Ultrix poesis. — Les Châtimens, de M. Victor Hugo

Ultrix poesis. — Les Châtimens, de M. Victor Hugo
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 154-169).
ULTRIX POESIS

Les Châtiments, par M. Victor Hugo. 1 vol. in-18 ; Hetzel, Paris 1870.

Deux Bonaparte ont occupé le trône par un coup d’état, s’y sont maintenus par la force ou la ruse, en ont été précipités par leur folie. Par une rencontre singulière, tous deux ont eu un poète éminent pour les accuser ou les maudire ; tous deux ont trouvé dans le témoin qui dépose contre eux le tempérament approprié à sa mission de vengeance : l’un, qui était grand malgré ses fautes et ses crimes, a été jugé par un talent de haute race et de noble attitude ; l’autre, dont la carrière aventureuse, ambiguë, a été couronnée par une fin misérable, est la victime et la proie d’un génie énergique à l’inexorable colère, aux invectives violentes. Chateaubriand a élevé la voix dans le silence universel pour flétrir le guet-apens d’Ettenheim et le meurtre nocturne des fossés de Vincennes ; il est sorti du chœur des panégyristes salariés, il s’est éloigné du meurtrier couronné et de la contagion du sang, dont le grand capitaine portait la tache indélébile. En se présentant comme l’adversaire unique du dictateur pendant sa vie et de sa mémoire après sa mort, Chateaubriand s’est exposé au reproche de s’être égalé à celui qui avait fait trembler les rois et les peuples. Avec quelle force Victor Hugo, ayant à peine traversé la frontière, a jeté aux quatre vents de l’Europe le cri de sa protestation contre le 2 décembre, tout le monde le sait, même ceux qui n’ont pas lu les pages enflammées que traçait le poète soit au pied du beffroi de Bruxelles, soit dans le concert mugissant des vagues de la Manche. Tant que le puissant accusé siégeait aux Tuileries, dont l’armée, soutenue par huit millions de suffrages, lui avait ouvert les portes, tant que le vengeur, séparé du monde, exhalait sa menace inutile dans la prison qu’il s’était faite au milieu des rochers, dans cette île qu’il avait choisie pour être une Patmos, et qui pouvait pour lui devenir une Sainte-Hélène, il a été permis de penser que son entreprise était orgueilleuse, et que l’illusion était bien grande de se croire de la taille d’un tel ennemi. Qui n’aurait adressé à l’écrivain, armé seulement de sa plume et flanqué de ses hémistiches, le même reproche que l’on a souvent fait à Chateaubriand ? Eh bien ! l’événement a justifié la prétention du poète : il avait bien jugé son ennemi. S’il a beaucoup présumé de ses vers, les faits sont pour lui ; il lui faudrait une mesure d’humilité au-dessus de la nature humaine pour ne se croire pas vainqueur. L’objet de ses invectives s’est mis de lui-même au niveau de cette outrageuse satire. Les lecteurs que de telles attaques rebutaient sont obligés de reconnaître que la haine de l’auteur était plus clairvoyante que leur modération.

Disons-le sur-le-champ, ce que nous admirons le plus dans les Châtimens, ce n’est pas la guerre acharnée contre la personne du dictateur, elle se comprend, elle se justifie même sous la plume de l’exilé : elle n’est pas la partie la plus intéressante de cette formidable satire. La poésie ne saurait se passer d’élévation, même dans ses vengeances les plus passionnées. De cette hauteur où elle se place, elle parle à l’humanité, non pas seulement à un parti, elle châtie au nom de la justice et en doit conserver la dignité ; elle laisse de côté les rancunes ou les haines qui mettent les armes aux mains des adversaires politiques et plaide sa cause au tribunal de la patrie. C’est ainsi que les griefs de l’exil s’ennoblissent, et que tous les hommes, quel que soit leur drapeau, pourvu qu’ils aient un cœur, accordent leur sympathie aux opprimés. C’est ainsi que le vers grandit, qu’il force l’attention des indifférens, qu’il pénètre dans la conscience de l’ennemi le plus obstiné. Il y a dans le livre de Victor Hugo une admirable veine que nous préférons de beaucoup à tout le reste malgré les innombrables beautés dont l’ouvrage est rempli. C’est la source d’où il a tiré par exemple les pièces de Carte d’Europe, au Peuple, Souvenir de la nuit du 4, ou celles qui commencent par ces vers : « puisque le juste est dans l’abîme, » — « ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, » et beaucoup d’autres, parmi lesquelles il faut ranger les chansons. Malgré des passages qui détonnent et ramènent trop souvent la passion outrée à laquelle l’auteur s’est abandonné, ces morceaux ne nous forcent pas de nous souvenir que le merveilleux talent de l’écrivain est lié à un parti. Des poésies de ce genre gagnent les âmes de tous, parce qu’elles arrachent des larmes ou qu’elles vengent la justice outragée. La plus belle de toutes, l’œuvre sans contredit la plus excellente du recueil entier, est l’Expiation. C’est par des traits de cette fierté que Victor Hugo se venge noblement. Plus la pensée est élevée dans cette superbe composition, plus il accable celui qu’il déteste. Quand les coups partent de si haut, ils ressemblent à la foudre et frappent bien plus sûrement que les fureurs d’une muse qui s’oublie ; alors la colère du poète a quelque chose de la majesté du destin.

Napoléon Ier, tout glorieux qu’est son nom, a commis un attentat contre les lois le 18 brumaire, et l’auteur suit dans la carrière du capitaine la progression des peines qu’il supporte. C’est d’abord la retraite de Russie et « l’immense armée trouvant dans la neige un immense linceul. » L’empereur est frappé pour la première fois

Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté,
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.

La douleur est poignante, le malheur sans limites ; ce n’est pourtant pas le châtiment de l’attentat. Le poète nous transporte ensuite dans la funeste plaine de Waterloo. La victoire s’est changée en désastre. On attendait Grouchy, et c’est Blücher qui apparaît. La mêlée s’est changée en un gouffre flamboyant où l’armée, où la garde, dernier espoir, est dévorée.

Ils allaient l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. — C’est alors
Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
La Déroute, géante à la face effarée,
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
A de certains momens, spectre fait de fumées,
Se lève grandissante au milieu des armées,
La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
Sauve qui peut ! affront ! Horreur ! toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux,
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
Jetant schakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! — En un clin d’œil,
Comme s’envole au vent une paille enflammée,
S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
Et cette plaine, hélas ! où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !

Était-il une catastrophe pareille à celle-là ? Eh bien ! ce n’était pas encore là le châtiment de Napoléon Ier. Sainte-Hélène, l’océan solitaire, le vautour anglais qui dévorait sur son rocher le nouveau Prométhée, misères affreuses, insuffisantes pourtant, selon le poète, aux yeux de la justice divine ! Quel sera donc le châtiment ? Ce sera le retour funeste de la race du capitaine, la parodie de son empire, la gloire souillée par ceux qui s’en viennent l’exploiter à leur profit ! Si cette fin restait noblement sévère, si elle ne touchait pas en quelques points au trivial, cette pièce de l’Expiation serait un chef-d’œuvre unique. Telle que nous l’avons, c’est une page que notre temps pourra présenter avec confiance aux âges futurs.

Prenons le livre pour ce qu’il est : un duel à mort entre l’exilé de Jersey et l’auteur du coup d’état du 2 décembre. Un duel ! ce mot dit toute notre pensée. Un poète a engagé un combat singulier contre un empereur, et après dix-huit ans il a remporté la victoire. Que ce Goliath ne soit pas précisément tombé sous la pierre que de l’autre côté de la mer lui lançait ce David confiant dans sa fronde et son bon droit, peu importe. Il s’est écroulé, et le premier coup qu’il a reçu lui vient de la muse vengeresse. Tout ce qu’a pu dire, tout ce qu’a pu faire depuis l’auteur des Châtimens a été sans influence sur l’issue de la lutte ; mais le jour où il a publié cette œuvre, il a ouvert le combat que d’autres devaient achever, l’étranger, hélas ! Il a fait une blessure que son adversaire a pu ne pas sentir, mais dont le venin est entré dans les veines. Celui-ci s’est jugé à l’abri des coups portés parce qu’ils semblaient passer la mesure : c’est là le poison qui l’a perdu. Il n’a pas tenu compte de la vérité cachée sous l’injure. Nous ne croyons pas être dupe d’un fatalisme subtil, mais il nous semble que presque toutes les accusations dont ce livre fourmille, celui qui en était l’objet s’est appliqué à les mériter, que presque toutes les folies dont on le déclarait capable, il a voulu les commettre, que le fatal dénoûment qu’on lui prédisait, il s’est arrangé pour le rendre possible. Nous l’avouons, dans notre impartiale sévérité, ces accusations nous semblaient exagérées ; ces folies, le passé nous montrait bien qu’elles étaient à craindre, mais faute de mieux nous placions notre espoir dans un rayon de bon sens, et qui sait ? dans la leçon de l’expérience ; ce dénoûment, nous sentions que le poète, pas plus que nous, n’en avait le secret. Ici le bon sens public semblait meilleur prophète que l’Orphée de la république. Enfin, pour n’être pas probable selon les prévisions de l’écrivain, il n’en est pas moins vrai que celui-ci annonçait à des lecteurs incrédules l’écroulement de toute cette fausse puissance. Loin de nous la pensée d’accabler un homme tombé ; cependant ce prince fatal à la France s’est-il donc proposé de prouver que nous avions tous, même les plus hostiles, trop bien pensé de lui ? À considérer cette fatale insouciance, on serait tenté de le croire.

D’un bout à l’autre des Châtimens, cette lutte personnelle se poursuit. L’auteur se charge de la cause de la nation, de la république, de la liberté ; comme l’héroïne tragique, type éternel de la vengeance, il dit partout : « Moi seul, et c’est assez ! » Il s’est attribué la mission de châtier au nom de tous. Toutes les douleurs, tous les griefs disparaissent dans les siens. À Jersey, sur « la roche où il a ployé son aile, » il ne prend pour confident de ses colères que l’Océan, qui parle à son âme, qui voudrait le consoler. Il semble qu’il n’y ait dans la nature que la mer, le poète et celui qui est condamné par lui. Que dis-je ? il semble que la France entière soit résumée en lui. Personnalité gigantesque ! dira-t-on, culte offert par le dieu sur son propre autel ! Cela peut être vrai, et il y a longtemps que cette disposition lui a été reprochée : l’exil, la solitude, l’absence de tout mortel qui ne fût pas à sa dévotion, nouvelles circonstances qui ont concentré de plus en plus cet orgueil de l’isolement. Et cependant il y a une singulière beauté dans cette attitude d’un homme qui ne croit qu’en lui.

Personne n’est tombé tant qu’un seul est debout.
Le vieux sang des aïeux qui s’indigne et qui bout,
La vertu, la fierté, la justice, l’histoire,
Toute une nation avec toute sa gloire
Vit dans le dernier front qui ne veut pas plier.
Pour soutenir le temple, il suffit d’un pilier ;
Un Français, c’est la France ; un Romain contient Rome,
Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d’un homme.

Il combattra donc tout seul, et, pour remporter la victoire, il compte sur le feu de ses rimes. De son vers, il fera tour à tour une épée, une torche, un fer chaud ; les lignes que sa plume répand sur le papier seront des instrumens de supplice. De son poignet, « le poignet des poètes, » il prendra au collet son ennemi et renfermera « dans son livre expiatoire » comme en une geôle éternelle. La muse se fait gardienne de prison et « tient des registres d’écrou. » Aucune image n’est trop forte, aucun opprobre n’est assez profond pour rassasier sa fureur. Le poète deviendra dompteur d’animaux pour écraser le monstre :

O Dieu vivant, mon Dieu ! prêtez-moi votre force, Et, moi qui ne suis rien, j’entrerai chez ce Corse Et chez cet inhumain ; Secouant mon vers sombre et plein de votre flamme, J’entrerai là, Seigneur, la justice dans l’âme Et le fouet à la main, Et, retroussant ma manche ainsi qu’un belluaire, Seul, terrible, des morts agitant le suaire,

Dans ma sainte fureur,
Pareil aux noirs vengeurs devant qui l’on se sauve,
J’écraserai du pied l’antre et la bête fauve,
L’empire et l’empereur !

Ce n’est pas assez du belluaire, il faut le bourreau, le tourmenteur, et le poète se fait exécuteur des hautes œuvres de sa justice. Ces cris d’une haine farouche ressemblaient à de la rage impuissante, quand ils arrivaient affaiblis dans le silence, dans le calme plat où la France s’était endormie. Ils déplaisaient, ils irritaient, quand le son discordant troublait le repos où le pays s’était arrangé pour vivre ; mais aujourd’hui que la sagesse d’alors est devenue folie, que la prospérité est devenue misère, aujourd’hui que l’héritier d’un grand nom n’est plus qu’un audacieux qui s’est glissé par fraude dans un patrimoine de gloire, aujourd’hui enfin que nous voyons trop clairement notre erreur et notre faiblesse, et que, malheureusement livrés, nous nous associons plus aisément à la passion du poète, ne semble-t-il pas que ces vers de l’auteur des Châtimens viennent d’éclater sous l’inspiration de la colère publique ?

On le disait ici même il y a un an[1], ces traits brûlans font violence à une pudeur du goût et de la langue qui conservent toujours leurs droits, l’indignation est plus éloquente que la colère, et les vers ne perdent rien de leur force à s’imposer une certaine mesure. Ce que l’on disait, nous le pensons encore. Comme nous n’avons pas craint alors de parler les premiers en France des Châtimens devant l’homme qui ne relâchait rien de son pouvoir (l’événement l’a bien prouvé), nous ne craignons pas aujourd’hui, devant celui qui le traîne à son char triomphal, de maintenir les privilèges de la critique. Oui, Victor Hugo serait tout aussi grand écrivain, s’il était moins outré dans son langage ; son livre aurait produit un effet tout aussi sûr et plus prompt, s’il avait semé parmi tant de poésie ardente et splendide quelques grains d’atticisme. Après tout, Eschyle, Dante et Juvénal, qu’il reconnaît pour ses maîtres, ne se jettent pas en des transports continuels. Voilà, si je ne me trompe, ce qu’après avoir condamné le prince et glorifié le poète, l’incorruptible postérité dira de cette verve violente et presque furieuse ; mais les citoyens ne sont en ce moment ni la froide postérité ni les calmes lecteurs d’il y a un an : ils sont des Français cherchant leur bien-aimée France au milieu d’une sanglante mêlée et dans la nuit profonde ; ils ne peuvent s’empêcher de jeter l’anathème sur l’auteur de tant de maux, et de prendre part à ce duel que l’exilé a soutenu si fièrement.

L’avenir dira si la révolution de 1848 était nécessaire ; mais à l’époque de ce mouvement qui a produit de si terribles conséquences, une parole a été souvent répétée : « les fous sont devenus les sages. » Jamais un tel mot n’a été plus vrai qu’en ce moment. Dans la période trompeuse de calme qui a succédé à la république de 1848, la majorité des Français accepta l’événement dont elle gémissait peut-être. Nous nous croyions les sages ; le prétendu fou, c’était le poète, et nous avons regretté ses fureurs. La destinée nous avait placés devant un dilemme où le pays, malgré toutes les apparences de raison, a fait le mauvais choix. Ce n’est pas le lieu ni le jour des récriminations : bien des motifs ont dicté au suffrage universel les votes qui maintenant se tournent contre lui. Une chose seule est certaine, c’est que nous avons vu la paix, l’ordre, les institutions sociales, où ils n’étaient pas. L’exilé, l’irréconciliable, a mieux prévu l’avenir que les sages, et la Providence, qui a voulu confondre nos calculs, lui a donné raison. Il s’était fait serment à lui-même et à sa solitude de ne pas fléchir. Cette solennelle promesse lui a inspiré peut-être les plus beaux vers de ses Châtimens :

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !
Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
O France, France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France, hors le devoir, hélas ! j’oublirai tout..
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.
Si l’on n’est plus que mille, eh bien ! j’en suis ; si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième,
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !


Admirons cet élan du génie, et profitons aussi de la leçon, aujourd’hui que le devoir n’est pas douteux. Soyons justes : il n’y a pas de plus nobles sentimens dans l’âme humaine, il n’y a pas de plus beaux vers dans la langue française que ceux qui précèdent. Soyons patriotes ; puisque nous avons devant nous l’étranger, que chacun des citoyens se promette d’être au nombre du dernier millier, de la dernière centaine qui résistera ; que chacun se dise :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! Et pourtant l’homme contre lequel on prenait cet engagement, il dépendait de lui de rendre vaines toutes ces promesses, de faire que ces sermens fussent à jamais stériles. Il pouvait appeler à lui des conseillers honnêtes, respecter cette nation qui s’était mise dans ses mains, ménager la substance de ce peuple qui ne lui marchandait pas les largesses, éloigner les scandales de son impériale demeure, surtout ne pas sacrifier à son incapacité la fortune de la France, pour la laisser à la fin sans ressources, sans armes et la gorge sous le sabre prussien ; mais non, ce n’était pas le compte de la justice divine. Il adorait la fatalité qui l’a conduit à sa perte. Il a tout fait pour se jeter dans l’abîme et donner la victoire à son ennemi.

Nous ne prenons pas à notre, compte tous les jugemens du satirique. Pourtant ce serait une curieuse étude, si elle n’était pas si triste, de voir comment la vie du prince a fourni après coup à la satire comme des pièces à l’appui. Le poète dénonçait en lui un épicurien parvenu au trône, un Trimalcion couronné. Il n’a pris aucun souci de l’avertissement. Son règne a été le signal des fêtes et de la profusion ; sa maison, ses écuries, ses chasses impériales, ont effacé le luxe de nos rois les plus fastueux. A le voir si fort préoccupé de l’éclat dont il entourait sa cour, de la splendeur qu’il exigeait autour de lui, on déplorait cette manie de dépense, on l’attribuait à des idées fausses sur l’intérêt du commerce ; on refusait de croire son adversaire, qui l’accusait de n’avoir aspiré au souverain pouvoir que pour ses jouissances. Quant à lui, il dédaignait ces vains propos ; il méprisait ces vers qui venaient expirer aux portes de ses palais :

Pour les bannis opiniâtres,
La France est loin, la tombe est près.
Prince, préside aux jeux folâtres,
Chasse aux femmes dans les théâtres,
Chasse aux chevreuils dans les forêts…
Les plus frappés sont les plus dignes ;
Ou l’exil ! ou l’Afrique en feu !
Prince, Compiègne est plein de cygnes,
Cours dans les bois, cours dans les vignes :
Vénus rayonne au plafond bleu ;
La bacchante aux bras nus se pâma
Sous sa couronne de raisin. —
Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !
Les forçats bâtissent le phare,
Traînant leurs fers au bord des flots !
Hallali ! hallali ! fanfare !
Le cor sonne, le bois s’effare,
La lune argente les bouleaux ;
A l’eau les chiens ! le cerf qui brame
Se perd dans l’ombre du bassin. —
Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Et demain le tocsin !

Le poète l’avait habillé en prétendant nécessiteux, le dépouillant de ce reste de majesté que consacrent l’exil et les royales infortunes. L’impitoyable satire le livrait à la risée ; elle faisait de son coup d’état un immense larcin, et n’attribuait d’autre but à son ambition que l’or et les coffres toujours pleins. La conscience publique s’est révoltée contre l’accusation : l’homme qui s’appelait du même nom que le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz ; l’homme que la France avait choisi, qui, non content d’être le premier de la république, avait bien osé se rendre maître du pays et prétendu fonder sa dynastie, en vérité il ne pouvait avoir des vues si basses. Quand on a l’honneur de régner sur la France, on aspire à quelque chose de mieux que d’être riche. Le pays se sentait lui-même atteint par de telles suppositions. La conduite du prince a-t-elle donné un démenti au poète sur ce point ? L’histoire le dira ; elle fera des papiers célèbres des Tuileries un dépouillement qui seul sera définitif ; mais c’est déjà une chose fâcheuse que les apparences, et le poète est trop vengé.

« Ceux que Jupiter veut perdre, il leur ôte l’esprit ; » voilà un adage ancien qui se vérifie trop souvent aux dépens des peuples. Comment se serait-il préservé des accusations et des reproches, celui qui a voulu courir au-devant de sa ruine ? Il a entrepris une guerre qu’il n’était pas en mesure de soutenir. Il s’est estimé bon capitaine et a compromis dès l’abord son armée en lui donnant un chef incapable. Il est resté en secret général en chef, poussant jusqu’au bout, avec son artifice obstiné, l’imprudence d’un commandement ambigu. Il a fait triompher dans les conseils un plan que l’intérêt seul de sa sûreté et de sa dynastie lui faisait choisir, et il a joué dans une partie dangereuse son salut et celui de la patrie. Il a, par d’inexcusables retards, perdu la seule bonne carte qu’il eût dans son jeu, une avance, de quelques jours. Taisons-nous sur les hontes de Sedan ; nous ne parlons que des folies, et nous cherchons par quelle série d’aveuglemens il s’est chargé de donner raison à une satire qui nous paraissait trop sanglante. Ah ! pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas abandonné la veille du jour où il a mis la main sur le pouvoir suprême ? Pourquoi n’a-t-il été habile que pour suspendre dans le corps de la nation la vie politique et pour enchaîner nos libertés ?

Les fautes ont dépassé les espérances du poète. Celui-ci croyait à une vengeance du peuple, à un réveil du lion. Cette fois la prévoyance de l’écrivain était en défaut. Le peuple lui semblait un nouveau Lazare couché au fond de la tombe et qu’une main divine évoquerait du sépulcre. Il se trompait. La France était endormie, malade assurément, et se tournant d’un côté sur l’autre ; mais le danger prochain n’était pas là, et le destin avait décidé que l’homme fatal se perdrait lui-même. Vous n’aviez pas pressenti cette fin, ô poète ! vous n’aviez pas cru à la possibilité d’une défaite pour notre patrie. Vous n’aviez pas supposé qu’il nous entraînerait dans son précipice ; vous n’aviez pas deviné de quelle rançon il faudrait payer la délivrance, ni à quel prix vous seriez vengé !

Chose étrange, il a fallu que nos désastres eux-mêmes fussent comme en perspective dans le livre des Châtimens ! L’auteur, en cela moins perspicace que les esprits plus calmes, n’apercevait pas à l’horizon de l’empire un nouveau 1815. Faut-il le dire ? tous les écrivains, tous les orateurs qui veulent, dans notre pays, être populaires, se condamnent à flatter notre vanité militaire : nous n’écoutons que ceux qui nous parlent de victoires. Le poète, qui a sacrifié à cette faiblesse nationale, ne prévoyait donc que soulèvemens et révoltes, que renversement du despotisme par la liberté et république emportée de haute lutte. Cependant il y a dans les Châtimens des vers que la superstitieuse antiquité aurait pris pour des avis d’en haut, pareils à ces paroles mystérieuses échappant à des bouches qui n’en comprennent pas elles-mêmes le sens. Ce recueil contient deux pièces, dont l’une, A l’obéissance passive, a déplu au grand nombre, je crois, parce qu’elle était injuste envers l’armée, et l’autre, la Reculade, se comprend difficilement parce qu’elle porte sur une circonstance passagère, celle d’un mouvement en arrière avant l’expédition de Sébastopol. Aujourd’hui ces strophes d’il y a dix-sept ans trouvent je ne sais quelle douloureuse application, et semblent puiser dans nos malheurs un cruel intérêt qu’elles n’avaient pas.

L’armée, à la veille de 1852, n’était pas ce que nous avons eu le chagrin de la voir dans l’année funeste où nous sommes, commandée par des généraux de cour et défiante de ses chefs. Elle obéit au signal de l’attentat ; mais la responsabilité n’en doit pas retomber sur elle. C’était une surprise pour les troupes comme pour les citoyens, et dans la situation du pays, après le désarmement de février et la revanche de juin, l’esprit militaire, reprenant son empire, parla plus haut qu’un devoir mal défini. C’est pourquoi les reproches du poète n’étaient pas mérités. Quand il accusait les soldats de s’être mis cent mille pour s’en aller, tambours battans, sabres nus, combattre vingt contre un, quand il dit qu’ils ont, au bruit du canon et de l’obusier, tué dans un carrefour un enfant de sept ans, il ne s’aperçoit pas qu’il calomnie ces militaires qui sont aussi nos enfans. La patrie en deuil n’élève la voix que contre les véritables auteurs du mal ; elle sait que les soldats français ne sont pas des janissaires, ni des soudards gagés. Et pourtant une déchéance morale commença pour eux et se développa lentement : la complicité dans la violence fut la plaie cachée ; le lien qui rattache l’armée au cœur du pays se relâcha peu à peu. Oui, notre armée était magnifique, quoique trop peu nombreuse, avant cette guerre qui l’a dévorée. Pourtant son éclat apparent couvrait de sérieuses défaillances, une discipline qui fléchissait, une légèreté trop commune dans les chefs, des soldats dont le bras était solide, mais dont l’oreille était ouverte aux jugemens sévères sur les généraux. Hier encore nous pouvions dire à notre brave et malheureuse armée :

Vers l’heureux but où Dieu nous mène,
Soldats, rêveurs nous vous poussions,
Tête de la colonne humaine,
Avant-garde des nations !…
Dans nos songes visionnaires
Nous vous voyions, ô nos guerriers,
Marcher joyeux dans les tonnerres,
Courir sanglans dans les lauriers ;
Sous la fumée et la poussière
Disparaître en noirs tourbillons,
Puis tout à coup dans la lumière
Surgir, radieux bataillons ;
Et passer, légion sacrée
Que les peuples venaient bénir,
Sous la haute porte azurée
De l’éblouissant avenir !

Voilà bien ce que rêvaient ceux qui ne condamnaient pas cette déplorable guerre, — des triomphes pour nos soldats, la sécurité pour l’avenir, l’affranchissement pour tous, même pour ceux que nous aurions combattus. Ces pensées généreuses pouvaient seules excuser la témérité patriotique des uns, la confiance imprudente des autres dans un gouvernement aveugle, — ces pensées n’étaient chimères.

Eh bien ! non, je rêvais. Illusion détruite !
Gloire ! Songe, néant, vapeur.
O soldats, quel réveil ! l’empire c’est la fuite…
Soldats, l’empire c’est la peur…
Adieu la tente ! adieu les camps ! plus d’espérance !
Soldats, soldats, tout est fini !

Non, tout n’est pas fini ; d’héroïques jeunes gens qui tenaient la charrue il y a deux mois manient avec bonheur le fusil que la patrie leur a confié. Ils ont tout laissé pour accourir au danger, leur moisson inachevée, leurs grappes mûries qui pendaient à la vigne. En deux mois, ils ont traversé la France, revêtu l’uniforme, appris la discipline, continué, que dis-je ? relevé la tradition de l’honneur militaire ; ils sont gais comme de jeunes recrues et ils se battent comme de vieux soldats. C’est l’empire qui est fini, mais la France ne saurait finir !

Après Wissembourg, Forbach et Reichshofen, on devait encore le respect au chef malheureux qui avait commandé sans talent et sans succès, mais ouvertement, mais au grand jour, et sans cacher derrière une fiction coupable ses prétentions obstinées. Après les artifices de sa persistante vanité et les mensonges systématiques de ses ministres, après tant de ruses, de fautes persévérantes, surtout après Sedan, on ne lui doit plus que la vérité. Tout le monde a lu la page satirique de la Reculade, où l’auteur des Châtimens sacrifie la fausse gloire d’un capitaine de fantaisie. Au moment où celui-ci allait commencer la guerre de Crimée, c’était une caricature pleine de verve, mais une caricature. Désormais, sauf un vers ou deux dont la jovialité serait hors de saison, ou qui s’appliquent à des circonstances du passé, cette page paraîtra peut-être une revanche pour nos soldats conduits à la boucherie, pour les pauvres tronçons de notre armée lancée par une incapacité orgueilleuse à la bouche des canons prussiens.

La France a tout pardonné, tout passé au neveu de Napoléon ; elle a cru jusqu’à la fin que le nom de Bonaparte était une garantie suffisante, et que bon sang ne pouvait mentir. Ce n’était pas assez de tant de fautes, dont la liste avait commencé avant l’arrivée au pouvoir et dont le chiffre s’accroissait d’année en année. Ce n’était pas assez des sermens violés, de l’argent dissipé, des comédies jouées sur le trône. Tous ces griefs ou ces soupçons ne suffisaient pas ; ils pouvaient être exagérés, ils étaient articulés par d’intraitables ennemis ; la France était toujours sous le charme d’un nom qu’elle avait la folie d’aimer d’un amour unique. Une épreuve restait à subir, l’épreuve de la valeur, où notre pays ne se trompe jamais. L’épreuve est faite. Napoléon III devait au moins se racheter par une résolution courageuse.

Et maintenant avons-nous fait la juste part au poète dont les cris provoquaient le pays et au pays qui ne les a pas écoutés ? C’est une loi de l’intelligence et de la justice que toute pensée garde sa véritable mesure, comme c’en est une des choses humaines que toute parole vienne en son temps. Que pouvait gagner l’auteur des Châtimens à outrer l’expression de ses jugemens anticipés, à laisser courir sans frein la plume qu’il trempait dans sa haine de patriote et d’exilé ? Des mots que nous ne redirons pas émaillent chaque page des Châtimens. Les injures sont-elles des argumens, et les vers sont-ils plus éloquens parce qu’ils écument de colère ? A notre avis, la sagesse conseillait, même au lendemain des lois violées, même dans l’exil et dans la solitude, de dire la vérité pure sans y employer d’efforts. Si l’écrivain voulait le succès de sa cause au tribunal des hommes de raison, non de sa parole et de sa plume au jugement de ses amis politiques, il eût été habile de suivre le conseil de la sagesse. Nous ne craignons pas de l’affirmer, ce beau livre, en demeurant dans les bornes de la gravité, en se proposant moins d’être fort qu’irréfutable, aurait rendu à la cause de la justice et de la liberté un plus grand service. Ce n’est pas tout ; lancer dans l’Europe curieuse ou indifférente un acte d’accusation qui atteignait non pas seulement l’ennemi et son entourage, mais le pays presque entier, l’armée, la magistrature, l’église, le peuple même et les faubourgs, la bourgeoisie surtout, c’était établir mal à propos entre le dictateur et les Français une sorte de solidarité. Que ne pourrait-on dire du moment où l’auteur publiait cette œuvre admirable malgré ses défauts ! Par cela même qu’il a beaucoup deviné, il a dû souvent accuser sans preuves ; il a montré de la clairvoyance en pure perte. Les poètes ont quelquefois la faculté de divination ; mais les bons politiques tiennent compte des circonstances, et ne parlent qu’avec la chance d’être crus sur parole. D’ailleurs bien des gens qui sont aujourd’hui avec l’auteur des Châtimens, bien des esprits sérieux croient que le pouvoir absolu n’a pas manqué d’exercer sa corruption, et que le livre, grâce à la démence du prince, a gagné en vérité, en équité. Cette sanglante satire, estimée d’abord injuste, puis justifiée peu à peu par celui dont le rôle était de la faire mentir, c’est là un phénomène dont l’histoire gardera le souvenir.

Voilà pour le poète, envers lequel on doit maintenir aujourd’hui ses réserves aussi bien que l’on maintenait, il y a un an, une entière indépendance à l’égard du pouvoir. Quant au pays, malgré la confession, sincère que nous avons faite de son imprudence, nous n’avons pas dit toute la vérité. La France, et sur ce point nous consentons à être confondus dans le grand nombre, a manqué de prévoyance et de résolution. Parce que le suffrage universel était affolé d’un nom, nous avons cru que la valeur de l’homme était la moindre affaire ; nous avons donné les mains à cette politique d’entraînement, sans faire de conditions, sans préserver l’avenir. Il nous a fait des ennemis de tous les peuples de l’Europe, même de ceux pour lesquels il a prodigué notre sang et notre or. Son aveuglement n’a-t-il pas même fourni à une nation voisine le prétexte qu’elle attendait ? Nous payons notre confiance par l’incendie de nos villes et la dévastation de nos campagnes. C’est là le résultat des plébiscites menteurs que nous avons accueillis ou laissé voter. Chacun de nos malheurs est l’expiation de tel vote ou de telle concession. Les Prussiens nous renvoient en obus et en boulets les oui que nous avons accordés aux Bonaparte. « L’empire, c’est la paix, » disait-il ; mais ne devions-nous pas savoir que la logique des situations est invincible, et la volonté des hommes fragile ? Que ce soit avec empressement ou avec froideur, nous avons accepté l’homme des échauffourées et des déroutes ; il fallait nous attendre à ce que Strasbourg et Boulogne auraient pour conclusion Reichshofen et Sedan. Quelle était l’excuse de notre imprévoyance ? Le socialisme, les nouveaux jacobins ? Oui, nous savons que nos infortunes ont plus d’une cause, et que sans les démagogues il n’y avait pas de Napoléon III ; mais nous avions vaincu les factieux, nous devions nous résoudre à les vaincre encore, à les vaincre toujours. Au lieu de regarder en face le péril, au lieu de compter l’ennemi et de nous compter nous-mêmes, nous avons écouté les conseils de la peur, nous avons pris pour garantie un nom, un souvenir : nous nous sommes réfugiés derrière un sabre dont nous connaissons maintenant la valeur. On nous proposait de mettre notre défense en commandite, de nous assurer moyennant finance et en donnant carte blanche à l’entrepreneur du salut public. Nous avons consenti ; on avait d’ailleurs pris l’avance, et le contrat avait le caractère des billets obtenus par surprise. Nous nous sommes exécutés.

Allons jusqu’au bout. Il y avait périodiquement pour le prétendu sauveur nécessité de renouveler son bail. Nous n’avons pas montré dans ces occasions plus de coup d’œil ni de fermeté que dans le principe, et puis, pour perpétuer la même situation, les mêmes moyens étaient employés. A la fin, la réalité commençait à détromper les gouvernés, l’inquiétude à gagner le gouvernement : on parla de monarchie constitutionnelle, de responsabilité des ministres. La prévoyance nous fit encore défaut pour lier les mains à celui qui nous avait trompés, la résolution pour nous mettre nous-mêmes au gouvernail. C’était le dernier répit que nous laissait la fortune. Nous n’avons pas su le mettre à profit : irritée, elle nous a laissés rouler dans le précipice où nous faisons aujourd’hui, pour nous arrêter au-dessus du gouffre béant, des efforts prodigieux dont la centième partie aurait suffi à sauver la France des dangers du passé.

L’aveu est-il assez complet ? Que mangue-t-il au triomphe du poète ? Il a eu prévoyance et résolution là où nous en avons manqué. C’est bien, son avantage de ce côté est incontestable ; mais, voyant mieux que nous, a-t-il su tirer le meilleur parti de sa perspicacité ? Il criait au peuple :

Réveillez-vous, assez de honte !
Bravez boulets et biscaïens.
Il est temps qu’enfla le flot monte,
Assez de honte, citoyens !
Vous n’êtes pas armés ? qu’importe !
Prends ta fourche, prends ton marteau !
Arrache le gond de ta porte,
Emplis de pierres ton manteau !
Et poussez le cri d’espérance !
Redevenez la grande France !
Redevenez le grand Paris !
Délivrez, frémissant de rage,
Votre pays de l’esclavage,
Votre mémoire du mépris !

Le peuple ne se soulevait pas ; cet océan, mieux endormi que celui qui entourait le poète, n’avait plus de marée montante. Il est vrai que celui-ci demandait une insurrection quand il suffisait d’un vote. C’était non pas une fourche, ni un marteau, ni des pierres qu’il fallait, mais un suffrage. Plus on criait aux armes, plus les oui pleuvaient dans les urnes. La colère des uns prolongeait l’insouciance des autres. Il s’agissait de faire la lumière, non d’attiser le feu, d’éclairer, de persuader les esprits, comme on finit par s’en aviser, non d’exciter la passion. Qui sait si les violences des Châtimens n’ont pas valu à Louis-Napoléon des milliers de votes ?

Après le peuple, c’était le tour de la classe moyenne. L’auteur mettait ces paroles dans la bouche du bourgeois :

Ce bruit qu’on fait dérange mon sommeil.
Tout va bien. Les marchands triplent leurs clientelles,
Et nos femmes ne sont que fleurs et que dentelles !
De quoi donc se plaint-on ? crie un autre quidam,
En flânant sur l’asphalte et sur le macadam,
Je gagne tous les jours trois cents francs à la Bourse,
L’argent coule aujourd’hui comme l’eau d’une source ;
Les ouvriers maçons ont trois livres dix sous,
C’est superbe ; Paris est sens dessus dessous.
Il parait qu’on a mis dehors les démagogues ;
Tant mieux ! moi j’applaudis les bals et les églogues
Du prince qu’autrefois à tort je reniais.
Que m’importe qu’on ait chassé quelques niais ?
Quant aux morts, ils sont morts ! paix à ces imbéciles !
Vivent les gens d’esprit ! vivent ces temps faciles
Où l’on peut à son choix prendre pour nourricier
Le Crédit mobilier ou le Crédit foncier !
La république rouge aboie en ses cavernes,
C’est affreux ! liberté, droits, progrès, balivernes !
Hier encor j’empochais une prime d’un franc ;
Et moi je sens fort peu, j’en conviens, je suis franc,
Les déclamations m’étant indifférentes,
La baisse de l’honneur dans la hausse des rentes.

Le portrait est piquant, les vers sont spirituels. Plus d’un original s’y pourrait reconnaître ; mais une poignée d’hommes d’argent est-elle la bourgeoisie française ? Aujourd’hui que l’auteur est rentré parmi nous, nous sommes assurés qu’il a retrouvé, à peu de différence près, le Paris qu’il avait quitté, celui de 1830 et de 1848, le Paris qui faisait ses délices des Feuilles d’automne et celui qui applaudissait à Hernani, à Lucrèce Borgia, le Paris qui l’avait envoyé à l’assemblée nationale. En secouant la poussière de l’exil, il a certainement jeté au vent les injustes préjugés ; en serrant la main de ses concitoyens, cette main qui combat au service de la France, et qui ne signera jamais une paix honteuse, il a senti qu’elle n’avait pas tant dégénéré du bon sang des aïeux. Pour que la victoire soit complète, il faut que le retour dans sa patrie soit aussi le retour à la modération. De notre côté, nous reconnaîtrons avec plaisir que l’écrivain irrité des Châtimens est toujours l’auteur de tant de poésies humaines, de tant de pages inspirées par l’esprit de conciliation et de douceur. Les Châtimens ont pu soulever çà et là des colères et semer des divisions ; que toute l’amertume en retombe sur les auteurs de nos maux. Il y en a de plus d’une sorte, et ils ne sont pas tous dans le même camp ; l’écrivain n’a pas vécu tellement seul dans l’exil qu’il ne le sache aussi bien que nous. Qu’il revienne dégagé de l’esprit de secte, ainsi que le promettent déjà les paroles prononcées par lui dans cette crise suprême. Paris d’abord et la France après lui salueront avec empressement leur grand poète.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Voyez la Revue du 15 Juin 1869.