Un Épisode de la victoire de Verdun - Les derniers jours du fort de Vaux/02

Un Épisode de la victoire de Verdun - Les derniers jours du fort de Vaux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 752-786).
UN ÉPISODE DE LA VICTOIRE DE VERDUN

LES DERNIERS JOURS
DU
FORT DE VAUX [1]

II [2]


VII. — LA BATAILLE SUR LE FORT (2 JUIN)

Ceux qui ont pu sortir du fort ont raconté le drame. Toutes les scènes qui se sont déroulées, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur, et qui sont ici relatées ont été vues et vécues. Enfin, le fort lui-même a parlé. Jusqu’au moment suprême, jusqu’à l’agonie, il a communiqué avec le commandement par le moyen de ses pigeons et de ses signaux.

La journée du 1er juin a été chargée d’angoisse. La tempête a obliqué sur la gauche, mais l’air reste imprégné d’orage. Le ravin du Bazil a été perdu, la digue a été franchie, l’ennemi a pénétré dans le bois Fumin. Sur les trois retranchemens qui jalonnent les pentes entre l’étang et le fort, deux ont cédé. R1 tient encore, mais suffira-t-il à contenir l’ennemi ? Entre R1 et le fort, la tranchée de la Courtine et celle de Besançon qui aboutit par un contour au coffre double (N.-O.) à demi éventré, sont garnies par la 7e compagnie du 101e régiment. Devant le fort, la tranchée qui le protège et, plus à l’Est, la tranchée de Belfort sont occupées par la 7e et la 8e compagnie du 142e régiment, dont la 5e est sur le plateau, en soutien. Ces troupes suffiront-elles à contenir les assauts ? Ne seront-elles pas débordées à l’Ouest par le bois Fumin, à l’Est par Damloup et le fond de la Horgne sur quoi le bombardement fait rage ?

La nuit est tout animée et tremblante des innombrables éclairs des batteries, des ascensions des fusées et de leur chute en étoiles. Plus sombres qu’elle, des colonnes de ténèbres montent


PLAN DU FORT DE VAUX


des éclatemens. De l’observatoire, un homme de garde signale des mouvemens au bas des pentes. Personne ne dort, sauf quelques blessés à bout de forces. Le commandant Raynal, appuyé sur sa canne, fait le tour des couloirs. Il parle peu, il est préoccupé, mais son attitude énergique rassure. « Les officiers, dit un témoin, passaient sans cesse au milieu de nous ; ils avaient leur calme habituel, mais nous sentions que l’heure était proche, car ils examinaient tous les détails. » A 2 h. 15, avant le lever du jour, le tir ennemi s’allonge et les vagues, en demi-cercle, déferlent contre les défenseurs. Notre barrage a été tardif : elles ont pu se porter en avant sans être rompues, et les voici qui arrivent sur la tranchée du fort qui leur fait face, sur la tranchée de Besançon à l’Ouest, sur la tranchée de Belfort à l’Est.

En face, elles se heurtent à la 7e compagnie du 142e régiment, qui les reçoit à coups de grenades. Le premier peloton résiste sur place et inflige à l’ennemi des pertes sévères. Le second, qui était en soutien, se précipite à la rescousse, et c’est une ruée formidable contre des forces plus nombreuses qu’il empêche de passer. Le capitaine Tabourot commande ce peloton de renfort, assisté de l’aspirant Buffet. Un des rescapés a fait de lui ce portrait : « Le capitaine Tabourot se battait comme un lion. Il nous dominait tous de sa haute taille, il donnait ses ordres d’une voix brève, il nous encourageait et nous plaçait. Puis il puisa lui-même dans le sac aux grenades et, se renversant un peu en arrière, il les lançait à plein bras, tranquillement, visant chaque fois. Alors, cela nous excitait, et nous faisions de la belle besogne. Quel dommage que ça n’ait pas duré ! » L’héroïque troupe est tout à coup assaillie par derrière, entre la tranchée et le fort. A l’Ouest, en effet, la tranchée de Besançon, après avoir repoussé un premier assaut, a cédé. Sa petite garnison, débordée, s’est repliée vers le coffre double où se trouve l’une des deux entrées du fort. Déjà, il a fallu trans- porter à l’intérieur l’intrépide lieutenant Tournery, la tête traversée d’une balle, qui, mortellement frappé, mettra trois jours à mourir sans avouer ses tortures. Une troupe qui cesse d’être commandée cherche un abri pour se refaire. Celle-ci, décimée, rentre dans le fort par le coffre dont elle défend l’ouverture. L’ennemi a pu se glisser jusque devant la contrescarpe. Le fossé Nord lui est interdit par un canon-revolver placé dans le coffre double ; mais, le longeant, il a pris à revers le peloton du capitaine Tabourot.

Le capitaine est atteint par derrière d’une grenade qui lui brise les reins et lui déchiquette les deux jambes. « Domptant sa douleur, dit le témoin déjà cité, il ne laissa pas échapper une plainte, et je le vois encore passer devant nous, soutenu par deux de ses sergens. Il était pâle, mais il nous montrait l’ennemi. »

On le transporte à l’infirmerie. Le cortège pénètre à l’intérieur par la brèche du coffre simple Nord-Est. Le commandant Raynal vient le rejoindre immédiatement. L’entrevue des deux soldats est brève : aucune parole de consolation, aucune fausse Lespérance. L’un se devine perdu ; l’autre l’estime trop pour recourir au mensonge. Un serrement de main, puis le commandant du fort se contente de dire :

— C’est très bien, mon ami.

Le capitaine pense à ses hommes :

— Mon commandant, si les Boches passent, ce n’est pas la faute de ma compagnie. Elle a fait tout au monde pour leur barrer le chemin.

Après ce témoignage, il ferme les yeux. Chacun a repris son poste. Le capitaine est seul avec un infirmier parmi les blessés qui se lamentent. 11 réclame après un instant l’aspirant Buffet. Mais l’aspirant Buffet se bat avec le reste de la compagnie.

— Il faut le laisser, dit le mourant.

Un peu plus tard, l’aspirant Buffet vient de lui-même le rejoindre. Menacé d’être tourné, ce qui restait du peloton a dû se frayer un passage pour rentrer dans le fort.

— Approche, mon petit ; toi qui es de Dijon, si tu reviens de la guerre, tu diras à ma femme comment je suis mort. En paix avec sa conscience de chef, l’homme s’est tourné vers son foyer. Ce furent ses dernières paroles. Désormais, jusqu'à la mort, qui tarde de quelques heures, il réserve toutes ses forces à ne pas accuser les horribles blessures auxquelles il ne pouvait survivre.

Déjà son nom court dans la nuit, porté par un pigeon qui s’est envolé du fort à trois heures du matin : L’ennemi est autour de nous. Je rends hommage au brave capitaine Tabourot, très grièvement blessé (142e) ; nous tenons toujours. Quelques heures plus tard, un second pigeon annonce sa mort : Capitaine Tabourot, du 142e, mort glorieusement blessure reçue en défendant la brèche Nord-Est. Demande pour lui Légion d'honneur.

Ce n’est là qu’une partie du message : l’autre a trait aux opérations.

Cependant, les Allemands sont parvenus aux deux brèches ouvertes, l’une dans le coffre double Nord-Ouest et l’autre dans le coffre simple Nord-Est. Ils essaient d’en forcer le passage. A chaque entrée, c’est une lutte corps à corps. Sur la droite, ils sont tout d’abord repoussés. « Nos grenades, dit un des com- battans, faisaient des vides dans leurs rangs ; mais des renforts arrivaient toujours. Leurs morts et leurs blessés formaient des tas mouvans que venaient encore déchiqueter les éclats de nos projectiles. »

On se bat maintenant dans les gaines qui, des coffres, conduisent à l’intérieur. Le commandant Raynal fait installer des barrages de sacs à terre préparés à l’avance.

Au dehors, la bataille n’est pas moins violente. Le bataillon Chevassu, du 142e régiment, va se trouver dans une situation critique. L’ennemi, s’il est contenu à l’Ouest du fort par le retranchement R1 dont il ne peut s’emparer, a réussi à se glisser entre la courtine et le fort. Il arrive sur le côté Sud. D’autre part, Damloup a été pris à six ou sept heures du matin, et, par le ravin de la Horgne, des forces nouvelles montent à l’assaut. Le bataillon Chevassu, qui a deux compagnies dans le fort (la 6e et les débris de la 7e que commandait le capitaine Tabourot), a dans sa mission la défense du côté Est du fort : il se maintient, en effet, sur la tranchée de Belfort et sur la tranchée de Montbéliard où la lutte devient un corps à corps. Le sous-lieutenant Huguenin, attaqué par un soldat ennemi, le terrasse, le désarme et se bat avec le fusil de son adversaire. Les Allemands reculent, mais reviennent à la charge, l’après-midi, baïonnette au canon. Les hommes du 142e régiment, renforcés d’une compagnie du 53e, les reçoivent au cri de ; Vive la France !

Cependant, le bataillon est menacé d’être tourné. Ses sections de mitrailleuses se déplacent, font face de trois côtes, en avant, du côté de Damloup à l’Est et, à l’Ouest, contre l’ennemi qui débouche au Sud du fort. Les chefs de pièces désignent posément les objectifs. Le sergent Narcisse, qui se tenait debout auprès de sa mitrailleuse, est tué d’une balle en plein front. C’était un brave qui avait reçu la médaille militaire à la bataille de Champagne. Le caporal Réveille le remplace et crie à ses hommes : « Ne vous faites pas de bile, je me charge de nettoyer les Boches ! »

Les observateurs en ballon signalent au Nord du fort des troupes de plus en plus nombreuses qui se terrent dans nos anciennes tranchées pour éviter nos barrages et gagner du terrain pendant les intervalles. À midi, une quarantaine d’hommes sont vus sur le fort, la plupart tapis dans des trous. À quinze heures, le fort donne lui-même de ses nouvelles :

L’ennemi s’est emparé des coffres Nord-Est et Nord-Ouest. Je Lpoursuis la lutte dans les gaines. Nombreux réfugiés et blessés. Officiers font tout leur devoir et nous lutterons jusqu’au bout.

A sept heures du soir, les observateurs sur les postes de la redoute de Fleury signalent que des élémens d’infanterie en files de plusieurs compagnies montent du Nord au Sud, à la corne Nord-Ouest du fort de Vaux. Ils escaladent le fort et disparaissent à l’intérieur par le sommet. Pendant ce temps, d’autres groupes se glissent le long des tranchées entourant le fort.

Et à deux heures du matin, le 3 juin, le commandant Raynal envoie encore ce message optique : Situation inchangée. L'ennemi travaille sur les dessus et autour de l’ouvrage. Faire battre le fort par petits calibres. L'ennemi occupe en nombre nos anciennes tranchées premières lignes et les a renforcées. Il semble avoir une tranchée armée de mitrailleuse face au Sud-Ouest, non loin du fossé de la gorge.

Cette mitrailleuse n’est pas dans le fossé de gorge, mais sur la superstructure même du fort où l’ennemi a réussi à la transporter et d’où il bat le côté Sud. Il est impossible de la déloger du terre-plein ; la tourelle de 75 est démolie, il n’existe pas de tourelle de mitrailleuses, et l’on a vainement essayé de passer des mousquetons par les fentes des observatoires ; mais ces armes trop longues n’ont pas pu servir à tuer les fantassins allemands qui n’en étaient qu'à quelques mètres.

La face Sud du fort a été sauvée par les 5e et 8e compagnies et la section de mitrailleuses du bataillon Chevassu (142e), renforcées le matin du 2 juin par la 11e compagnie du 53e régiment et le soir par un bataillon du même régiment. Ce bataillon devait contre-attaquer sans retard, mais il arrive à pied d’œuvre très éprouvé par les tirs de barrage subis en cours de route, et doit se borner à tenir le terrain, à reconstruire les tranchées détruites et à s’intercaler entre les sections réduites du 142e.

Donc, le 2 au soir, l’ennemi est dans les fossés Nord et Ouest. Contenu en partie à l’Est et au Sud, il est maître des deux coffres Nord et il essaie de progresser dans l’escalier. En outre, il a grimpé dessus et, là, il bat de ses feux de mitrailleuses le côté Sud. Toute sortie devient difficile, sinon impossible. Toute communication est coupée. Il ne reste que les pigeons et les signaux. La garnison est entassée dans les casernes. Elle peut accéder encore aux observatoires et au coffre simple Sud-Ouest qui n’a pas d’ouverture sur le dehors, où l’on a pu installer une mitrailleuse pour battre le fossé Sud.

Nombreux réfugiés et blessés, a signalé le commandant Raynal. C’est un danger presque égal à celui de l’extérieur. Le spectacle des mourans risque de démoraliser la garnison. Les ordres se transmettent plus lentement dans les couloirs encombrés. Enfin, s’il y a assez de viande de conserve et de biscuits pour tous, l’eau va manquer.


VIII. — LE FORT APPELLE

Roland dit : « Je sonnerai de l’olifant, et Charles, qui passe aux défilés, l’entendra. Je vous assure que les Francs rebrousseront chemin... »

Roland a mis l’olifant à sa bouche, Il l’applique bien et sonne de toute sa force. Les montagnes sont hautes et le son se prolonge. On en entendit l’écho à trente grandes lieues. Charles et tous ses compagnons l’entendent. Le Roi dit : « Nos gens ont bataillé... »

... Le comte Roland, à grand’peine, à grand effort et avec une grande douleur, sonne à son olifant. Le sang clair jaillit de sa bouche. Près de son front, sa tempe est rompue. Mais le son de son cor porte si loin ! Charles l’entend qui passe aux défilés ; Naimes l’entend... Et le Roi dit : « J’entends le cor de Roland. Il ne sonnerait pas s’il n’y avait bataille. »

... Le comte Roland a la bouche sanglante. Auprès de son front, les tempes sont rompues. Avec douleur et peine, il sonne l’olifant. Charles et ses Français l’entendent. Et le Roi dit : « Ce cor a longue haleine ! » Le duc Naimes répond : « C’est Roland qui est en peine. »


Les appels de l’olifant qui firent trembler les Pyrénées, il y a plus de dix siècles, sont-ils plus émouvans que les appels silencieux du fort de Vaux qui, par-dessus les ligues ennemies, communiquent au commandement les détails de son agonie et sa résolution de tenir ?

Le 3 juin au matin, un pigeon au vol rapide arrive au colombier. En vain cherche-t-on sous son aile la dépêche dont il doit être porteur. Mal attachée, elle est tombée en route. L’oiseau a été lâché pour rien. Combien reste-t-il au fort de ses compagnons ?

Le 4, vers midi, le colombier reçoit un pauvre pigeon blessé qui se traîne péniblement jusqu’au gîte. On le prend, on le caresse, vite on soulève ses plumes. Celui-ci n’a pas fait un voyage inutile. Voici la dépêche qu’il apporte :

Tenons toujours, mais nous subissons une attaque par les gaz et les famées très dangereuses. Il y a urgence à nous dégager, faites-nous donner de suite communication optique par Souville qui ne répond pas à nos appels. C’est mon dernier pigeon.

Le dernier pigeon ! Les fils téléphoniques sont dès longtemps coupés et les signaux ne fonctionnent pas. Le dernier pigeon : c’est le dernier trait d’union avec le fort. Le fort est maintenant isolé. Aucun battement d’aile ne portera plus ses paroles. Il restera muet si l’on ne parvient pas à rétablir la liaison optique. On ne saura plus rien de lui. Au colombier militaire, un soldat a posé sur sa main l’oiseau qui fut, comme un coureur, blessé en service commandé.

L’après-midi du 4 se passe sans que la correspondance soit rétablie. Il est impossible d’obtenir du fort un signal. Sans doute n’a-t-on pu repérer l’emplacement de son appareil. Mais le 5, à trois heures du matin, le poste de commandement de la division voit arriver deux hommes qui, tout simplement, sont sortis du fort. Ils appartiennent à la section de projecteurs. : Alors, puisqu’il n’y avait plus de pigeons et puisque les signaux ne fonctionnaient pas, il fallait bien venir rétablir la communication. C’est l’évidence même.

— Le fort n’est donc pas encerclé ?

— Ils sont dessus avec une mitrailleuse, mais, devant la sortie Sud, il n’y a personne.

— Cette sortie-là est bouchée.

— On saute d’une fenêtre dans le fossé.

D’autres ont essayé, mais n’ont pas réussi à s’échapper. Ceux-ci ne donnent pas beaucoup de détails. Ils en donneront plus tard. Pour le moment, ils sont trop préoccupés. Car ce sont des professionnels. Si l’on tiendra ? La vie n’est pas drôle à l’intérieur à cause des liquides enflammés et à cause de la soif. Et puis, il y a trop de monde : plus de six cents hommes. Mais le moral est bon.

Là-dessus, ils vont essayer de correspondre.

A sept heures et demie, le fort de Vaux n’est plus seul. Il parle et on lui répond.

Le fort de Vaux renseigne le commandement sur la position de l’ennemi. Son message est plein d’espérance : L’ennemi travaille à partie Ouest du fort à constituer fourneau pour faire sauter voûte. Tapez vite avec artillerie.

Dix minutes plus tard, il insiste : Où êtes-vous? A huit heures, n'ayant pas reçu de réponse ou n'ayant pas pu la déchiffrer, il avoue son angoisse : N'entendons pas votre artillerie. Sommes attaqués par gaz et liquides enflammés. Sommes à toute extrémité.

A neuf heures, enfin, ce signal lui est transmis : Courage, nous attaquerons bientôt.

Le fort, tout le jour, attend. Quand la nuit est venue, il donne des signes d'impatience. Cette nuit qui tombe ne sera-t-elle pas la dernière, ne l'enveloppera-t-elle pas du suaire mortel? Le commencement du message qu'il adresse ne peut être compris : la suite est déjà pareille à une oraison funèbre, il y parle de ses défenseurs au passé :

… jour précédent. Il faut que je sois dégagé ce soir et que ravitaillement en eau me parvienne immédiatement ; je crois toucher au bout de mes forces. La troupe, — hommes et gradés, — en toutes circonstances ont fait leur devoir jusqu'au bout.

N'est-ce pas l'adieu suprême ? N'est-ce pas le râle de l'agonie qui commence ? Et voici que, dans le bombardement formidable qui de part et d'autre couvre de fer et de feu la colline, un de nos postes de projecteurs saisit encore ces signaux fragmentaires :

… 53… blessés… aspire… de pertes. Vous interviendrez avant complet épuisement. Vive la France.

Pour la seconde fois, le poste de Souville répond au fort de Vaux : Reçu votre message. Courage.


Du courage, ce tronçon de fort en trouvera-t-il encore après les trois jours qu'il vient de vivre ? La tempête n'a pas cessé un seul instant d'ébranler le plateau. Elle se déchaîne à gauche sur le retranchement R1 qui a l'audace de résister, à droite sur la batterie de Damloup qui tient le promontoire et balaie le fond de la Horgne et le débouché du village, sur les abords immédiats qui sont défendus à l'Ouest par la Courtine, à droite par les tranchées de Belfort et de Montbéliard. L'ennemi fait succéder les attaques d'ensemble aux attaques locales afin d'emporter d'un coup toute la position ou d'obtenir un fléchissement en un point où il se précipitera. Il y engouffre trois divisions qu'il devra même renforcer par une brigade du corps alpin. Il assiège le fort de trois côtés, il est autour, il est dessus, il est dedans. Et, têtu, le fort refuse de se rendre. Isolé tout un jour, il ne se sent pas abandonné. Au dehors, il en est certain, on travaille pour lui. A l’intérieur, il multiplie les barrages et les barricades. Il défend marche à marche les escaliers et, pas à pas, les couloirs. Il supporte le canon, les mitrailleuses, les grenades, les flammes, la fumée, la soif, l’empoisonnement, la pourriture. Il ira jusqu’à la limite des forces humaines, celle qui recule encore lorsque l’on croit l’atteindre et qui dépasse l’attendu et le possible. Entre ses pierres resserrées, sous ses voûtes sonnantes, le douloureux sacrifice s’accomplira jusqu’au bout.

Un sous-lieutenant du 142e régiment, qui fait partie du bataillon Chevassu et se bat sur le plateau hors du fort, décrit à un camarade ces terribles journées : « Tout n’était que feu et poussière, et, dans cet enfer, quelques soldats aux aguets empêchaient les masses boches de passer. Leurs attaques se sont renouvelées tous les jours, tantôt frappant ici, tantôt frappant là ; jamais nous ne leur avons cédé un pouce de terrain, tant qu’il y a eu un soldat pour le défendre. Je ne te dirai pas les souffrances que nous avons endurées. Pas d’eau, pas de ravitaillement : ceux qui ont voulu nous en apporter sont restés en route. Il n’y a que les munitions qui ne nous ont pas manqué. Nous sommes exténués, mais si heureux d’avoir fait notre devoir, d’avoir contribué à empêcher les Boches de prendre Verdun que leur Empereur leur avait promis et qu’ils n’auront jamais !... Il faudrait qu’ils passent sur nous et qu’ils marchent sur les cadavres de tous ceux que nous leur avons tués... Ils nous attaquaient de trois côtés à la fois, leur étreinte n’a pas pu nous saisir... »

Pendant la journée du 3 juin, l’ennemi veut exploiter la prise de Damloup et contourner le fort à l’Est. Des élémens du 142e et du 53e régimens le contiennent et même, passant à l’offensive, le contraignent à reculer.

A tous les échelons, armée, corps d’armée, division et brigade, le commandement soutient la lutte qui s’étend du bois Fumin au fond de la Gayette, alimente le combat, prépare des contre-attaques. Contre-attaque sur Damloup, dès la matinée du 2 juin, qui du moins dégage la batterie. Gontre-attaque sur le fort dès le soir du 2, par un bataillon du 53e régiment qui doit traverser des barrages meurtriers et ne peut que renforcer les troupes du secteur. Contre-attaque le 3 juin sur notre gauche pour reprendre la ligne des retranchemens et venir en aide à R1, qui tient toujours. Et les observateurs en ballon ne cessent pas de signaler des colonnes ennemies gravissant les pentes et venant grossir le nombre des assaillans.

Certes, il faut se relier au fort : des camarades sont là, qui attendent leur délivrance : « Nous avons dans le fort des camarades français, téléphone l’armée, il faut les dégager et, tout d’abord, entrer en liaison avec eux. C’est le devoir de tous. Devoir sacré." Le général Tatin, qui commande le secteur, dirigera lui-même l’opération.

Mais l’ennemi ne cesse pas d’attaquer, et il inonde son objectif d’une pluie de feu qui ne s’interrompt jamais. Le 298e régiment est rapproché. À deux heures du matin, le 4, une attaque est déclenchée sur le fort, par le Nord-Ouest et par le Sud-Est. Elle commence de progresser, puis elle est arrêtée par les mitrailleuses. Un avion, au petit jour, vole au-dessus du fort et descend si bas qu’il fait de l’ombre sur ce chaos. L’audacieux oiseau va-t-il se faire blesser comme le dernier pigeon ? Il glisse parmi les obus et les balles comme une salamandre dans le feu et le voici qui se redresse et s’éloigne. Il a rempli sa mission : sur la superstructure du fort, il a repéré l’emplacement des mitrailleuses. Quelques instans plus tard, notre 75 et notre 155 C. démolissent toutes les installations ennemies établies sur la partie supérieure de l’ouvrage. À dix heures du matin, par temps clair, les avions constatent que les tranchées du fort sont complètement nivelées et que personne n’occupe le dessus du fort.

La nuit suivante, l’ennemi recommence sur la superstructure ses travaux et ses abris de mitrailleuses. ; Il condamne ainsi la sortie par le Sud. Il interdit le départ et les communications. Des reconnaissances, — dès qu’elles ont été proposées, le nombre des volontaires a été si grand qu’il a fallu faire un choix, — ont essayé de pénétrer dans le fort. Aucune n’a pu accomplir sa mission. En revanche, on a pu sortir. Deux signaleurs, nous le savons, ont franchi les lignes dans la soirée du 4 juin. Quelques heures plus tard, dans la nuit du 4 au 5, l’aspirant Buffet, deux sous-officiers et trois hommes de la 7e compagnie du 142e sortent à leur tour. Le problème est moins insoluble à la sortie qu’à l’entrée. Pour sortir, il faut se garer des mitrailleuses boches, mais pour entrer il faut, en outre, se garer des nôtres. Le fort, pour ne pas être investi, doit garder le fossé Sud et les abords. Toute ombre qui s’approche est suspecte. La difficulté est de se faire reconnaître.

«Courage, nous attaquerons bientôt, » a transmis le signal. Et le commandement hâte les préparatifs d’une nouvelle attaque à effectifs plus nombreux. Elle ne pourra être déclenchée que le 6 juin, à deux heures du matin.


Depuis le matin du 2 juin, le fort, comme un lion secoue sa crinière pleine de vermine, est rongé par le Boche qui est devant, de côté, dessus et même dedans, car il a plongé par les deux ouvertures des coffres et tâche à pénétrer dans le cœur de la place. Le commandant Raynal a mis de l’ordre dans la garnison dont les blessés et le reflux des élémens voisins ont trop augmenté le nombre. Elle ne devrait se composer que de la 6e compagnie du 142e, de sa compagnie de mitrailleuses et du génie du fort. Les 7e et 8e compagnies du 142e qui défendirent les coffres de droite l’ont renforcée de plus de cent fusils ; la 7e compagnie du 101e, qui défendait les coffres de gauche, en a ramené une cinquantaine. Une compagnie de mitrailleuses du 53e est restée. Avec les blessés, cela fait un total, de plus de six cents hommes. Six cents hommes qu’il faut abreuver quand la citerne se vide ! Six cents hommes et parmi eux des blessés minés de fièvre qui réclament à boire I Cependant la garnison est subdivisée en relèves, guetteurs et fractions au repos, et les distributions de boîtes de conserves, de biscuits, de chocolat et même d’eau-de-vie sont faites régulièrement. La ration d’eau, qui était d’un litre le 31 mai, est réduite le 2 juin à trois quarts de litre. Elle va tomber à un quart et demi, puis à un quart à peine, et dans quelles conditions ! Dès le 4 juin, une détermination s’imposera au commandant.

Donc, le matin du 2 juin, l’ennemi est aux coffres. Malgré ses pertes, il réussit à serrer de près les défenseurs qui battent en retraite. Le canon-revolver du coffre double a été mis hors d’usage par un obus. La mitrailleuse qui garde l’entrée est brisée par une grenade. La défense est refoulée à l’intérieur. Un barrage est immédiatement établi sous la brèche, mais du dehors les Allemands le dominent et l’accablent de grenades. Il faut reculer le barrage jusqu’au pied de l’escalier qui monte à l’observatoire. Un autre est construit au sommet de l’escalier. Ce dernier tiendra jusqu’au 4. Même manœuvre au coffre simple qui est à l’angle Nord-Est : les barrages contiennent l’ennemi devant la grille du couloir, en face des cabinets d’aisance qui demeurent utilisables.

« Dans la demi-obscurité du fort, écrit un rescapé du 142e, la lutte continue. L’ennemi voulait nous exténuer en nous privant de sommeil et en nous prenant par la soif. L’atmosphère était lourde et empestée. A chaque instant, les barrages sautaient et la lutte à la grenade reprenait. Nous ne cédions pas. Mais toutes ces explosions échauffaient l’air ; la fumée et l’odeur le rendaient presque irrespirable, et l’on se battait toujours. Nous avions installé des mitrailleuses, qui barraient les couloirs et qui faisaient du bon travail. C’est alors que les Allemands, ayant réussi à faire sauter un barrage, nous lancèrent des jets de flammes et des liquides enflammés. La chaleur et la surprise provoquèrent une minute d’hésitation. Mais le lieutenant Bazy qui était là avec sa mitrailleuse s’élança, et il fut si rapide qu’avant que nous soyons revenus de notre étonnement, il était debout au milieu du couloir et, tout seul, se battait contre les Boches à coups de grenades. Les flammes venaient jusqu’à ses souliers, il avait le bras gauche bandé, étant déjà blessé, mais peu lui importait : ne pouvant parler à cause de cette fumée noire et acre, il nous donnait l’exemple. Aussi, débarrassés de notre stupeur, nous venons à tour de rôle nous placer à ses côtés. Enfin, les lance-flammes s’éteignirent. Nous avions réussi à arrêter l’attaque et commencions à remonter le barrage lorsque les Boches se mirent à envoyer des pétards qui nous projetèrent tous à terre avec les sacs sur le dos. J’ai bien pensé avoir les reins brisés et je n’ai eu que la force de mettre mon masque en sentant l’odeur des gaz. Un soldat m’a dégagé et porté à l’infirmerie pendant que la lutte reprenait. Les Allemands lançaient des gaz dont la masse lourde stagnait dans les couloirs. Malgré toutes leurs inventions diaboliques, leurs jets de flammes, leurs gaz, leurs pétards, ils n’avançaient pas. C’était superbe. Ils nous criaient en français : « Rendez-vous, sinon vous serez tous tués, » et nous répondions : avec des grenades dans leurs figures… »

C’est le 4 juin vers midi que s’est produite cette attaque par liquides enflammés. Les Allemands les projetaient par la brèche de la gaine Ouest. Une fumée « acre et noire » remplit le fort. Pour respirer, la garnison doit déblinder les fenêtres de la caserne. Le feu arrive jusqu’au couloir des chambres. Quelques soldats sautent même dans le fossé pour reprendre haleine. Les mitrailleuses installées sur le fort ont été détruites le matin par notre artillerie. Le tir de barrage coupe les issues un peu plus au Sud. Tranquillement, ils regagnent l’intérieur, mais il faut refermer les fenêtres. L’ennemi balance des sacs de grenades à fusée retardée qu’il envoie dans les ouvertures et tente de faire sauter ainsi les plaques de blindage.

Cependant, il a progressé dans le coffre simple du Nord-Est. Il a fallu refluer de quelques mètres dans le couloir, mais en deçà des cabinets d’aisance. Les malades, les blessés doivent se soulager sur place. Les brancardiers ont profité de la destruction des mitrailleuses ennemies installées sur le fort pour sortir des cadavres dans le fossé Sud, pour nettoyer l’infirmerie de toutes les immondices. Dès la nuit suivante, ce travail leur deviendra impossible. Les morts devront demeurer avec les vivans. Une horreur sans nom envahit ces voûtes à demi obscures où, dans une atmosphère méphitique et épaisse, une garnison sans sommeil, angoissée et altérée, s’entasse et veut lutter encore.

Il a suffi d’un homme, le lieutenant Bazy, debout et dressé, comme un dieu dans la fumée, au milieu du couloir, le bras gauche en écharpe, le bras droit lançant des grenades, barrant la route à l’ennemi, pour conjurer l’attaque par les flammes. Il suffit du commandant, de quelques officiers et sous-officiers, de quelques soldats d’élite pour que subsistent, parmi ces souffrances, une seule pensée, un seul but : tenir.

Le fort est séparé du reste du monde, son dernier pigeon a été lâché la veille, et ses signaux ne sont pas transmis. Mais, la nuit venue, deux signaleurs bondissent dans le fossé : ils vont rétablir les communications.

Le lendemain, l’appel du fort est entendu.


IX. — LA SORTIE

Le 4 juin, la ration d’eau a été d’un quart. Un quart de litre pour des hommes qui se sont battus et se battent dans la fumée des grenades, des flammenwerfer, des gaz asphyxians ! Un quart de litre pour des fiévreux qui s’agitent, au poste de secours bonde, entre des mourans et des morts ! Les plaintes montent, suppliantes, lamentables. Mais le silence se rétablit instantanément dès que paraît le commandant Raynal. Un quart, et rien de plus. Qui donc a réclamé davantage ? Un quart, c’est déjà beaucoup. Les blessés eux-mêmes se résignent.

Le commandant a dénombré la garnison. Tout ce qui n’en fait pas régulièrement partie devra quitter le fort. A la faveur de la nuit, la sortie sera tentée, soit par le fossé Sud en sautant des fenêtres de la caserne, soit par le coffre Sud-Ouest qui n’appartient pas à l’ennemi.

L’ordre est formel. Ceux qui doivent partir essaient à la lumière du jour de mesurer les difficultés de l’entreprise : y a-t-il sur le fort des mitrailleuses et des guetteurs ? Les tirs de barrage allemands, à quelle distance et dans quelle direction sont-ils déclenchés ? La sortie est bien chanceuse, mais les Français ne doivent pas être bien loin.

A dix heures et demie du soir, les premiers qui sautent dans le fossé sont des volontaires : les deux signaleurs qui vont rétablir les communications. Le cœur battant, les camarades écoutent : le bruit de la chute, puis le silence, pas de coups de fusil, pas de fusée, le bombardement habituel, rien de plus. Ils n’ont pas été repérés.

Les détachemens du 101e et du 142e dont le départ est fixé, sont rassemblés.

— Allez, leur dit le commandant Raynal, et si vous échappez, dites quelles sont notre situation et notre résistance.

Les deux groupes saluent. C’est le moment de la sortie. Il est une heure et demie du matin et il semble que le marmitage soit en décroissance. L’aspirant Buffet commande le détachement du 142e Il utilise une brèche découverte à la corne Sud-Ouest et descend le premier, suivi d’un coureur et du caporal-fourrier. La compagnie s’égaillera derrière eux en laissant des intervalles pour ne pas attirer l’attention. Un caillou a roulé et les guetteurs allemands, du haut du fort, mis en éveil, lancent des fusées et font feu. Presque aussitôt, leur artillerie exécute un effroyable tir de barrage aux abords immédiats du fort. L’aspirant a passé, suivi d’un petit groupe. Ils arrivent aux lignes françaises qui sont toutes proches. Le premier reçoit un coup de fusil qui le manque. Il se fait reconnaître, non sans peine. On s’explique, on s’embrasse, tandis que le bombardement fait rage en arrière de la petite troupe. D’autres sont en route : qu’on prenne garde à ne pas les fusiller. On les attend ; mais, après une longue attente, il n’en arrive que deux ou trois. Le reste n’a pu traverser la pluie de fer.

Un soldat du 142e, blessé dans l’attaque par les flammes, raconte ainsi cette sortie : « Après les paroles du commandant, je saluai et me dirigeai vers la lucarne d’où il fallait sauter d’une hauteur de trois mètres. Je tàtais mes reins endoloris. Puis, sans réflexion, je me suis élancé. J’ai bien senti une vive douleur. J’ai entendu des coups de fusil dirigés sur moi et j’ai fait le mort, car les Boches veillaient encore. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi. Pourtant, au bout d’un grand moment, j’ai commencé à ramper sur le ventre à travers de nombreux cadavres. Doucement, glissant d’un cadavre à un autre, je suis arrivé à sortir du fossé et à franchir la ligne. Je pouvais à peine respirer sous le bombardement qui ne cessait pas, et enfin je réussis à atteindre, je ne sais comment, un poste de secours ; je ne me souviens plus de la fin, mais je me réveillai à une infirmerie… »

Le sortie n’a pas donné de grands résultats. Elle est à recommencer. Le 5 juin, au petit jour, nouvel essai, nouvel échec. Et la journée s’écoule, plus cruelle encore que les précédentes. La lutte aux barrages reprend avec les grenades, avec les flammes. L’eau ne se distribue plus que goutte à goutte. Des blessés réclament qu’on les achève. Il faut jeter de la chaux sur les morts qu’on ne peut pas emporter. Les maux sont plus lourds, mais l’espérance a jailli. Le fort n’est plus solitaire : les deux signaleurs, partis la veille au soir, ont réussi dans leur mission. Quand le fort parle, on l’entend et on lui répond : « Courage, nous attaquerons bientôt. » Les camarades n’oublient pas les défenseurs. Ils préparent leur délivrance. Une journée encore, et ils seront là. Une journée, que c’est long et dur ! Mais elle passera, comme les autres.

On ne peut pas rester aussi nombreux. Les contingens du 101e et du 142e qui ne sont pas nécessaires reçoivent de nouveau l’ordre de partir. Au cours de la nuit, plus de cent hommes réussissent à s’évader. Voici l’un d’eux, car il faut choisir. On ne peut citer tout le monde, et rien ne fait mieux comprendre de telles tragédies que de poser sa main sur une poitrine humaine pour en écouter les battemens.

Le brancardier Roger Vanier, du 101e régiment, a reçu la médaille militaire pour sa conduite au bois Sabot les 26, 27 et 28 février 1915 avec ce motif : « A fait preuve d’un dévouement et d’un courage héroïques. S’est dépensé pendant trois jours et trois nuits sans prendre de repos. Est allé à plusieurs reprises sous le feu de l’ennemi chercher des blessés entre les tranchées françaises et allemandes et les a ramenés. A fait en même temps l’identification de nombreux tués. A fait l’admiration du bataillon pour lequel il s’est ainsi dévoué. Etait du service auxiliaire à la mobilisation et a demandé à partir. » Le général Joffre le décore en personne le 25 mars (1915) à Courtisols. A la bataille de Champagne, le 21 septembre, il est cité à l’ordre du corps d’armée : « Voyant quelques camarades hésiter à sortir de la tranchée pour l’attaque, enleva son brassard de la Croix-Rouge, monta sur le parapet en criant : « En avant ! » et fut alors blessé d’une balle à la jambe. » Il appartient à la classe 1916 : taille moyenne, plutôt délicat de santé, le teint brun, une ombre de moustache, la figure ouverte, ardente, comme échauffée par l’expression des yeux. « Dans le danger, me dit-il, je ne me connais plus : il faut que j’aille. » Et il va. Il est né d’une famille modeste à Montfort-l’Amaury. Un de ses frères, séminariste, caporal téléphoniste au 146° régiment, a été tué le 2 mars devant Douaumont : la jambe brisée par un obus, il a été transporté au ravin des Fontaines où il a expiré peu après. Son corps est resté là. Le brancardier du 101e, venu à son tour dans la région de Vaux, aurait pu se trouver face à face avec le cadavre quand il allait chercher de l’eau dans le ravin.

Qui donc a formé ces cœurs-là ? Vanier porte toujours sur lui une lettre de sa mère. La bonne femme de Montfort l’Amaury lui écrit le 29 février d’une orthographe hésitante et d’un cœur résolu : « … Je sait que ton pauvre frère est à Verdun, c’est-à-dire à l’honneur, car, que c’est beau pour l’armée française de tenir là cette horde de sauvages ; comme il doit être heureux, notre loup, de voir la guerre hors des tranchées ! Oh, que c’est grand ! Je n’ai toujours rien de lui, mais il ne peut pas sans doute. J’ai toujours un grand espoir qu’il n’y arrivera rien. Et toi, mon trésor, tu dois avoir beaucoup à faire, soit bien prudent, mon chéri, mais de plus en plus courageux. Sauve tous ces malheureux blessés resté là dans la neige et le sang. Le mien bouillonne de rester là pendant qu’il y a tant à faire là-bas à ramasser tous ses malheureux. Pourquoi ne pas vouloir de femme là où elle serait si nécessaire ? Ah ! oui, la place des mères, c’est de ramasser tous ces pauvres enfans et leur donner une bonne parole. Remplace les mères, toi, mon chéri, fait tout, même l’impossible, pour faire du bien, oui, beaucoup de bien. Je te voit, aller, courir, ramper à la recherche de tout ces blessés. Oui, je voudrais me faufiller là près de toi, mon petit, je sent que c’est là ma place près de vous. Courage, courage, je sait que c’est le début de la fin qui sera bien belle pour tout ceux qui auront combattu la juste cause... »

Ces mères françaises, ne sont-elles pas au front avec chacun de leurs enfans, saignant de toutes leurs blessures, mais les poussant en avant, vers le devoir, pour le pays ?

Le brancardier Vanier est au fort depuis le ler juin, desservant avec ses camarades le poste de secours, sous le commandement des admirables médecins Gaillard, Conte et Baramé. Il faut donc à tout prix dégager la garnison. La sortie du 4 au soir a échoué. Le 5 est une journée épuisante qui s’achève dans l’étonnement de résister encore. Que sera-t-il du lendemain ? Mieux vaut ne pas l’attendre. Ce qui reste du 101e et des 7e et 8e compagnies du 142e va tenter de partir.

Vanier forme groupe avec les hommes du 101e. Ils sont au nombre de 34 et, parmi eux, il y a des blessés. La consigne est de quitter le fort à n’importe quel prix, sans s’occuper les uns des autres. Chacun a dans le jour repéré sa direction. Vanier, à dix heures et demie du soir, saute le premier dans le fossé, avec un camarade. Tous deux remontent la pente en rampant et les voilà courant à toutes jambes.

— Halte-là !

Ils s’arrêtent et se jettent dans un trou d’obus. Vanier a compris : Wer da ? Il arme son revolver et dit à voix basse à son compagnon :

— Mon petit, ne viens pas avec moi. Je ne veux pas être prisonnier : je me ferai tuer.

— Mais c’est un Français, répond l’autre.

Ils s’approchent et se font reconnaître. A deux cents mètres du fort à peine, ils sont tombés sur un détachement du 298e. On les emmène à l’arrière, on leur fait boire du vin, — du vin ! quand on n’a pas bu d’eau depuis trente-six heures ! — on les interroge.

Sur les trente-quatre, cinq seulement ont manqué à l’appel. Vanier va rejoindre son colonel au cantonnement de repos où il retrouve son régiment.

— Je te nomme caporal, lui dit le colonel qui l’embrasse. Ainsi le brancardier Vanier a-t-il gagné ses galons de laine.


X. — QUELQU’UN EST RENTRÉ

L’aspirant Buffet, du 140e régiment, qui assistait le capitaine Tabourot mourant et qui est sorti du fort dans la nuit du 4 au 5 juin avec un détachement de sa compagnie, appartient, lui aussi, à la classe 1916. Il se destinait à l’enseignement quand la guerre l’a pris. Le futur instituteur est un petit homme frêle. Le visage qui porte une barbe courte est tout brûlé par des éclats de grenade et des jets de flammes. Quand il arrive au poste de commandement de la division, il a les yeux presque hagards et paraît être dans cet état d’agitation qui précède l’épuisement nerveux. Cependant, il donne sur les combats à l’intérieur du fort, sur les travaux allemands, sur les positions allemandes, des précisions et des déductions telles que le divisionnaire l’envoie au quartier général du secteur.

Là, il recommence son récit et ses explications. Le général l’écoute, l’observe, puis lui ordonne le repos. Le jeune homme, à bout de forces, se couche. Quelques heures plus tard, lavé, rasé, nourri, il apparaît déjà transformé.

De nouveau, le général le reçoit. Le temps presse : un cas grave va se poser. Une attaque est préparée pour dégager le fort. Elle sera déclenchée dans quelques heures. Le commandant Raynal peut contribuer à son succès. Qu’il signale, s’il le peut, la position des mitrailleuses ennemies sur le fort, qu’il dirige ainsi dans la nuit le tir de l’artillerie : il aidera à l’opération. Qu’il retienne, pendant qu’on travaillera ailleurs, l’ennemi dans les gaines des coffres. Mais comment parvenir jusqu’à lui ? A diverses reprises, des reconnaissances et des corvées d’eau ont essayé d’entrer en liaison avec lui, de le ravitailler. Elles n’ont pas pu franchir la gorge, arrêtées ou fauchées par les barrages allemands, ou, peut-être, par la mitrailleuse qu’il a fait lui-même placer pour garder le fossé du Sud, Celui qui connaîtrait les êtres du fort, ses tenans et ses aboutissans, pourrait peut-être remplir une mission aussi délicate. L’aspirant Buffet est seul à posséder cette supériorité.

— J’irai, dit le jeune homme qui ne laisse pas achever.

Le général, dont le fils unique a été tué, le regarde avec une complaisance et aussi une émotion paternelles :

— Ce n’est pas un ordre, mon ami, — pour un peu, il aurait dit : mon enfant. — Ce que je vous demande, c’est plus que le devoir. Sortir du fort est bien. Y rentrer, je ne vous le commande pas.

— J’irai, répète Buffet avec énergie.

— Naturellement, vous serez récompensé : la Légion d’honneur ou la médaille militaire.

— Oh ! non, déclare l’aspirant : j’irai pour rien.

Un officier d’état-major demande à l’accompagner.

— Je préfère être seul, objecte-t-il. A l’arrivée, ce sera plus facile. Et puis, je désire être complètement libre de mes mouvemens.

Le chef d’état-major lui remet les ordres. Il les lit, les relit, les fixe dans sa mémoire et rend la feuille : car il ne doit rien emporter.

La nuit vient, on le conduit en automobile aussi loin que les automobiles peuvent aller. Il serre la main de l’officier qui l’accompagne et, léger, il se jette dans l’ombre où bientôt sa silhouette se perd.

Il a été convenu que, s’il rentrait dans le fort, le projecteur terminerait ses prochains signaux par : Vive la France.

A onze heures et vingt minutes du soir, le message optique transmis du fort de Vaux, après un commencement que le bombardement n’a pas permis de saisir, transmet cette phrase : Vous interviendrez avant complet épuisement : Vive la France.


XI. — LES DERNIÈRES PAROLES

L’effort pour dégager Vaux n’a pas cessé un instant. Mais les attaques de l’ennemi et les nôtres se succèdent, se heurtent, se préviennent, s’annihilent les unes les autres. Aucun des deux adversaires ne parvient à progresser. L’ennemi ne peut déboucher de Damloup à droite et se brise contre la batterie. A gauche, il est barré dans le bois Fumin, et R1 continue de lui tenir tête. La bataille se prolonge dans le fort enfermé, incendié et affamé où l’énergie de quelques hommes éternise la résistance. Mais nous ne pouvons reprendre l’ouvrage extérieur que garnissent des mitrailleuses. Tout le plateau et ses pentes sont battus au point que la terre est pareille à de la cendre.

Dans la matinée du 6 juin, nous avons pu croire un instant que nous tenions à nouveau le fort tout entier et que la garnison était délivrée. Une attaque avait été montée qui devait se déclencher à deux heures. A quatre heures, un pionnier allemand du 27e régiment est amené tout effaré, les vêtemens en lambeaux, au poste de commandement de la division. Il a été trouvé dans nos lignes, sans armes, hagard et courant. Interrogé, il déclare s’être échappé du fort de Vaux lorsque les Français l’ont entouré.

L’attaque devait aborder le fort par ses trois faces : sur la face Ouest, une compagnie du 238e ; sur la gorge, une autre compagnie du même régiment et une section du génie, sous les ordres du commandant Mathieu ; enfin sur la face Est, deux compagnies du 321e sous les ordres du commandant Favre. Le signal devait être donné à deux heures du matin par un bouquet de fusées.

A droite, les deux compagnies du 321e, vigoureusement entraînées par leur chef, atteignirent en deux vagues le fossé de contrescarpe où elles furent accueillies par un barrage de grenades et de mitrailleuses. Décimés par le tir de ces mitrailleuses couronnant le parapet d’escarpe, les premiers grenadiers refluent. A leur tour, les deux vagues successivement déferlent. Mais ceux qui les conduisent sont presque immédiatement et presque tous atteints : le commandant Favre, tué d’une balle à la tête, le lieutenant Ray, le sous-lieutenant Rives gravement blessés, le sous-lieutenant Bellot blessé, mais ramené, le sous-lieutenant Morel tué, le sous-lieutenant Billaud tué, le sous-lieutenant Desfougères blessé, le lieutenant Aymé blessé. Une telle nomenclature, quel éloge ensemble et quel martyrologe d’un corps d’officiers ! Privée de direction, une troupe hésite. Le capitaine adjudant-major Baume prend le commandement du bataillon, reforme les unités engagées, distribue les commandemens et se tient prêt à repousser une contre-attaque qui, devant l’attitude de ses hommes, n’ose pas sortir des tranchées. Les coureurs tiennent le régiment et la brigade au courant de la situation. Quels que soient les barrages, ils parcourent ce sol volcanique et les survivans remplacent les blessés ou les morts.

Plus à gauche, l’attaque du 238e sur la face Ouest et la gorge a rencontré les mêmes obstacles. Elle a, quelques instans, encerclé le fort, mais n’a pas pu se maintenir. Un tir de notre artillerie sur la superstructure, pour y démolir les mitrailleuses ennemies, l’a gênée elle-même. Elle a dû, elle aussi, se rabattre sur les positions de départ.

Avec quelle angoisse, de l’intérieur du fort, les différentes phases de l’action ont été suivies ! Sentir que les camarades approchent, qu’ils sont là, qu’ils apportent la délivrance, et puisqu’ils échouent au port, quels tressaillemens d’espérance et quelle déception ! A six heures vingt minutes du matin, le 6 juin, ce message, brouillé à demi, est transmis du fort :

... sans avoir obtenu objectifs. Mitrailleuses ennemies au-dessus du fort : celles-ci auraient dû être battues par obus.

Où sont-elles, ces mystérieuses mitrailleuses que notre artillerie ne parvient pas à détruire ? Dans quel angle embusquées ? Sous quel abri ? C’est là un compte rendu de la bataille telle que, du fort, on a pu l’observer. Quelques minutes plus tard, le fort, à nouveau, parle. Cette fois, il donne à ses paroles la majesté de l’honneur et la tristesse de l’agonie résignée.

Rouvrez la Chanson de Roland, aux versets où Roland, vainqueur, mais grièvement blessé, se traîne dans le val de Roncevaux à la recherche des pairs de France et ramène un à un leurs cadavres aux pieds de l’archevêque Turpin qui leur donnera la bénédiction suprême :


Roland s’en va. Seul il parcourt le champ de bataille, bat la vallée et bat les monts. Il trouve Gérin et son compagnon Gérier, il trouve Bérenger et Otton, il trouve Anséis et Samson, il trouve le vieux Gérard, comte- de Roussillon. Il emporte les barons un à un, revient avec eux vers l’archevêque, et les dépose en rangs à ses genoux...

Roland retourne et va battre la plaine. Il a trouvé son ami Olivier, il l’a serré étroitement sur son cœur et, comme il peut, revient vers, l’archevêque...


Le fort de Vaux, après l’insuccès de la dernière tentative de délivrance, ne sait plus combien d’heures ou de minutes il lui reste à vivre. Dans un message qui ressemble à un testament, le commandant rassemble les noms de ses vaillans compagnons d’armes, rend hommage à ses hommes et les offre au commandement. A six heures et demie, ses signaux transmettent ce message :

Je n'ai plus d’eau, malgré le rationnement des jours précédens. Il faut que je sois dégagé et qu’un ravitaillement en eau me parvienne immédiatement. Je crois toucher au bout de mes forces. Les troupes, — hommes et gradés, — en toutes circonstances, ont fait leur devoir jusqu’au bout.

Je cite : lieutenans de Roquette et Girard du 53e, Bazy, Albagnac du 142e, tous blessés ; Alerol, Largues, aspirant Tuzel, adjudant Brune du 142e, lieutenans de Nizet et Rebattet, artilleurs, lieutenant Roy et aspirant Bérard du 2e génie, caporal Bonnin du 142e.

Pertes : 7 tués dont capitaine Tabourot du 142e et lieutenant Tournery du 101e. 76 blessés dont 4 officiers et les médecins auxiliaires Conte et Gaillard. Espère que vous interviendrez de nouveau énergiquement avant complet épuisement.

Le devoir du chef est rempli. Il n’a oublié que lui-même.

Puis le fort garde le silence. De toute la journée du 6, les postes optiques aux aguets n’enregistreront plus aucun message. Il se recueille pour braver toutes les souffrances accumulées : la bataille aux barrages, les grenades, et les flammes et les gaz et l’asphyxie, l’horreur des odeurs et des spectacles sans nom, et, par-dessus tout, la soif, la soif qui fait hurler comme les loups et qui arrache la langue et les lèvres.

Est-il mort, est-il vivant ? Est-il pris, est-il libre encore ? On ne sait plus. L’angoisse de savoir torture et excite toute l’armée. Elle se transmet à distance. Comme les signaux, elle va. jusqu’au bout de la nation, elle va jusqu’au bout du monde. En vérité, la terre entière frissonne dans l’attente de ce qui se passe à Vaux. Et c’est le miracle de la résistance qui, seul, a provoqué ce grand frisson d’admiration et d’inquiétude.

Mais le fort n’est pas abandonné. Toute la sollicitude de l’armée est employée à son salut. Sans retard, une nouvelle offensive est montée. Un régiment de zouaves et un régiment d’infanterie coloniale, formés en brigade mixte, sont rapprochés de la région. Dès qu’une préparation méthodique le permettra, ils entreront en ligne.

Une volonté égale anime l’ennemi qui, stupéfait de cette prolongation de lutte, veut à tout prix venir à bout de la défense. A tout prix ? De quel prix exorbitant il a déjà payé chaque mètre carré des pentes du plateau ! Nos observatoires signalent que des fantassins allemands montent en colonnes de compagnie à l’assaut du fort de Vaux. Il est sept heures et demie du soir. L’orage, encore une fois, se déchaîne. L’artillerie fait rage sur ce chaos.

Et le Grand Quartier Général, à huit heures et demie du soir, envoie au Quartier général de l’armée ce télégramme qui doit être transmis au fort par signaux optiques :

Le général commandant en chef adresse au commandant du fort de Vaux, au commandant de la garnison, ainsi qu'à leurs troupes, l’expression de sa satisfaction pour leur magnifique défense contre les assauts répétés de l’ennemi.

« JOFFRE. »


Dans les éclairs des batteries et des fusées, dans le fracas de la tempête dont tremble la colline, le message est transmis. Mais le fort ne répond pas. Des fusées rouges en gerbes sont aperçues au-dessus de lui. Est-il mort, est-il vivant ? Est-il pris, est-il libre encore ?

A neuf heures du soir, la voix du général en chef se fait encore entendre, dominant l’ouragan de fer et de feu :

Le commandant Raynal est fait commandeur de la Légion d’honneur.

Il faut faire l’impossible pour transmettre cet ordre. C’est le désir du général en chef. Vainement Vaux est appelé par des signaux multipliés : Vaux ne répond plus. Or, tout à coup, le 7 au petit jour, à trois heures cinquante du matin, voici que Vaux réveillé fait des appels. Les postes de signaleurs saisissent ces trois mots : Ne quittez pas.

«Ne quittez pas : » geste du mourant qui retient la main aimée. Et puis, plus rien. Le fort de Vaux ne parlera plus.


XII. — LE RÉCIT ALLEMAND

Le 7 juin à trois heures cinquante, le fort de Vaux respirait encore.

Un récit allemand de son agonie et de sa mort, sans doute tendancieux, mais qui, néanmoins, rend hommage à la défense, a été publié dans la Breisgauer Zeitung des 16, 17 et 18 juin. La première partie est datée du 4 juin, et la seconde du 7. Il est signé de l’un des correspondans de guerre admis au Grand Quartier général, Kurl von Reden, mais il est daté du « Grand Quartier général des troupes d’attaque, » et il est aisé de deviner, à certains détails, qu’il a été revu, sinon rédigé, à l’état-major. Voici donc, dans son texte intégral, la version adverse :


Quartier général des troupes d’assaut, Nord-Est de Vaux.

4 juin.

« Le 2 juin, à 4 heures du matin, les quatre compagnies d’assaut étaient disposées en demi-cercle, à cent mètres environ autour du fort de Vaux ; elles poussèrent d’un coup jusqu’au fossé même qui, large de dix mètres et profond de cinq mètres, entre ses murs abrupts de grosses pierres carrées, enferme tout l’ouvrage, en forme de trapèze irrégulier. A travers l’effroyable feu de barrage des Français, on n’avait pu traîner jusque sur la hauteur du fort qu’une partie du matériel : des lance-flammes, des grenades à main, des haches et des cisailles.

«Le fort, très puissamment construit, n’était plus capable, par suite du long bombardement des pièces lourdes, de défendre efficacement l’espace alentour ; mais les abris-cavernes, creusés profondément dans le roc et couverts de béton armé, avaient résisté. Les coffres de flanquement des fossés n’étaient pas non plus hors de cause. Il s’agissait donc d’abord de rendre inoffensifs ses canons et ses mitrailleuses, qui, par leur feu enragé, rasant le fond du fossé, interdisaient de le franchir pour gagner l’intérieur du fort. Chacun des deux épaulemens antérieurs présentait une brèche ouverte, par l’effet de très lourds projectiles, dans les gigantesques blocs de béton qui les formaient. Le dommage était jusqu’à un certain point réparé par des sacs de sable ; et, pour protéger la brèche, on avait placé là une mitrailleuse qui pouvait agir vers le glacis. Cependant, l’obstacle principal venait des canons des coffres, qui, de leurs étroites embrasures de béton, pouvaient balayer sans merci la courte étendue des fossés. L’accès de chacun des épaulemens était interdit par le feu d’un canon-revolver de 37 millimètres, d’un canon de 55 millimètres et de deux mitrailleuses. Pas un chat n’aurait pu passer.

« La mitrailleuse qui, sur la brèche même, gênait notre approche, fut d’abord réduite au silence par des grenades à main. Puis les pionniers rampèrent jusqu’au bord supérieur du mur escarpé, au-dessus du coffre Ouest, disposèrent les lance-flammes et d’en haut, avec le secours d’un bras-coude, en introduisirent les tuyaux dans les embrasures. Une flamme de deux mètres, accompagnée de fumée épaisse, chassa la garnison loin de ses canons.

« Alors trente pionniers environ, profitant des brèches ouvertes dans la maçonnerie, purent descendre dans le fossé et arriver de l’autre côté sur le couronnement du parapet principal, où, couchés, ils s’aménagèrent une sorte d’abri dans l’amoncellement des décombres. Cette petite troupe fut aussitôt coupée, les Français ayant remis en jeu les mitrailleuses qui lui interdisaient la retraite, dès que dans le coffre la fumée se fut dissipée. Dans l’énorme vacarme du feu de barrage allemand tombant à deux cents mètres derrière le fort, les cris ne pouvaient se faire entendre à vingt mètres. L’officier qui commandait dut faire, en agitant sa casquette, les signes du télégraphe Morse.

« A sept heures du matin, on réussit à prendre le second coffre, celui de l’Est, après que la garnison, par une brèche que les obus avaient ouverte, eut été accablée de grenades à main : trente hommes y furent pris, et les mitrailleuses, avec abondance de munitions, furent utilisées.

« Mais la fumée n’avait neutralisé l’autre coffre que de façon passagère ; il fallait donc le prendre, n’importe comment. On remplit de grenades à main des sacs à terre, on les laissa glisser le long du mur jusque devant les embrasures, et on les fit alors exploser. Mais cela ne put se faire sans danger pour les braves pionniers, car les Français avaient posé une nouvelle mitrailleuse dans une porte non loin des embrasures et pouvaient ainsi tirer contre toute tôle dépassant le bord supérieur du mur. Pourtant, vers dix-sept heures, les explosions réussirent, et l’on put ainsi pénétrer enfin dans le coffre qu’on avait attaqué le premier. La garnison, par un couloir profond passant sous le fond du fossé, s’était réfugiée dans l’intérieur du fort. L’opération avait été longue, car les explosifs ne pouvaient, à cause du tir de barrage des Français, être montés sur la pente que par petites quantités au prix d’extrêmes dangers. Du moins, pendant l’attente, les pionniers et les fantassins, qui ne travaillaient pas directement aux explosifs, creusèrent des tranchées en haut, sur le glacis, et plus à l’Ouest, à côté du fort ; ils occupèrent ces positions avec les mitrailleuses conquises contre une attaque possible venant du Sud-Ouest.

« Vers dix-neuf heures, on poussa plus avant vers la gorge du fort, après avoir franchi, derrière le premier parapet, le second fossé qui, sous le bombardement, était devenu une excavation large où gisaient d’énormes débris de béton. Les coupoles blindées situées dans le premier parapet, — un poste d’observation à chacun des deux épaulemens, une grande coupole au milieu, armée de deux canons, et un abri de mitrailleuse exhaussé et blindé, à l’épaulement de gauche, — étaient inutilisables et dépouillées de leur épais revêtement de béton ; les tiges de fer de l’armature se dressaient de tous côtés comme les piquans d’un hérisson. De même la position d’infanterie placée plus haut sur le cavalier avait été complètement labourée par les obus allemands.

« Alors le commandant des pionniers voulut pénétrer dans l’ouvrage même, et cela par le même couloir souterrain qu’avait suivi la garnison du coffre enfumé. Un escalier descendait profondément, puis venait un court palier, puis un raide escalier montant jusqu’à une solide porte de chêne qui empêchait d’aller plus loin. Le lieutenant des pionniers Ruberg décida de faire sauter cette porte en y plaçant tout ce qu’il fallait de grenades à main et de mettre à profit la confusion qui s’ensuivrait pour donner l’assaut avec ses soldats. Pour n’être pas elle-même anéantie par l’explosion, il fallait que la troupe gagnât assez de temps pour pouvoir, la mèche une fois allumée, descendre l’escalier et remonter de l’autre côté, ce qui exigeait au moins un cordon brûlant vingt secondes. Le lieutenant Ruberg, à défaut de pétards explosifs, lia donc ensemble une douzaine de grenades ; il les assujettissait contre la lourde porte, lorsqu’il entendit derrière celle-ci le chuchotement des Français et le petit crépitement significatif d’un cordon Bickford. Il n’avait donc plus le temps de la réflexion, car en une demi-minute au plus, la porte allait sauter du dedans, et les Français auraient dans ce cas la supériorité morale de l’assaut. Il fallait donc les devancer. Le lieutenant fit signe à ses hommes de se garer, tira le détonateur normal d’une des grenades à main, qui fonctionne en cinq secondes, et se jeta au bas de l’escalier pour n’être pas mis en pièces. Il était à mi-chemin quand se produisit une formidable explosion : la charge posée par les Français sautait en même temps que l’autre, sous son action. La pression de l’air lança le lieutenant à quelques mètres plus loin, et il reçut dans le dos plusieurs éclats. Ses pionniers se jetèrent en avant dans le couloir, arrivèrent jusqu’à un croisement, mais furent alors reçus par deux mitrailleuses placées à angle droit environ à dix pas en arrière, si bien qu’il devint impossible de pousser plus loin. Il fallut patienter toute la nuit. Il y avait désormais deux commandans du fort de Vaux, un commandant français sous terre, et, au-dessus de lui, un commandant allemand. Les Français ne pouvaient nulle part sortir la tête sans recevoir aussitôt des balles ou des grenades ; et les Allemands, provisoirement, ne pouvaient avancer. Une horrible odeur émanait de toutes les fissures ouvertes au plafond des casemates. Les cadavres de Français morts dans les combats précédens gisaient encore là-dessous ; on ne pouvait ni les tirer au dehors, ni les ensevelir dans le roc épais et dur. Au cours de la nuit, une douzaine de Français essayèrent de se frayer une issue. Ils furent en partie tués, en partie faits prisonniers par les postes déjà installes au Sud-Ouest du fort.

« Le 3 juin, à cinq heures, un aviateur français vola au-dessus de l’ouvrage pour reconnaître exactement la situation. Il descendit très bas, peut-être à cent mètres, pour mieux voir, mais il volait avec de tels zigzags et si, vite que la partie sensible, le cœur de l’avion, ne put être atteinte dans ces quelques secondes. Il échappa : et dix minutes plus tard, un effroyable feu d’obus s’abattit sur les tranchées de la gorge que nous occupions, en sorte qu’il fallut au plus vite se réfugier dans les casemates conquises.

« Aujourd’hui 4 juin, voici le quatrième jour que le fort est partagé entre les deux partis ; les Français sont à rintérieur comme des prisonniers rebelles, qui se défendent contre leurs surveillans. C’est une situation qui jamais, dans la guerre de forteresse, ne s’était à ce point prolongée.

« La conduite de la garnison française est admirable ; mais encore plus admirable est l’héroïsme des compagnies allemandes qui, jour et nuit, sans un moment de sommeil, sans une goutte d’eau, presque sans nourriture, résistent au feu le plus terrible, et ne lâcheront pas prise jusqu’à ce que le dernier coin des souterrains de Vaux soit en notre possession.

« KURT VON REDEN. »


(Deuxième partie retardée dans sa transmission et amputée par la censure.)


Quartier général des troupes d’assaut, Nord-Est de Vaux.
7 juin.

« Cinq jours et cinq nuits le terrible combat a fait rage sans interruption à l’intérieur du fort de Vaux, jusqu’au moment où les restes de l’intrépide garnison, privés de leurs derniers moyens de résistance, se sont rendus au vainqueur.

« J’ai déjà écrit tout au long les combats des 2 et 3 juin ; ils continuèrent les jours suivans avec une ténacité et un acharnement sans exemple. La situation était telle que, dans le fort, s’était formé, pour ainsi dire, un deuxième fort que les Français, au mépris de leur vie, défendirent jusqu’au bout.

« Après avoir fait sauter la lourde porte ouvrant sur le couloir qui conduisait du poste d’observation Ouest à la caserne de la gorge, les Allemands avancèrent pas à pas dans le couloir. Il était très sombre, large seulement de 90 centimètres, sur un mètre et demi de hauteur ; les Français avaient dressé une barricade en sacs de terre sur deux mètres de profondeur, et installé derrière elle une mitrailleuse. Il fallut encore faire sauter la barricade, pour tomber sur une autre quelques mètres plus loin. Ainsi les Français furent repoussés pas à pas sur une longueur de 25 mètres.

« Près de la gorge, la cour de la caserne avait jadis formé une plate-forme de béton, épaisse de cinq mètres environ au-dessus des couloirs et des magasins souterrains ; mais ce n’était plus qu’un vaste cratère bouleversé. Les obus lourds, dans ce cratère même, creusèrent encore une sorte d’entonnoir, au fond duquel, crevant la dernière voûte, une étroite ouverture pouvait donner accès vers l’intérieur de l’ouvrage. Les Français, jusqu’alors complètement protégés par en haut et complètement enfermés, furent en grand danger soudain d’être enfumés par cette ouverture. Mais le bombardement dont le fort était écrasé rendait pour nous l’observation presque impossible. Les Français furent les premiers à remarquer, de l’intérieur, que l’explosion avait défoncé complètement un plafond ; ils occupèrent à l’instant le bord de l’entonnoir, le garnirent de sacs de terre, y installèrent une mitrailleuse ; ils commandaient ainsi une partie de ce paysage accidenté qu’était devenu le dessus du fort. Par suite, les communications des Allemands avec cette partie supérieure, libres auparavant, se trouvèrent passablement limitées ; ils ne réussirent pas non plus à s’approcher suffisamment pour accabler de grenades le nouveau point d’appui.

« Chez les Français, se multipliaient les signes de faim et de soif. Quelques-uns réussirent, par le fossé de la gorge qui restait en leur possession, à s’échapper vers le bois de Montagne, devant le fort de Souville. Dans cette direction se trouvait la première ligne d’infanterie française. Par là, aussi, le commandant du fort, quand il n’eut plus de pigeons voyageurs, envoya des hommes de liaison. Les communications téléphoniques souterraines étaient détruites par les obus lourds.

« La position de la garnison française ne cessa d’empirer les 5 et 6 juin ; le nombre des morts et surtout des blessés s’accrut rapidement ; enfin il ne resta plus pour les blessés mêmes que 50 litres d’eau. Les hommes non blessés, depuis deux jours, n’en avaient pas une goutte et, depuis le 5, n’avaient presque rien mangé. Cependant les Français continuaient à tirer du côté de la gorge, par les embrasures de la caserne et celles des fossés, sur tout but qui se présentait. La garnison allemande du fort de Vaux subit ainsi des pertes. Elle en subit d’autres, particulièrement sensibles, sous les feux de flanquement continuels, que le point d’appui d’infanterie, muni d’un canon de campagne, situé tout près, à l’Ouest, envoyait sur le fort. La batterie haute de Damloup procédait également, du Sud, à un bombardement fort gênant.

« Le 6 juin après-midi, la situation des Allemands devint extrêmement difficile. Les casemates qu’ils occupaient furent énergiquement et continûment arrosées, d’abord de projectiles à gaz, quelque temps plus tard, d’obus lourds. Les deux bombardemens ne devaient être que les avant-coureurs d’une contre-attaque de l’infanterie visant à la reprise de l’ouvrage par le Sud-Ouest. Mais cette attaque fut brisée par l’effet foudroyant du tir de barrage allemand, qui commença à la seconde même où elle se déclencha,

« Aujourd’hui, au petit matin, la garnison française s’est rendue par l’organe de son commandant. Les prisonniers qui commencent d’arriver ici sont la vivante image de la désolation.

« KURT VON REDEN. »

Ce texte, de rédaction convenable, appelle quelques brefs commentaires.

Le combat devant le fort le 2 juin est représenté comme détaché des combats livrés la veille sur le saillant d’Hardaumont, le bois Fumin et la ligne des retranchemens, et le même jour à Damloup, et sur la batterie de Damloup, quand il en fait partie intégrante. C’est la retraite des élémens placés à l’Ouest et à l’Est du fort et accablés sous le nombre qui permit à l’ennemi d’aborder les coffres.

Le nombre des canons et mitrailleuses préposés à la défense de ces coffres est doublé dans la version allemande.

Le fossé Nord n’étant plus battu devint pour l’ennemi une sorte de place d’armes.

La situation paradoxale d’un commandant du fort dessus et d’un commandant du fort dedans, l’un allemand, l’autre français, n’était pas nouvelle. Elle s’était déjà présentée, inversée, les 22, 23 et 24 mai au fort de Douaumont dont les troupes du général Mangin occupaient la superstructure et une partie des casemates.

C’est le 4 juin vers midi que les Allemands, par-dessus le barrage de sacs à terre, purent lancer des flammes et des gaz asphyxians.

La version allemande nous apprend un admirable détail de la résistance, ou plutôt complète le rapport d’un observateur d’artillerie signalant le 6 juin que la coupole blindée du fort était éventrée. Les assiégés ne sont pas seulement enfermés et enfumés. Voici que sur eux le plafond s’écroule. Une ouverture s’est produite dans la voûte qui les protège. Ils s’en aperçoivent les premiers, bouchent en partie la fissure avec des sacs à terre, mais réussissent à installer une mitrailleuse qui bat une partie de la superstructure et gêne considérablement la progression ennemie. Cette mitrailleuse est si heureusement manœuvrée qu’elle ne permet pas aux assaillans d’approcher et de paralyser son tir avec des grenades. Cet incident peut être fixé au 5 ou 6 juin, car le rapport de l’aspirant Buffet, qui résume la vie du fort jusqu’à la nuit du 4 au 5, ne le mentionne pas. Ainsi, jusqu’au dernier moment, l’ingéniosité et la vigueur des défenseurs ne se ralentissent pas.

Il n’y eut aucun projet de contre-offensive de notre part dans l’après-midi du 6 juin. Notre attaque du 6 à deux heures du matin avait échoué de bien peu. Celle de la brigade mixte ne put avoir lieu que dans la matinée du 8. Le soir du 6 juin, c’est, au contraire, une violente attaque ennemie dans la région de Vaux qui échoua sous nos feux.

Enfin, est-il possible de comparer avec équité à la défense soutenue six jours dans les effroyables conditions que l’on sait, l’incontestable, mais combien plus explicable endurance des troupes d’assaut relevées, ravitaillées, abreuvées, ne serait-ce que par l’eau du ciel, — car la pluie tomba à diverses reprises, — et respirant un air qui n’était du moins pas contaminé et méphitique ?


Le véritable vainqueur du fort doit être nommé et le récit allemand ne prend pas garde qu’il le cite quand il dit : « Les hommes non blessés, depuis deux jours, n’avaient plus une goutte d’eau. » Plus une goutte d’eau, dans les couloirs empoisonnés par la fumée des grenades et par les gaz asphyxians ! Le véritable vainqueur du fort s’appelle la Soif.


XIII. — LE DERNIER EFFORT

Les monts sont hauts, ténébreux et immenses, les vallées profondes, les torrens rapides. Devant et derrière l’armée, les trompettes sonnent, et toutes semblent répondre à l’olifant. L’Empereur chevauche avec colère, et les Français courroucés et tristes avec lui. Pas un qui ne pleure et ne se lamente, pas un qui ne prie Dieu de protéger Roland jusqu’à ce qu’ils arrivent ensemble sur le champ de bataille et qu’ils frappent avec lui courageusement. Mais à quoi bon ? Tout cela est mutile ; ils sont trop en retard pour arriver à temps...


Le 7 juin, sauf son émouvant message de trois heures cinquante, le fort ne répond plus aux appels optiques. Le communiqué allemand a annoncé sa prise ; mais ne l’avait-il pas annoncée déjà le 9 mars ? Le commandement ne se rendra qu’à l’évidence. Il lui faudra la certitude pour qu’il renonce à dégager la garnison. Certes, l’ouvrage écrasé n’est qu’un point du front et n’a plus de valeur par lui-même. Mais il abrite peut-être encore sous ses tenaces voûtes des Français.

Le général Nivelle, commandant la 2e armée, adresse le 7 cet ordre du jour au groupement chargé des opérations dans la région de Vaux :

« La brigade mixte placée sous les ordres du colonel Savy, composée du 2e régiment de zouaves et du régiment colonial du Maroc, a reçu la plus belle mission que puisse envier une troupe française : celle d’aller au secours de compagnons d’armes qui font vaillamment leur devoir dans des circonstances tragiques.

«Choisis dans l’héroïque armée de Verdun parmi les plus dignes de la grandeur de cette mission, le 2e zouaves et le régiment colonial du Maroc, soutenus par une puissante artillerie, animés de la volonté inébranlable d’aller jusqu’au bout de leur tâche, aborderont l’ennemi avec leur magnifique élan accoutumé et ajouteront de nouveaux lauriers à ceux qui couvrent déjà leurs drapeaux,

« Le pays saura leur prouver sa reconnaissance.

« Bonne chance, camarades, et vive la France !

« R. NIVELLE. »


Le 8 juin au petit jour, les zouaves et l’infanterie coloniale abordent en effet l’ennemi avec leur magnifique élan accoutumé. Cependant, l’espoir de secourir les défenseurs de Vaux est bien précaire. Bien des signes indiquent en effet qu’il est trop tard. Les observatoires ont remarqué des modifications dans l’aspect des voûtes : devant les salles 7 et 8, le pare-éclats en sacs à terre ou en pierre est presque complètement détruit.

Sous une tempête de feu, — car l’ennemi entend garder sa conquête, — nos fantassins progressent. Ils veulent aller jusqu’aux camarades. Ils iront.

Un obus pénètre dans un poste de commandement. L’appareil reste intact, mais le téléphoniste a les deux mains coupées par un éclat. Il tend ses moignons à son chef et s’excuse :

— Je ne peux plus téléphoner.

Comme l’attaque du 6 juin, l’attaque de la brigade mixte parvient à entourer le fort. Mais l’ennemi occupe la superstructure et ses mitrailleuses nous occasionnent de lourdes pertes. Des renforts lui arrivent sans cesse. Les chefs de l’expédition tombent l’un après l’autre, et parmi eux le commandant Gilbert et le commandant Henri Jérôme de Mouy, officier breveté de cavalerie qui, revenu du Maroc et affecté à un état-major d’armée, avait demandé à commander un bataillon de zouaves.

Une explosion, tout à coup, se produit dans le fort, et une épaisse fumée noire sort de la casemate 5.

Aucun être humain n’est plus vivant dans ce réduit.


XIV. — LA MOISSON FUTURE

Vaux est perdu momentanément, mais Vaux sera repris et la bataille de Verdun se gagne jour à jour. La bataille de Verdun, jour après jour, prend son sens. Le fantassin, qui ne connaît que ses camarades de tranchée, fait partie d’une immense armée répartie sur tous les fronts : sa sueur et son sang se mêleront dans l’histoire au sang et à la sueur de ses frères inconnus et lointains. Un coin de sol disputé, qui est considéré comme un but unique dans l’espace, n’est, en réalité, qu’un point du vaste front mouvant où se heurtent les deux forces du monde.

Cinq jours après la prise du fort, le 12 juin, le général en chef porte à la connaissance des troupes de Verdun les victoires russes en Bukovine et en Galicie dans cet ordre du jour :

LE PLAN MURI PAR LES CONSEILS DE LA COALITION EST MAINTENANT EN PLEINE EXECUTION.

SOLDATS DE VERDUN C’EST A VOTRE HEROIQUE RESISTANCE QU’ON LE DOIT. C’EST ELLE QUI A ETE LA CONDITION INDISPENSABLE, C’EST ELLE QUI A CRÉÉ SUR l’ENSEMBLE DU THÉÂTRE DE LA GUERRE EUROPÉENNE UNE SITUATION DONT SORTIRA DEMAIN LE TRIOMPHE DÉFINITIF DE NOTRE CAUSE.


Maintenant l’ennemi contenu subira notre loi et notre manœuvre.

Le 9 et le 10 mars, l’ennemi gravit les pentes Nord du fort de Vaux. Il n’est plus qu’à deux ou trois cents mètres de la contrescarpe. Pour franchir ces deux ou trois cents mètres, il emploiera trois mois. Trois mois d’efforts surhumains, d’attaques incessantes, de dépense inimaginable de munitions, d’invraisemblables pertes de jeunes hommes, fleur de la nation. Trois mois, comme s’il n’avait que cela à faire !

Et, pendant ces trois mois, la coalition, tranquillement, achève d’élaborer, préparer et exécuter son plan. Verdun est son bouclier.

On se bat devant le fort, dessus et dedans, du 2 au 7 juin. Et le 4, la première offensive russe au Sud du Pripet se déclenche. Elle contraint sans retard l’Autriche à abandonner sa propre offensive contre le Trentin.

On se bat devant Verdun depuis le 21 février ; on continue de s’y battre en juin et en juillet. L’offensive italienne sur le Trentin se déclenche le 23 juin, en attendant celle des premiers jours d’août sur l’Isonzo. L’offensive franco-anglaise sur la Somme se déclenche ler juillet, et l’offensive russe centrale le 2 juillet.

« Soldats de Verdun, c’est à votre héroïque résistance qu’on le doit… »

Dans Guerre et Paix, le prince Bagration, pendant la bataille, apprend de mauvaises nouvelles, mais sa tranquillité étonne et rassure les aides de camp qui les apportent. Il a dans l’avenir de la Russie une confiance inaltérable. Un échec momentané ne saurait diminuer en lui la certitude du triomphe final. « Rien qu’à le voir, ceux qui l’approchaient avec des figures décomposées sentaient le calme leur revenir… »


Pauvre fort de Vaux, réduit de poussière et de cendre, merveille de résistance, toi qui battais comme un cœur, le monde entier eut les yeux fixés sur toi pendant quelques jours. Le monde entier ne se trompait pas en t’attribuant cette importance que ton courage élargissait. Tu servais des plans que tu ne connaissais pas, et tu as aujourd’hui ta part dans toutes les opérations qui se déroulent et se dérouleront.

Les pays arrosés par la lave des volcans montrent, quand la lave a passé, une fertilité incomparable. Sur ton sol convulsé va croître une moisson de victoires, et de ta défense jaillira une source vive et inépuisable d’héroïsme français…


HENRY BORDEAUX.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1916.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre.