu’au lendemain matin, où tous les Français seraient renvoyés ensemble à leur bord.

On vit ensuite les naturels, pleins de confiance en ma promesse, circuler librement au-devant des remparts, et chercher les boulets enterrés dans le sable. J’étais émerveillé de voir ces hommes si perfides à notre égard, se confier d’une manière aussi naïve à la parole que je venais de leur donner. Toutefois, pour la nuit, nous restâmes encore en branle-bas de combat, et la surveillance la plus sévère fut exercée par les officiers et les maîtres sur les moindres mouvemens des matelots.

Il semblait enfin devoir se réaliser l’unique espoir sur lequel je comptais, celui de voir les naturels divisés d’opinions et las du genre de guerre passif auquel ils se trouvaient réduits, se décider à relâcher leurs prisonniers. Il était vraiment temps que cela finît, car ma position devant Mafanga n’était plus tenable : une conversation que j’avais eue le matin avec Collinet, le maître d’équipage, m’avait démontré qu’il se trouvait à peine cinq ou six matelots sur lesquels je pusse compter ; tous les autres auraient passé avec joie du côté des sauvages !…

(20 mai.) Toute la nuit le vent avait encore soufflé avec violence à l’est, et les grains s’étaient succédés presque sans interruption. Au jour, le ciel s’est éclairci, la brise a tombé et la pluie a cessé.

Les naturels sont revenus en foule sur la plage et ont même commencé à démolir leurs fortifications ; une brèche a été pratiquée à travers les remparts pour faire passer une pirogue ; un cochon, quelques corbeilles d’ignames et quelques régimes de bananes y furent embarqués, puis elle se dirigea vers la corvette, sous la conduite de Martineng et d’un naturel que nous reconnûmes bientôt pour être l’ami particulier de M. Gressien, le bon Waï-Totaï. Cet honnête mataboule, tout en obéissant à Tahofa, son chef, blâmait sa trahison et paraissait désolé de la conduite de ses compatriotes à notre égard. En mettant le pied à bord, le pauvre Waï-Totaï tremblait de tous ses membres, il ne m’aborda qu’à demi prosterné et d’un air suppliant ; ce ne fut qu’après l’avoir rassuré par des paroles amicales, et lui avoir plusieurs fois répété que nous le regardions toujours comme notre ami, qu’il put prendre sur lui de s’acquitter du message dont Tahofa l’avait chargé. Il m’expliqua alors que Simonnet et Reboul s’étaient enfuis dans l’intérieur de l’île, aussitôt qu’ils avaient appris que les chefs s’étaient décidés à rendre leurs prisonniers, mais qu’on avait envoyé de toutes parts à leur poursuite, et que Tahofa comptait pouvoir me les livrer dans la journée, pieds et poings liés, en même temps que les autres captifs ; qu’en conséquence, ce chef me priait encore d’attendre jusqu’à ce qu’on se fût assuré des fugitifs.

Sans aucun doute, ces deux malheureux déserteurs à l’ennemi eussent mérité un châtiment sévère, et les lois de la discipline militaire l’eussent impérieusement exigé dans les circonstances ordinaires du service. Mais j’étais impatient de quitter les rives de Tonga ; j’avais tout à craindre du caractère versatile des sauvages et des mauvaises dispositions de nos propres matelots. L’essentiel était donc de délivrer les individus qui semblaient disposés à revenir sur leur navire. D’ailleurs, quand ces deux déserteurs eussent été remis en mon pouvoir, il m’eût été fort difficile de rien statuer à leur égard. La condamnation de Simonnet surtout pouvait entraîner la peine capitale, exécution toujours bien pénible dans ces sortes de campagnes, et son impunité présentait un terrible inconvénient, sans parler du funeste effet que sa présence et ses discours pouvaient de nouveau produire sur l’équipage. Je pesai toutes ces considérations, et fis comprendre à Waï-Totaï qu’il pouvait dire de ma part à Tahofa que je renonçais définitivement à Simonnet et à Reboul, qu’il pouvait les garder, et qu’aussitôt que les autres captifs me seraient remis, je lui promettais de quitter sans délai Mafanga et même Tonga-Tabou.

Ce fut aussi pour éviter d’entraver, par aucun retard ultérieur, le terme des négociations, que je ne voulus point parler, ni de la montre d’habitacle, ni des fusils de Richard et de M. Dudemaine, ni des objets de la yole restés au pouvoir des naturels. Il fallait en finir à tout prix, car il était évident que l’influence de Tahofa dominait dans le conseil des chefs, et j’étais privé de tout moyen direct pour dompter l’arrogance de cet ambitieux et puissant égui.

Waï-Totaï et Martineng retournèrent à terre pour porter ma réponse à Tahofa, tandis que M. Guilbert les suivait dans le grand canot jusqu’au bord du récif, pour être tout prêt à recevoir nos hommes. Un quart d’heure après l’arrivée de nos envoyés à terre, on vit sortir de leur bastion tous les captifs, savoir : Martineng, Della-Maria, Bellanger, Bouroul, Fabry et Grasse, couverts d’étoffes du pays, que Tahofa leur avait fait donner en place de leurs propres habits, qui leur avaient été enlevés au moment même de l’attaque. Les naturels accompagnèrent les Français jusqu’au bord de l’eau, bientôt ceux-ci furent reçus dans le grand canot qui les ramena sur-le-champ à bord.

Ce fut un moment bien doux pour moi. J’avais enfin recueilli le prix de mes longs efforts et de ma persévérance opiniâtre depuis huit jours, j’avais préservé l’expédition de l’Astrolabe d’une tache ineffaçable, celle de laisser plusieurs de ses membres à la discrétion de peuples sauvages, à cinq mille lieues de leur patrie, et sans aucun espoir apparent de pouvoir jamais y retourner. Ce qui doubla ma satisfaction, ce fut de voir que plusieurs de ces hommes méritaient réellement les preuves d’intérêt que nous venions de leur donner, en bravant les derniers périls pour les délivrer.

Le pauvre Bellanger avait été si affecté de sa captivité, qu’il en avait perdu toute envie de manger, et pour lui faire prendre des alimens, les sauvages étaient obligés de le menacer de le tuer. Le jeune Bouroul, la première nuit, s’était enfui, et une pagaie à la main, chercha long-temps une pirogue pour rejoindre la corvette ; mais il s’égara dans les bois et les naturels le rattrapèrent. Fabry, Della-Maria et même Grasse, si je devais les croire, auraient toujours désiré rentrer à leur poste, malgré toutes les insinuations des naturels pour les engager à s’établir à Tonga-Tabou. Martineng seul, homme adroit et rusé, paraissait avoir nourri, jusqu’à la fin, le désir de rester dans l’île, et ce n’aurait été que la veille au soir qu’il se serait décidé à rallier son bord et à séparer sa cause de celle de Simonnet et de Reboul.

Simonnet était un véritable scélérat, déjà puni à bord comme voleur et soupçonné d’autres crimes encore plus odieux. Il était assez naturel qu’il se décidât à rester au milieu d’un peuple sauvage, où son caractère entreprenant et son adresse au maniement des armes à feu pouvaient lui valoir une certaine considération. On l’avait entendu former des vœux pour la perte du navire, pour la mort des officiers, et l’on pensait même qu’il avait tiré le coup de fusil dirigé contre M. Guilbert, et qui perça le grand canot de part en part. Il était devenu publiquement le satellite de Tahofa, qu’il suivait partout le fusil sur l’épaule.

Je fus bien aise d’être débarrassé d’un aussi mauvais sujet, tout en regrettant qu’il eût réussi à débaucher l’imbécille Reboul, matelot passable et naturellement assez tranquille ; mais il était si borné, qu’il ne sentit probablement pas toute l’étendue de la faute qu’il commettait, en suivant les perfides suggestions de son compatriote Simonnet. Du reste, l’Astrolabe fut, par la désertion de ce dernier, débarrassée d’un véritable fléau, et dans le parti qu’il a pris, ce malheureux trouvera peut-être un jour le juste châtiment de ses méfaits.

Aussitôt que les prisonniers furent rentrés à bord, la chaloupe alla déraper l’ancre à une seule pate, tandis que nous virions sur la petite chaîne. À une heure et demie, la dernière ancre qui nous tenait fut dérapée, et nous fîmes route sous les huniers avec une bonne brise d’est, en nous dirigeant vers la passe du nord.

Monté sur le ton du petit mât d’hune, M. Guilbert m’indiquait la position et la direction des brisans que la marée haute couvrait presque entièrement à nos regards. Après avoir dépassé le parallèle de Fafa, le fond décrut rapidement de vingt-trois à quinze, quatorze, douze, huit et dix brasses. Je me décidai à mouiller pour le reste de la journée, afin d’achever nos préparatifs de départ. Fafa nous restait alors au sud-est quart sud du monde, à deux mille de distance.

J’interrogeai l’un après l’autre tous les matelots qui avaient été faits prisonniers, voici les renseignemens que j’en obtins :

Immédiatement après l’enlèvement du canot, ils s’étaient trouvés répartis entre différens chefs, qui les avaient aussitôt menés chacun chez eux, ils n’avaient ensuite été conduits à Mafanga que lorsque Tahofa vit que j’allais attaquer sérieusement cette place.

Dans le principe, animés par les promesses de Tahofa, par le sentiment de leur nombre, qui ne montait pas à moins de trois mille combattans, par la quantité prodigieuse de leurs munitions de guerre en tout genre, et surtout par la mort du caporal Richard ; malgré l’avis de plusieurs chefs, les naturels ne voulaient nullement entendre parler de rendre leurs prisonniers. Ils avaient même conçu le hardi projet de s’emparer du bâtiment. Pour cela, ils se proposaient d’abord d’attirer le grand canot à terre par quelque ruse, et de tomber sur les officiers et les marins qui le monteraient. Puis quand ils auraient jugé l’équipage suffisamment affaibli, ils auraient attaqué la corvette elle-même, et s’en seraient rendus maîtres. Dans les projets de ces braves gens, M. Jacquinot et moi nous étions particulièrement dévoués à une mort certaine, tant pour se venger de l’attention que nous avions constamment portée tous les deux à les chasser du navire, quand ils s’y introduisaient clandestinement, que par l’opinion générale parmi eux, qu’une armée privée de ses premiers chefs n’est plus à redouter.

Le temps, l’ennui, la crainte et sans doute la pluie à laquelle ils furent exposés durant trois jours, refroidirent beaucoup leur humeur belliqueuse. Les chefs réfléchirent sérieusement aux suites de cette guerre, ils sentirent que la ruine complète de Mafanga, le sanctuaire de leur religion, en serait une des moindres conséquences. L’homme tué par un éclat de mitraille, et la crainte des bombes dont je les avais menacés, frappèrent leurs esprits d’épouvante. Divers chefs qui n’avaient eu aucune part à l’attentat de Tahofa, ni aux fruits qu’il en avait retirés, lui firent de fortes représentations. Il y eut de longues conférences et des conseils sans fin, auxquels nos hommes étaient souvent appelés pour être interrogés sur nos forces et mes intentions présumées. Enfin Tahofa fut obligé de céder au vœu de ses collègues, et il fut arrêté que tous les captifs me seraient rendus sans rançon. Comme on ne m’avait jamais touché la corde de la rançon, j’avais cru que les naturels n’y avaient point songé, mais j’appris qu’elle avait été proposée par Tahofa dans les questions adressées aux Français. Les menaces foudroyantes que j’avais faites par l’organe de Singleton, empêchèrent Tahofa de donner suite à cette proposition.

Il y avait quelque apparence que Singleton, comme je le lui avais recommandé, avait essayé de semer la division entre les chefs Palou, Toubo, Faka-Fanoua d’une part, et Tahofa de l’autre, en promettant aux premiers l’appui de mes armes contre leur rival. Mais l’adroit Tahofa aurait eu vent de cette manœuvre, car Singleton reçut tout à coup l’ordre de quitter Mafanga pour retourner à Moua. Il en fut de même d’une lettre que les missionnaires m’avaient adressée la veille ou l’avant-veille, l’on ne voulut point permettre aux Anglais de me l’apporter.

Bien que Tahofa ait échoué dans la partie la plus importante de ses projets, cette affaire lui aura fait connaître toute sa force ; la gloire d’avoir pu résister aux armes européennes aura singulièrement accru son influence aux yeux des autres chefs, et probablement il finira par envahir le pouvoir suprême dans Tonga-Tabou. Ce sera un grand malheur pour cette île, car sous un chef aussi perfide, aussi ambitieux et secondé par des guerriers avides et turbulens, ses habitans redeviendront plus sauvages et plus redoutables qu’ils n’ont jamais été ! Malheur aux navires européens qui voudront se confier à leur bonne foi, ils courront fort le risque de subir le destin du Port-au-Prince, du Portland et du Ceres.

Une innombrable quantité de fossés avaient été creusés dans l’enceinte de Mafanga, et les guerriers s’y tenaient cachés constamment. Tahofa et ses gens étaient toujours aux avant-postes. Dès le premier coup de canon, Palou s’était enfui sur les derrières de la place, à près d’un mille de distance du rivage, et là il s’informait encore souvent avec inquiétude, si les boulets ne pouvaient pas arriver jusqu’à lui. Dans cet égui, le don de la parole ne se trouvait pas uni à la valeur militaire.

Dans les projets de destruction que les insulaires méditaient sur le navire, j’étais constamment désigné comme le premier à faire périr, d’une voix unanime, par les hommes, les femmes et les enfans. Cependant j’avais comblé ces malheureux de présens, et je n’étais pas descendu une seule fois à terre sans distribuer gratuitement aux femmes et aux enfans des bagues, des verroteries et autres bagatelles ; mais ils ne me pardonnaient point les ordres précis que j’avais donnés, de n’admettre à bord que les chefs d’un certain rang, ordres que je faisais toujours exécuter strictement quand je m’apercevais qu’on s’en relâchait. Ils sentaient que sans cette mesure, ils eussent indubitablement réussi dans leurs projets. Il faut ajouter aussi que pour me rendre odieux aux habitans, et justifier sa propre trahison, Tahofa avait adroitement semé le bruit que j’avais tué un naturel, bien que je n’eusse jamais fait la moindre démonstration d’un acte semblable. Comme le plus redoutable après moi, c’était M. Jacquinot qui devait ensuite sauter le pas, et enfin M. Dudemaine, qui s’était fait remarquer à leurs yeux pour exécuter plus ponctuellement les ordres relatifs à l’accès du bord.

Quant au reste des officiers et de l’équipage, les naturels paraissaient disposés à leur laisser la vie. Sans doute ils pensaient qu’ils pourraient le faire sans danger, et que les Français partageraient avec plaisir le sort de Singleton, Read et Ritchett. Tel était le destin que ces barbares réservaient à la mission de l’Astrolabe, si leurs combinaisons n’avaient pas échoué.

Dans la matinée du 12 mai, l’Astrolabe sortit sans accident par la passe du nord de Tonga-Tabou, et se dirigea vers les îles à peine connues de l’Archipel Viti, où elle était appelée à courir de nouveaux dangers.


J. d’Urville.


  1. Voyez, pour plus de détails sur ce chef, la 1re livraison de juillet.
  2. Le brave Delanoy est une des trois personnes de l’équipage de l’Astrolabe pour qui j’ai vainement sollicité une décoration depuis plus de deux ans tant auprès des ministres de la révolution que de ceux de la restauration. Cependant j’ai toujours cru et je crois encore que les fatigues, les privations, et les dangers sans nombre, et peut-être sans exemple, endurés par tous ceux qui ont fait la campagne de l’Astrolabe, méritaient qu’on prêtât un peu plus d’attention à mes justes réclamations en faveur de mes compagnons de voyage.