Un Épisode de la vieillesse du duc de Wellington

Un Épisode de la vieillesse du duc de Wellington
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 202-213).
UN EPISODE
DE LA
VIEILLESSE DU DUC DE WELLINGTON

Le duc de Wellington est un des personnages historiques les plus difficiles à définir. On l’a rangé parmi les grands hommes incomplets, auxquels il a manqué quelque chose pour figurer parmi les plus glorieux et pour mériter tout leur bonheur, pour remplir toute leur destinée. Mais quand on cherche à faire son portrait, on éprouve quelque embarras, tant il y avait en lui un bizarre amalgame de qualités et de défauts qui semblent s’exclure. Ses amis eux-mêmes, ceux qui l’ont le plus approché et le mieux connu, le trouvaient fort compliqué et tour à tour supérieur ou inférieur à ce qu’ils attendaient de lui ; ils pensaient que, soit qu’on le louât, soit qu’on le blâmât, il fallait toujours craindre d’en dire trop ou de n’en pas dire assez.

En ce qui concerne ses qualités d’homme de guerre, l’accord s’est fait depuis longtemps, et personne ne se permet de douter qu’il ne possédât quelques-unes des parties d’un grand capitaine, la sûreté du calcul, l’esprit de combinaison, l’art de saisir les occasions, l’art de les préparer ; mais il n’avait pas les dons surnaturels, les inspirations soudaines, les yeux qui voient tout et l’ardeur divine. Ce qui domine en lui, c’est la réflexion, la faculté de tendre obstinément à ses fins, sans jamais s’en laisser distraire ni détourner. Quand il n’était encore que sir Arthur Wellesley, secrétaire d’état au département de l’Irlande, on l’envoie en Portugal prendre le commandement de l’armée. Quelqu’un, le voyant silencieux et pensif, lui demande : « A quoi pensez-vous donc, sir Arthur ? — Aux Français, répondit-il. Je ne les ai jamais vus, et tout ce que j’en sais, c’est qu’ils ont battu l’Europe entière. Je me figure que je les battrai, mais je ne puis les chasser de mon esprit. » C’est en pensant toujours à nous qu’il finira par nous battre.

A la réflexion il joint l’imperturbable sang-froid. Maître de son imagination et de ses nerfs, rien ne le trouble, ne le déconcerte. Froid et intrépide au feu, il n’est jamais téméraire et ne s’expose que quand il le faut ; mais le danger le laisse impassible. Voyant tomber à ses côtés lord Anglesey, qui s’écrie : « Par Dieu ! j’ai perdu ma jambe ! » il lui répond tranquillement : « C’est par Dieu vrai ! » Et quand lui-même sera jeté à terre par une balle morte, il se relèvera en riant. Les hasards le mettent en belle humeur, il avait ce qu’on appelait au XVIe siècle la gaîté des armes.

Plus admirable encore que son sang-froid est sa constance dans les cas difficiles, dans l’adversité. Il ne connaît ni le découragement, ni l’angoisse, ni même l’anxiété, et il n’aura pas une heure de défaillance. On peut discuter le vainqueur de Talaveyra et de Salamanque ; on doit s’incliner devant l’homme qui, acculé à l’extrémité du Portugal, rend inexpugnables les lignes de Torrès-Vedras, et par sa prodigieuse patience contraint Masséna à la retraite. C’est là surtout qu’il s’est montré grand homme. Napoléon, qu’il proclamait le plus grand capitaine qui eût jamais existé, était peu propre, selon lui, aux opérations défensives. Il lui reprochait son tempérament trop irritable et de s’être lassé trop vite dans sa merveilleuse campagne de France, d’avoir trop écouté ses nerfs, de s’être laissé ébranler par ses demi-échecs de Laon et de Craon, décourager par la marche sur Paris. Il prétendait qu’avec un peu plus de persévérance ce dieu de la guerre aurait fini par repousser les alliés, qui eussent fait la paix sur le Rhin. Il pensait qu’à la longue le caractère triomphe du génie, et on l’a servi selon ses goûts quand on l’a surnommé le duc de fer.

Comme général, Wellington a su si bien se servir des qualités qu’il avait, qu’il a réussi à se passer de celles qu’il n’avait pas et à faire de grandes choses ; en politique, malgré des dons éminens, il a toujours paru médiocre. Il a prouvé plus d’une fois qu’il possédait le génie des affaires. Son tort était de considérer tout comme une affaire et de prendre les grandes questions par le petit côté. Sa ferme intelligence manquait d’ouvepture et d’étendue ; les idées de son temps, l’esprit de son siècle, étaient pour lui lettre close. Il avait eu raison de Masséna et vaincu Napoléon lui-même ; il n’a jamais pu vaincre un seul de ses préjugés. Les fautes qu’il a commises ont été funestes au parti conservateur ; il en est pourtant demeuré jusqu’à la fin le chef incontesté. On lui en voulait de prendre quelquefois un ton de dictateur ; mais il regagnait par la courtoisie de ses procédés les mécontens qui blâmaient son dogmatisme impérieux et tranchant. On se plaignait qu’il eût une intrépide et excessive confiance dans son jugement ; mais on lui savait gré de ne point chercher à se faire valoir, de ne jamais rappeler les éclatans services qu’il avait rendus à son pays, de parler modestement de lui-même, d’être exempt de toute jactance, de toute prétention, de toute fatuité.

Charles Gréville, qui l’a beaucoup pratiqué et jugé fort sévèrement dans plus d’une page de son intéressant Journal, s’est repenti plus tard de l’avoir trop maltraité. Il a reconnu que ce grand homme, qui se montrait souvent petit dans les grandes affaires et qui avait trop de goût pour les chinoiseries, rachetait ses défauts par la sincérité de son patriotisme, par un sentiment profond du devoir. Il n’avait eu d’attachement personnel pour aucun des rois dont il a été le ministre ; en les servant loyalement, c’était l’état qu’il servait. Sa situation était exceptionnelle, unique ; il occupait une place intermédiaire entre le souverain et ses sujets, et cependant il n’eût pas hésité à remplir l’office le plus humble si le bien public l’avait demandé. Sa politique d’aveugle résistance lui aliénait les sympathies, ses vertus lui conciliaient l’estime de tous, et il était à la fois le personnage le plus respecté et le plus impopulaire du royaume-uni. On lui témoignait de grandes déférences ; partout où il se montrait, la foule se pressait sur son passage, tous les fronts se découvraient ; le lendemain on brisait ses vitres.

L’homme privé, ainsi que l’homme public, offrait un singulier assemblage de qualités attirantes et de déplaisans défauts. Il charmait par sa parfaite simplicité, par son humeur égale, par ses manières unies ; mais on lui reprochait la froideur de son caractère et de son imagination : il n’avait pas le cœur tendre, il était médiocrement touché des peines des autres. Il n’avait ni hauts ni bas dans son commerce avec ses amis ; ils pouvaient compter sur lui, ils étaient sûrs de le retrouver tel qu’ils l’avaient laissé ; ils le savaient incapable de tromper ni de trahir personne, mais incapable aussi de leur sacrifier ses intérêts. Dans ses relations avec sa famille, avec ses proches, il observait les convenances, et c’était tout ; il voyait sa mère de loin en loin, c’était une dette dont il s’acquittait ; il ne fallait pas lui en demander davantage. Il parlait beaucoup et parlait bien, sa conversation était aussi riche qu’attrayante ; mais il ne se livrait point, il était tout à la fois le plus communicatif des hommes et le plus réservé, le plus mystérieux. Quand ses fils désiraient savoir où il comptait aller, n’osant pas l’interroger, ils en étaient réduits à se renseigner auprès de sa femme de charge, qui recevait seule ses confidences. « Quel homme extraordinaire que ce Wellington ! s’écriait Gréville. Que de contradictions dans son caractère ! » Ce n’étaient pas des contradictions. Ce grand homme incomplet, qui excellait dans l’art de maîtriser ses nerfs, possédait, dans une mesure peu commune, toutes les vertus négatives ; elles l’ont aussi bien servi dans la paix que sur les champs de bataille, mais il n’avait pas les autres. Il a toujours fait tout ce qu’il devait faire, il ne s’est jamais fait un devoir d’étonner le monde par la générosité de son esprit et de son âme.

Dans les affaires de cœur, la vertu négative la plus précieuse est la prudence, qui, tout à la fois, nous enseigne à ne nous donner jamais assez pour n’être pas sûrs de pouvoir nous reprendre et à mêler assez de sagesse à la folie pour ne pas faire d’éclats dangereux. Le duc de Wellington avait été prudent à la guerre, il le fut aussi dans ses relations avec les femmes ; il aima souvent, jamais il n’aima beaucoup, et il sut cacher ses amours. Dans sa jeunesse, à la vérité, il avait eu de bruyantes aventures ; il ressentit en Espagne une passion très vive qui faillit avoir de fâcheuses conséquences. Dès que sa raison eut mûri, il s’en tint aux caprices. Beaucoup de femmes furent soupçonnées d’avoir eu pour lui des faiblesses ; le monde en glosait, mais ce n’étaient que des soupçons. S’il en faut croire Gréville, il n’eut d’attachement sérieux que pour mistress Arbuthnot, qui mourut en 1834 après une courte maladie : « C’est un coup pour Wellington, avec qui elle vivait depuis tant d’années dans la plus grande intimité ; il a le bon goût de n’en rien laisser paraître, ce qui naturellement le fait taxer de sécheresse et d’égoïsme. » Jusque dans sa vieillesse il entretint de secrètes intrigues. On assure que ce n’étaient plus que de simples badinages, destinés à amuser ses loisirs. Cet amusement lui était nécessaire, il ne pouvait s’en passer. Il avait besoin, pour assaisonner ses dernières années, que des femmes au cœur aimant, à l’esprit inquiet, s’occupassent beaucoup de lui, et, il s’occupait d’elles avec plaisir quand il n’avait rien de mieux à faire.

Une de ces liaisons clandestines nous a été révélée tout récemment par l’heureuse indiscrétion d’un curieux, qui a su découvrir dans un grenier un journal de femme et des liasses de lettres jaunies, et cet épisode de la vieillesse du duc de fer ne manque pas d’intérêt[1]. Ce fut en 1834, l’année même où mourut mistress Arbuthnot, qu’il fit connaissance avec miss J… Il avait alors soixante-cinq ans, elle en avait vingt. Il s’était laissé prendre, le charme fut bientôt rompu. Il avait fait un beau rêve et cru trouver le plaisir ; il ne trouva que l’ennui et une admirable occasion de montrer combien il était courtois, endurant et philosophe. Il s’était dit : « Cueillons encore cette rose. » Il n’en a cueilli que les épines, et elle en avait beaucoup.

Miss J… appartenait à une bonne famille de la petite gentry, et elle était fort jolie ; mais l’exaltation de sa piété nuisait à ses grâces. Cette dévote intransigeante estimait que le plus honnête homme de la terre, s’il ne s’est pas trempé dans le sang de l’Agneau, est un enfant des ténèbres, un sujet et un serviteur de Satan, et qu’il porte sur son front le sceau de ses iniquités et de sa réprobation. Restée orpheline de bonne heure, maîtresse d’une petite fortune qui suffisait à ses besoins, n’ayant rien à faire, elle voulut s’occuper, et la seule occupation qui lui parût digne d’elle fut de travailler au salut des âmes. Prise d’une fièvre de prosélytisme, son coup d’essai fut un coup de maître ; elle réussit à convertir un condamné à mort, criminel endurci dont un prêtre catholique et un ministre protestant n’avaient pu toucher le cœur. Fière de son premier succès, elle s’affermit dans la conviction que le Seigneur l’avait choisie pour faire briller sa lumière dans le monde. A qui va-t-elle s’attaquer ? Au duc de Wellington. Elle était si prodigieusement ignorante qu’elle ne savait pas qu’il avait vaincu Napoléon à Waterloo ; mais elle voyait en lui le plus grand personnage de l’Angleterre. Arracher cette âme à Satan, lui ouvrir le ciel, quelle entreprise et quelle gloire !

Au mois de janvier 1834, elle lui écrit du Devonshire, et à son vif et agréable étonnement, elle reçoit une réponse courrier par courrier. Sa surprise eût été moins grande si elle avait su que Wellington se faisait un devoir de courtoisie de répondre à tous les inconnus qui lui écrivaient. Revenue à Londres, elle porte à l’hôtel du duc une Bible dont elle lui fait hommage. Pendant quatre mois, il se tient coi ; enfin, le 27 août, il la remercie et sollicite la faveur de la voir. Cette première entrevue n’eut lieu que le 12 novembre. Miss J…, qui attend le duc, s’est agenouillée et supplie Dieu d’être avec elle, de l’assister de son esprit. Elle le consulte pour savoir quelle toilette elle doit faire, et Dieu lui ordonne de mettre une vieille robe de mérinos vert, tournant au noir. Si elle plaît dans cet accoutrement peu flatteur, c’est que Dieu l’aura voulu.

Le duc entre ; elle admire sa noble tête, sa chevelure argentée, et lui tend la main, en disant : « Que de bonté de la part de votre grâce ! » A peine l’a-t-elle fait asseoir : « Je veux vous montrer mon trésor. » Son trésor est sa grande Bible, qu’elle ouvre au IIIe chapitre de l’Evangile selon saint Jean. Au moment où elle lisait le VIIe verset : « Il faut que vous naissiez de nouveau, » — le duc lui prend la main et s’écrie : « Oh ! combien je vous aime. Oh ! how I love you ! » C’était son premier mot. « Dieu seul, pensa-t-elle, a pu par l’influence de son esprit décider le duc de Wellington à m’aimer plus que toute autre femme dès le premier moment qu’il m’a vue. » Il est fâcheux de débuter dans une liaison par une méprise. Ici la méprise est double ; de part et d’autre on se repaît d’illusions. Wellington se flatte de commencer un de ces petits romans qui servaient d’épices à ses vieux jours. De son côté, miss J… conçoit le fol espoir d’épouser un jour le duc, veuf depuis quelques années. Elle a l’esprit trop faux et trop court pour songer à la difficulté de son entreprise, à la distance qui sépare une petite fille sans naissance et sans fortune de ce très grand personnage, à qui les rois, les reines et les princes prodiguent les égards et les empressemens. Il est écrit, sans doute, qu’elle deviendra duchesse de Wellington. N’est-elle pas à la hauteur de toutes les situations ? Ne porte-t-elle pas à sa ceinture les clés du paradis ? Le Seigneur l’a choisie pour être l’instrument de ses desseins ; il la prédestine à la gloire éternelle, et dès cette vie il veut se glorifier dans son humble personne, en montrant que, lorsqu’il le commande, les fronts les plus superbes plient sous ses décrets. Si elle épouse le duc, elle lui fera autant d’honneur qu’il pourrait lui en faire. Elle s’en explique nettement dans son journal : « La grâce de Dieu, écrit-elle encore, est au-dessus de tout autant que le ciel est au-dessus de la terre, et je ne renoncerais pas à un de ses gracieux sourires pour devenir l’impératrice d’un millier de mondes, mon bien-aimé et précieux duc fût-il désigné par le ciel pour partager mon trésor. » Jusqu’à la fin elle caressera sa chimère ; mais le miracle ne s’est point accompli. Il faut croire qu’elle s’était trompée sur les intentions de la providence ou que Dieu s’est ravisé.

On se revoit, et des deux côtés on s’obstine à se méprendre. Le duc, plus enflammé de jour en jour, demande à cette jolie folle si elle consent à lui appartenir à jamais, et il s’écrie deux ou trois fois : « Il faut que ce soit pour la vie ! This must be for life ! » — « Oui, réplique-t-elle, si c’est la volonté de Dieu. » Il la quitte pour se rendre auprès du roi. — « Que ne rendez-vous plutôt visite au roi des rois ! » lui dit-elle. A peine est-il sorti en annonçant qu’il ne tardera pas à revenir, elle se barricade, se jette à genoux et prie. A son retour, il trouve la porte fermée. Elle lui ouvre et lui dit : « Je me suis agenouillée pour conjurer Dieu de me prendre sous sa garde. » Il baisse les yeux et demeure silencieux. Cet homme très réfléchi commençait à comprendre, et il craignait de s’être embarqué dans une méchante affaire, dans une aventure désagréable.

Il est plusieurs semaines sans reparaître et sans donner de ses nouvelles. Cette prédestinée, qui était à sa façon une grande coquette, étonnée et confuse de ne pas le voir revenir, lui écrit qu’il a troublé son âme, qu’elle le supplie de cesser désormais ses visites, que c’est la volonté de Dieu. Contrairement à son attente, la réponse très froide qu’elle reçut était ainsi conçue : « Ma chère miss J.., j’ai reçu votre lettre. Je vous prie de vous rappeler ce qu’il m’est échappé de vous dire la seconde fois que je vous ai vue, et vous ne serez pas surprise si j’approuve entièrement la résolution que vous avez arrêtée et dont vous me faites part. »

À son tour, elle avait compris. Elle n’avait ni la douceur ni la timidité d’une colombe. Elle entre en fureur. Eh ! quoi, il avait donc sur elle de méprisables et criminels desseins ! Il a souillé de ses désirs impurs une fille de Sion ! Pour qui l’avait-il prise ? Elle le traite de serpent dont la morsure donne la mort éternelle ; elle s’étonne que Dieu ne l’ait pas étendu raide à ses pieds. Il se replie, se retire en bon ordre, comme il avait fait devant Masséna, et en s’excusant de son mieux, il déclare à sa chère miss J… qu’il est désolé d’avoir pu lui déplaire, il proteste à plusieurs reprises qu’il respecte infiniment sa personne et ses vertus ; mais il ajoute : « Que dirait-on de moi, si à l’âge de soixante-dix ans bientôt, j’allais épouser une jeune femme dont je pourrais être le grand-père ? »

Les hommes les plus avisés, les plus circonspects font des fautes ; le duc de Wellington a payé la sienne, sans songer un moment à nier sa dette. Dix-sept ans durant, miss J… va le bombarder de ses lettres. Il les reçoit, il les lit et se croit tenu d’en accuser réception ; elle pourra se vanter un jour qu’il lui a écrit jusqu’à 390 billets. La plupart, il est vrai, sont fort courts ; en revanche, les homélies qu’elle lui adresse et qu’elle hérisse de citations bibliques sont interminables ; quelques-unes ont dix-neuf pages, et le style n’en était point onctueux. Qu’elle écrivît ou discourût, son éloquence se distinguait par une redoutable sécheresse ; on croyait entendre mugir ce simoun qui jaunit les feuilles, tue les fleurs et fait taire les oiseaux. Le duc la supplie en vain d’être un peu moins prolixe ; il lui représente humblement que l’Administration des postes taxe d’office les excédens de poids, que ses lettres lui reviennent fort cher ; son bourreau ne tient aucun compte de ses doléances. Non contente de l’assassiner de ses volumineuses épîtres, elle lui envoie des hymnes, des prières, des livres de piété, de petits traités édifians. Il se résigne à accepter les missives, il proteste contre les paquets. Jusqu’à la fin, il en recevra. Le moyen de faire entendre raison à une inspirée ? C’est Dieu qui ordonne, elle obéit. Pourquoi donc lui a-t-il dit un jour qu’il l’aimait ? pourquoi lui a-t-il demandé si elle voulait être à lui pour toujours ? Il a péché, il expie, mais il n’épousera pas.

Ajoutez que miss J… était la personne du monde la plus irritable, la plus colérique, que cet ange était aussi susceptible qu’un démon. Elle se choque, se fâche de tout. Il a eu l’imprudence de lui confesser qu’il brûlait ses lettres. Elle lui remontre que c’est un crime de brûler des sermons écrits pour son bonheur éternel. Cette fois, il tient bon. « Il est impossible au duc, réplique-t-il, de garder les lettres de miss J… Elles sont en général fort longues et se suivent à de très courts intervalles. Si le duc les conservait, d’autres que lui pourraient les voir. Il les détruit aussitôt qu’il les a lues et comprises. » On reconnaît l’homme soigneux de sa renommée, qui n’a jamais craint les boulets, mais qui a toujours eu peur du ridicule, et qui se dit : « Que penseraient de moi mes héritiers s’ils trouvaient ce fatras dans mes tiroirs ? » Mais ce qui allume bien davantage encore la bile de miss J.., ce qui la met hors d’elle-même, c’est qu’il s’est permis de signer d’une simple initiale quelques-uns de ses billets et d’y apposer un cachet sans armoiries. Elle se dit insultée, outragée : « Désormais je refuserai de recevoir toute lettre qui ne portera pas toutes les marques du respect qui m’est dû. » A quoi il répond : « Ma chère miss J.., j’avais toujours cru que ce qu’il y a d’important dans une lettre, c’est le contenu. » Il aura beau faire, elle ne le trouvera jamais assez respectueux. Il l’a désirée et ne l’a pas épousée : elle s’en venge en lui faisant mille chicanes, mille incartades, en le tourmentant de ses reproches et de ses soupçons. Il en est réduit à lui dire : « Je n’ai jamais eu l’intention de vous offenser et je vous offense toujours. Je ne sais plus comment m’y prendre pour vous plaire. »

L’éditeur de cette correspondance, Mme Terhume Herrick, estime que la longanimité du duc de Wellington dans cette affaire fut non-seulement admirable, mais prodigieuse, qu’elle tient du miracle. Je crois cependant qu’en l’examinant de près, ce miracle s’explique. Mais avant tout, il faut distinguer les temps. Il y eut plusieurs périodes, plusieurs phases dans cette liaison qui procura au vert et noble vieillard si peu de plaisirs et tant de désagrémens.

N’oublions pas que miss J… était fort jolie, qu’il était fort épris, et qu’un cœur vivement touché ne se désabuse pas tout d’un coup. Pendant bien des mois encore, il conserva quelques illusions et une vague espérance d’apprivoiser cette gazelle très sauvage, très belliqueuse, qui prenait tout de travers et répondait aux caresses en donnant de la corne. On était resté deux ans sans se voir. « Ainsi le voulait le Seigneur des seigneurs, lisons-nous dans le journal ; il est jaloux de son saint nom. » Le duc a fait une chute, il s’est blessé au genou. A peine guéri, il se présente chez miss J… le 19 octobre 1836. Il a le verbe haut et le commandement bref ; il donne des conseils qui sont des ordres ; il dit : « Vous ferez ceci, vous ferez cela. » Elle lui répond sur un ton de bravade qu’elle connaît son devoir, que la volonté divine est la règle de toutes ses actions. Après l’avoir remis à sa place, elle se radoucit, devient aimable, lui demande des nouvelles de son genou. « Il parut charmé, et brusquement il poussa sa chaise pour se rapprocher de moi, ce qui naturellement eut pour effet de me faire reculer la mienne aussi loin que l’exigeait mon christianisme. Je bénis Dieu, ajoute-t-elle, de la force qu’il me communiqua dans cette rencontre par l’effusion de sa grâce ; le duc m’apparut comme un être fort insignifiant en comparaison de celui dont la faveur m’est plus précieuse que la vie. » Cette fois, le duc se tint pour battu ; il n’appela pas de sa défaite, il ne tenta plus rien. Il avait vaincu à Waterloo, mais, à sa honte, il avait perdu la bataille des chaises.

Depuis ce jour, la jeune femme qui le prêche, l’endoctrine, en rêvant de l’épouser, n’est plus à ses yeux qu’une folle incurable. Elle l’obsède, mais de temps à autre ses extravagances l’amusent. Toujours prudent et toujours poli, il aura pour elle des ménagemens : s’il la poussait à bout, Dieu sait de quoi elle serait capable, et il a horreur des éclats. Il est bon de considérer que depuis longtemps il avait fait son apprentissage dans l’art de vivre avec les fous. Avant que la reine Victoria montât sur le trône, l’Angleterre avait eu deux rois qui, sans tomber en démence comme George III, avaient l’esprit détraqué et une fêlure au cerveau. Wellington avait été leur ministre et il avait su les prendre.

C’était un vrai maniaque que ce George IV, dissipateur de l’argent d’autrui, avare du sien, qui prétendit un jour n’avoir pas une guinée pour fournir l’enjeu d’un pari, et dans les tiroirs duquel on découvrit, après sa mort, dix mille livres sterling en or, perdues dans un amas de bibelots et de mèches de cheveux de femmes, de toute nuance, de toute longueur, encore couvertes de poudre et de pommade. Ce roi qui, hormis sa parole, ne donnait et ne jetait jamais rien, était un infatigable discoureur. Wellington avait pour principe de ne jamais l’interrompre ; il le laissait s’époumoner et épuiser en bavardages sa force de résistance, après quoi il le ramenait tranquillement à la question et en obtenait ce qu’il voulait. « Je le connais si bien, disait-il, que j’en fais ce que je veux ; avec quelqu’un qui se laisserait intimider, il serait intraitable. » Quant à Guillaume IV, dont on disait que « son ignorance, sa légèreté et sa faiblesse faisaient de lui la plus accomplie des vieilles ganaches de ses états, » il tenait en toute rencontre des propos si incohérens, si ridicules et si absurdes que les assistans ne pouvaient s’empêcher de rire et de rougir à la fois. Dans un moment de crise, où il s’agissait de prendre de graves et promptes décisions, comme il conférait avec Wellington, il lui dit tout à coup : « Je suis en train de penser qu’il manque quelque chose à mon royaume de Hanovre. Duc, vous êtes maintenant mon ministre. Je vous prie de songer à ceci : il me conviendrait fort de m’approprier un morceau de la Belgique, qui ferait à merveille l’affaire du Hanovre. Ne l’oubliez point, n’est-ce pas ? » Après cette éloquente digression, il rentra dans le sujet. Quand Wellington avait une affaire à traiter avec un roi de peu de cervelle, il se faisait une loi de joindre la parfaite franchise à la parfaite patience. Il en use de même envers miss J.., lorsqu’elle l’inonde de ses copieuses écritures et qu’avec un zèle opiniâtre que rien ne rebute ni ne lasse, elle travaille à le soustraire à l’éternelle damnation. Le royaume du ciel était son Hanovre, elle tâchait de l’arrondir. Il répond de loin en loin, et il mêle aux propos aimables, presque affectueux, de narquoises remontrances, souvent piquantes dans leur simplicité tout unie : « Vous m’assurez que Dieu vous dirigera ; il le fera sans doute, mais il nous a donné une intelligence, la faculté de comparer et de réfléchir, de discerner ce qui est vrai et ce qui est faux, et il nous demande d’exercer notre jugement dans toutes les matières que nous sommes capables de juger… Nous différons de sentiment, vous et moi. Je pense que nous sommes responsables de nos propres affaires ; vous pensez au contraire que nous ne le sommes que de nos devoirs envers le Tout-Puissant, qui se charge de tout le reste. Sans doute je me trompe ; vous en savez sur ce point plus que moi. » Souvent aussi, il lui représente que ses nombreuses occupations, qu’elle méprise, ont pour lui beaucoup d’importance, qu’il n’admettra jamais qu’un homme perde son temps ou compromette le salut de son âme en servant son souverain et son pays. Un autre jour, avec plus de sécheresse, il s’excuse de ne pas aller la voir. Ses heures de liberté sont rares, et il les consacre à son repos. « Je suis occupé de six heures du matin à minuit. Dieu a fait de telle sorte ses créatures, que même ce noble animal qu’on appelle l’homme a besoin de se rafraîchir, de se nourrir et de se reposer comme les autres. Ne me demandez que ce que je puis vous donner sans négliger mes devoirs. Je vous rendrai visite quand je pourrai, quoique rien ne me soit plus désagréable que d’être escorté de toute une populace, comme je le suis toujours quand je vais dans le quartier que vous habitez. »

Il restera courtois, mais de plus en plus la note ironique et sèche s’accentue. Sept ou huit ans après sa première connaissance avec miss J.., sa santé avait reçu une soudaine et rude atteinte. Il n’avait plus sa belle prestance d’autrefois, il s’était subitement affaissé, sa figure s’était creusée, et il se raidissait, comme le disait un de ses amis, pour jouer le dernier acte de sa vie. Le 13 février 1840, il avait eu une grave attaque. On le croyait perdu, il se remit avec une rapidité qui étonna les médecins ; mais il avait désormais l’ouïe dure, et son humeur s’assombrit. Jusqu’alors, il était tout à tous et il aimait les commérages. Son plus grand plaisir était d’être consulté ; il apaisait les tracasseries, il étouffait les querelles. Il savait gré à ses amis de le prendre pour confident et pour arbitre dans toutes leurs petites affaires personnelles, dans leurs petites intrigues politiques, mondaines ou galantes, et il leur donnait des conseils fort sages. Du jour au lendemain, il fut atteint de la manie de se clore, de ne plus recevoir personne : il se rendit inaccessible à ses proches eux-mêmes, une demande d’audience le jetait dans une violente colère. « C’était, nous dit Gréville, un état morbide qui frisait la folie. »

il était naturel que ses rapports avec miss J… se ressentissent de ses nouvelles dispositions. Aussi bien, elle n’avait plus vingt ans, et les dévotes qui se fâchent vieillissent vite. Mme de Liéven sur le retour, causant avec un ambassadeur d’Espagne, lui demanda ce qu’il pensait de la ravissante lady Seymour. Le galant Espagnol la regarda d’un air tendre et répondit : « Elle me paraît trop jeune et trop fraîche, j’aime les femmes un peu passées. » Le duc de Wellington était d’un autre avis ; il goûtait peu les fleurs à demi passées, il exigeait qu’on fût fraîche et jeune. « J’accomplis tous mes devoirs mondains le mieux que je peux. Miss J… méprise les choses d’ici-bas ; mais si tout le monde suivait son bon exemple, le monde en pâtirait… Le feld-maréchal duc de Wellington présente ses complimens à miss J… Il avait cru comprendre qu’elle désirait ne plus entendre parler de lui. C’est pour cela qu’il n’écrivait pas, et, s’il écrit aujourd’hui, c’est par pure courtoisie. » On voit qu’il cherche à rompre ; mais on ne rompt pas avec miss J… Essaie-t-on de lui échapper, elle s’attache, elle se colle, on reste pris dans sa glu. Le refroidissement du duc la navrait : elle l’imputait à Satan, qui avait juré de lui reprendre l’âme qu’elle voulait donner à Dieu.

Cette liaison finit, comme beaucoup d’autres, par une demande d’emprunt. Miss J… avait perdu sa santé, il lui était venu une tumeur au sein. Son état exigeait de grands soins, et malheureusement ses affaires s’étaient dérangées. Elle se dit que « l’or et l’argent sont à Dieu, qui en dispose à son gré, » et elle recourut au duc, lui exposa sa situation, implora son secours. Quoiqu’il se montrât quelquefois généreux, il n’était pas tendre pour les souffrances d’autrui, qu’il traitait volontiers de maux imaginaires. Toutefois il consentit à venir en aide à miss J… ; mais il lui fit connaître son bon vouloir sur un ton fort maussade. Il l’assure « qu’il n’a jamais lu un exposé d’embarras pécuniaires tel que celui qu’elle lui adresse. » Combien veut-elle ? Où et quand doit-il verser la somme ? Il l’engage à écrire lisiblement sa réponse. Elle est furieuse et refuse de s’expliquer davantage. Là-dessus, il se retire, déclare qu’à son humble avis, tout compté, tout rabattu, elle peut se passer d’un secours immédiat. Nouvel accès de fureur de miss J… Il était dans son caractère de refuser avec hauteur ce qu’on ne lui offrait pas. Elle écrit au duc qu’elle lui retournera toute lettre chargée qu’il pourrait lui envoyer. Elle n’aura pas à se défendre, il n’enverra rien. C’est une brouille, ce n’est pas une rupture. Sur le point de déménager, elle a l’obligeance de lui donner sa nouvelle adresse, pour qu’il sache où la trouver s’il a besoin de ses conseils spirituels ; et, sans attendre qu’il les réclame, elle l’en accable. Un siècle aurait pu s’écouler avant qu’elle eût vidé son sac, avant que sa fontaine de lait aigre-doux eût tari.

Le 29 novembre 1852, elle apprit que le duc venait de mourir sans s’être converti et sans l’avoir épousée. Peu de temps après, elle partit pour rejoindre sa sœur, mariée et établie en Amérique. La vie commune leur fut bientôt insupportable, elles se séparèrent. Miss J… est morte à New-York en 1862.

Le duc avait joué de malheur. Si redoutable que soit la race des convertisseuses, on en connaît qui ont de l’aménité, du charme et de l’onction. Miss J… était une dévote chagrine, irascible, acariâtre, au sourcil superbe. Elle se prosterne, s’anéantit sans cesse devant le Seigneur ; quand elle se relève, sa tête se perd dans les nues, elle se sent l’égale des dominations et des trônes, les reines de la terre ne lui vont pas à la ceinture. Elle est un vase d’élection dans lequel le Très-Haut a mis toutes ses complaisances. Sa vie est une suite de miracles, toutes ses pensées lui viennent du ciel, c’est le Saint-Esprit lui-même qui lui indique les cas où elle doit mettre sa robe de mérinos vert. Il lui fallait un Dieu qui ne fût qu’à elle, un Dieu qu’elle absorbât tout entier sans lui laisser une minute pour s’occuper de l’univers.

Il est certain que le duc de Wellington s’est montré aussi patient dans ses relations avec miss J… qu’il avait été ferme, constant et méthodique dans la guerre d’Espagne. Mais sa patience ne fut pas celle d’un saint : les saints résistent à leurs curiosités et ils ne sont pas en quête d’un hochet pour amuser leurs cheveux blancs. Ce n’était pas non plus la patience d’un ange ; pour consoler miss J… de ne l’avoir pas épousée, un ange lui aurait fait une pension. C’était la sagesse d’un philosophe pratique, qui, ayant commis une imprudence, se dit : « Tu l’as voulu ! Tirons-nous de ce mauvais pas en galant homme. » Le duc avait pour principe qu’on doit subir de bonne grâce les conséquences de ses fautes et la peine à laquelle on s’est condamné soi-même, que, quand le vin est tiré, il faut le boire. Ce vin était du vinaigre ; il a fait plus d’une fois la grimace, mais il a bu.


G. VALBERT.

  1. The letters of the Duke of Wellington to Miss J.., 1834-1851, edited with extracts from the diary of the latter by Christine Terhume Herrick. Londres, 1890.