Un Épisode de la victoire de Verdun - Les derniers jours du fort de Vaux/01

Un Épisode de la victoire de Verdun - Les derniers jours du fort de Vaux
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 481-525).
UN ÉPISODE DE LA VICTOIRE DE VERDUN

LES DERNIERS JOURS
DU
FORT DE VAUX [1]

I


I. — LE FORT

Dans la grande escadre des forts qui défendent Verdun à distance, comme une flotte échelonnée sur la haute mer en avant d’un port, le fort de Vaux aurait droit au rang de croiseur. Plus moderne que Souville et Tavannes, forts à cavaliers et caponnières, moins vaste et moins armé que Douaumont, dont l’enceinte contient un monde de tourelles, de coupoles, de casemates, de casernes et de places d’armes, il enfonce mieux dans la terre ses murs arasés.

Bâti en maçonnerie vers 1880, il fut, après l’invention de l’obus-torpille (1885), reconstruit en béton, puis en béton armé et achevé seulement en 1911.

Au Nord de la grande route de Verdun à Metz, par Etain, il monte la garde devant la forteresse, face à Thionville. A l’extrémité d’un plateau qui s’encadre entre le massif de Douaumont et les bois mamelonnés de la Laufée et qui est séparé d’eux par d’étroits vallons, il semble sortir de l’embouchure d’un fleuve bordé de collines pour venir fendre de sa proue la plaine de la Woëvre. La mer de Woëvre bat ses pentes Nord-Est qui sont d’abord abruptes et font un angle mort, puis s’inclinent en pentes douces jusqu’au fossé que flanquent ses coffres.

Deux villages bâtis en longueur dans les fonds, Vaux-devant-Damloup au Nord, et Damloup au Sud, l’escortent comme des bateaux de commerce un haut navire de guerre.

Vaux-devant-Damloup commande l’entrée d’un vallon : c’est le ravin du Bazil qui longe un peu plus loin un étang précédé d’une digue, l’étang de Vaux. La route (de Verdun à Vaux) et la voie ferrée (de Fleury à Vaux) lui empruntent le passage. Le ravin du Bazil reçoit comme des affluens, du plateau qui porte le fort, le ravin des Fontaines qui coupe le bois de Vaux-Chapitre dans la direction de Souville, et, du massif de Douaumont, les ravins de la Caillette et de la Fausse-Côte qui traversent les bois de la Caillette et d’Hardaumont. Ce sont les tranchées naturelles, les voies d’accès qui, d’un mouvement de terrain, conduisent à un autre. Un sol ainsi boisé et accidenté est favorable à une guerre de surprises, de traquenards, d’embuscades, de coups de main, d’infiltration lente et perfide. Il se prête au flux et au reflux des combats à la grenade. Bois de la Caillette, bois d’Hardaumont, ravins de la Caillette, de la Fausse-Côte, du Bazil, retraites obscures, à demi sauvages, où le voyageur, l’été, aimait à s’égarer, mais aujourd’hui tirées de l’ombre et toutes resplendissantes d’une gloire sanglante : à leur sort est lié le destin du fort dont elles sont les ouvrages avancés.


II. — LE VOL DES CORBEAUX

Le 21 février 1916, à sept heures du matin, un obus tombe sur Verdun, proche la cathédrale. C’est le signal, et la plus grande bataille de la plus grande guerre commence.

Les observateurs sur avions ou ballons qui ont vu s’allumer le volcan ont déclaré qu’ils ne pouvaient pointer sur leur carte toutes les batteries en action. Les bois de Consenvoye, de Moirey, d’Hingry, de Grémilly, les forêts de Spincourt et de Mangiennes, les côtes de Romagne et de Mormont soufflaient de la flamme comme des milliers de dragons infernaux. Le commandant d’une compagnie de chasseurs qui fut blessé au bois des Caures a témoigné : « La violence du feu avait été telle qu’en sortant de nos abris, nous ne reconnaissions plus le paysage auquel nous étions habitués depuis quatre mois. Il n’y avait presque plus d’arbres debout ; la circulation était très difficile à cause des trous d’obus qui avaient bouleversé le sol. Les défenses accessoires étaient fort endommagées, mais il y avait un tel enchevêtrement de fils de fer et de branches cassées que le tout constituait encore un obstacle sérieux pour les assaillans. Les boyaux de communication n’existaient plus. Les tranchées avaient été fort touchées, mais étaient encore utilisables : elles furent aussitôt garnies. »

Elles furent aussitôt garnies : constatation qui place la volonté humaine au-dessus de toutes lias puissances physiques déchaînées. Le haut commandement en a tiré cette formule : « Ce que l’artillerie réalise, c’est la diminution des moyens matériels de la défense et son usure morale, non pas sa destruction. »


Au-dessus du champ de bataille, dans les plaines de l’air les ondulations électriques projetées au loin vont s’inscrire en signes sur les récepteurs et portent aux quartiers généraux, aux nations, au monde entier, par la télégraphie sans fil, les nouvelles de la guerre. Elles se croisent comme des caravanes d’oiseaux migrateurs et se livrent de mystérieux combats.

L’Allemagne, le 26 février, lâche un premier corbeau, porteur de ce message :

« A l’Est de la Meuse, devant Sa Majesté l’Empereur et Roi qui était sur le front, nous avons obtenu des succès importans. Nos vaillantes troupes ont enlevé les hauteurs au Sud-Ouest de Louvemont, le village de Louvemont et la position fortifiée qui est plus à l’Est. Dans une vigoureuse poussée en avant, des régimens du Brandebourg sont arrivés jusqu’au village et au fort cuirassé de Douaumont, qu’ils ont enlevés d’assaut. Dans la Woëvre, la résistance ennemie a cédé sur tout le front dans la région de Marchéville (au Sud de la route nationale Paris-Metz). Nos troupes suivent l’ennemi de près dans sa retraite. »

Il n’y a pas eu d’assaut donné au fort de Douaumont, enlevé par surprise. Contre le village de Douaumont, tous les assauts allemands ont échoué. La Woëvre a été évacuée par manœuvre stratégique et l’ennemi, méfiant, qui ne s’y est aventuré qu’avec crainte, dut s’arrêter devant Manheulles le 27 février et ne put entrer dans Fresnes que le 7 mars. Mais comme cela fait mieux dans un communiqué de représenter les braves Brandebourgeois escaladant sous la mitraille les glacis d’un fort, appliquant les échelles sur la contrescarpe, montant à l’assaut, franchissant les fossés, heureux de vaincre ou de mourir sous les yeux bienveillans de Sa Majesté l’Empereur et Roi, sans doute présent à la fête, une couronne sur la tête et un glaive d’or à la main !

Le second corbeau est plus audacieux. Il est lâché le 9 mars et il annonce au monde attentif la prise du fort de Vaux. C’est le pendant de Douaumont : un diptyque offert aux nations.

« À l’Est du fleuve (la Meuse), pour raccourcir les liaisons au Sud de Douaumont avec nos lignes de la Woëvre, le village, le fort cuirassé de Vaux, ainsi que les nombreuses fortifications voisines de l’adversaire, ont été, après une forte préparation d’artillerie, enlevés dans une brillante attaque de nuit des régimens de réserve de Posen, no 6 et 19, sous la direction du général de l’infanterie von Guretsky-Cornitz, commandant la 9e division de réserve… »

Comment le monde attentif oserait-il mettre en doute la véracité d’un radiogramme aussi étincelant et précis ? On lui donne le jour et l’heure, les numéros des régimens, le nom et le titre du général qui a mené l’action. Ces détails ne s’inventent pas… Le fort de Vaux est-il pris ? Comment ne le serait-il pas, puisque c’est le général Guretsky-Cornitz, commandant les régimens 6 et 19 de Posen, qui l’a pris ? Évidemment : il y a d’une part le général avec ses deux régimens, et de l’autre, il y a le fort de Vaux. Dès lors, comment le fort de Vaux ne logerait-il pas ce général, et ses deux régimens avec lui ? « Cette malle est-elle à nous ? » demandait Robert-Macaire au fidèle Bertrand. Et il concluait aussitôt : « Elle doit être à nous. » « Le fort est-il à nous ? se demande le Boche. — Il doit être à nous. » Et aussitôt il l’annonce.

Seulement, le fort n’est pas à lui. Il n’est pas à lui le 8 mars, et pas davantage le 9, et pas davantage le 10. Le général von Guretsky-Cornitz, commandant la 9e division de réserve, en est pour sa forte préparation d’artillerie, et pour sa brillante attaque de nuit. Le haut commandement allemand ne peut pourtant pas confesser au monde que le général von Guretsky-Cornitz s’est moqué du monde. En hâte, le 10 mars, il lâche un troisième corbeau, avec ce billet sous son aile :

« Les Français ont fait de violentes contre-attaques sur notre nouveau front à l’Est et au Sud du village, ainsi que près du fort de Vaux. Au cours de ces actions, l’ennemi a réussi à reprendre pied dans le fort cuirassé lui-même. Partout ailleurs, les assaillans ont été repoussés avec de fortes pertes. »

Ainsi le tour est-il joué.

Mais le mensonge exige une continuité d’efforts dont les imposteurs les plus avisés sont rarement capables. Qui dit la vérité est le seul qui ne se coupe jamais. Trois mois plus tard, — mesurez ces trois mois plus tard : exactement quatre-vingt-huit jours, soit tout l’intervalle qui sépare de l’annonce du 9 mars la chute réelle du fort, le 7 juin au petit matin, quatre-vingt-huit jours de froid ou de chaud, de fatigue, de soif et de manque de sommeil, de bombardemens et d’assauts, — trois mois plus tard, le fort de Vaux est réellement pris. Le haut commandement allemand sait ce qu’il lui en coûte. Il annonce fièrement la nouvelle. Or, il oublie son radiogramme du 9 mars. Il dit : « Le fort cuirassé de Vaux est occupé par nous... » Il ne dit pas, il n’ose pas dire : « Le fort cuirassé de Vaux est réoccupé par nous... »


III. — LE CHEMIN (11 mars)

Voici Verdun, pareil à une Florence du Nord au milieu de son cirque de collines. Après des jours de froid et de neige, si cruels à nos hommes dans les tranchées bouleversées et réduites à n’être plus que la jonction de trous d’obus, une douceur printanière est venue brusquement détendre les membres engourdis et la terre gelée. La surprise est si forte qu’elle fait courir sur les lèvres déshabituées ce nom charmant et bien inattendu de Florence. C’est l’heure du couchant : il baigne d’or et de mauve la ligne sinueuse des coteaux, il anime les eaux mornes de la Meuse débordée.

Au pied de la morose cathédrale, si différente de la gracieuse Sainte-Marie-des-Fleurs aux marbres colorés, on traverse un couloir sous des murs à demi démolis et l’on parvient à une terrasse qui donne sur toute la douleur de Verdun : maisons éventrées montrant leurs étapes à nu et perdant leurs meubles comme des bêtes leurs entrailles, façades écroulées, portes ouvrant sur le vide, pans de murailles déchiquetés et dentelés, surmontés souvent de hautes cheminées inutiles, et tout cela qui n’est plus qu’un tas informe de décombres fut la rue Mazel, le quartier le plus commerçant, le plus brillant, le plus vivant de Verdun, et du Verdun de la guerre autrement mouvementé, plaisant et gai, que le Verdun de la paix. Le bombardement a dégagé d’anciens remparts, datant sans doute du temps des princes-évêques, qui encerclent la ville haute et auxquels viennent s’appuyer les ruines de la nouvelle ville. Un chien errant qui, seul être vivant, erre dans les rues désertes, pousse de plaintifs aboiemens. Des obus tombent sur Jardin-Fontaine. Juste au-dessus de la ville, deux avions se poursuivent. On entend le tic tac de leurs mitrailleuses : l’Allemand regagne en hâte ses lignes...

J’habite une cellule blanchie à la chaux dans une caserne de Verdun. Plié dans une couverture, je dors sur un lit de camp, lorsque le commandant P... entre en coup de vent et, d’un jet de sa petite lampe électrique, me réveille en sursaut. Au début de la campagne, il m’avait offert une hospitalité plus luxueuse dans les caves de Berry-au-Bac. Les caves de Berry-au-Bac étaient encombrées de tapis, de fauteuils, de glaces, de bronzes d’art. On y mangeait dans de la vaisselle à fleurs, on y buvait dans de la cristallerie fine. Si les services étaient dépareillés, ils donnaient l’illusion de la profusion. On passait l’Aisne en bateau, par plaisir, car le pont n’était pas rompu. Parfois les balles vous accompagnaient comme un essaim d’abeilles et l’eau semblait prolonger leur plainte. Quand on descendait, pour se mettre à l’abri, dans ces fameuses caves voûtées, ornées comme des salons dont les miroirs doublaient la perspective, on s’épanouissait dans un bien-être inespéré.

— Voulez-vous aller au fort de Vaux ? me demande à brûle-pourpoint le commandant. Occasion unique. Il faut trois officiers cette nuit, l’un au fort, l’autre au village de Vaux, le troisième à Damloup. Départ dans un quart d’heure.

J’avais exprimé le désir d’accomplir ce pèlerinage. Je suis servi à souhait : l’ordre est immédiat.

— Il est nécessaire, ajoute-t-il, de partir de nuit, afin d’explorer le terrain au petit jour.

Un quart d’heure après, nous montons en automobile, le capitaine L... de l’état-major et moi. Nous prendrons au passage le capitaine II... à l’état-major de la division.

Nous suivons la route d’Etain, puis laissons la voiture pour gravir à pied une pente boisée et gagner le poste de commandement du divisionnaire. La région de la mort commence. Au bord du chemin que nous venons de quitter, s’enchevêtrent, se. mêlent des débris de chariots, des sacs ouverts, des harnachemens souillés, des fusils et des corps gonflés de chevaux, jambes en l’air, intestins dehors. Dans le bois, les branches cassées obstruent parfois le passage, les pieds s’accrochent aux souches ou trébuchent dans les entonnoirs. Quand les obus écrasent le sol dans notre voisinage, une colonne de fumée noire tache, comme une poussière de suie, la nuit claire.

Car la nuit est toute claire. Entre les arbres, coule la lumière bleutée de la lune qui fait un jour adouci, délicat, pudique, comme si elle refusait de nous laisser approfondir les blessures de la terre.

Nous descendons maintenant dans un ravin par un sentier en lacets pareil à un sentier de montagne. La pente est forte et mieux vaut se hâter : l’endroit est repéré et copieusement arrosé sans répit. Un cadavre est là qu’il faut enjamber. Plus bas, devant le poste de commandement, un autre parait dormir sous son casque. Une main pieuse a recouvert du casque le visage écrabouillé. Nous entrons dans le sol creusé. Après un couloir, où dorment, serrés, les agens de liaison, une pièce boisée, avec un siège et une table, et, dans le fond, un lit de fer. Le maître de céans, le général de B... est penché sur sa carte. Il se redresse en nous voyant. Il est jeune, allègre, la parole nette, les yeux lucides. Un seul signe de fatigue : les poches qui se sont creusées sous les yeux. Combien en ai-je vu, en pleine action, de ces chefs qui, dominant l’épreuve physique et le risque, et portant sans faiblir le poids de toutes les vies confiées à leurs ordres, quand leurs aides les plus fidèles succombaient au sommeil ou à l’inquiétude, s’appliquaient tranquillement à l’étude d’un plan et réglaient minutieusement, sans les mauvais conseils de la hâte et de la fièvre, les moindres détails d’une opération !

Les Allemands sont au pied du fort de Vaux et même ils sont à mi-hauteur. Les pentes descendent tout d’abord sans hâte, devant le fort, pendant un espace de trois à quatre cents mètres au plus, puis elles coulent brusquement jusqu’à la plaine de Woëvre. Cette descente rapide fait un angle droit que notre artillerie ne peut battre à cause de ses trajectoires. Les Allemands sont installés là. Il importe de les déloger. Quelle ligne suivent-ils au bas d’Hardaumont, sur le village et, plus à l’Est, aux abords de Damloup ? Il faut avant d’agir la déterminer très exactement. On s’est battu ces jours derniers, on se bat encore, et la situation demeure quelque peu confuse. Notre caravane se coupera donc en trois ; chacun de nous aura son objectif : Vaux, le fort et Damloup, chacun son guide.

Et je me souviens de ces conciliabules en montagne, avant d’entreprendre une ascension qui présentait telles ou telles difficultés : l’un prendrait tel sentier, l’autre tel couloir ; attention, il y a un passage dangereux, il convient d’emporter un bout de corde. Après quoi, au petit jour, on se serre la main et l’on part chacun de son côté pour se retrouver au rendez-vous.

Nous remontons la pente du ravin et nous voici dans un bois de plus en plus clairsemé. Oui, c’est bien le départ pour une ascension difficile. L’air est vif, les étoiles sont à peine visibles, tant la lune brille. Lorsque l’on gagne de l’altitude, la végétation se raréfie : les arbres se rabougrissent, quelques mélèzes tenaces, aux racines tordues, s’obstinent à croître, puis c’est la zone des arbustes étiolés et maigres, et enfin, plus rien que la terre nue. La même progression se retrouve ici : autour de moi, il y a bien des arbres, mais ils sont en morceaux, les branches brisées, les troncs meurtris, les racines sorties du sol crevé, et bientôt ce ne sont plus que de lamentables balais. Le sommet ne doit pas être loin, ou la région des glaces et de la désolation.

La montagne a pourtant l’incomparable avantage du silence. On s’habitue si vite au régulier murmure des torrens qui roulent dans les fonds, et même ce murmure fait comme une chanson intérieure qui accompagne la rêverie. Ici, l’on est obsédé par ce continuel sifflement aigu, menaçant, inquiétant qui précède l’éclatement des obus. Et parfois il faut s’arrêter, se coucher ou plonger dans un entonnoir, — on n’a que l’embarras du choix, — attendre pour laisser passer les rafales. Quand le barrage s’interrompt, on repart. La terre est percée comme une écumoire ; aux carrefours les cadavres, hommes ou chevaux, se multiplient. La lumière nocturne les recouvre d’un mystérieux suaire.

Arrêt à la carrière qui est le poste de commandement de la brigade. Là aussi, veille un chef qui achève de préparer l’opération ordonnée. Grand, très jeune d’aspect, le verbe haut, l’abord franc, on retrouve pareillement en lui cette race d’entraîneurs d’hommes qui sait unir la méthode à l’élan. Et quelle clarté ils ont tous dans leurs exposés et leurs prévisions ! Quelle place occupe dans ces prévisions le souci des vies à ménager ! Quelle franchise dans l’accent, quel art d’aller au but directement ! Il n’y a plus ici ni flagornerie, ni vanité, ni désir de plaire. Une sorte d’élévation morale par le commandement s’est faite. Quand on connaît la question traitée, une simple conversation téléphonique est un modèle de précision de langage et de justesse de raisonnement.

Ainsi, d’un poste à l’autre, le dialogue se continue dans la nuit. On croirait visiter successivement des catacombes où le même office se célèbre, à la chétive clarté de la lampe du sanctuaire. Et l’on emporte une impression de respect religieux.

— Bonne chance ! me souhaite le colonel en me reconduisant sur le pas de la porte. Je vais me reposer quelques heures.

Il est deux heures du matin.

Le plus mauvais passage reste à franchir : quinze à dix-huit cents mètres sur un plateau qui, de jour, est çà et là vaguement protégé contre les vues par des boqueteaux, — quels boqueteaux ! — mais qui, la plupart du temps, est en plein découvert. Au clair de lune, nos silhouettes ne se profiteront qu’à peine sur le chemin de crête ; le retour, si nous repartons après le lever du soleil, sera un peu plus compliqué.

Nous marchons à la file indienne, le guide, le capitaine P.... de l’état-major de la brigade, qui a voulu m’accompagner et moi. Les obus tombent comme grêle. La terre qu’ils ont remuée est devenue si friable qu’elle est pareille à de la cendre. Quinze à dix-huit cents mètres, c’est beaucoup plus long qu’on ne croit. On a le temps de presser chaque seconde de sa vie. A chaque instant, il faut franchir des corps jetés en travers. Tous les dix ou douze mètres, et bientôt tous les cinq ou six pas, nous sommes contraints d’enjamber un cadavre ou même des grappes de cadavres, les uns déchiquetés, les autres dans la position de la course, comme s’ils avaient été foudroyés en pleine action. La clarté de la lune atténue l’horreur de leurs blessures sans la voiler tout à fait. Beaucoup d’entre eux sont de ces coureurs qui assurent les liaisons, portent les ordres, indiquent les itinéraires. Dans celle guerre, où toutes les qualités d’héroïsme rivalisent, il convient de rendre un spécial hommage à ces soldats qui, tandis que leurs camarades se terrent comme ils peuvent sous l’averse de fer, s’élancent à découvert, pour suppléer à la difficulté des signaux ou à la rupture des lignes téléphoniques. Par eux, les efforts se coordonnent, l’entente se réalise sur tous les points du front, la chaîne des unités se maintient. Si l’un tombe, un autre aussitôt le remplace. Ceux qui restent sont toujours dispos : ils offrent même leurs services avant que leur tour soit venu. Prêts aux plus généreuses missions, ils composent une garde mobile autour de leur chef et sont le prolongement, le rayonnement de sa pensée qui, par eux, dirige au loin les volontés et règle ou rectifie les dispositions de combat. Ceux qui sont tombés là, ou du moins quelques-uns d’entre-eux, semblent avoir pris dans la mort cette pose des antiques coureurs qui se transmettaient la torche sacrée. Est-ce la lune qui m’aide à voir ces blanches statues brisées ? Retrouverai-je au grand jour cette vision marmoréenne ? Le jour cru n’est pas favorable à la beauté de la mort.

Le soldat qui nous sert de guide marche bon train. Il donne le signal des arrêts, quand un obus tombe trop près de nous, ou quand la cadence des éclatemens indique un barrage systématique. Il ne choisit pas l’emplacement de ses haltes et nous fixe tout à coup le nez sur des cadavres, trop heureux si nous ne recevons pas au visage des éclaboussemens de chair morte écrasée à nouveau par l’effroyable pilon.

Mais pourquoi s’arrête-t-il en ce moment ? La cadence précisément semblait se ralentir. C’était le cas d’en profiter. Le voilà qui dépouille un mort. Il le soulève à demi et lui retire une à une les courroies qu’il avait en sautoir. Ainsi dégage-t-il quatre ou cinq bidons de deux litres qu’il débouche et flaire tour à tour, non sans inquiétude à cause des obus qui pourraient l’interrompre dans son opération. Sa figure s’éclaire : l’eau est potable. Celui qu’il a dépouillé avec tant de méthode portait un ravitaillement en eau, et l’eau, sur ce plateau desséché, est aussi précieuse qu’au désert. La source où l’on va puiser est au bas des pentes : on n’est pas sûr d’y arriver, ni d’en revenir. Au fort, tant de lèvres soupirent après les fraîches fontaines !

Le guide, ceinturé de ses courroies de bidon, reprend hâtivement sa course, nous entraînant comme un chevreuil une meute. À cette allure nous dépassons une caravane de porteurs chargés d’un lot de grenades, qui cheminent aussi vile que le leur permet leur charge, sous la pluie de fer. Rien n’arrive ici qu’à dos d’homme. Pauvres petits hommes dont le cœur est encore la plus grande puissance militaire ! C’est une guerre scientifique, a-t-on proclamé. La victoire est au matériel. Le matériel écrase et détruit tout. Et quand l’artillerie croit avoir tout détruit, la volonté humaine oppose encore des poitrines de chair : des hommes ont tout supporté, le feu, la faim, le froid, la soif, et surgissent du sol bouleversé. Aucune guerre n’aura donné de tels exemples de la supériorité humaine.

Le paysage est comme brûlé. Les laves d’un volcan, les secousses d’un tremblement de terre, tous les cataclysmes de la nature ne l’auraient pas davantage écorché. C’est un chaos sans nom, un cercle de l’Enfer de Dante. Je cherche dans ma mémoire des visions comparables : peut-être certaines solitudes alpestres dont les glaciers se sont retirés, où les moraines alternent avec les abimes, et qui n’ont jamais entendu un chant d’oiseau ni subi un contact vivant. Les entonnoirs se touchent, s’ouvrent comme des cratères béans. Des branches coupées, des blocs roulés, des détritus de toutes sortes et des débris humains se mêlent. Une odeur sans nom monte du sol convulsé.

Voici que devant nous se dresse une muraille recouverte de terre. Elle porte des balafres et, par ses fissures, les pierres ont coulé dans le fossé. Mais, somme toute, elle a subi l’avalanche sans fléchir. La porte voûtée est aux trois quarts masquée par une masse de béton qu’a détachée un obus de 380 ou de 420. Dans l’intervalle libre nous nous glissons en hâte, car l’ouverture est spécialement battue par l’artillerie ennemie. Les cadavres, plus nombreux, l’attestent.

Quelle n’est pas ma surprise en trouvant l’intérieur du fort intact ! Il fut construit avec de solides matériaux, pour avoir résisté à un tel martelage ! L’escalier, les couloirs, les pièces sont encombrés. C’est un spectacle curieux qui grouille à la lumière des lampes électriques : dormeurs étendus dans toutes les poses, les uns couchés n’importe où, les autres repliés sur eux-mêmes pour tenir le moins de place possible, tous rebelles aux bruits, refusant de se réveiller, goûtant cette détente ineffable du sommeil hors du risque ; corvées chargées se frayant difficilement un passage à travers la cohue ; hommes de garde redescendant ou remontant à leur poste ; blessés portant sur leurs plaies des bandages blancs ; sections groupées, isolés cherchant leur compagnie. On devine la cause de cet encombrement, auquel il faut porter remède. Le fort, sur son plateau, joue le rôle de ces refuges de montagne où les caravanes per- dues viennent s’abriter contre la tempête. C’est le havre de salut : celui qui parvient à franchir la zone dangereuse respirera à l’aise sous l’arc des voûtes. Peu à peu le défilé s’ordonne, la cohue s’organise. La droite est réservée aux entrans, la gauche aux sortans. Voici l’ambulance, voici le poste, et voici le commandement.

Notre guide obtient à l’arrivée un joli succès. Son harnachement de bidons lui vaut d’être acclamé. La soif ici fait des ravages. La source la plus proche est au ravin des Fontaines, et le ravin est sans cesse criblé de mitraille. Cependant on risque sa peau pour aller boire. L’eau crée des mirages si douloureux ! Dans les sillons informes qui leur servent d’abris, les troupes, la bouche brûlée, attendent de l’eau avec fièvre : on en est réduit, parfois, à boire l’eau corrompue, l’eau pourrie qui stagne dans les trous d’obus. Qui dira jamais toutes les souffrances endurées pour Verdun et pour la France qui est derrière ?

Un soldat déjà vieux, un territorial sans doute, arrive avec des boules de pain sur le dos. Il s’affale, il souffle, il sue à grosses gouttes et sa face est toute blanche.

— Tu es seul ? interroge le sergent de garde. Où est le reste de la corvée ?

Il fait un geste vague. Le reste de la corvée n’a pas suivi, n’arrivera jamais. Cependant il faut chercher les approvisionnemens qu’elle apportait. Où les trouvera-t-on ? Loin d’ici ? Nouveau geste — de lassitude, d’indifférence, d’ignorance ? on ne peut deviner.

— Explique-toi, à la fin.

Le soldat pose sa charge, se redresse :

— J’y retourne, dit-il simplement.

Et il repasse le seuil, suivi de deux hommes désignés par le sergent.

Le commandant du fort me fait visiter son domaine, les casemates de Bourges, les observatoires dont l’un peut servir, la tourelle démunie de 75. Nous croisons le commandant du 3e bataillon de chasseurs, qui tient le secteur devant le fort jusqu’au village, et l’aumônier du bataillon, l’abbé C... qui, sous le casque, avec ses traits patines et sa barbe longue, ressemble plus à un croisé qu’à un moine. Celui-ci arrive de la redoute voisine, petit ouvrage où il avait installé un poste de secours qu’il a dû déplacer.

— Hier, me dit-il, nos chasseurs y avaient ramené un prisonnier tout gémissant, qui ne cessait de répéter d’une voix lamentable : « Vier Kinden ! Vier Kinden ! » Et pour ceux qui n’entendaient pas l’allemand, il montrait de la main une succession de tailles échelonnées et comptait quatre sur ses doigts. Nos hommes l’installèrent à l’intérieur dans un coin de la redoute qui est très étroite, quand eux-mêmes, faute de place, restaient exposés sur la porte aux éclats d’obus.

Le commandant du fort me conduit sur les parapets qui, sans cesse écrasés, sont rétablis sans cesse.

— Attention ! Pour y aller, il faut traverser au plus vite une zone que bat une mitrailleuse ennemie.

Plus perlides que les sifflemens d’obus, les abeilles nous passent au-dessus de la tête ; mais lui-même ne se presse nullement. Là sont installés, dans la terre creusée tant bien que mal, les guetteurs et, sous des abris à peine plus résistans, nos mitrailleuses.

Le petit jour commence à poindre, effaçant la lune. A demi couché sur le parapet, je vois se lever la plus radieuse aurore de printemps. Elle réveille les plaines de la Woëvre dont elle illumine les ruisseaux et les mares. Voici le village de Vaux à gauche, et voici celui de Damloup à droite. Plus loin, cet important agglomérat de maisons détruites, n’est-ce pas Étain ? Leurs ruines blanches, au soleil levant, dessinent une dentelle de pierre, évoquent des cités d’Orient. Et voici les pentes sombres d’Hardaumont. Douaumont nous domine, Douaumont que l’ombre garde encore comme un mauvais génie.

Mieux que l’ennemi, la lumière gravit les pentes du fort. Elle est rapide et légère comme une messagère de bonne nouvelle. Souriante, elle me montre là, devant moi, à deux ou trois cents mètres à peine en avant de la contrescarpe, sur le gazon qui descend, de nombreuses bosses verdâtres presque alignées. Ce sont les cadavres allemands, presque tout chauds encore, fauchés aux assauts du 9 mars. Ils sont tombés devant les fils de fer. On pourrait les dénombrer. Déjà le compte n’y est plus. Avec des crocs ou des cordes, leurs camarades, la nuit, les tirent à eux.

Le soleil s’est détaché de la bordure de la terre et monte vite à l’horizon. La matinée est d’une douceur exquise dont le contraste est étrange avec ces paysages tragiques. J’ai derrière moi un chaos et devant moi un charnier. Cependant une alouette chante en battant des ailes et remuant les pattes sans changer de place dans l’atmosphère rose. Je vois cette charmante petite chose vivante, qui vibre sans se déplacer en face de moi, comme si elle becquetait la lumière. Un guetteur lève la tête pour la chercher des yeux. Il la regarde un instant avec tendresse, puis reprend son observation. Les obus qui passent ne la dérangent point.

Que se passe-t-il donc là-bas, parmi les cadavres aux uniformes verts ? L’un d’eux a fait un mouvement ; il se glisse dans l’herbe comme une couleuvre. L’ennemi se sert des morts comme d’un bouclier et d’un trompe-l’œil et vient ainsi reconnaître le terrain. Un guetteur a surpris comme moi cette anormale résurrection. Il tire. Rien ne bouge. Nous avons dû nous tromper. Longtemps après, un peu plus bas qu’au point suspect, un corps bondit et, d’un saut brusque, disparait à l’endroit où les pentes s’inclinent subitement davantage et font un angle mort.

Comme en montagne, je fais mon tour d’horizon et donne des noms aux vallons et aux collines. Douaumont, sur ma gauche, est la cime la plus haute (388 mètres) : il n’y a que Souville, en arrière, qui soutienne la comparaison. Il semble que la menace de Beaumont pèse sur tous les alentours. Je suis séparé de lui par les pentes boisées de Vaux-Chapitre, par le ravin du Bazil que je devine, et par les bois montant de la Caillette. Hardaumont se dresse comme une falaise au-dessus de la Woëvre. La Woëvre à perte de vue s’étend, coupée de boqueteaux, de villages, striée de routes. Au grand jour, je vois mieux sa misère que l’aurore, compatissante, dissimulait. Son sol inculte ressemble à un vaste marécage. Sur la droite, mes yeux rencontrent la tache noire du bois d’Herméville. La suite des Hauts de Meuse m’en cache une partie. C’est là, sur le village, contre ces pentes, contre Damloup, que l’ennemi s’est brisé. Et le fort, sur son plateau, avec sa superstructure à demi écrasée, ses doubles murailles ébréchées, semble être la formidable carcasse d’un cuirassé qui flotte sur les eaux et que son équipage n’a pas quitté. La tempête a cru le foudroyer et il a vaincu la tempête.

Nous nous sommes longtemps attardés. Neuf heures du matin : le soleil est déjà haut. Le ciel est clair, les vues sont bonnes, l’observation facile, et les ballons boches nous regardent. Il est plus que temps de repartir. La traversée de la crête risque d’être malaisée. En effet, la sortie est difficile. Nous sommes aussitôt encadrés. L’existence tient à un fil. Les cadavres, maintenant indiscrets, exhibent de hideuses blessures. Quelques-uns seulement sont intacts : j’ai peine à retrouver les statues brisées du clair de lune. Et le sentiment de la mort revêt, dans une révolte de l’être, une horreur spéciale : celle d’être ainsi supprimé et volatilisé, celle de n’être même plus un mort, mais un amas anonyme, ou une poussière de chair. Cela, et aussi la pensée de n’être pas enterré.

Cette pensée n’est pas davantage venue d’elle-même. Nous avons franchi deux cadavres : un petit soldat tout jeune, imberbe, classe 1915 sans doute, recouvert d’un peu de terre, deux ou trois pelletées qui ne réussissaient pas à le cacher, et, tout près de lui, un brancardier désigné par son brassard de la Croix-Rouge, la tête fendue, tenant encore une bêche à la main. Le brancardier a été tué comme il essayait d’accomplir son pieux devoir funèbre. Ici, les morts doivent être abandonnés. Il faut laisser la mort ensevelir les morts. Une légende rapporte que les âmes de ceux qui n’ont pas été déposés en terre sainte errent dans l’espace sans jamais trouver de repos. Mais le sol de la patrie envahie est une terre sacrée. Qu’ils reposent en paix, ceux qui se sont couchés sur elle en la défendant ! Du rappel de l’Eglise : Memento quia pulvis es, qui accompagne la pose des cendres sur le front des fidèles, aurais-je imaginé jamais paraphrase plus éloquente ?

Une dernière caravane de ravitaillement nous croise. Elle n’a pas pu atteindre de nuit son but. Le jour, d’habitude, on ne va pas au fort.

— Allez-vous jusqu’au fort ?

— On essaiera.

— Bonne chance.


IV. — DE MARS A MAI

Qui dira, jour après jour, l’épopée du fort de Vaux ? Périodiquement relevées, les troupes se succèdent avec la même endurance dans le même enfer. Saura-t-on jamais, dans cette guerre aux épisodes innombrables, tous les traits dignes d’être fixés ? Que de morts il faudrait réveiller et interroger ! Une foule anonyme a bâti, comme une cathédrale, les murs vivans de Verdun. Un corps, un nom qu’on cite feraient tort à ceux qui ne sont pas cités, s’ils n’étaient ici mentionnés parce qu’il faut revêtir de chair et d’os les exemples. Et d’avance, n’ayant pu tout savoir ni tout rassembler, je m’excuse de tant d’omissions involontaires.

Depuis qu’il a pris Douaumont dont il agite comme une cloche les syllabes sonores dans ses communiqués, l’ennemi, pour s’emparer de la ville, cherche à aborder la grande ligne de défense : Froideterre, Fleury, Souville. Vaux, fort et village, en est un des soutiens. Dès le 9 mars, il battait les pentes du fort et les abords du village. Il continue de les heurter de front et, dans le même temps, il essaie son habituelle manœuvre d’enveloppement, en débouchant d’une part dans le bois de la Caillette et, d’autre part, en débordant le village de Damloup.

Au Sud-Est du fort, Damloup est comme une pointe à l’extrémité d’une jetée entre deux ravins, le fond de la Horgne qui la sépare du fort, et le fond de la Gayette qui descend du bois de la Laufée. Au Nord-Ouest, le village de Vaux, dont la partie Est a été perdue, est bâti en bordure de la route de Dieppe, dans le ravin du Bazil, dont il commande l’entrée. A cent cinquante ou deux cents mètres en remontant le ravin, on trouve une digue, puis un petit lac : l’étang de Vaux. C’est là, je l’ai dit, qu’aboutit le ravin des Fontaines, appelé par nos hommes « le ravin de la mort, » qui traverse le bois de Vaux-Chapitre. L’ennemi assiège le village, mais il tente aussi de descendre dans le ravin du Bazil en progressant dans le bois de la Caillette. Dans cette région tourmentée, coupée de futaies, de taillis, d’étroits vallons, de gorges, se livrera une lutte obscure et opiniâtre qui se prolongera durant des semaines et même des mois.

L’ennemi, à la fin de mars, a ramené du front de la Woëvre

la GXXIe division. Il va utiliser contre Vaux ces troupes fraîches. Le 31 mars, après avoir effectué la veille une importante reconnaissance, il couvre d’obus le fort, le village et le ravin du Bazil. C’est le prélude de l’attaque. Les communications téléphoniques



CARTE POUR La DEFENSE DU FORT DE VAUX


sont coupées et les liaisons se font par coureurs, la région accidentée ne permettant pas, sauf sur le plateau du fort, l’usage des signaux. Les flammenwerfer précèdent les trois vagues d’assaut, fortes chacune d’un bataillon, qui déferlent successivement sur le village. La première est foudroyée ; les deux autres, au prix de sanglans sacrifices, réussissent à encercler les trois compagnies qui occupent encore la partie Ouest du village.

Le 2 avril, le 1er bataillon du 149e régiment (commandant Maganiosc), qui occupe les abris du ravin des Fontaines, reçoit l’ordre de réoccuper le village de Vaux. Au petit jour, il se porte à la digue, où il se fractionne en trois groupes formés chacun d’une compagnie, la 4e en soutien. Une compagnie a pour objectif la rue principale ; une autre opérera plus au Nord, entre la voie ferrée et le ruisseau, en liaison avec le 31e bataillon de chasseurs ; la dernière, plus au Sud, par les jardins.

En quelques bonds, nos hommes ont atteint le village et se sont avancés jusqu’à l’église. Mais un barrage d’artillerie les isole et empêche les renforts de leur parvenir. Les agens de liaison qui réussissent à traverser ce barrage continu, apportent des nouvelles d’abord exaltantes, puis de plus en plus inquiétantes. Les assaillans ont été contre-attaques et sont submergés sous les colonnes d’assaut. Sur la rive droite, dans les jardins, le lieutenant Vayssière qui commandait la compagnie a été tué, et ses hommes ont reflué. Dans le village on se bat corps à corps. Tous les officiers des trois groupemens sont tués, blessés ou capturés, et, parmi eux, le capitaine Toussaint qui commandait la 2e compagnie et qui, gravement frappé, encourageait encore ses hommes à ne pas se rendre. Des sous-officiers prennent leur place. L’ennemi flambe les maisons avec du pétrole. Le sergent Chef a rallié les survivans et, les groupant avec une section de mitrailleuses à la sortie du côté de l’étang, il s’est barricadé dans la dernière maison, a creusé une tranchée et arrêté l’ennemi. Au Nord, le sergent Chapelle tient de même jusqu’à la nuit avec quelques élémens. On travaille à deux : l’un fait un trou, tandis que son camarade tire. Les pertes allemandes sont considérables. Un soldat qui les a vues disait : « Il y en avait, chez eux, des allongés ! »

Si le village est perdu, sauf la dernière maison, le chemin de la digue est barré. Mais, sur le revers Nord du ravin, les Allemands ont réussi à se rapprocher de la voie ferrée.

Dès le lendemain, le 74e régiment reprend ces tranchées perdues de la Caillette et, continuant sa progression, il pousse ses postes d’écoute jusqu’à la crête du fameux Douaumont.

Comment énumérer tant de combats presque ininterrompus, et tant de prouesses ? Le 11 avril, l’ennemi attaque par deux divisions accolées sur un front de trois kilomètres du fort de Douaumont au fort de Vaux : il est repoussé. Le 15, nous l’attaquons (3 bataillons du 36e régiment et des élémens du 120e) entre le ravin de la Caillette et le ravin de la Fausse-Côte, et lui faisons près de 200 prisonniers. Le 19, reprise de l’attaque : la 81e brigade enlève un fortin rempli de cadavres et, de blessés, fait 260 prisonniers, dont 9 officiers, 4 aspirans et 16 sous-officiers, et s’empare de mitrailleuses et de tout un matériel de lance-flammes. Vainement l’ennemi essaie de reprendre trois jours de suite l’offensive ; il ne peut nous arracher les tranchées laborieusement conquises. Toute cette période d’avril nous est favorable dans la région de Vaux. Le général Nivelle, qui commande le secteur, a préconisé une défense active qui excite le moral des troupes et déjoue les intentions de l’adversaire. Satisfait du résultat obtenu sur les deux rives de la Meuse au cours des dernières opérations, le général Pétain, appelé le 30 avril par le général en chef à prendre le commandement du groupe des Armées du Centre, avant de remettre au général Nivelle le commandement de la 2e Armée, adresse aux troupes un ordre du jour où il dit :

« Une des plus grandes batailles que l’Histoire ait enregistrées se livre depuis plus de deux mois autour de Verdun. Grâce à tous, chefs et soldats, grâce au dévouement et à l’abnégation des hommes des divers services, un coup formidable a été porté à la puissance militaire allemande... »


Un but excitant et précis est visé au cours du mois de mai : la reprise du fort de Douaumont. Quel soufflet serait ainsi appliqué sur l’orgueil allemand ! Douaumont, qui lui a fait emboucher la trompette épique ; Douaumont, conquête trichée qu’il a badigeonnée de la gloire d’un assaut imaginaire ; Douaumont reperdu, ce serait dans tout l’Empire un cri de surprise et de colère ! Et le 22 mai, à midi, nos bonshommes rentrent dans le fort de Douaumont. Soldats de la division Mangin, bataillons des 36e, 129e, 74e et 54e régimens, vous vous souviendrez de cette heure et de cette date où vous avez égalé les plus audacieux conquérans !

Le fort de Vaux les suivit de ses observatoires et les vit pénétrer par la brèche du Sud. Il les aida de ses feux sur Hardaumont et la Caillette. Et ses murs qui sonnaient sous le bombardement ennemi semblaient tressaillir de joie, comme bondissaient les collines d’Israël.

Du fort de Vaux à l’Etang, les défenses qui jalonnent les pentes de la colline sont reliées par trois redoutes ou retranchemens plus ou moins ruinés, R1, R2 et R3 en style abrégé. Le capitaine Delvert qui, du 17 au 24 mai, occupe R1 avec la 8e compagnie du 101e régiment, et qui le réoccupera du 31 mai au 5 juin, pendant la période critique, est un de ces officiers que la guerre a révélés à eux-mêmes en les retirant brusquement des carrières civiles dont ils étaient l’honneur. Normalien, agrégé d’histoire, homme d’étude et de réflexion, il est le contemporain, il était le camarade d’Emile Clermont, le romancier douloureux, délicat et subtil de Laure et d’Amour promis, qui, des spectacles de sang dont il avait l’instinctive horreur, sut tirer un enseignement favorable à son élévation intérieure avant d’être tué dans une tranchée. Sa génération était à ce carrefour de tous les chemins de la jeunesse qui nous a tour à tour, tous ou presque tous, vus hésitans : la guerre, en lui confiant des hommes, l’aura préparé à diriger les intelligences. Il porte la Légion d’honneur et la croix de guerre. De taille moyenne, le teint hâlé, les yeux pleins de feu brillant sous le lorgnon, la voix sourde et le geste éloquent, il a pris l’habitude du dédoublement préconisé par Stendhal et ses disciples. Il s’analyse dans le temps qu’il agit. Il se voit agissant sans être incommodé par la présence de ce perspicace témoin. Ainsi retient-il les faits dans leur précision et leur signification d’ensemble. Les fonds de toile ne lui échappent pas ; il rétablit aisément le décor des épisodes qu’il brosse en peintre, à grands traits rapides et à couleurs chaudes. Des hommes comme celui-là seront, plus tard, d’admirables chroniqueurs. Plus d’une fois j’aurai recours aux notes qu’il m’a laissé consulter : il y faudrait ajouter l’accent à la fois concentré et ardent de ses commentaires.

Dans la nuit du 17 au 18 mai, le capitaine Delvert gagne avec sa compagnie le retranchement R1 par le ravin des Fontaines. En route, le commandant du bataillon qu’il relève le reçoit dans sa cagna et lui passe les consignes.

C’est, écrit le capitaine, un homme grand, mince, d’une cinquantaine d’années, le visage glabre. Ce visage s’éclaire de deux beaux yeux d’intelligence et les lèvres se plissent d’un sourire d’ironie.

(En deux lignes voilà un portrait.) II nous reçoit, continue-t-il, de façon charmante. La conversation s’engage avec notre chef de bataillon.

— Nous allons à la digue. Est-ce très marmité ?

— Mon Dieu ! répond avec beaucoup de flegme le commandant X... un de mes officiers a compté dans son secteur une moyenne de quatre obus par minute, pendant toute une journée.

— Et le chef de bataillon ? Son poste de commandement ?

— C’est assez solide, mais on n’en peut pas sortir. Il donne sur un ravin perpétuellement battu.

— Et d’où tombent ces obus ?

— Du Nord, de l’Ouest, et de l’Est. Il n’y a que du Sud, que l’on n’en reçoive pas, sauf quand nos 155 tirent trop court... (un silence)... Et puis, vous savez, vous aurez des totos.

— Des totos ?

— Oui ! quoi ! des poux ! Tout le monde en a.

Nous sortons de la cagna et nous nous engageons dans le boyau qui mène au ravin des Fontaines. La désolation du paysage devient de plus en plus poignante. Les arbres, déjà, ne sont plus que des piquets. Pour comble, à certains endroits, — comme il a plu, — le boyau se change en canal : 40 à 50 centimètres d’eau. »

Et les obus commencent à pleuvoir. Sauf du Sud, en effet, il en vient de partout.

Le capitaine Delvert débarque enfin à son poste. Chaque jour, il dresse son bilan, comme l’officier de quart, sur un croiseur, fait le point. Voici ses journées du 18 au 24 mai. C’est le tableau de la vie qu’on mène dans la région de Vaux :


Journal du capitaine Delvert (18-24 mai).

« Jeudi 18 mai. — Ma tranchée de la voie ferrée domine le ravin de Vaux, lequel est troué comme une écumoire d’entonnoirs d’obus remplis d’eau.

En avant, cette ruine à 50 ou 80 mètres du village, c’est la « maison Ouest de Vaux » des communiqués. Le village n’est plus qu’un monceau de murs croulans sur lesquels s’écrasent nos 155. En face du poste de commandement est le fort de Vaux. Au Nord et à l’Est les tranchées boches l’entourent.

Rien ne saurait rendre la désolation de ce paysage. A cette heure (19 h.) il est enveloppé de la douce et chaude lumière pourprée du couchant. Les croupes apparaissent dénudées, sans un brin d’herbe. Le bois Fumin est réduit à quelques piquets qui hérissent sa croupe, comme ce bois de « la main de Massiges » que les troupiers avaient surnommé « la Chenille. » Le sol a été tellement remué par les obus que la terre est devenue meuble comme du sable et que les trous d’obus y font maintenant des effets de dune.

Tout à coup, la canonnade qui s’était un peu calmée se déchaîne. Nous comptons en une minute 8 obus boches sifflant sur nos têtes. Sur la croupe de Vaux, pourprée par le couchant, les nuages noirs de nos 155 s’élèvent de tous côtés. C’est un concert infernal.

Le poste de commandement est un trou d’obus recouvert de quelques poutres et d’un peu de terre. Sous le sol, sont des cadavres, peut-être ceux que l’obus a enterrés. On couche là-dessus, — la tête appuyée sur le sac. Les hommes sont empilés dans des niches qui ne les protégeraient certes pas de la pluie.

Attendons !

Vendredi 19. — La canonnade ne cesse ni jour, ni nuit. On est assourdi, comme hébété.

Aujourd’hui, depuis dix-huit heures, les pentes de Vaux disparaissent sous nos obus. On les voit d’ici tomber juste sur les lignes blanches que font dans la terre les tranchées et les boyaux boches.

La nuit, sous les étoiles, de nos premières lignes au fond du ravin montent des fusées.vertes : « Allongez le tir. Allongez le tir ! » crient nos camarades.

Et d’autres appels s’élèvent de tous côtés.

Fusées rouges sur le plateau d’Hardaumont. « Nous sommes attaqués ! Tirez ! tirez ! camarades ! Barrez la route devant nos tranchées ! »

Fusées rouges du fort de Vaux ! Fusées rouges, là-bas, au loin, derrière Fumin. Que d’appels désespérés sur cette terre sombre !

Cependant que des lignes boches partent d’autres fusées, des fusées éclairantes, celles-là, qui jaillissent des ténèbres à tout instant pour veiller à ce qu’aucune pelletée de terre ne soit remuée par les victimes désignées à l’écrasement des obus.

Le sifflement des projectiles qui se croisent en tous sens au-dessus de nos têtes est tel qu’on se croirait au bord de la mer. les oreilles bourdonnantes de la houle des flots soulevés. Le fracas des éclatemens ponctue la tempête de coups de foudre s’écrasant en un tonnerre continu.

Samedi 20 (23 heures). — Le lac sombre étend ses eaux mornes jusqu’aux trois croupes qui ferment l’horizon. La lune tend sur ce lointain comme un voile d’argent où les collines s’estompent en points plus sombres. Au pied de nos tranchées, elle verse sur le marais du ravin sa lumière mouvante ainsi qu’un ilôt aveuglant parmi les frissons de l’eau.

A droite, sur la digue, une théorie d’ombres funèbres glisse en silence.

C’est la relève qui passe.

Sans heurt, d’un pas continu, elle monte vers le plateau d’Hardaumont, où s’écrasent nos obus, d’où sans cesse s’élèvent dans le ciel les gerbes blanches, rouges ou vertes, — feu d’artifice de ceux qui vont mourir.

Dimanche 21 mai. — Le beau temps continue. La canonnade aussi.

Minuit. Les Boches nous ont envoyé ce soir à la tombée de la nuit des gaz lacrymogènes. Désagréables au possible, ces gaz. Les yeux piquent : on pleure ; on suffoque ; la tête est lourde. Quel supplice !

La canonnade fait rage. Le 124e doit attaquer tout à l’heure sur les pentes de Vaux en avant de R1. Tout mon monde est à son poste de combat. La colline qui domine le fort de Vaux allonge sa ligne sombre sous le disque à demi rouge de la lune. Il vient se refléter au bas, immobile, dans les marais, au pied de nos tranchées. Une brume argentée enveloppe l’horizon, le fort, le ravin et le lointain profond où s’enfonce la Woëvre.

Auprès de moi, à droite et à gauche, je vois, au-dessus de la tranchée, étinceler sourdement, dans l’ombre, les casques des hommes. Je songe à la plate-forme d’Elseneur et aux sentinelles qui s’y relèvent dans la nuit. Les sentinelles, ici, ne se relèvent pas. Sous ces casques, deux yeux veillent, fouillent le ravin et le talus, le ballast de la voie ferrée. De tous côtés jaillit la flamme fauve des obus qui s’écrasent. Les éclats retombent en pluie bruyante dans les marais : d’autres viennent avec un ronflement de toupie se planter dans la tranchée.

La lutte obscure et sinistre continue.

A 1 à 50, la canonnade devient plus intense. La fusillade. les mitrailleuses crépitent. C’est dans la nuit un fracas confus que répète l’écho de la vallée. Les fusées rouges partent sans cesse des lignes allemandes. Sur le parapet, l’œil au guet, le fusil au poing, nous sommes les témoins, muets d’horreur, d’un combat mystérieux dont nous entendons le fracas sans voir les acteurs. Des fusées vertes jaillissent de nos tranchées : « Allongez le tir, » tandis qu’une mitrailleuse boche crépite à coups secs et précipités. La vallée s’emplit d’une vapeur opaque, faite de poussière et de fumée, et à travers laquelle on ne distingue plus rien.

Sur le plateau d’Hardaumont, le petit jour commence à poindre. Mais la lutte ne s’apaise point. Elle fait rage, de plus en plus violente, dans ce brouillard que rayent les fusées et d’où jaillissent sans cesse les flammes rouges des éclatemens. De tous côtés les balles sifflent autour de nous. Les petits de la classe 16, dont c’est le baptême du feu, se pelotonnent contre le parapet. Officiers et sous-officiers, le fusil à la main, nous les exhortons. Bientôt chacun fait son carton sur les Boches que l’on voit, — maintenant le jour est levé, — refluer le long des pentes de Vaux.

Lundi 22 mai. — Un culot de 130 est entré dans mon trou, a brisé la jambe de mon ordonnance et s’est aplati à côté de ma tête.

11 heures. — Contre-attaque allemande sur la tranchée que le 124e a prise ce matin. Des détachemens boches traversent les pentes. Nous les tirons ; on les voit s’aplatir, puis reprendre le pas de course. En voici un qui reste allongé, il a dû être touché. Ils sont arrivés à la tranchée. On se bat à la grenade. Un feu effroyable foudroie Fumin par où doivent arriver en renfort d’autres unités du 124e.

A notre gauche, Douaumont est repris depuis ce matin.

Mercredi 24 mai (1 heure du matin). — Cette fois, c’est bien l’enfer. Il fait une nuit d’encre. Le vallon semble un gouffre géant entouré de collines fantastiques, masses sombres de ténèbres aux contours indécis. Au fond du gouffre, les flaques d’eau du marais miroitent mystérieusement dans le noir. Des vapeurs sombres montent sans cesse avec un fracas effroyable ; des lueurs rouges et blanches s’entre-croisent, faisant brusquement jaillir de l’ombre des montagnes de ténèbres qui paraissent un instant cerclées de lumière et rentrent aussitôt dans la nuit.

A travers l’air lourd, irrespirable de poussière et de fumée, ce ne sont que glissemens invisibles, sifflemens, rugissemens, craquemens effroyables d’où jaillissent des flammes, et cela inlassablement. Est-ce le crépuscule des Dieux ? Le Götterdämmerung qui hanta l’imagination grandiose de leur géant barbare ? La terre s’entr’ouvrant et l’effondrement dans un abime de feu de ce monde sauvage dont la gueule monstrueuse a failli dévorer l’humanité ? — Non. — Ce n’est qu’un épisode de cette guerre : la contre-attaque allemande sur R1. Une ligne de communiqué, peut-être.

8 heures. — Les pentes de Vaux paraissent plus sinistres encore qu’auparavant. Le long de la tranchée allemande disputée, des corps raidis, en capote bleue, des casques, des traînées noires. Le sol par endroits semble brûlé. Un cadavre a été dépouillé de sa capote.

On voit ce dos nu au soleil... »


Chaque épisode de la bataille se relie à l’ensemble des opérations. L’attaque de Douaumont aura sa répercussion immédiate. La bataille même sur le front de Verdun est en fonction de la bataille unique qui se livre sur tous les fronts. Ainsi l’ilot assiégé de Vaux va-t-il fixer l’attention du monde entier.

Nos troupes n’ont pu se maintenir dans le fort de Douaumont, dont elles occupaient la superstructure et une partie des casemates. Le 24 mai, une contre-offensive allemande a réussi à envelopper et reprendre l’ouvrage. Dès lors, l’ennemi ne cesse plus d’attaquer. Il semble que l’audacieuse entreprise du 22 mai ait excité sa fureur comme une bande de toile rouge un taureau. Il a failli perdre Douaumont : un tel affront le détermine à se ruer contre Verdun avec une violence accrue. Il lance à l’assaut tout un corps nouveau, le Ier corps bavarois. Les 25, 26 et 27 mai, il fonce sur la ferme de Thiaumont, dans la direction de Froideterre. A partir du 31 mai, il oblique sur sa gauche et, se précipitant sur le fort de Vaux, il ne consentira plus à se laisser détourner de la proie qu’il convoite et qu’il croyait déjà tenir trois mois auparavant. Son plan sera de déborder le fort à l’Ouest par le ravin du Bazil et le ravin des Fontaines, et à l’Est par Damloup.

A la date du 31 mai, notre ligne remonte encore au delà du ravin du Bazil pour contourner, dans le bois de la Caillette, le saillant d’Hardaumont qui nous appartient. Puis elle revient franchir le ravin sur la digue, passe devant les retranchemens R3, R2 et R1, enveloppe le fort à deux cents mètres à peine de la contrescarpe, descend dans le fond de la Horgne pour s’allonger en pointe au village de Damloup et revenir en arrière dans le fond de la Gayette devant la Laufée.

Le saillant d’Hardaumont et le village de Damloup sont en flèche et leur défense est précaire. Les retranchemens sont bouleversés. Quelle barrière peut encore offrir le fort ?


V. — L’ÉTREINTE SE RESSERRE À L’OUEST (1er juin)

Dans quel état est-il, ce pauvre fort de Vaux qui, depuis le 21 février, depuis cent jours, reçoit sa ration quotidienne d’obus : dix mille en moyenne pour la région et de tous les calibres, mais principalement des plus gros, du 210, du 305 et jusqu’à du 380 ? Il doit être martelé, pilé, écrasé, concassé, nettoyé, pulvérisé ; inutilisable et inhabitable, peut-il être autre chose qu’un amas sans nom de pierre et de terre, de débris de toutes sortes changés en poussière ou en cendre ? Où l’artillerie de l’empereur Guillaume a convenablement travaillé, on assure qu’il ne reste rien.

De fait, l’aspect extérieur du fort est lamentable. Les superstructures sont tout à fait détruites, et le dessus n’est plus qu’un chaos. L’entrée par le Sud s’est écroulée et dès longtemps ne sert plus. Pour pénétrer à l’intérieur, on passe soit par le coffre double du Nord-Ouest, soit par le coffre simple du Nord-Est. Le coffre double est écrasé, mais une issue a été aménagée à l’usage des troupes qui se succèdent dans le secteur à l’Ouest du fort (courtine, tranchée de Besançon). La gaine qui le relie aux bâtimens est fissurée près de la descente dans le fossé et crevée près de la caserne. De même, le coffre simple Nord-Est a été percé vers l’extérieur et fournit un passage aux élémens qui tiennent les tranchées Est et Nord (tranchées, du fort et de Belfort). Ces deux entrées, qui sont du côté du trapèze le plus rapproché de l’ennemi, favoriseront l’assaillant. C’est par là qu’il s’introduira. Mais peut-il s’attendre à une résistance dans une telle ruine ? La tourelle de 75 a beaucoup souffert : sa communication avec la caserne est obstruée. L’ensemble n’est pas utilisable. Les deux observatoires cuirassés ont résisté, mais on ne peut y introduire des mitrailleuses. Le coffre simple du Sud-Ouest est en assez bon état : sa communication, qui avait été bouchée, a été rétablie : il n’a pas d’ouverture extérieure. La caserne enfin est fissurée, mais tient bon. Une garnison peut s’y abriter.

Le double réseau de fils de fer qui ceinturait le fort est en morceaux, ou enfoui dans les trous d’obus. On ne saurait compter sur la résistance des contrescarpes et des escarpes et du fossé qui les sépare ; les murs ébréchés ont coulé, et le fossé, à demi comblé, n’est plus un obstacle.

Tel est ce tronçon de fort, ce moignon de défense que l’ennemi aborde. Le 9 mars, quand il l’assiégea, il rencontrait encore devant lui du fil de fer, des remparts, des parapets, des abris de mitrailleuses. Maintenant, s’il parvient à l’atteindre, — et il le touche presque, il n’en est pas à deux cents mètres, — il peut monter dessus sans acrobatie, et, pour entrer dedans, il trouve, béantes de son côté, les deux issues des coffres Nord. Maintenant il n’y a plus rien, en dehors des tranchées bouleversées qui sont en avant et sur les flancs, pour s’opposer à son envahissement. Plus rien que des hommes qui attendent la tempête, comme des marins résolus à ne pas abandonner leur vaisseau désemparé !

La garnison a pour chef le commandant Raynal, du 96e régiment d’infanterie, qui, blessé, n’a pas voulu attendre sa guérison pour reprendre du service. Né à Bordeaux, où son père était bottier, le 7 mars 1867, d’une famille originaire de Montauban, le futur défenseur de Vaux fait ses classes au lycée d’Angoulême, puis s’engage au 123e régiment le 15 mars 1885. Cinq ans plus tard, il entre à l’école de Saint-Maixent, en sort sous-lieutenant le 1er avril 1891 avec le n° 1 sur 328. Capitaine lorsque la guerre éclate, il est nommé chef de bataillon le 24 août 1914. Comment il a commandé son bataillon, une citation à l’ordre de l’armée le montre : « Commandant l’avant-garde de son régiment le 14 septembre 1914 et ayant pris le contact dès le matin à faible distance de l’ennemi fortement retranché, a immédiatement établi son bataillon sur les points d’appui et l’y a maintenu énergiquement sous le feu de l’infanterie, des mitrailleuses et de l’artillerie lourde allemandes. Blessé sérieusement dans l’après-midi, a conservé le commandement de son bataillon, se tenant sur la première ligne pour y assurer la direction du combat, dans un terrain difficile et couvert, jusqu’à ce qu’une trop grande perte de sang l’obligeât à se retirer. » A Crouy, le 14 septembre, une balle de mitrailleuse lui a labouré la poitrine du côté gauche. Chevalier de la Légion d’honneur du 11 juillet 1900, il est promu officier le 11 janvier 1916 avec ce libellé : « Officier supérieur de haute valeur morale et militaire. Blessé grièvement le 14 septembre 1914, est revenu au front où il n’a cessé de rendre les meilleurs services ; blessé à nouveau très grièvement le 3 octobre 1915, alors qu’il procédait avec sang-froid et méthode à la reconnaissance du secteur de son bataillon. » Il a reçu à Tahure, en Champagne, sa seconde blessure : un éclat d’obus à l’abdomen lui a brisé la crête de l’os iliaque avant de ressortir par le dos. Trop mal remis encore pour pouvoir assumer un commandement actif, il a demandé un poste où il y eût peu à bouger et beaucoup à risquer. « Vous commanderez un fort de Verdun. (Le commandant fait la grimace : il préfère le terrain découvert.) — Le fort le plus exposé. — Lequel ? — Vaux évidemment. — Alors, va pour Vaux. « Et le voilà parti. Tel est l’homme à qui sont confiées les destinées du fort.

Sa troupe se compose d’une compagnie du 142e régiment, la 6e sous les ordres du lieutenant Alirol, d’une compagnie de mitrailleurs du 142e (lieutenant Bazy), d’une trentaine d’artilleurs, d’une dizaine de soldats du génie, d’une vingtaine d’infirmiers, brancardiers et téléphonistes, d’une vingtaine de territoriaux pour les corvées. Au total, de 250 à 300 hommes. Mais c’est là le chiffre normal, réglementaire de la garnison. Tout de suite il s’augmentera d’une cinquantaine de mitrailleurs du 53e régiment, puis des blessés qu’on apportera au poste de secours, puis des élémens du 101e et du 142e régimens qui, protégeant le fort en avant et sur les flancs, reflueront à l’intérieur par les ouvertures des coffres sous la poussée ennemie. Dès le 2 juin, il s’enflera et, de 350, s’élèvera bientôt à plus de 600, ce qui aggravera les difficultés déjà si grandes de la défense. En effet, si les ravitaillemens en munitions, génie, service de santé, sont largement suffisans, les approvisionnemens en vivres ont été prévus pour une durée de quinze jours, mais pour une garnison de 250 hommes. Les citernes ont bien été remplies, mais les troupes du secteur qui l’ont su n’ont pas manqué de considérer le fort comme un point d’eau, providentiellement aménagé contre la soif si terrible à supporter sur ces pentes arides et battues. Les commandans du fort ont eu sans cesse à lutter contre cette tendance : pendant le mois de mai, ils ont réussi néanmoins à créer une réserve. Cette réserve a été apportée par des hommes de corvée porteurs de bidons de deux litres : corvées héroïques et parfois tragiquement interrompues. Au 29 mai, elle s’élevait à peine à deux ou trois mille litres. La garnison normale, dès le début rationnée, aurait trouvé là des ressources pour une durée de dix ou douze jours, et même davantage. Elle sera débordée par les arrivans dès le premier jour. L’eau ne tardera pas à manquer et la soif sera la plus cruelle souffrance de la défense de Vaux.

Dès le 31 mai, le bombardement sur nos premières lignes de la Caillette et sur le ravin du Bazil, sur le bois de Vaux-Chapitre, le fort et toute la région de Vaux, sur Damloup et. la Laufée, dépasse dans de telles proportions le pilonnage accoutumé, que l’on s’attend à une offensive. Sur quel point se déclenchera-t-elle ? Sur l’ensemble de ce front, ou sur un étroit secteur ? Fidèle à sa tactique qui est d’avancer successivement l’une et l’autre épaule, l’ennemi n’attaque qu’à l’Ouest du fort. Il limitera ses objectifs au saillant d’Hardaumont que nous tenons encore, à la lisière du bois de la Caillette, au ravin du Bazil où passe la voie ferrée, à l’étang et à la digue, enfin au bois Fumin, partie du bois de Vaux-Chapitre qui est à l’Est du ravin des Fontaines. S’il parvient au bois Fumin, il emportera aisément la série des retranchemens R3, R2 et R1 qui défendent les pentes au-dessus de l’étang de Vaux jusque près du fort. S’il s’empare des retranchemens, le fort débordé tombera à son tour. Peut-être une journée lui suffira-t-elle pour opérer ce mouvement tournant qui lui livrera le fameux fort cuirassé dont la fausse conquête avait, le 9 mars, fait tressaillir d’orgueil l’Allemagne. En trois mois, ce malheureux fort a été réduit en poudre. N’importe : son nom est retentissant ; il ne doit y avoir à le prendre aucune difficulté : quels hommes s’enfermeraient dans un tel abri ? Pour en finir, l’ennemi lance, entre le bois de la Caillette et le fort, la Ire division (moins le 3e grenadiers) ; devant le fort, la Le division ; et, entre le fort et Damloup, une division combinée comprenant le 3e grenadiers de la Ire division, les 126e et 105e régimens du XVe corps. A l’importance des effectifs engagés, — encore devra-t-il les renforcer, dès le 5 juin, avec la IIe brigade du corps alpin, — il montre tout le prix qu’il attache à cette proie déjà tant blessée !

Notre défense hors du fort est ainsi disposée : au saillant d’Hardaumont (bois de la Caillette) un bataillon du 24e régiment ; de la digue au retranchement R1, le Ier bataillon (commandant Fralon) du 101e régiment ; une compagnie à la digue ; une compagnie, — la 3e, lieutenant Goûtai, — à R3 et R2, un peloton à chaque redoute ; — de R1 à l’Ouest du fort, le 2e bataillon (commandant Casablanca) du 101e ; la 8e compagnie, capitaine Delvert, à R1, la 7e en crochet défensif devant et à gauche du fort.

La chaîne se continue par le 142e régiment (colonel Tahon) qui a fourni au fort sa garnison et qui occupe, devant et à l’Est, la tranchée de Belfort avec son 2e bataillon (commandant Chevassu) : les 7e et 8e compagnies dans la tranchée de Belfort, les deux autres en soutien au Sud-Est. Le 1er bataillon (commandant Mouly) occupe le village en flèche dé Damloup avec trois compagnies, la 4e tenant en arrière la batterie de Damloup et la tranchée de Saales qui, de la batterie, rejoint le village. Enfin, le 3e bataillon (commandant Bouin) est chargé, plus à l’Est, du secteur de Dicourt et de l’ouvrage de la Laufée. Des relèves ou des renforts compléteront la défense.

Le 1er juin, à huit heures, l’ennemi, après son intense préparation d’artillerie, attaque ce saillant d’Hardaumont que nous tenons encore au Nord du ravin du Bazil où passent la voie ferrée et la route de Fleury à Vaux. De la redoute R1 sur les pentes du plateau qui porte le fort de Vaux, le capitaine Delvert est aux premières loges pour suivre l’action qui se déroule en face de lui, de l’autre côté du ravin. Il voit les fantassins allemands sortir comme des fourmis, quand on a frappé du pied une fourmilière. Les voici qui dévalent sur notre tranchée du saillant. Ils sautent dedans. La fumée blanche qui en sort indique qu’il s’y livre un combat à la grenade. Des essaims de capotes bleu clair essaient plus loin de regrimper les pentes du bois de la Caillette déjà inondées de soleil : ils refluent en désordre sur le ravin de la Fausse-Côte et redescendent vers l’étang. Les obus éclatent au milieu d’eux, mais presque personne ne tombe. Puis les Allemands, en colonne par un, se glissent le long de la voie ferrée. Nul doute : le saillant est perdu, et ils tiennent le ravin.

Ils continuent de défiler jusqu’au talus de la voie ferrée. En nombre toujours grossissant, ils arrivent à la digue, ils la franchissent. Et ils abordent le bois Fumin et les retranchemens. Ces retranchemens ne sont plus guère que des trous d’obus reliés entre eux, sauf R1 qui garde encore un air fortifié avec ses murs en ciment armé et son haut talus. À midi, R2 et R3 subissent l’assaut : leur résistance, enfin, arrête l’ennemi dont mitrailleuses et fusils fauchent les vagues. Toute « larve grise qui rampe sur les pentes de Fumin » est aussitôt repérée et fusillée. Tout de même, l’ennemi est venu bien près : on a pu lui prendre sur place un lieutenant, un aspirant et quatre soldats du 41e régiment d’infanterie. Il ne s’arrêtera pas si près du but, malgré ce sanglant échec. Un bataillon remplace le bataillon détruit. À deux heures de l’après-midi, nouvel assaut qui se prolonge avec des alternatives d’avance et de recul. La lutte est chaude dans les boyaux et les tranchées à demi comblées, à la grenade, à la baïonnette, corps à corps. Mais à trois heures, les deux retranchemens sont perdus. Ce qui s’est produit à la digue, personne n’est revenu le raconter. Ce qui s’est passé à R2 et R3 occupés par les deux pelotons, une carte postale du lieutenant Goûta qui les commandait, adressée d’un camp de prisonniers au colonel Lanusse, commandant le 101e régiment, est venue l’apprendre un mois plus tard.

J’ai rencontré le colonel Lanusse comme il venait de débarquer dans un cantonnement de repos, un petit village souriant au bord des vallons tourmentés de l’Argonne. Il sortait d’une période de tranchées : ayant posé sa vareuse à cause de la chaleur, il accordait un piano qu’il avait découvert chez un habitant. Cette bonne fortune est rare pour un amateur de musique. Une flûte, un violon, posés sur une table, attendaient les artistes, et aussi la partition d’un trio classique.

— Vous le voyez, me dit-il, musica me juvat.

Avec la même simplicité, il évoqua pour moi la terrible semaine où son régiment s’illustra. La carte du lieutenant Goutal l’a réjoui comme une marche guerrière, mais ne l’a pas étonné. Il était sûr que les choses avaient dû arriver ainsi. Et s’il appuya sur le rôle de tel ou tel de ses officiers, il se hâta de rendre justice aux autres. Sauf lui-même, il me cite tout son monde. Voici donc le témoignage du lieutenant Goutal qui, en quelques mots laconiques, résume la défense des R2 et R3 :


Blessé le 1er juin. Ai été ramassé par Allemands et emmené ici. Avons scrupuleusement exécuté ordre donné : « Ne pas reculer d’un pouce sous aucun prétexte. » C’est ainsi qu’isolés, tournés de toutes parts, nous avons succombé sous le nombre. Je suis tombé l’un des derniers, frappé en plein ventre par une balle tirée à dix mètres de distance. Le lieutenant Huret, le bras droit fracassé. Le sous-lieutenant Pasquier, blessé ; l’adjudant Farjou, la main droite broyée et la cuisse gauche traversée par une balle ; l’aspirant Tocatens, cinq éclats d’obus dans le corps ; le sergent Lecocq, tué d’une balle en plein front. Le reste de la compagnie à l’avenant. Cette énumération, plus qu’aucun commentaire, vous dira comment nous avons compris notre devoir et satisfait l’honneur.

Je vous signale la vaillante conduite du lieutenant Huret, de l’aspirant Tocatens et notamment de l’adjudant Farjou, sur la poitrine duquel la médaille militaire serait bien placée.


Au cours de cette journée du 1er juin, les coureurs, presque tous volontaires, assurèrent les liaisons avec un dévouement inlassable. L’un d’eux arrive au poste de commandement du bois Fumin, franchissant, — par quelle chance ! — un tir de barrage très serré.

— Tu aurais pu attendre quelques instans, lui dit paternellement le colonel.

Mais il montre l’enveloppe.

— Mon colonel, il y avait écrit : Urgent.

Deux autres sont envoyés du régiment au poste de la brigade. En route, l’un d’eux est tué par un 105 qui supprime avec lui le pli dont il était porteur. Son camarade retourne au poste du colonel, réclame une copie du pli et repart pour remplir sa mission.

Maîtres des deux retranchemens, les Allemands s’avancent dans le bois Fumin. Il leur faut maintenant forcer R1, la redoute la plus rapprochée du fort, et ils aborderont alors le fort par l’Ouest et même par le Sud. Notre surprise et sa hardiesse le lui livreront peut-être sans coup férir.

Cependant, le colonel du 101e, en bon chef d’orchestre, accorde ses dispositions de combat. Il place ses réserves en barrage dans le bois, cherche et trouve sa liaison au ravin des Fontaines et creuse la terre pour s’y mieux agripper. Toute la nuit suivante, il fera travailler sans relâche, profitant de l’indécision sur les lignes qui paralyse l’artillerie ennemie, pour se Couvrir et organiser son front entre R1 et le ravin.

Car la redoute R1 est assiégée dès le soir du 1er juin. Deux mitrailleuses qui battent les pentes calment l’audace ennemie : « Devant leur champ de tir, on voit des groupes de corps gris étendus sur la terre... » Dans nos tranchées, le spectacle est déjà tragique : « Partout, les pierres sont ponctuées de gouttelettes rouges. Par places, de larges mares de sang violet et gluant restent figées. Dans le boyau au milieu du passage, sur le parados, au grand soleil, des cadavres gisent, raidis dans leurs toiles de tente sanguinolentes... Partout, des amas de débris sans nom : boîtes de conserves vides, sacs éventrés, casques troués, fusils brisés, éclaboussés de sang. Au milieu d’un de ces horribles tas s’étale une chemise toute blanche et dégouttante de sang rouge. Une odeur insupportable empeste l’air. Pour comble, les Boches nous envoient quelques obus lacrymogènes qui achèvent de rendre l’air irrespirable. Et les lourds coups de marteau des obus ne cessent de frapper autour de nous. » Ce tableau est vu le soir du 1er juin par le capitaine Delvert qui commande la défense de R1. R1 va résister jusqu’au 8 inclus. R1 ne sera pris que dans la nuit du 8 au 9. Comme un artiste ébauche une maquette avant de tailler dans le marbre la statue, la défense de la redoute est une image en raccourci de la défense du fort.

Cet épisode de la redoute, mieux vaut ne pas en couper le récit et le suivre d’un bout à l’autre en empiétant sur l’avenir. R1, d’ailleurs, se bat isolément, ne sait pas ce qui se passe à sa droite, ni à sa gauche, ignore la vie ou la mort du fort dont il croit protéger un des flancs quand l’ennemi réussira à passer entre le retranchement et la contrescarpe. Celui qui a mené la résistance a, pour en être l’historien, une autorité particulière. Voici donc, en partie, les notes du capitaine Delvert, du 2 juin jusqu’au soir du 5 où il fut relevé :


Journal du capitaine Delvert (2-5 juin).

« Vendredi 2 juin. — Nuit d’angoisse perpétuellement alertée. Nous n’avons pas été ravitaillés hier. La soif surtout est pénible. Les biscuits sont recherchés... Un obus vient de faire glisser ma plume. Il n’est pas tombé loin. Il est entré dans le poste de commandement par la porte et a broyé mon sergent- fourrier, le pauvre petit C... Tout a été ébranlé. J’ai été couvert de terre. Et rien ! Pas une égratignure.

………………………………

20 heures. — Les Boches d’en face sortent de leur tranchée. Ici, tout le monde est au créneau. J’ai fait distribuer à tous des grenades, car, à la distance où nous sommes, le fusil est impuissant.

Les voilà !

— En avant, les enfans ! Hardi !

S... coupe les ficelles et nous les expédions.

Les Boches nous répondent par des grenades à fusil, mais qui portent trop loin. Ceux qui sont sortis, surpris par notre accueil, regagnent Sarajevo en vitesse, — sauf ceux qui restent de place en place, parfois par groupes, étendus sur la plaine. De Sarajevo (la tranchée de Sarajevo, occupée par l’ennemi, est à 50 ou 60 mètres à peine de la redoute), on voit des ombres sortir précipitamment et se diriger vers l’arrière : sans doute la seconde vague qui se dérobe.

— Aux fusils, les enfans, feu de poursuite !

Ch... lance une fusée rouge ! Si nous avions un tir de 75 maintenant, ce serait parfait.

Tout à coup, des flammes fusent derrière nous, avec des torrens de fumée blanche et noire... Ce sont de véritables jets de flammes. Pas de doute ! Ils ont forcé à droite et nous lancent ici des liquides enflammés... Mais voilà que de l’incendie montent des flammes vertes et rouges. Je me rends compte : c’est mon dépôt de fusées qui flambe. A un pareil moment ! Heureusement que les Boches ont été soignés.

Les flammes montent et bouillonnent sans cesse, dans la nuit, au milieu des obus. A tout moment, une nouvelle fusée lance son jet de flammes. L’incendie gagne le poste de commandement d’où bientôt sortent deux langues de feu. Il nous faut d’abord sauver les grenades qui sont à proximité. Un sac de cartouches est resté dans le brasier, car on entend le crépitement. Le terrible est que les murs sont faits de sacs à terre et alimentent eux aussi le foyer. Et les obus, et les balles qui ne cessent de siffler !

Enfin ! Toutes les caisses de grenades sont déblayées. Le feu sur lequel tomba les pelletées de terre diminue d’intensité. Heureusement, les Boches ont été calmés par nos grenades. Il est vrai que maintenant il nous faut en aller chercher d’autres, si l’on veut résister à une autre attaque. On en a vidé près de vingt caisses.

22 heures. — Un homme arrive du poste de commandement du colonel avec cinq bidons d’eau, — dont un vide, — pour toute la compagnie. Ce sont des bidons de deux litres. Cela fait huit litres, — à peu près, — pour 50 hommes, 8 sergens, 3 officiers.

L’adjudant fait devant moi, avec une parfaite équité, la distribution de cette eau, qui sent le cadavre.

Samedi 3 juin. — Il y a, près de soixante-douze heures que je n’ai pas dormi.

2 heures 30. — Les Boches attaquent à nouveau !

— Du calme, les enfans ! Laissez-les bien sortir ! On a besoin d’économiser la marchandise. À vingt-cinq pas ! À mon commandement !

Feu !

Et allez donc !

Un craquement d’explosions bien ensemble ! Bravo ! Une fumée noire s’élève. On voit les groupes boches tournoyer, s’abattre. Un ou deux Boches se lèvent sur les genoux et s’esquivent en rampant. Un autre se laisse rouler dans la tranchée, tant il est pressé. Quelques-uns cependant progressent vers nous, pendant que leurs camarades restés dans la tranchée nous criblent de balles. Un s’avance même jusqu’au réseau brun à 3 mètres du parapet. D… l’écarté d’une grenade en pleine tête.

À 3 heures 30, ils en ont assez et rentrent dans leur trou. Il fait beau soleil. Une chanson me monte aux lèvres.

— Vous êtes gai, mon capitaine.

— Évidemment ! D’ailleurs, quand le parti est pris !

À 6 heures, les brancardiers boches sortent pour ramasser leurs blessés. J’empêche de tirer dessus.

……………………………….

Les Boches passent sans discontinuer la digue. Ils occupent R2. Nous sommes menacés de tous côtés. La situation est vraiment terrible. Une angoisse indicible serre le cœur.

………………………………

Ce soir, préparation d’artillerie formidable de la part des Boches. Nous serons sûrement attaqués de nouveau. Je fais rétablir la plate-forme de mitrailleuses démolie dans la journée et mettre en batterie une des deux pièces qu’on a pu réparer,

Pour boire, comme il pleut, les hommes ont mis leurs quarts dehors, et établi des toiles de tente.

A 20 heures 30, ces messieurs d’en face sortent de Sarajevo.

Les poilus en sont joyeux. A 15 mètres, ils leur font un tel barrage à la grenade, appuyé par les mitrailleuses d’un tel feu, que les Boches n’insistent pas. L’attaque est arrêtée net.

A 22 heures, un officier paraît dans la cagna. Ce sont des renforts, quelques élémens des 124e et 298e régimens qui viennent coopérer à la défense. La petite garnison de R1, très éprouvée, se trouve déjà très réduite.

Les obus se remettent à tomber. Impossible d’allumer une bougie dans le poste de commandement. Si peu de lumière que l’on voie du dehors, les marmites arrivent. Pour rédiger le rapport de vingt-quatre heures, je suis obligé de m’accroupir dans un coin, sous une couverture, et d’écrire par terre. Quant à reposer une seconde, il n’y faut pas songer. Le bombardement ne cesse pas une minute et, d’autre part, nous sommes si criblés de totos, que nous nous grattons comme si nous avions la gale.

Dimanche 4 juin. — « Ils ne sont pas vernis pour le R1, les Boches ! » me jette en passant un de mes poilus.

J’étais à la redoute à organiser la liaison avec la gauche.

— Eh bien ! hier vous avez eu chaud à cette heure-ci ? me dit X...

— Oui ! vous avez vu cette distribution de grenades.

Au même instant, pétarade significative : on se bat à la grenade. Je grimpe en vitesse l’étroite rampe qui me mène dans la tranchée et je gagne mon poste de combat. Il fait un temps magnifique. Les grenades claquent de toutes parts. Très beau le combat à la grenade : le bombardier, solidement campé derrière le parapet, lance sa grenade avec le beau geste du joueur de balle.

S... accroupi près des caisses, coupe tranquillement les ficelles des cuillers et nous passe les grenades avec beaucoup de simplicité ; une fumée noire, épaisse, s’élève dans le ciel, en avant de la tranchée.

A 4 heures, tout est fini. Encore quelques coups de fusil. Les derniers sanglots après la grosse émotion.

Il fait un soleil radieux qui rend plus poignante encore la désolation de ce ravin. Des blessés descendent couverts de sang. On ramène des tués, ce pauvre D... entre autres, qui s’est dressé sur la tranchée pour abattre un officier boche et a eu le crâne troué.

Dans le bout de tranchée qu’occupent des bombardiers de la 5e et 10 hommes du 124e, deux Boches sont entrés et ont été bousillés. Un prisonnier descend. Il a la face imberbe, les yeux hagards. Il lève ses mains sanglantes en criant : « Kamarade ! » Nos hommes l’emmènent en courant au poste de secours.

J’y vais. Lugubre, le poste de secours. Dans une salle sombre, mal éclairée d’une bougie, des corps gémissans sont étendus. Ils me reconnaissent et m’appellent. L’un d’eux me demande depuis longtemps ; il veut que je donne de ses nouvelles à son frère. Un autre me demande d’écrire à ses parens. Le pauvre caporal O... qui porte la mort sur la figure, me fait des adieux qui me tirent des larmes. Et tous souffrent atrocement, car, altérés par la fièvre, ils n’ont pas une goutte d’eau à boire.

……………………………….. 18 heures. — Le bombardement recommence.

………………………………..

Le brancardier L... haletant, vient s’appuyer quelques instans au mur de mon poste de commandement. Sa bonne figure d’honnête brave homme est creusée ; les yeux cerclés de bleu semblent sortir de la tête.

— Mon capitaine, je n’en puis plus. Nous ne restons plus que trois brancardiers : les autres sont tués ou blessés. Voilà trois jours que je n’ai pas mangé, que je n’ai pas bu une goutte d’eau.

On sent que ce corps frêle ne tient que par un miracle d’énergie. On parle toujours de héros, en voici un, et des plus authentiques.

L’effroyable canonnade dure toujours. Et pas de fusées vertes. D... R... et moi, nous attendons, sous un bas hangar en planches couvertes de quelques sacs à terre l’obus qui nous écrasera. Les mines sont graves. On sent que tous sont serrés par l’angoisse.

20 heures. — Nous sommes relevés !

…………………………………..

23 heures. — Courrier du colonel : « En raison des circonstances, le 101e ne peut être relevé. »

Quelle déconvenue pour nos pauvres troupiers ! Ils font l’admiration du lieutenant X... Il y a de quoi, mais il ne m’en reste plus que 39.

Lundi 5 juin. — Je reposerais volontiers, mais les totos s’y opposent.

Le contre-ordre de relève fait que la compagnie n’aura pas encore d’eau aujourd’hui. Sitôt le contre-ordre reçu, j’ai envoyé une corvée d’eau. Elle n’est pas revenue. Elle a dû être prise par le jour. Elle sera restée à Tavannes ou au tunnel. Heureusement, il pleut. Les hommes vont étaler des toiles de tente et ils recueilleront l’eau. Une soif terrible dessèche la gorge. J’ai faim. Manger du singe avec du biscuit, va encore augmenter ma soif.

— Mon capitaine ! voilà du café !

Ch... est devant moi, tenant des deux mains une gamelle fumante. C’est bien du café ! Je n’en puis croire mes yeux.

— Mon capitaine, j’ai trouvé des tablettes de café ; alors j’ai dit : voilà mon affaire ! je vais faire du café. Si vous voulez accepter le premier quart ?

Ah ! les braves gens ! Je suis ému à ne savoir que dire.

— Mais, mon ami ! Et toi ? Et tes camarades ?

— Nous en avons d’autre.

— Mais, je ne puis, ici, accepter un quart ! Une gorgée, je veux bien !

— Non, non, mon capitaine ! C’est pour vous ! Tiens, V... passe donc des quarts ; la gamelle, j’en ai besoin.

Je me laisse faire. Je mets précieusement le quart de côté. Il me permettra de manger un biscuit.

Quels braves gens ! Quels braves gens !

17 heures. — L’ordre de relève est arrivé. Pourvu qu’il soit définitif !

Nous laisserons nos morts comme souvenir dans la tranchée. Leurs camarades les ont pieusement placés hors du passage. Je les reconnais. Voici C... et sa culotte de velours ; A... pauvre petit classe 16, et D... qui allonge sa main cireuse, cette main qui lançait si vaillamment la grenade ; et P... et G... et L... et tant d’autres ! Hélas ! que de lugubres sentinelles nous abandonnons ! Ils sont là, alignés sur le parados, roidis dans leur toile de tente ensanglantée, dégouttante de sang, — gardes solennels et farouches de ce coin de sol français qu’ils semblent, dans la mort, vouloir encore interdire à l’ennemi.

21 heures. — Relève... »


Le bombardement ininterrompu, l’incendie dans le voisinage du dépôt de grenades, les assauts quotidiens, le manque de vivres, le manque d’eau, le manque de sommeil, l’odeur des cadavres et celle des obus asphyxians, l’esprit rongé par la mort comme le corps par la vermine, ces hommes ont tout enduré. Et parce qu’il y a du soleil, le capitaine sent une chanson lui venir aux lèvres :

Vous êtes gai, mon capitaine.

Évidemment. D’ailleurs, quand le parti est pris !

Tout est là. Un soldat qui passe jette dans un rire :

Ils ne sont pas vernis pour R1, les Boches !

Oui, tout est là : tenir à son poste et ne pas tenir à soi.

La 6e compagnie du 101e est relevée le 5 juin au soir par une compagnie du 298e, qui résistera trois jours encore, dans des conditions de plus en plus précaires, mais qui sera débordée dans la nuit du 8 au 9. L’ennemi a pu progresser sur la droite. La chute du fort, le 7 juin au petit matin, lui a donné un point d’appui.

Mais R1, pendant tout le siège du fort, du 2 au 7 juin, a flotté comme une barque victorieuse des vagues au flanc du grand navire.


IV. — L’ÉTREINTE SE RESSERRE À L’EST (2 juin)

Le 2 juin, à 6 heures du malin, le colonel Tahon, commandant le 142e régiment, prend le commandement du secteur qui s’étend du fort de Vaux au fond de Dicourt au Sud-Est.

Le plateau qui porte le fort s’infléchit immédiatement à l’Est sur le fond de la Horgne. Le village de Damloup est bâti au bord de la Woëvre, au point de chute d’un promontoire qui sépare le ravin de la Horgne et le fond de la Gayette. Ce fond de la Gayette s’appuie à la hauteur boisée de la Laufée, laquelle est battue par le fond de Dicourt. Il n’est pas inutile de rappeler une fois encore cette configuration des lieux.

J’ai vu le colonel Tahon, un dimanche de juillet, au nouveau poste de commandement qu’il occupait alors dans l’Argonne. Ce poste se cachait dans un nid de verdure. L’air était embrasé, l’ombre même était chaude. Entre les branches, des insectes bourdonnaient dans les intervalles de clarté. Çà et là, on rencontrait une sentinelle ou une corvée, troublant de leurs pas cette végétation de forêt vierge. Pas un coup de fusil ; parfois, seulement, un obus passait, comme un intrus. Sans ce rappel, on aurait pu croire à cet arrêt de la vie que le promeneur remarque dans les campagnes le dimanche. Autrefois, ce coin de sol fut violemment disputé et arrosé de sang. Autrefois : y a-t-il donc si longtemps ?

Dans la cagna soigneusement recouverte, il faisait une fraîcheur de cave assez appréciable. Un certain confort y régnait : des fauteuils, une table et, sur cette table, une photographie, des plans, des cartes. Le goût du home reprend si vite l’errant. L’abri banal qu’il faudra quitter demain devient en quelques instans et pour quelques instans un intérieur. Ce que le 142e a fait dans ces mémorables journées de juin, je l’ai su là, de la bouche de son chef, soucieux d’en parler avec équité et de contenir l’élan qui le portait à glorifier ses hommes ; je l’ai su de la bouche de ces hommes qui étaient revenus de si loin. Si l’on n’a pas vu soi-même, il reste à interroger ceux qui ont vu.

Lorsqu’il vint occuper son poste le 2 juin, à 6 heures, une partie de ses troupes, mises à la disposition du précédent commandement, était déjà en ligne. Le 2e bataillon (commandant Chevassu) formait d’une compagnie (la 6e) la garnison du fort dont il tenait les abords au Nord et à l’Est avec les 7e, 8e et 5e. Le l1er bataillon occupait Damloup et la batterie de Damloup, le 3e (commandant Bouin), Dicourt et la Laufée. La nuit avait été très agitée. Le fort avait subi des assauts. De mauvais bruits couraient : le fort aurait été pris, on aurait aperçu des ombres sur le terre-plein. Les gaz d’innombrables obus asphyxians empoisonnaient encore l’atmosphère au lever du jour : dans les ravins, spécialement dans le fond de la Horgne, leurs nuages tramaient, pareils à ces buées qui montent le matin de la terre humide.

A 8 heures, un sergent accourt tout suant, essoufflé, effaré.

— Damloup est perdu. Les Boches arrivent.

Il faut prendre des mesures immédiates. Un tir de barrage est demandé à l’artillerie en avant et à l’Est de Damloup et dans le ravin de la Horgne, de façon à empêcher toute progression ennemie. Le bataillon Bouin est alerté, et l’une de ses compagnies (la 11e, capitaine Hutinet) rapprochée pour contre-attaquer immédiatement. La 4e compagnie (capitaine Cadet), qui a été détachée du bataillon de Damloup pour tenir la batterie, garnit la tranchée de Saales qui les relie afin de s’opposer à toute sortie des Allemands s’ils essaient de déboucher du village. Enfin des renforts sont réclamés à la brigade, qui met à la disposition du secteur le bataillon Pélissier, du 52e régiment.

Des coureurs qui ont pu s’échapper de Damloup viennent confirmer la nouvelle apportée par le sergent. A la faveur des épaisses et mortelles vapeurs produites par les obus asphyxians et qui stagnent dans le fond de la Horgne et de la Gayette, l’ennemi a pu pénétrer dans le village. Les guetteurs intoxiqués ou surpris ont insuffisamment donné l’alarme. On s’est battu dans les caves et dans les maisons, sous les jets des flammenwerfer et des grenades : défense difficile et tardive qui n’a pas sauvé Damloup. Et l’ennemi va certainement tenter d’avancer sur le promontoire.

La compagnie Hutinet le prévient. Il lui a fallu peu de temps pour gagner l’abri de combat et, par le boyau de la Bruche qui suit la jetée au bout de laquelle se trouve le village, marcher sur Damloup. Bien peu de temps, et comme cette troupe s’en vient hardiment à la rescousse, officiers et sous-officiers en tête ! Bien peu de temps et l’ennemi a déjà organisé sa conquête.

Un officier de la compagnie qui est préposé à la défense de la batterie de Damloup, le sous-lieutenant Brieu, a suivi le combat et donne ces détails : « Nous voyons nos camarades partir tête baissée en bondissant de trou d’obus en trou d’obus. Mais les Allemands ont amené des mitrailleuses qui fauchent nos pauvres poilus, et leurs tirs de barrage achèvent de briser la contre-attaque. En quelques instans, la pauvre 11e est démolie et l’on nous ramène le capitaine Hutinet et deux sous-lieutenans grièvement blessés. Le restant de cette compagnie lutte encore, mais son effectif est des plus réduits et les débris viennent se réfugier près de nous. A ce moment, le colonel Tahon, mis au courant, nous donne l’ordre de tenir à tout prix la batterie et d’empêcher les Boches d’avancer. Le capitaine Cadet organise la position avec la 4e et les restans de la 11e ainsi qu’avec une section de mitrailleuses. Nous nous mettons au travail avec activité, car nous sentons que les Allemands vont chercher à prendre la position importante que nous occupons. Toute la journée, nous sommes sur le qui-vive... »

La contre-attaque de la 11e compagnie du 142e a donc été arrêtée par les mitrailleuses installées à la sortie de Damloup, juchées sur les morceaux de toits épargnés par les bombardemens, dissimulées derrière les pans de murs. Faut-il la recommencer avec des effectifs plus importans ? Le bataillon Pélissier du 52e est prêt à marcher : des grenades lui ont été distribuées. Mais les quelques heures qui se sont écoulées ont permis à l’ennemi de se mieux retrancher. Damloup, du côté Ouest, est plus aisé à défendre qu’à attaquer. Les ravins qui le flanquent sont jusqu’aux pentes Sud aux mains des Allemands, et le promontoire qui y conduit est étroit. En outre, des renforts ont été vus qui venaient de Dieppe, des travailleurs ont été signalés à l’artillerie sur les faces Ouest et Sud. Mieux vaut fortifier la batterie de Damloup, les pentes Sud du fond de la Fayette et du fond de la Horgne et profiter de la nuit pour organiser solidement cette nouvelle ligne qui peut tenir. Et l’on se met au travail, tandis que l’artillerie disperse sans cesse les rassemblemens ennemis et arrose le village perdu de Damloup. « Les hommes creusent et se mettent à l’abri. Le déluge de fer a recommencé et dure toute la nuit : c’est le vacarme assourdissant des explosions ininterrompues. » Le lendemain, au lever du jour, la situation s’est améliorée et de pied ferme nos hommes attendent les attaques.

Le bombardement qui les précède bouleverse les tranchées aménagées hâtivement, face à Damloup, et écrase la batterie. C’est le tocsin qui provoque l’incendie. Ce n’est qu’à 3 heures du soir que les Allemands montent à l’assaut. Ici, je recours à la relation du sous-lieutenant Brieu :


« Le 3, le jour se lève, trouvant chacun à son poste et dans une situation améliorée. Je pense rêveusement à ce que cette journée nous réserve et j’examine mes hommes. Ils sont certes très fatigués, cela se lit sur leur figure, mais on voit qu’ils sont décidés et qu’on peut compter sur eux. J’ai eu hier pas mal de tués et de blessés ; le nombre s’est accru la nuit et ce matin le bombardement me fait encore des victimes, dont mon pauvre ami le lieutenant Métayer, tué à son poste, d’une balle au ventre.

« Tout à coup, vers 15 heures, l’artillerie allemande qui fait rage depuis un moment allonge son tir et nous voyons des Boches qui s’avancent. Ils sont fauchés par nos balles de fusil et de mitrailleuses. Ils hésitent et s’arrêtent, et nous redoublons notre tir pendant que celui de nos mitrailleuses s’arrête. Je regarde et je vois au milieu de la poussière des ombres qui s’agitent. C’est le sergent Favier qui, sorti indemne, déterre sa pièce, la nettoie sous le feu de l’ennemi et, aidé de ses hommes, la met en place aussi tranquillement qu’à la manœuvre.

« Vers 17 heures, nous voyons, à notre grande surprise, une soixantaine de soldats français sortir des tranchées allemandes. Ils viennent sur nous. Ils ont des grenades et vont les lancer : « Feu ! ce sont les Boches. » J’ai à peine lancé ce cri que les feux de salve se succèdent rapidement et que ceux des Boches habillés en Français qui n’ont pas été atteints s’enfuient éperdus et regagnent leurs trous.

« Vers 19 heures, de deux côtés à la fois, du Nord et de l’Est, les Boches s’avancent sur la batterie ; ils veulent nous encercler et prendre d’assaut la position confiée à notre garde. Mais nous tenons bon, l’artillerie exécute des tirs de barrage efficaces, le bataillon du 52e nous envoie des renforts et nous repoussons toutes les attaques. Des Boches tombent à moins de dix mètres de la batterie. Certes, les minutes sont angoissantes, mais nous devons tenir coûte que coûte ; c’est l’ordre, et nous l’exécuterons. A 20 heures, nouvelle attaque, nouvelle défense de notre part. Enfin, nous pouvons respirer, enterrer nos morts, évacuer nos blessés, reconstituer nos positions et nous préparer à repousser de nouveaux assauts. Mais c’est la troisième nuit que nous ne dormons pas, trois nuits qui ajoutent leurs fatigues à tout ce que nous avons enduré précédemment. Mais qu’importe, personne ne songe à se reposer, car il faut garder le sol qui nous est confié... »


Les Allemands ont attaqué la position de la batterie de trois côtés : à l’Est, en débouchant du village de Damloup avec des uniformes français ; au Nord, face à la tranchée de Saales ; à l’Ouest, en montant du ravin de la Horgne. Tous leurs assauts ont échoué, mais ils sont parvenus jusqu’à dix mètres de la batterie. L’alerte a été chaude et rude le combat. Le bataillon Pélissier, du 52e, a fourni des renforts. Les feux des deux bataillons Chevassu et Bouin, du 142e, l’un à gauche, l’autre à droite, l’un au-dessus du ravin de la Horgne, l’autre au-dessus du ravin de la Gayette, ont mitraillé l’ennemi. Les pertes de celui-ci ont été considérables. On a pu voir dans les fonds les taches des uniformes gris-vert se multiplier. L’ordre donné prescrivait de « résister sur place avec la dernière énergie et de maintenir nos positions. » Il a été fidèlement exécuté. Pourra-t-il l’être dans sa seconde partie, le lendemain ?

Par suite des pertes et de l’état de fatigue des hommes, la situation est grave. L’ennemi continue à se grouper dans le ravin de la Horgne : notre artillerie tire sur ces rassemblemens qui se dispersent, mais se reforment. Et, sur la crête de Vaux, des sections allemandes apparaissent, que nos mitrailleuses prennent pour cible. Le fort est-il encore à nous ? C’est l’angoissante question qui se pose.

Une patrouille exécutée en avant de la batterie ramène deux prisonniers, à la pointe du jour : d’après les renseignemens qu’ils fournissent, cinq compagnies occuperaient Damloup ; trois autres, sorties du village, seraient chargées d’attaquer la batterie. « Toute la journée du 4, note le sous-lieutenant Brieu, les Allemands nous bombardent violemment et, dans la soirée, ils nous attaquent brusquement encore. Notre fusillade les arrête. C’est à ce moment que le brave et cher capitaine Cadet tombe, frappé d’une balle au front, et, pendant que deux soldats emmènent le corps un peu en arrière, nous continuons de nous battre. Enfin, dans la soirée, nous sommes relevés. » Un tir efficace de notre artillerie sur Damloup, sur le ravin de la Horgne et en avant de la batterie disperse les forces ennemies, et la nuit se passe sans attaque. La relève, par un bataillon du 305e, s’accomplit sans pertes. Le 5 juin, nouveau bombardement et nouvel assaut parti de la Horgne et fauché avant même de déferler.

Il s’est passé à l’Est du fort de Vaux, le 2 juin et les jours suivans, ce qui s’est passé à l’Ouest, dès le 1er. L’ennemi, le 1er juin, s’est jeté sur le saillant d’Hardaumont, dont il s’est emparé. De là, il a pénétré dans les retranchemens R3 et R2, mais il a été barré au bois Fumin et devant R1. Jusqu’à la nuit du 8 au 9 juin, R1 résiste à toutes les attaques. De même, le 2 juin, les Allemands, profitant de leur préparation par les gaz, occupent Damloup ; mais la batterie de Damloup leur interdit le débouché du village. En vain se ruent-ils contre cette batterie, le 3 et le 4 juin, avec des forces sans cesse accrues : ils ne parviennent pas à y entrer. Plus heureuse encore que celle de R1, sa défense se prolongera jusqu’au 2 juillet. Encore, le 2 juillet, l’ennemi en sera-t-il immédiatement chassé et n’y rentrera-t-ii, pour y tenir, que le 10.

Ainsi le mouvement destiné à l’enveloppement du fort a-t-il été entravé à droite et à gauche par des défenses accessoires qui n’ont pu sauver le fort, mais qui, même après sa perte, ont ralenti la marche ennemie.

La belle défense de la batterie de Damloup a été soutenue par des unités réduites, n’ayant que leurs vivres de réserve, souffrant du manque d’eau et privées de tout repos, de tout sommeil. Il semblait que la brusque perte de Damloup rendît la position presque intenable. Mais y a-t-il une position intenable pour une troupe décidée ? Le fort de Vaux va nous révéler de nouvelles puissances d’endurance.


HENRY BORDEAUX.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1916.