Comte Jean TARNOWSKI



UKRAINE ET GALICIE



PRIX : 75 CENTIMES



BIARRITZ
Imprimerie Moderne, 17, Rue Duler, 18, Champ-Lacombe

1920

UKRAINE ET GALICIE




Un des journaux de la région a publié, le 8 janvier, un article intitulé : « Qu’est-ce que l’Ukraine ? » Ces article renferme, au point de vue historique, des erreurs et des inexactitudes nombreuses.

L’auteur de cet article ne répond pas à la question qu’il pose. Il se contente d’affirmer que les Russes et les Polonais prétendent que l’Ukraine n’a jamais été un État indépendant et que les Russes vont même jusqu’à soutenir qu’il n’existe pas de peuple ukrainien, de langue ukrainienne, ni de littérature ukrainienne. Tandis que, d’après l’auteur, l’Ukraine a été indépendante pendant six siècles, « du neuvième à la fin du quinzième, à l’époque glorieuse de Vladimir et de Jaroslav, à l’époque de Danilo, roi de Galicie, en 1253, enfin à l’époque de la dynastie des Olgierdowicz, dont Kiev était encore la capitale dans les dernières années du quinzième siècle ».

L’auteur soutient que l’Ukraine aurait perdu son indépendance « sous la pression de l’impérialisme polonais ». Il dit : « Déjà la Galicie l’avait perdue, de par le droit de conquête et le droit dynastique elle avait été réunie à la Pologne ».

En contradiction avec cette affirmation, l’auteur dit dans un autre passage ceci : « Réuni sur les bases de la plus large autonomie à la Lithuanie, puis à la Pologne, il (l’État ukrainien) reconquit son indépendance par la terrible révolte des Cosaques contre les Polonais (en 1648), pour la perdre par la soumission de l’hetman Bohdan Chmielnicki au protectorat russe (1654). »

D’après cette version, ce serait donc sous la pression de l’impérialisme lithuanien et non polonais que l’Ukraine aurait perdu son indépendance, puisqu’elle a été, comme le dit l’auteur, réunie d’abord à la Lithuanie, puis à la Pologne. Mais, en somme, cet impérialisme semble assez particulier, car comment le concilier avec l’accord d’une large autonomie.

En réponse aux affirmations de l’auteur, se posent les questions suivantes : Qu’est-ce que l’Ukraine ? Qu’est-ce que la Galicie ? Qui étaient Vladimir, Jaroslav, Danilo, Bohdan Chmielnicki, et les Olgierdowicz ? Y a-t-il réellement un peuple ukrainien et une langue ukrainienne ? Et qu’est-ce que l’impérialisme polonais ?

1. — L’Ukraine était une des provinces de la République de Pologne, située le plus à l’Est et qui s’étendait sur les deux rives du bas Dnieper. Cette province était la plus éloignée du centre, et c’est pourquoi, elle portait le nom d’Ukraina. Ce mot polonais signifie « confin » ou contrée de lisière et son étymologie est la suivante : « Ukraina » est un mot composé, du substantif « kraina » (contrée), et du préfixe u qui répond à la preposition à. Cette préposition se rapportait, dans la locution primitive, à un mot retranché « skraj » « skraju » (lisière), et cette locution était : « kraina u skraju » (contrée à la lisière). Par abréviation, en retranchant le mot « skraju » et par la jonction de la préposition u comme préfixe, au substantif « kraina » fut formé le nom « Ukraina », en français « Ukraine ».

Cette explication fait voir qu’il ne pouvait exister un État indépendant d’Ukraine avant la réunion à la Pologne des terres qui constituaient cette province. Ces terres ont obtenu ce nom comme province polonaise ; elles ne l’avaient pas avant leur réunion à la Pologne, et elles l’ont perdu après le démembrement de cette dernière. En effet, ces terres, passées sous la domination russe, ne formaient plus une contrée de lisière. Après l’annexion des terres polonaises jusqu’au-delà de la Vistule, par la Russie, les confins de cet Empire ne pouvaient se trouver sur les bords du Dnieper.

L’Ukraine est un pays de steppes, qui, avant de se réunir à la Lithuanie et à la Pologne, formait le duché de Kiev, dont nous parlerons plus loin, et qui avait été en grande partie dépeuplé par les Tartares. Lorsque ce pays se réunit à la Pologne, il était à peu près vide d’habitants sur la rive droite du Dnieper, et sur la rive gauche complètement désert. Cette partie déserte, qui dans le sud occupait les deux rives du Dnieper, s’appelait « Champs sauvages » ; elle appartenait au duché de Kiev, mais était aux mains des Tartares, auxquels il fallait la disputer. C’est la Pologne qui commença la colonisation de cette contrée, en reprenant petit à petit ces steppes aux Tartares et en joignant ce qu’elle en avait repris, à la province nommée « Ukraina ». La population qui habite aujourd’hui ces contrées, se compose, en majorité, des représentants des colons polonais et ruthènes, établis jadis sous la protection de la Pologne, qui avait créé, à cet effet, le fameux corps des Cosaques Zaporogues. Ce corps de Cosaques formait une sorte de légion étrangère, se recrutait dans le monde entier et se composait surtout d’aventuriers et de gens hors la loi. Arrivés dans ce pays, au-delà du Dnieper, pays qui forme aujourd’hui les gouvernements de Poltava et de Tchernigov, ces hommes, après qu’on avait passé l’éponge sur leurs antécédents, recevaient des concessions territoriales en échange desquelles, ils devaient défendre les confins de la République contre les incursions des Tartares.

Ces Cosaques rendaient de grands services à la Pologne, mais ils lui causaient aussi de grands soucis. De nature aventureuse et n’ayant aucun respect des traités, tandis que la Pologne était en paix avec la Turquie, les Cosaques descendaient le Dnieper dans leurs pirogues, nommées « Tchaiki », et allaient dans la Mer Noire s’attaquer au commerce ottoman, poussant quelquefois jusqu’à Constantinople. Ces expéditions hardies et souvent très glorieuses, avaient cet inconvénient d’attirer à la Pologne des ennuis avec la Porte, et se terminaient d’habitude par une invasion turque ou tartare des territoires de la République. La Turquie, pour se venger des Cosaques, soutenait les Tartares contre la Pologne.

Quand le danger tartare diminua d’intensité, les colons commencèrent à affluer en plus grand nombre, et c’est alors que prirent naissance les mouvements cosaques, qui, au début, n’avaient rien de politique. C’étaient des mouvements agraires, qu’on appellerait aujourd’hui « bolcheviks ». Les Cosaques s’opposaient à une colonisation intensive de ce pays, voulant garder toutes les terres pour eux. Sous les ordres de Chmielnicki, ils s’en prenaient non seulement aux grands propriétaires fonciers, mais ils massacraient les paysans polonais ou ruthènes, pour s’emparer de leurs terres. Ces mouvements eussent été facilement réprimés au début, si la Pologne avait eu des troupes régulières en nombre. Mais ces troupes faisant défaut, les opérations traînaient et l’incendie s’étendait de plus en plus, comme le fait aujourd’hui le bolchevisme, et comme ont traîné jusqu’ici, pour la même raison, par manque de troupes, les opérations contre les Bolcheviks.

Quant à Chmielnicki, il n’était ni Cosaque ni Ukrainien. C’était un gentilhomme polonais d’esprit aventureux, et de peu de scrupules, comme il peut y en avoir partout, et comme il n’en manquait nulle part à ce moment. Il n’hésita pas à trahir sa patrie pour des raisons personnelles. S’étant pris de querelle, pour des affaires de femme, avec un autre gentilhomme, Czaplinski, qui avait de grandes terres en Ukraine, pour se venger de lui, il se mit à la tête des Cosaques, afin de ravager avec leur aide, les propriétés de son rival. Après avoir assouvi sa vengeance, il resta chef des Cosaques, par ambition. Il espérait que le roi de Pologne, fatigué de ces troubles, entrerait en compromis avec lui et lui accorderait le titre de duc de Kiev, qu’il convoitait, en échange de quoi il se serait tourné contre les Cosaques avec un corps d’élite qu’il s’était formé et les aurait exterminés, comme le furent un jour les janissaires à Constantinople, et au Caire les Mameloucks. Déçu dans ses espérances, le titre de hetman ne lui suffisant pas, Chmielnicki se tourna vers Moscou. Le tsar lui promit tout ce qu’il voulut, mais à peine s’était-il soumis à la Russie, que le tsar oublia ses promesses. Et Chmielnicki mourut de chagrin d’avoir trahi sa patrie, sans en retirer aucun avantage ni pour lui, ni pour l’Ukraine, où les Tsars introduisirent le servage.

Toute la question ukrainienne est là. Elle se renouvelle aujourd’hui dans les mêmes conditions que jadis. Les insurgés ukrainiens, qui se soulèvent contre Denikine, ce sont les partisans du fameux Mazeppa, s’insurgeant contre la Russie qui introduisait le servage en Ukraine. Ces insurgés représentent la population qui ne veut pas être rattachée à la Russie, serait-elle tsariste ou républicaine, unitaire ou fédéraliste. Après l’expérience de Bohdan Chmielnicki, en 1654, toute confiance en la foi de la parole moscovite a disparu dans ce pays. Quant aux différents chefs de bandes qui ravagent cette contrée, et dans chacun s’arroge le titre de hetman, — certains d’entre eux prennent le nom d’anciens chefs connus, comme celui de Mazeppa, attaman des Cosaques, ou de Zelezniak, chef de « Hajdamaks », — ils poursuivent tous le même but : arriver au pouvoir dans un intérêt personnel. Et voilà pourquoi on les voit pactiser tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, ou se battre entre eux. Ce sont des Chmielnicki en herbe, prêts à se soumettre à celui qui offrira davantage, et pour obtenir le plus, ils font chanter tout le monde. Ils finiront, si l’on n’y met ordre, par ruiner cette magnifique contrée et la livrer aux Bolchevicks, comme Chmielnicki l’a livrée au Tsar de Moscou. Tandis qu’en union avec la Pologne, ce pays serait soustrait à ce danger, pourrait se développer normalement, ce qui est dans l’intérêt de tous ; et il jouirait des mêmes libertés, dont il jouissait anciennement en union avec la République de Pologne, et dont l’a privé la soumission de Chmielnicki à la Russie.

2. — La Galicie, ou plutôt la partie de la Galicie dont veut parler l’auteur, la Galicie orientale, formait une partie de la contrée nommée Ruthénie Rouge (Czerwinsk), qui à son tour faisait, jusqu’à la fin du dixième siècle, partie intégrale de la Pologne, dont elle fut séparée par Vladimir le Grand, le même dont parle l’auteur et dont il se réclame avec aussi peu de raison que le font les Russes. Vladimir et son fils Jaroslav n’étaient ni Russes ni Ukrainiens, la Russie et l’Ukraine n’existant pas à ce moment-là. Vladimir était un Scandinave, descendant de Ruryk, prince Varègue, venu de la Scandinavie à la conquête du monde slave, et qui, en commençant par Nowgorod-la-Grande, dont les habitants lui ouvrirent imprudemment les portes, s’empara de toute la Ruthénie du Nord. Le Sud fut conquis par ses descendants, parmi lesquels Vladimir, qui, au dixième siècle, s’empara de Kiev et des terres qui en dépendaient et en forma le duché de ce nom.

Il est donc inexact de prétendre que ces pays, auxquels l’auteur donne le nom d’Ukraine, aient acquis leur indépendance au neuvième siècle, ou qu’ils l’aient conservée à partir de cette date. C’est justement l’époque où ils la perdirent. De Républiques libres qu’ils étaient jusqu’à l’invasion des Varègues, comme tous les pays slaves de l’Est, à ce moment, sauf la Pologne, qui était une monarchie élective nationale, avec la dynastie polonaise des Piasts, ces pays, conquis par les Varègues, furent changés par eux en monarchies héréditaires, étrangères et absolues.

Quant à la Ruthénie Rouge, après l’avoir séparée de la Pologne, Vladimir en créa le duché de Halitch, avec capitale du même nom, qui échut, dans la suite, à un des descendants de Vladimir, Danilo, le même dont parle l’auteur.

Ces princes Varègues, turbulents et d’esprit aventureux, faisaient tantôt des incursions en Pologne, profitant de ce que les Polonais étaient occupés ailleurs, généralement à se défendre contre les Allemands, tantôt se réfugiaient en Pologne, y cherchant aide et secours pour reconquérir leurs trônes dont ils avaient été dépossédés, soit par des rivaux, soit par leurs propres sujets.

Parmi ces incursions, il faut citer : celles de Vladimir duc de Kiev, à la fin du dixième siècle, qui coûtèrent à la Pologne la perte de la Ruthénie Rouge ; celle de Jaroslav, fils de Vladimir et qui fut battu, en 1018, par le roi de Pologne, Boleslas-le-Grand (Boleslas Ier) ; celles de Roman, duc de Halitch, battu par le roi de Pologne Alexandre, en 1205, et qui périt dans cette campagne, à la bataille de Zawichost ; celle de son fils Danilo, duc de Halitch, qui profita d’une invasion de la Pologne par les Tartares, pour s’emparer de Lublin avec leur aide, en 1245.

Quant aux expéditions polonaises entreprises en faveur de ces princes, elles étaient par exemple : celle en faveur de Swiatopelk, fils aîné de Vladimir, et chassé de Kiev par son frère cadet Jaroslav, en 1017, et replacé sur le trône par Boleslas Ier, en 1018 ; celle en faveur de Roman, duc de Halitch, chassé de ses États par ses sujets, en 1195, et replacé sur le trône par les Polonais ; celle en faveur e Danilo, fils de Roman, duc de Halitch, chassé trois fois par ses sujets : en 1205, l’année de la mort de son père, et ensuite en 1213 et 1222, et trois fois replacé sur le trône par le roi de Pologne Alexandre, dit Leszek. Ce qui n’empêcha pas Danilo de s’attaquer à la Pologne, en 1245, comme l’avait fait son père Roman, en 1205.

À chacune de ces occasions, où les Polonais replaçalent sur le trône les ducs de Halitch, la Ruthénie Rouge cherchait à revenir à la Pologne, les chroniques du temps en font foi. Mais les Polonais ne voulant pas donner de prétexte, pour s’attaquer à la Pologne, à ces princes aventuriers, qui, dans ce but, étaient toujours d’accord, préféraient leur faire réintégrer leurs États et y mettre un peu d’ordre. Cela explique les nombreuses expéditions polonaises en pays ruthènes, expéditions policières sans but de conquête, mais dans celui d’assurer la paix aux frontières polonaises.

Au cours d’une de ces expéditions, le duché de Przemysl, qui formait une partie du duché de Halitch, et qui ne voulait en aucune façon rentrer sous la domination du prince Danilo, se réunit à la Pologne, en lui forçant la main. Przemysl ferma ses portes à ce prince Varègue et se déclara territoire polonais (1213). Le reste du duché de Halitch que le roi de Pologne ne réussit pas à rendre à Danilo, mais qu’il ne voulait pas prendre pour lui, se donna à la Hongrie, en appelant au trône Coloman, fils d’André, roi de Hongrie. Coloman s’étant montré aussi arbitraire que le Varègue Danilo, et, intolérant au point de vue confessionnel, les Haliciens le chassèrent à son tour, et se tournèrent de nouveau vers la Pologne. Le roi de Pologne, au lieu d’annexer ce duché qui s’offrait à lui, remit sur le trône le transfuge Danilo, et l’aida à pacifier ses États.

À peine le duché de Halitch était-il pacifié, que survint la première invasion des Mongols, en 1224, répétée en 1237, 1239 et 1240. Les Tartares s’emparèrent de Moscou, de Nowgorod et envahirent toute la Ruthénie avec le duché de Kiev et celui de Halitch, une partie de la Hongrie, de la Pologne, et ne furent arrêtés qu’à Lignitza, en Silésie (1241), par les débris des forces polonaises reformées sous les ordres du duc de Silésie, Henri le Pieux, de la dynastie des Piasts, maison royale de Pologne. L’élan des envahisseurs était brisé, mais comme Moscou et Kiev, le duché de Halitch du subir la domination tartare. Le prince Danilo et ses successeurs durent rendre hommage à leurs suzerains, les Grands-Khans de la Horde, dite la Grande-Horde. C’est ainsi que se présente, en 1253, l’indépendance des États de Danilo, dont parle l’auteur, et qu’il nomme roi de Galicie.

À Danilo, mort en 1266, succéda au trône de Halitch, son fils ainé Swarno et à celui-ci, mort sans enfants, son frère cadet Léon Ier, fondateur de la ville de Léopol (Lemberg Lwow). Ce n’est pas Danilo, comme l’auteur le prétend, mais Léon Ier qui fonda la ville de Léopol (Lwow). Lwow veut dire en polonais et en ruthène : la ville des lions. Cette ville portait ce nom en mémoire de son fondateur, dont le nom signifie « lion ». C’est pour la même raison que la ville de Léopol possède dans ses armoiries un lion d’or, sur fond d’azur. L’azur représente ici la mer. Le duché de Halitch s’étendait alors jusqu’à la Mer Noire. À Léon Ier succéda Léon II, dont la fille unique, Marie, épousa le duc de Mazovie, de la dynastie des Piasts, maison royale de Pologne. La loi salique n’existant pas en Ruthénie, après la mort de Léon II, sa fille Marie devint duchesse de Halitch, et transmit son trône à son fils unique Boleslas de Mazovie. Après la mort de Boleslas, décédé sans laisser d’enfants, le duché de Halitch passa au roi de Pologne, Casimir-le-Grand, héritier direct de Boleslas et le dernier de la dynastie des Piasts (1340).

C’est de cette façon que fut accompli le retour à la Pologne de la Ruthénie Rouge, dont la Galicie orientale ne forme qu’une partie, et qui avait été séparée de la Pologne à la fin du dixième siècle. On n’y voit aucune trace de conquête. C’est un territoire polonais qui revint à la Pologne de la façon la plus pacifique. Quant au droit dynastique, il eût été insuffisant pour accomplir seul cette réunion. Les faits le prouvent. Casimir-le-Grand ne put réunir à la Pologne le duché de Halitch, dont il avait hérité, qu’après avoir convoqué une Assemblée nationale mixte, pour lui faire voter cette réunion. Cette Assemblée, réunie à Léopol (Lember, Lwow), en 1340, vota à l’unanimité l’union du duché de Halitch à la couronne de Pologne, mais non sans avoir eu à vaincre une forte opposition, qui ne venait pas des Haliciens, mais des Polonais. Le chef de cette opposition, un des hommes les plus influents en Pologne, Spytek de Melsatyn, suppliait le roi de refuser cet héritage. Il craignait que les intrigues des princes Varègues, qui tenaient encore certaines parties de la Ruthénie Rouge, et la Lithuanie qui n’était pas encore unie à la Pologne et qui avait conquis une partie du duché de Halitch, ne vinssent à créer des embarras à la Pologne. Pour vaincre cette opposition, le roi dut faire appel aux sentiments humanitaires des Polonais. Il les adjura de ne pas abandonner des frères au danger de rentrer sous le joug des Tartares, des Varègues ou des Hongrois, qui attendaient l’occasion de se jeter sur la Ruthénie Rouge. Et enfin, le roi fit valoir des raisons politiques qui brisèrent la résistance des Polonais opposés à cette union. Il leur fit comprendre que le devoir de tous les Slaves était de s’unir et de rester unis, en face de la menace grandissante des musulmans d’Asie, contre les attaques desquels ils avaient à se défendre.

En s’unissant à la Pologne, le duché de Halitch se libérait de toute vassalité envers la Horde. Le Grand-Khan avait envoyé son fils au roi Casimir pour lui annoncer qu’il le libérait de cette vassalité, sachant bien qu’il ne pourrait pas la lui imposer. Et ce duché se garantissait aussi, par son union à la Pologne, contre le danger d’attaques hongroises. Le roi de Hongrie, Louis d’Anjou, recherchait les bonnes grâces de Casimir-le-Grand, pour qu’il le désignât comme son héritier au trône de Pologne. Casimir n’avait pas d’enfants, et d’après les coutumes du pays, le roi présentait son candidat au trône, indiquant de son vivant celui qu’il aurait voulu voir lui succéder.

Cela explique l’insistance avec laquelle les Haliciens réclamaient l’union avec la Pologne. L’ayant obtenue, la Ruthénie Rouge n’essaya jamais de se libérer de ces liens librement consentis. Elle fut encore, dans la suite, séparée deux fois de la Pologne, mais toujours par l’effet d’une force étrangère. Ainsi, au dix-huitième siècle, lors du démembrement de la Pologne, et avant cela, en 1389, ayant été envahie par la Hongrie, où régnait alors Sigismond de Luxembourg, empereur d’Allemagne, mariée à Élisabeth d’Anjou, reine de Hongrie, fille de Louis d’Anjou et sœur d’Hévige d’Anjou, reine de Pologne et femme de Ladislas Jagellon, fondateur de la dynastie jagellonienne. La Ruthénie Rouge, envahie par les Hongrois en 1380, fut libérée de cette invasion par la reine Hedvige, qui, tandis que le roi était occupé ailleurs, se mit à la tête de ses troupes et chassa de la Ruthénie les soldats de sa sœur et de son beau-frère.

Quant au duché de Kiev, il fut délivré du joug des Mongols et de celui des Varègues, par Guédimine, grand-duc de Lithuanie, père d’Olgierd et grand-père de Ladislas Jagellon, grand-duc de Lithuanie par son père et roi de Pologne par sa femme, la reine Hedvige. La Lithuanie se réunit à la Pologne lors du mariage de la reine de Pologne Hedvige d’Anjou avec le grand-duc de Lithuanie Ladislas Jagellon (1386).

Après avoir chassé de Kiev les Tartares et les Varègues, Guédimine annexa ce duché à ses États. Et c’est ainsi que régnèrent à Kiev les Olgierdowicz, dont parle l’auteur et qui n’étaient autres que les Jagellons, rois de Pologne, descendants de Guédimine et d’Olgierd. Ladislas Jagellon, le fondateur de la dynastie jagellonienne, était un Olgierdowicz ; il était le fils aîné d’Olgierd.

3. — En ce qui concerne le peuple ukrainien, on peut réellement parler d’un peuple de ce nom, si l’on comprend sous cette dénomination la population habitant les territoires qui formaient l’ancienne province polonaise d’Ukraine. Mais on ne peut, en aucun cas, parler de langue ukrainienne. On a toujours parlé plusieurs langues en Ukraine, parmi lesquelles le polonais et le ruthène, et aujourd’hui aussi le russe. Le ruthène est un idiome slave qui n’est ni du russe ni du polonais. Et il y a plusieurs langues ruthènes, dont la plus développée n’est pas celle qui se parle en Galicie orientale ou en Ukraine, mais celle qui est parlée dans le Nord, en Ruthénie-Blanche, c’est le blanc-russien. Le blanc-russien était langue officielle en Lithuanie, et même il a toujours été langue de la cour à Vilna. Le code lithuanien était rédigé en blanc-russien. Il est à noter, que la langue lithuanienne n’a jamais été langue officielle ni langue de la cour en Lithuanie. Le lithuanien était un parler populaire, dans le genre du patois français, et il est rapproché du sanscrit, comme le basque.

4. — Quant à l’impérialisme polonais dont parle l’auteur, qui n’est pas le seul à en accuser nos compatriotes, la façon dont fut accomplie la réunion de la Ruthénie Rouge à la Pologne, donne à cette accusation un démenti formel. D’ailleurs, la Constitution polonaise, une des plus anciennes de l’Europe, interdisait l’emploi des troupes nationales hors des frontières de l’État pour plus de trois mois. Ce temps écoulé, le roi pouvait continuer la guerre seul et à ses frais. Cette clause de la Constitution polonaise, contraire à tout esprit d’impérialisme, avait deux buts :

a). — Couper court à une tendance exagérée de certains rois à aller, sans avantages pour eux et pour leur pays, au secours de quiconque implorait leur aide. Les faits que nous avons cités plus haut et l’expédition de Sobieski à Vienne le prouvent. En délivrant Vienne des Turcs, la Pologne ne remporta de ce haut fait, d’autre avantage que celui de se voir démembrée par l’Autriche, cent ans après.

b). — Prévenir des expéditions lointaines, inutiles et dangereuses contre les Tartares, et auxquelles des chefs imprudents auraient pu se laisser entraîner.

Une fois dans la steppe, le Tartare devenait insaisissable, tandis qu’il pouvait facilement se saisir de ses poursuivants, perdus dans ces plaines désertes. Un ancien diction populaire en pays cosaque définit la situation. On disait : « Tu te saisis du Tartare et c’est le Tartare qui te tient. »

Et maintenant que nous avons répondu à toutes les questions posées au début de cet ouvrage, qu’il nous soit permis d’ajouter ceci :

Les Polonais fidèles à leurs traditions et à la foi jurée, maintiennent en valeur les engagements pris par leurs ancêtres envers les peuples unis à la Pologne dans l’Histoire. Cette union, librement consentie de part et d’autre, dans l’intérêt commun, fut rompue, il y a cent cinquante ans, par la force de l’arbitraire, mais n’a pas été annulée. Elle ne pouvait l’être par cette voie. Conclue et confirmée par des Assemblées nationales mixtes, composées de représentants de tous ces peuples, cette union, pour être légalement dissoute, aurait dû l’être de la même façon qu’elle avait été constituée. Nul gouvernement provisoire, ni aucune personnalité particulière, n’aurait le droit de se prononcer à ce sujet au nom de ces peuples.

De leur côté, les Polonais, tout en restant fidèles à cette union, n’entendent forcer aucun des peuples qui la composaient à rester unis à eux malgré lui. Ils sont prêts à soutenir et même à défendre l’indépendance de ces peuples s’il y en avait qui voulaient se séparer d’eux, et ils ne prêteront jamais la main à les remettre sous le joug de Moscou ou à les livrer à celui de la Prusse, sous le couvert de l’influence allemande. Mais aujourd’hui, devant la menace des mêmes dangers qui firent jadis se rapprocher tous ces peuples de la Pologne et se grouper autour d’elle, pour mieux se défendre, on peut se demander si le moment serait bien choisi, pour ces peuples, de se séparer de la Pologne, au lieu de reprendre leur union avec elle et d’en resserrer les liens ?

Sans préjuger de l’avenir, ni vouloir influencer ces peuples dans leur décision, c’est en défense de la cause commune, contre le double danger venant de l’Est et de l’Ouest, que combat actuellement l’armée polonaise.


Comte J. Tarnowski.


Biarritz, 17 Janvier 1920.