Types de la littérature américaine, Marguerite Fuller

MARGUERITE FULLER.




Memoirs of Margaret Fuller Ossoli, edited by Ralph Waldo Emerson and W.-H. Channing ; 3 vol., London, Richard Bentley, 1852.




Pour tous ceux qui aiment à connaître les mystères de la nature humaine, les abîmes qu’elle renferme et tout le monde enchanté des désirs, des passions, des espérances, ce livre sera une bonne fortune, comme il l’a été pour nous. C’est un voyage dans les régions de l’ame et de la pensée qui intéresse et qui renseigne sur certains secrets du caractère humain comme peu de voyages pourraient le faire. Là vous pourrez énumérer et compter tous les volcans qui se sont ouverts dans notre pauvre XIXe siècle ; l’amour du changement, l’inquiétude, l’orgueil, toutes les jeunes passions modernes courent çà et là échevelées, brandissant leurs thyrses comme des bacchantes. Cependant, blotties dans des coins retirés, les vertus des temps passés vivent encore, mais vieillies, presque épuisées, prêtes à s’éteindre et tourmentées pendant les dernières heures qui leur restent à vivre par d’impitoyables lutins, par des cris de désespoir ou de sarcastiques moqueries. La lecture de ce livre laisse dans l’esprit un sentiment de tristesse et presque de compassion. Unir tant d’imaginations à tant de faiblesse pour réaliser ces imaginations, tant d’impérieux orgueil à tant de défaillances, tant d’éloquence à tant de délires ; réduire à néant les dons les plus précieux de la nature et de la Providence par tous les caprices et toutes les fantaisies de la volonté et du caractère ; passer comme un météore enflammé au milieu des hommes en leur inspirant un sentiment mêlé d’étonnement et d’épouvante ; n’être aimé qu’en étant redouté., être considéré par tous comme un splendide accident dont la loi est inconnue, quelle triste et lamentable destinée ! Ce fut celle de Marguerite Fuller, marquise d’Ossoli, prophétesse, sibylle, reine sans royaume, partout à la recherche de sujets à réunir sous son sceptre, de néophytes à convertir à sa pensée, d’esclaves à affranchir. Femme d’une intelligence peu commune et d’un esprit entièrement fourvoyé, elle est la représentation la plus pure des qualités et des erreurs des femmes célèbres de notre époque ; d’une candeur réelle malgré tout son orgueil, d’une conduite sans tache, ses erreurs et ses vertus sont toujours restées chez elle à l’état métaphysique, et c’est pourquoi elle a mérité, en dépit de son étrangeté, que ceux qui ne partagent pas l’enthousiasme de ses amis, et pour qui elle n’est ni une déesse ni une prophétesse, ne parlent d’elle qu’avec réserve, justice et sympathie.

De toutes les femmes célèbres du XIXe siècle (nous laissons à part Mme de Staël, dont la justesse et la netteté d’esprit ne peuvent s’accommoder d’un tel voisinage, et qu’on a, selon moi, le tort de nommer trop souvent à côté de tel on tel autre écrivain de son sexe), Marguerite Fuller est certainement la plus individuelle, la moins abandonnée en un mot, celle qui a en elle le plus de résistance et de caractère. Orgueilleuse et dominatrice, jamais elle n’abdique sa raison ni sa volonté ; elle n’a pas la nature passive, obéissante, presque humble de Bettina, ce caractère d’enfant qui ne demande qu’à être subjugué ; elle n’a pas les irrésistibles et équivoques entraînemens de George Sand, rien de cette force non-voulue semblable à celle du fleuve grossi par les orages ; elle n’a pas le courage effroyable de lady Stanhope, qui la fait se précipiter dans les abîmes pour savoir ce qu’il y a au fond, ni la modestie relative de Rahel de Varnhagen, heureuse d’exercer son influence sur un cercle d’amis choisis, contente d’être avec eux sur le pied de l’égalité et de leur exprimer librement ses pensées. Elle, au contraire, n’a qu’une pensée : dominer ; qu’une ambition : régner. Un désir de pouvoir mal déterminé et toujours enveloppé dans des vapeurs d’idéalisme perce en toutes ses paroles ; donnez à sa vie un but précis, retirez-la de ses études germaniques ; au lieu de ce monde de métaphysiciens et de poètes dans lequel elle a vécu, jetez-la dans un monde politique et tout d’action, et vous aurez aussitôt un chef de parti, un leader, à la façon de Mme Roland, par exemple. Donnez-lui une éducation catholique, strictement religieuse, et vous la verrez se soumettre aux plus terribles expériences, fonder ou réformer des ordres monastiques, et, toujours dominatrice, employer sa puissance de volonté à diriger le mystique troupeau des aines tourmentées et qui ont cherché le repos au fond des cloîtres. Au lieu de cette éducation littéraire exclusive à laquelle l’imprudence de son père l’avait condamnée, donnez-lui- une éducation plus gymnastique, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’éducation d’une amazone au lieu de l’éducation d’un scholar, et vous la verrez tenter les aventures les plus périlleuses, se retirer au désert pour y fonder des royaumes, essayer des entreprises politiques et militaires à la façon de celles de lady Stanhope. Mais les circonstances, les mœurs de son pays, son éducation, la médiocrité de sa fortune, ne permirent pas à Marguerite Fuller de se lancer à travers ces périls ; toute cette force anormale qui était en elle ne trouva point, heureusement peut-être pour sa mémoire, à s’exercer ; elle resta toujours à l’état latent ; ne pouvant se répandre à l’extérieur, elle mina sourdement sa vie morale et fit de son existence une longue fièvre. Marguerite dut se borner au rôle de muse et d’Égérie. Ai-je bien dit ? Non, ces mots, qui réveillent à l’esprit l’idée de quelque chose de persuasif, de modeste et de doux, ne lui conviennent pas ; même dans ce rôle d’inspiratrice, elle trouve toujours moyen de faire sentir sa supériorité et sa puissance ; il y a de la magicienne en elle, plus encore que de la muse et de la fée bienfaisante : éloquente, orgueilleuse, douée d’une grande puissance d’attraction et de magnétisme moral, elle nous apparaît, au milieu de son cortège d’amis, de métaphysiciens, de poètes, de vieillards blanchis dans l’étude, de jeunes enthousiastes, de femmes curieuses de choses intellectuelles, comme la Circé du monde littéraire américain et de l’école idéaliste.

Il faut, pour comprendre le caractère de Marguerite Fuller, avoir reconnu ce point essentiel, l’esprit de domination. Toutes ses paroles, toutes ses actions émanent de cet esprit et tournent autour de ce point unique. Pour celui qui n’a pas saisi ce vice originel ou cette vertu innée, comme on voudra l’appeler, ce caractère est des plus compliqués, il est tout-à-fait inexplicable. Maintenant que nous connaissons ce qui fait le fondement de son caractère, nous nous bornerons autant que possible à exposer, et la leçon morale, s’il y en a une, sortira bien mieux d’une simple analyse que d’une discussion.

Toutefois, avant d’entrer dans l’analyse de ces curieux mémoires, nous dirons quelques mots encore sur ces mémoires mêmes, sur les rédacteurs et metteurs en ordre des papiers de Marguerite. Les éditeurs sont au nombre de trois : l’un est le propre cousin de Marguerite, M. James Freeman Clarke ; le second est un homme célèbre, Ralph Waldo Emerson ; le troisième, à défaut de célébrité personnelle, porte un nom illustre, celui de Channing. Nous ne leur ferons pas un reproche de leurs réticences à certains endroits, nous ne leur demanderons pas compte des secrets qu’ils ont retenus et des faits qu’ils ont cachés, mais nous sommes en droit de leur reprocher la méthode qu’ils ont employée dans la rédaction de ces mémoires et le style singulier de la narration par laquelle ils ont soudé entre eux les fragmens laissés par Marguerite. En lisant ces pages écrites d’un style mystique, bizarre, presque occulte et cabalistique, on croirait lire la biographie non d’un être de chair et d’os, mais de quelque personnage fantastique venu des planètes ; ce n’est point la biographie d’une amie, on dirait bien plutôt la biographie d’un étranger mystérieux qui a passé parmi eux. Ils ont écrit cette biographie à la manière des Disciples de Saïs de Novalis et du Lara de Byron. Les voisins de Lara ne s’y seraient pas pris autrement pour raconter ce qu’ils savaient de son page mystérieux, les disciples de Saïs ne s’y prennent pas autrement pour expliquer les enseignemens et exposer la science du maître. Cette manière de raconter peut bien jeter le lecteur dans des suppositions sans fin et laisser son esprit dans une connaissance incomplète, propre à faciliter la rêverie ; mais elle ne convient nullement à la biographie. En second lieu, les éditeurs ont rompu l’unité de ces mémoires en se partageant la tâche ; chacun, dans son admiration pour Marguerite Fuller, a tenu à honneur de dire lui-même ce qu’il savait. C’est là un sentiment honorable sans doute ; mais, s’il augmente le livre de dithyrambes et de répétitions, il n’ajoute à leur œuvre ni faits nouveaux ni renseignemens, chacun venant à tour de rôle recommencer le portrait de Marguerite et reprendre le chant d’actions de graces et de louanges là où l’avait laissé celui qui avait parlé le premier. Celui certainement qui nous en apprend le plus, c’est Emerson, et il est fâcheux qu’il ne se soit pas chargé de la rédaction complète des mémoires. C’est Emerson qui a vu le plus clair dans ce caractère et qui nous en a dit les défauts avec le moins de réticences et de pruderie. Il est le plus sceptique, le plus défiant, et, pour résumer notre pensée d’un mot, le plus analyste des trois. Encore une fois, il est fâcheux que le livre n’ait pas été rédigé par lui seul ; il y eût gagné, et le caractère de Marguerite Fuller n’y eût rien perdu ; au contraire, les louanges et les admirations de MM. Clarke et Channing lui sont beaucoup plus nuisibles, car elles nous portent toujours à soupçonner que leur amitié leur a fermé les deux et les a empêchés, sinon de parler, au moins d’y voir clair.


I

Sarah Marguerite Fuller, fille aînée de Timothée Fuller et de Marguerite Crane, naquit le 23 mai 1810, à Cambridge-Port, dans le Massachusetts. Nous avons, écrits de la main de Marguerite et d’une manière quelque peu romanesque, ses premiers souvenirs d’enfance. Ces premières impressions sont décrites avec charme et vivacité. Toutefois un sentiment de tristesse et de morne ennui enveloppe ces souvenirs, qui, d’ordinaire, sont toujours si gracieux et qui ont toute la fraîcheur de l’eau à sa source, de la lumière à son aurore. Pour tous les hommes, quelle que soit plus tard la fatalité de leur existence ou la mesquine médiocrité de leur condition, les premiers jours de la vie au moins sont couverts et enveloppés d’une atmosphère magique, et les choses naturelles, qui ont alors tout le charme de la nouveauté, portent en nous des impressions de verdure, de couleur et de lumière ineffaçables. Leurs images s’impriment en nous en atones plus rayonnans, nous avons tous vu alors des rayons de soleil plus beaux que tous ceux que nous avons vus depuis, des neiges plus blanches, des arbres plus verts. Ces impressions, Marguerite les a ressenties comme tout le monde, mais elles ont été contrariées, et ces premiers jours de la vie ont été pour elle attristés. Son père, jurisconsulte distingué et homme politique, qui plus tard représenta au congrès des États-Unis le comté de Middlesex, n’était certainement pas un tyran, mais il peut être rangé au nombre de ces pères si nombreux qui ont pour leurs enfans beaucoup trop de zèle prématuré, et chez qui l’amour se change en ambition. Fils d’un clergyman du Massachusetts, il unissait en lui les derniers restes de la vieille austérité puritaine et le besoigneux esprit d’aujourd’hui. — C’était un homme dont les vues toutes temporelles se bornaient, nous dit sa fille, à être un citoyen honoré et avoir un foyer sur cette terre. Bon fils, bon frère, bon voisin, homme d’affaires des plus actifs, ajoute-t-elle, il faisait partie de cette classe d’hommes dont les circonstances ont fait parmi nous la majorité. — Oui, il était de la majorité, ce père imprudent, et comme il est arrivé si souvent, comme nous en avons eu tant d’exemples parmi nous, il contribua plus que personne par son imprudence à séparer sa fille de ; lui et à la repousser dans, la minorité.

Plus tard sans doute, il eut sujet de se repentir, lorsque sa fille, agitée d’ambitions dévorantes et possédée d’idées qu’il ne comprenait pas, fut devenue célèbre parlons les talens et tous les dons de l’homme alors peut-être ce fut à son tour de souhaiter pour sa fille une existence plus cachée et des dons plus modestes ; mais il n’était plus temps. À voir le ton discret avec lequel Marguerite parie de son père et l’affection plus discrète encore qu’elle témoigne à son égard toutes les fois qu’il est question de lui, elle dont tous les sentimens sont pleins d’exubérance, il est permis de croire qu’ils ne purent jamais s’entendre et que les secrets reproches qu’intérieurement ils s’adressaient glaçaient sur leurs lèvres l’expression de la tendresse. La tournure d’esprit de Marguerite, ses aspirations vers un idéal vague et indéterminé, ne durent être que bien peu du goût de ce père positif et pratique. Nous en avons la preuve dans une scène touchante et ci le sentiment paternel, long-temps refoulé, est forcé d’éclater ci d’implorer, pour ainsi dire, le pardon de son erreur. Nous sommes en 1835, au moment où Marguerite brillait de tout l’éclat de sa jeune célébrité et de son éloquence : elle tomba malade, et, pendant quelques jours, ses parens craignirent pour sa vie. « Pendant tout ce temps-là, dit Marguerite, ma mère me soignait jour et nuit, et m’abandonnait à peine un instant. Mon père, habituellement si peu prodigue de marques d’affection, fut amené par son anxiété à m’exprimer ses sentimens pour moi en termes plus forts qu’il ne l’avait fait de toute sa vie. Il pensait que je n’en reviendrais pas, et un matin, dans ma chambre, après quelques mots de conversation, il me dit : — Ma chère enfant, j’ai pensé à vous toute la nuit, et il ne me souvient pas que vous ayez fait aucune faute. Vous avez des défauts comme nous en avons tous, mais je ne connais point une seule faute qu’on puisse vous reprocher. — Ces paroles si étranges et si nouvelles chez lui m’affectèrent jusqu’aux larmes… La famille fui profondément émue par la ferveur de sa prière, le dimanche matin, lorsque je fus entrée en convalescence. — Il n’y a pas de place, disait-il, dans mon esprit pour une seule pensée pénible, puisque notre fille est rétablie. »

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que, dans l’expression de cette tendresse, il y ’a encore de la sévérité. Le père reste encore juge, et, bien qu’il témoigne d’un certain repentir, on sent là cependant je ne sais quelle hésitation et quelles réticences. De son côté, Marguerite, nous l’avons dit, est plus que réservée dans ses sentimens pour son père. Peut-être ne put-elle jamais lui pardonner d’avoir jeté dans son ame les germes de cette fièvre qui la dévora toute sa vie. Si Marguerite eût été laissée à sa propre nature, il est probable en effet que sa vie eût été tout autre. La mobilité inquiète, l’agitation nerveuse, l’activité maladive et sans but, eussent été remplacées par le calme, la sensibilité, la douceur. Au lieu de la prophétesse, nous aurions eu la femme, qui n’a jamais existé chez elle, car plus tard elle-même était embarrassée de dire à quel sexe appartenait sa nature. « .Elle avait trouvé, nous dit Emerson, quelques traits d’elle-même, à ce qu’elle assurait, dans une désagréable nouvelle de Balzac, le Livre mystique, où un personnage équivoque exerce alternativement une influence masculine et féminine sur les acteurs du récit. » Le père tua en elle la femme, et pour toujours. C’est un fait trop commun, hélas ! que cette imprudence des parens qui a des conséquences si funestes aujourd’hui plus que jamais, que cette inintelligence des inclinations naturelles des enfans qui plus tard a fait dire à plus d’un comme Marguerite aurait pu le dire d’elle-même : — Comment se fait-il donc que nous soyons du même sang ? Si nos ames étaient dépouillées de leur enveloppe charnelle et laissées à leurs affinités naturelles, elles ne se rencontreraient pas une seule fois dans tout le cours de l’éternité !

Son père lui donna, on ne voit trop pour quelle cause, une éducation classique, latine. Il l’astreignit à une telle discipline, à une si studieuse activité, que le corps plus robuste d’un garçon aurait à peine pu y résister. Pour elle, pas de distractions, pas de jeunes amies, pas de jeux enfantins ; dans cette triste maison, elle ne trouvait même pas les compagnons habituels des pauvres enfans solitaires : la maison propre, bien rangée, silencieuse, pleine d’un comfort uniforme, ne contenait pas d’animaux domestiques, pas de chat auprès du foyer, ni de chien bondissant dans les corridors et les cours. Aînée de la famille, elle avait perdu une jeune sueur qui eût pu lui servir de compagne. Lorsque, fatiguée de l’étude du latin, elle cherchait un délassement, elle n’en trouvait pas d’autre que ses livres ; elle les lisait avec ardeur et passion ; ils enflammaient encore davantage son jeune esprit, le remplissaient d’images chimériques et de visions mystiques. Encore ne pouvait-elle se livrer à cette unique distraction selon ses inclinations naturelles et ses goûts ; défense expresse lui avait été faite par son père de toucher aux romans et aux pièces de théâtre que la bibliothèque contenait. Pour tous les autres livres, elle pouvait s’en rassasier à volonté : depuis saint Augustin jusqu’à Helvétius, elle pouvait toucher à tout ; mais il lui fallait lire en cachette Shakspeare et Cervantes. Pourtant plusieurs fois la tentation fut plus forte que la crainte ; un dimanche, entre autres, blottie dans un coin du salon, elle lit Roméo et Juliette, lorsque son père lui demande « quel livre l’intéresse si vivement ? — Shakspeare, répondit l’enfant en levant à peine les yeux de la page qu’elle suivait. — Shakspeare, ce n’est pas un livre convenable pour un dimanche ; posez-le, et prenez-en un autre. — Je fis ce qui m’était ordonné, mais je ne pris pas d’autre livre. En retournant à ma place, les personnages de l’histoire que j’avais à peine commencée remplissaient mon cerveau et l’exaltaient. Je ne pus pas résister plus long-temps ; je me levai et repris le volume. Il y avait quelques personnes présentes, et j’avais déjà lu la moitié du drame avant que l’attention se fût de nouveau portée sur moi. — Qu’est-ce donc que cette enfant qui n’écoute pas ce qu’on lui commande ? dit ma tante. — Que lisez-vous ? dit mon père. — Shakspeare fut encore la réponse faite cette fois sur un ton quelque peu impatient. — Comment donc ! dit mon père avec colère ; puis, se modérant devant ses hôtes Donnez-moi le livre, et allez immédiatement au lit. »

C’était pour la jeune Marguerite une dure punition que d’aller au lit. Le sommeil n’y pouvait clore ses yeux ; le cauchemar seul la visitait, car la conséquence de l’absurde éducation que son père lui donnait avait été de troubler sa santé « et de faire d’elle, comme elle le dit très bien, un jeune prodige pendant le jour, et pendant la nuit une victime des illusions, des cauchemars, une somnambule et une visionnaire. » Son père la faisait travailler très avant dans la soirée, et lorsqu’arrivait l’heure du coucher, elle refusait, malgré ses fatigues, de se retirer ; personne ne comprenait pourquoi, et les tantes grondaient la méchante petite fille qui refusait d’aller au lit. « Mais ils ne savaient pas, dit Marguerite, qu’aussitôt la lumière éteinte, il me semblait voir des figures colossales s’avancer avec lenteur vers moi, leurs yeux se dilatant et leurs traits s’élargissant à mesure qu’elles s’approchaient. Ils ne savaient pas que, lorsque l’enfant s’endormait, c’était pour rêver de chevaux qui la foulaient aux pieds, d’arbres qui ruisselaient de sang, entre lesquels elle errait sans pouvoir s’enfuir. Quoi d’étonnant si l’enfant se levait et se promenait endormie et gémissante ! Une fois enfin ses parens l’entendirent, vinrent et la réveillèrent ; elle leur dit ce qu’elle avait rêvé, et son père lui ordonna durement de ne plus penser à de telles sottises, ou qu’elle deviendrait folle ; il ne savait pas qu’il était lui-même la cause de toutes ces horreurs nocturnes. »

À mesure qu’elle grandit, ces accès de somnambulisme se changent en maladies nerveuses de tout genre. Cette éducation ne mine pas seulement sa santé matérielle, elle dérange aussi l’équilibre des facultés intellectuelles ; l’intelligence abstraite domine désormais le sens pratique des réalités ; les visions du cauchemar disparaissent, mais la vision intérieure ne fait qu’augmenter. C’est à cette fausse direction première que Marguerite dut tous les vices de son esprit ; c’est cette étude prématurée du génie antique qui développa en elle l’orgueil démesuré devenu le fond de son caractère. Elle l’avouait elle-même plus tard et regrettait en termes excellens de n’avoir pas donné la préférence à la Bible sur les brillans génies de la Grèce et de Rome. « Je trouvais dans la Bible, disait-elle, toutes les obliquités morales du caractère humain confessées avec naïveté, tandis que les Grecs sont pleins de ressources pour expliquer et justifier tous les travers de notre esprit. » C’est à cette éducation qu’elle dut une certaine insociabilité qui ne la quitta jamais et qu’elle apportait dans les relations les plus intimes ; elle se ressentit toujours de sa solitude première, et au milieu de ses nombreux amis elle vivait comme dans une sorte d’isolement moral. Quand ils parlaient, c’était elle-même encore qu’elle écoutait, et il est trop visible qu’elle ne se servit jamais d’eux que comme d’échos dont chacun répétait ses propres paroles sur un ton différent. C’est cette éducation qui de bonne heure épuisa en elle la nature. Les facultés de Marguerite sont grandes, mais elles sont abstraites ; sa vie est irréprochable, mais elle est stérile ; un nuage métaphysique enveloppe toutes ses paroles ; ses actions manquent de spontanéité ; la puissance de création, de production, avait été tuée en germe chez elle. Tout ce qu’elle dit et écrit est brillant, mais aride, sec et impalpable ; c’est de la poussière de diamant qui étincelle sous le soleil. Marguerite peut être présentée comme le type des victimes de l’éducation ; sa riche nature, son organisation susceptible se trouvant comprimées, tout ce qu’il y avait en elle de facultés originales tourna à la singularité ; tout ce qu’il y avait de croyances dégénéra en superstitions.

Ce développement précoce de l’intelligence donna de bonne heure à Marguerite un certain idéal de perfection. Elle cherchait partout autour d’elle les hommes de Shakspeare et de Plutarque, et, à son grand regret, elle ne les trouvait pas ; la maison de son père, son foyer, sa famille, avaient quelque chose de mesquin, et tout y manquait de noblesse et de beauté. À l’église, à la promenade, elle ne remarque que sottise décente et vulgarité. Ses regards se promenaient avec froideur et dédain sur ce monde commun et sur cette populace qui n’avait d’autre mérite qu’une apparence comfortable, lorsqu’un jour ils s’arrêtèrent sur une personne inconnue, et dont l’aspect trahissait l’origine aristocratique. C’était une de ces ladies anglaises, « résultat lentement distillé des siècles nombreux de la civilisation et de la culture européenne. » Ce fut pour Marguerite comme une révélation ; devant elle, rivant et gracieux, se dressait le vague idéal de perfection rêvé confusément ébauché par son imagination d’enfant. La connaissance fut bientôt faite, et Marguerite, pendant tout le temps du séjour de la belle Anglaise, eut un lieu où elle put entretenir ses rêveries et satisfaire son besoin de pleurer sans être troublée par quelque mot impérieux. La sympathie était réciproque, et l’étrangère, durant son séjour aux États-Unis, ne forma avec personne de relations plus intimes qu’avec cette enfant ; Marguerite lui exprimait toute la poésie de l’Amérique, et sa personne faisait deviner à Marguerite toute la poésie de l’Europe. « Sur nos rivages, elle n’avait trouvé que des cités, des hommes et des femmes affairés, les mêmes buts donnés à la vie et les mêmes mœurs que dans son pays, moins cette élégante culture que sans doute elle estimait trop haut parce qu’elle était chez elle uni ; nécessité et une habitude ; mais, dans l’esprit de l’enfant, elle trouvait les fraîches prairies et les forêts immaculées après lesquelles elle avait tant soupiré. Et moi je voyais en elle les châteaux historiques, les grands parcs et les récits merveilleux du passé. »

Cette première amitié est un des événemens de la vie de Marguerite qui expliquent le mieux certains côtés de son caractère. Elle avait l’horreur la plus profonde de tout ce qui était vulgaire, et aurait voulu que la vie fût belle jusque dans ses moindres détails. L’amitié de la noble Anglaise, en lui fournissant un point de comparaison qui lui avait manqué jusqu’alors, lui expliqua l’aversion innée qu’elle s’était.sentie pour le trivial et le mesquin, et elle regretta toujours de n’avoir pas été élevée ailleurs que dans sa famille. « Vous ne sympathisiez pas jadis, écrivait-elle plus tard à M. Freeman Clarke, avec moi, lorsque je vous exprimais le regret de n’avoir pas été élevée parmi des personnes nobles et belles, au lieu d’avoir été élevée parmi ces trivialités et ces conflits mesquins qui ont rendu mon enfance une époque si haïssable à ma mémoire et à mes goûts. » L’aveu que fait ici Marguerite est des plus délicats ; il y a là comme une sorte de mépris de sa famille et de ses concitoyens ; pourtant, oserai-je le dire, Marguerite exprime un sentiment qui a été la cause parmi nous de bien des opinions erronées, sans que l’on s’en soit rendu compte. Autour de nous, la vie manque de beauté et de noblesse. Les occupations familières, les trivialités de l’existence pèsent sur nous de tout leur poids, et ne sont plus rehaussées comme autrefois, par un sentiment général du but de la vie ; elles ne disparaissent plus dans une passion supérieure et dominante. De cette absence de beauté et de noblesse proviennent en grande partie les écarts d’imagination chez une foule de jeunes esprits : j’ai souvent remarqué que beaucoup de jeunes socialistes étaient des aristocrates manqués, et que leurs opinions avaient eu pour cause déterminante la vulgarité des hommes parmi lesquels ils avaient été condamnés à vivre.

Le départ de l’étrangère qui avait été pour Marguerite une confidente et une amie fut un grand chagrin ; l’ennui, qui s’était éloigné pendant ces quelques mois, revint, apportant avec lui encore plus de soucis que par le passé. « Je ne sais ce qui tourmente cette enfant, dit un jour le père, elle n’est point malade, mais certainement elle devient idiote ; faisons-la changer d’air. » Et pour accomplir ce louable dessein, il la conduit au pensionnat de mistress Prescott, à Groton, dans le Massachusetts. Là, au milieu de ses jeunes compagnes, son caractère ne put se modifier, ni la fièvre intérieure qui la brûlait s’apaiser. Désormais le pli avait été donné à son ame, et la tournure excentrique de son esprit, qui n’avait pu se révéler dans la solitude absolue où elle avait vécu, se découvrit aussitôt qu’elle fut mise en contact avec une société nombreuse. Lélia au pensionnat n’a jamais dû être pour ses compagnes plus inexplicable que Marguerite Fuller. Elle donnait à ses jeunes amies le spectacle d’irrégularités d’humeur qui d’abord excitèrent en elles un vif mouvement de curiosité, mais qui bientôt les importunèrent. Bourrue et sensible, fantasque, passionnée, tantôt cherchant la solitude et leur faisant sentir son mépris, tantôt s’abandonnant à des accès de joie frénétique, elle avait alors le caractère que les Orientaux attribuent aux derviches tourneurs ; elle s’exaltait à la cadence de ses paroles, de son chant et de ses pas, et puis elle retombait sur elle-même, pleine de fièvre et de langueur. Son costume se distinguait toujours par quelque étrangeté qui, corrigée par la maîtresse de pension, reparaissait un instant après. Une fois entre autres, il lui prit la manie de mettre du fard à ses joues, manie qui menaçait de dégénérer en habitude, lorsqu’elle en fut corrigée par une très innocente plaisanterie de ses compagnes qui faillit avoir des conséquences fâcheuses. Un jour elle voit les pensionnaires venir à l’unanimité lui rire sous le nez, les joues chargées d’une rougeur inaccoutumée. Alors la colère s’empare d’elle ; une idée diabolique traverse son esprit ; elle se venge en secouant parmi ses compagnes des germes de haine, en excitant la jalousie et l’envie entre elles, en minant sourdement leurs relations affectueuses, jusqu’à ce qu’un beau soir, ses manœuvres perfides étant découvertes, elle se voie sommée de répondre aux accusations portées contre elle. Ce coup la frappa au cœur et la jeta dans un désespoir qui faillit l’emporter. Se voir accusée de mensonge, se sentir humiliée, inférieure en ce moment à toutes les personnes devant qui sa honte était étalée, c’était trop à la fois pour cette orgueilleuse enfant. Dès-lors, elle promit de rester toujours fidèle à la vérité et d’humilier sa fierté ; elle a tenu la première de ces promesses, mais, quant à la fierté, elle lui resta toujours.


II

Au sortir du pensionnat, Marguerite retourna chez ses parens, qui continuèrent d’habiter à Cambridge jusqu’en 1833, époque où ils allèrent demeurer à Groton. Représentons-nous Marguerite en ces années de première jeunesse et d’adolescence. Elle est alors ce qu’elle sera toute sa vie, cherchant et ne trouvant pas, inquiète, obligée de se nourrir, pour ainsi dire, de sa substance et de se dévorer elle-même, car jamais femme n’eut une destinée plus triste que Marguerite les occasions de se produire avec toute sa force lui échappèrent ; les grands événemens manquèrent à sa vie. Marguerite n’était point belle, et son aspect n’était rien moins que séduisant : des tics nerveux ridicules, un son de voix désagréable, un accent hautain, ce n’étaient point là des qualités capables de lui concilier les coeurs. « Tout repoussait en elle à première vue, dit Emerson, et lorsqu’elle me fut présentée pour la première fois, je dis en moi-même : Nous ne ferons jamais long ménage ensemble. Elle faisait une impression désagréable sur les personnes qui la voyaient pour la première fois, à ce point qu’on désirait n’être pas dans le même appartement qu’elle. » Marguerite savait tout cela, et elle en souffrait sans doute ; pourtant il lui fut donné de supporter sa laideur plus facilement qu’il n’est ordinaire aux autres femmes : la vie intérieure refroidit en elle les passions. De bonne heure d’ailleurs elle détourna le cours naturel des passions, et, au lieu de l’amour, rechercha l’amitié. Elle s’appliquait ces vers de Barry Cornwall : « Elle n’était ni belle, ni gracieuse, et n’avait, pour conquérir notre amour et gagner notre orgueil, des trésors ni de beauté ni d’esprit ; aucun amant n’avait songé à toucher son cœur, aucun poète ne la mêlait à ses rêves. Cependant nous l’avons perdue. Oh ! quelle perte ! »

Cette laideur était, il est vrai, corrigée par l’art qu’elle apportait dans sa manière de se vêtir ; elle était corrigée aussi, dit un de ses premiers amis, M. Henri Hedge, par sa blonde et épaisse chevelure, par sa danse brillante, par ses yeux actifs qui jetaient des regards perçans sur tous ceux avec lesquels elle conversait, et surtout par l’attitude gracieuse de sa tête et de son cou, qui étaient les traits les plus caractéristiques de son élégance personnelle. « À cette époque, ajoute-t-il pour compléter le portrait de Marguerite jeune, elle vous impressionnait comme une riche possibilité, et toute sa personne décelait une force puissante dont il était difficile de prédire la direction future. » La répulsion qu’elle excitait à première vue cessait bien vite lorsqu’on l’avait entendue causer. Dans la conversation, elle n’avait pas son égale en Amérique ; elle charmait moins pourtant qu’elle n’étonnait ; elle imposait ses jugemens plus qu’elle ne les insinuait : la réplique avec fille n’était point possible. Impérieuse et agressive, elle effrayait presque ses interlocuteurs, quand elle ne les blessait pas par quelque trait satirique inattendu, car elle aimait la plaisanterie, et l’épigramme ne lui déplaisait point ; elle a fait sans s’en douter un terrible aveu sur son caractère lorsqu’elle a dit qu’elle préférait l’esprit aigu et perçant comme une flèche à l’humour la plus naturelle et la plus naïve. Jamais personne n’a mieux fait un despotisme du charme de la parole.

Jamais personne non plus n’a fait de l’amitié un tel sujet d’études ; elle avait élevé ce sentiment à la hauteur d’un art : se créer des amis et en augmenter sans cesse le nombre devint sa principale occupation ; ses amis, voilà le fait important de toute sa vie. Elle en avait toute une armée, et elle exerçait sur eux l’influence d’une reine absolue. L’instinct de domination qui était en elle, cherchant à se faire jour et à s’exercer, avait trouvé dans la pratique de l’amitié son instrument, car, ainsi que nous l’avons dit, Marguerite était une reine sans royaume, et elle chercha toujours ce royaume ; sa vie peut se diviser en deux parties que l’on pourrait appeler : la première, progrès et apogée de l’orgueil de Marguerite Fuller ; — la seconde, affaissement et chute de cet orgueil. Elle avait bercé son enfance de chimères, et avait pensé pendant long-temps qu’elle n’était point la fille de ses parens, mais qu’elle était quelque princesse d’Europe, quelque Perdita confiée à leurs soins et qu’on ne pouvait tarder à leur réclamer. Elle aimait aussi à raconter comment son père, la voyant un jour marcher sous les pommiers du jardin, l’avait montrée à sa sœur, en la saluant de ce mot du poète latin, incedit regina. Le royaume toujours attendu ne vint jamais, mais il lui restait la puissance de se créer des sujets : elle en usait, et, selon nous, elle en abusa. Il nous est impossible d’accepter à ce sujet l’enthousiasme de ses amis. De leur récit dithyrambique, il ressort trop pour nous qu’elle n’apportait pas dans ces relations toute la bonté, tout l’abandon et toute la charité qui leur donnent leur véritable prix. Ses amis n’étaient jamais ni encouragés, ni soutenus ; ils étaient inflexiblement jugés ; leurs actions étaient pesées ; pas le moindre mensonge ne venait les abuser sur leur mérite ; son amitié était mathématiquement proportionnée à la valeur intrinsèque de chacun. Une curiosité singulière du caractère d’autrui l’avait amenée à un sentiment vif, exact du mérite personnel ; elle distinguait nettement ceux qui étaient dignes de confiance et d’intérêt, et puis elle agissait sur eux avec le magnétisme moral dont elle était douée. Sa puissance d’attraction était remarquable, et ceux qu’elle avait une fois enchaînés ne lui échappaient plus : ils étaient ses sujets, et elle les promenait triomphalement à sa suite.

Marguerite Fuller a passé ainsi quinze années environ, escortée par la jeunesse, la beauté, le talent et la vertu. Humbles esclaves, souvent ses amis sentaient leur dépendance et essayaient de s’enfuir ; vains efforts, elle les rattrapait toujours. M. James Freeman Clarkecite l’exemple d’une dame qui avait rompu avec elle, et qui quelques années après lui était plus étroitement unie que jamais. Elle avait des amis pour toutes les émotions et les affections de la vie, car elle ne les unissait pas tous également dans un même amour ; elle avait le talent de les maintenir chacun dans une place séparée et de ne pas les confondre. « Comme un Paganini moral, dit M. Clarke, elle excellait à tirer de chacun d’eux sa musique particulière. » On n’entrait pas de plain pied dans soit amitié : il fallait subir auparavant des épreuves nombreuses ; pour que Marguerite élevât les personnes qui l’entouraient au rang de ses amis, il fallait qu’elles commençassent d’abord par proclamer tacitement leur infériorité, et qu’il y eût inégalité dans les relations. « Excusez mes doutes et mon égoïste arrogance, écrivait-elle à son cousin, M. Freeman Clarke ; ceux qui ont cherché mon amitié et que j’ai souvent aimés avec le plus de sincérité ont dû toujours apprendre à se contenter de cette inégalité dans les relations que je n’ai jamais cherché à cacher. Souffrez que je vous connaisse. » On était à peu près sûr de conquérir l’amitié de Marguerite, si l’on n’était pas satisfait de la routine ordinaire de sa vie, si on aspirait à quelque chose de meilleur, de plus haut que ce qu’on avait atteint ; mais malheur à celui qui laissait percer quelques indices d’une nature vulgaire ! elle n’avait pas pour lui assez de mépris, et son sarcasme direct et amer le clouait muet à sa place. Inexorable à cet endroit, il lui arriva trop souvent d’humilier des natures modestes et de les traiter avec un dédain qui un jour lui valut cette sévère remontrance du docteur Channing « Miss Fuller, lorsque je pense que vous méprisez miss ***, qui a tant désiré être ce que vous êtes, qu’elle connaît votre mépris, et qu’elle vous aime néanmoins, je pense que sa place dans le ciel sera très haute en vérité. » - « L’orgueil de Marguerite était le plus colossal, dit Emerson, qu’on ait vu depuis Scaliger. Elle disait à ses amis le plus froidement du monde : -Je connais maintenant tous les gens qui méritent d’être connus en Amérique, et je n’ai point trouvé d’intelligence comparable à la mienne. — En vain, dans une certaine occasion, j’exprimai mon respect pour un jeune homme de génie et ma curiosité de son avenir : — Ah ! non, me répondit-elle ; elle connaissait intimement son intelligence, et je lui faisais du tort en l’appréciant outre mesure. » - Mais cet orgueil avait trouvé sa punition, et il avait donné naissance dans son esprit à la superstition, qui s’attachait à cette superbe confiance en soi comme le lierre parasite au tronc du chêne altier.


« Marguerite, dit encore Emerson, avait une inclination à croire aux pierres précieuses, aux chiffres, aux talismans, aux présages, aux coïncidences, aux anniversaires, à l’influence du jour de la naissance ; elle avait un amour spécial pour la planète Jupiter, et la croyance que le mois de septembre ne lui était pas favorable. Elle n’oublia jamais que son nom, Marguerite, signifiait perle. Lorsque, pour la première fois, me dit-elle un jour, je remarquai le mot Léila, je compris, d’après l’aspect et le son de ce nom, que c’était le mien, je compris qu’il signifiait nuit, — la nuit qui fait jaillir les étoiles, comme le chagrin fait jaillir les vérités. Elle estimait les sortilèges, tentait souvent les sorts bibliques, et mainte fois le hasard lui donna des réponses mémorables. Elle faisait subir cette épreuve du sort à tout livre nouvellement lu qui l’avait intéressée, afin de savoir s’il n’avait rien de personnel à lui dire, et, comme il arrive à de telles personnes, l’événement justifiait toujours ces révélations du hasard. Elle avait choisi l’escarboucle pour sa pierre favorite, et lorsque quelqu’un de ses amis devait lui faire présent d’un diamant, c’était toujours celui-là qui était le préféré. Elle croyait à la vérité d’une opinion qu’elle avait lue quelque part sur le sexe des escarboucles : la femelle jette ses rayons au dehors, le mâle les garde au dedans de lui. — Mon diamant, disait-elle, est le mâle. — Elle voyait une harmonie préalable dans les noms de ses amis personnels aussi bien que de ses favoris de l’histoire, dans le prénom de Swedenborg par exemple (Emmanuel), et dans le nom du chef des rose-croix (Rosencrantz). »


Il est inutile de dire après cela qu’elle croyait à tous les mystères de la démonologie, à la signification des songes, au symbolisme des plantes et des fleurs. Superstitieuse comme un adepte de l’école d’Alexandrie ou un philosophe de la renaissance, elle avait le même genre d’élévation d’esprit et de noblesse de caractère que tous ces illustres crédules du IIIe ou du XVIe siècle. « Dans ses pratiques et ses croyances, Marguerite était quelque peu païenne, » dit Emerson, et il s’en étonne ; mais lui qui est habitué à l’étude des choses morales et à l’analyse des combinaisons spirituelles, comment ne sait-il pas que la superstition marche toujours sur les pas de l’orgueil ? Pourquoi Marguerite n’aurait-elle pas cru que le hasard s’intéressait à elle et n’aurait-elle pas trouvé des relations mystérieuses entre sa personne et les choses les plus éloignées ? Celui qui s’est habitué à se considérer comme le premier des hommes, comme le point culminant du monde, doit croire naturellement que tous les phénomènes de la nature et de l’ame ont un rapport avec sa destinée et n’existent que pour lui. Puissances amies ou ennemies, toutes les forces de la nature nous semblent alors aux aguets pour nous surveiller, nous protéger, nous tendre des piéges ou nous envoyer des avertissemens. De plus grands génies que Marguerite y ont cru ; tous ceux surtout qui ont eu comme elle l’esprit de domination et d’orgueil, un Wallenstein, un Bonaparte même, n’ont pas été plus qu’elle exempts de superstitions et de folles croyances. La superstition sera toujours la compagne la plus fidèle de l’orgueil, comme la foi sera toujours l’enfant de l’humilité. Or, une fois sortie de son vague stoïcisme, la religion de Marguerite était en vérité peu de chose, et, quant à l’humilité, elle n’en eut jamais ; lorsqu’il lui était arrivé, ce qui était assez fréquent, de blesser quelqu’un de ses amis, souvent elle chercha à réparer son injustice et sollicita même son pardon ; « mais, nous dit Emerson, c’était toujours par arrière-pensée, jamais par humilité, qu’elle faisait ainsi abnégation de sa fierté. »

L’amour n’a guère de place dans la vie de Marguerite ; l’amitié, élevée à la hauteur d’une science et d’un art, l’occupa seule. Elle n’a aimé qu’une fois, quelque temps avant l’accident qui termina sa vie, à une époque où son orgueil avait été entamé et lassé par l’âge, par la maladie, par le chagrin. « Je puis dire, écrivait-elle en 1839, que je n’ai jamais aimé. Seulement je vois réfléchi dans les nuages tout ce que ma vie aurait pu être. Ainsi que dans une chambre noire, je vois ce que j’aurais pu sentir comme enfant, comme femme, comme mère, mais je n’ai jamais expérimenté en réalité les étroites affections de la vie. Cependant j’ai été pour beaucoup une sœur, — un frère pour beaucoup d’autres, — une nourrice vigilante pour de bien plus nombreux encore. » Cette absence de passions peut étonner au premier abord chez une nature aussi ardente ; mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on verra qu’il était nécessaire que l’amour ne marquât point dans sa vie pour conserver à son caractère toute sa fierté. Les Amazones proscrivaient leurs époux et tuaient leurs enfans mâles ; du moment où elles s’étaient constituées en république et qu’elles avaient le goût de la domination, c’était peut-être ce qu’il y avait à faire de plus honorable et de moins monstrueux. Avec sa passion du pouvoir, Marguerite ne pouvait s’accommoder de cette autre passion qui réclame avant tout l’abnégation. Elle n’aurait pu chercher dans l’amour que ce qu’elle cherchait dans l’amitié, la curiosité et la royauté ; or, toutes les fois que la curiosité se mêle aux choses de l’amour, cette dernière passion prend un caractère diabolique et presque déshonorant. Marguerite d’ailleurs avait médité l’histoire de Psyché, et la commentait éloquemment ; elle savait donc tout ce qu’a de fatal la curiosité apportée dans l’amour, même naïvement. Alors qu’elle était toute jeune fille, elle a tracé son idéal d’époux, d’amant ou d’ami ; mais là, comme toujours, c’est l’ambition et l’esprit de domination qui percent seuls. Elle n’imagine pas, comme le ferait toute autre personne, comme l’a fait tout le monde, un idéal de perfection devant lequel on s’arrête en contemplation et en extase. Non, elle imagine un être imparfait qu’elle formerait elle-même, qu’elle comblerait de ses dons, et à qui elle enseignerait la pratique de ses propres vertus. Nous traduisons cette page curieuse qui en apprend plus sur ce caractère que tout ce que nous pourrions dire :

« J’ai grandement souhaité de voir parmi nous une personne de génie telle que le XIXe siècle pourrait en produire ; j’avais imaginé une personne douée par la nature de ce sens pénétrant de la beauté et de cette capacité de désir qui donnent à l’ame l’amour et l’ambition. J’aurais désiré que cette personne pût arriver à la virilité solitaire, j’aurais voulu la placer dans une situation si obscure et si retirée, qu’elle eût été obligée de se tenir à l’écart de toutes les choses environnantes, mais sans nourrir en elle-même aucun sentiment amer de son isolement. Je l’aurais voulu voir marcher d’un pas ferme, nourrissant dans son ame un amour sincère, confiante dans l’espérance que, si elle cherchait à pousser toujours plus avant dans la perfection son existence, la destinée lui fournirait, à l’heure convenable, l’atmosphère et l’orbite nécessaires à sa vie et à son action. Je l’aurais voulu voir adorer, mais non pas d’une manière fiévreuse, les brillans fantômes enfans de son esprit, et penser qu’ils n’étaient que les ombres des choses extérieures qu’elle rencontrerait plus tard. Alors que cette vigoureuse croissance intellectuelle aurait eu conduit son énergie à la virilité, j’aurais voulu lancer cet être dans le monde des réalités, le cœur passionné pour la perfection de toute l’ardeur d’un immortel, les yeux errant de tous côtés pour la découvrir. J’aurais voulu qu’il pût concentrer sur un seul point enflammé toutes ces convictions asphyxiantes et desséchantes qui, dans la routine ordinaire de la vie, submergent l’ame lentement, mais graduellement ; qu’il pût souffrir dans un court espace de temps toutes ces agonies du désappointement amené par sa confiance et son impatience, — et je pensais qu’alors un tel homme pourrait devenir un type d’orgueil, de puissance et de gloire, devenir un centre autour duquel pourraient se rallier tous les cœurs inquiets et lassés, un homme capable d’agir comme interprète du désir commun que laisseraient échapper autour de lui tous ces regards au langage divers. »

III

Le caractère de Marguerite est infiniment plus remarquable que ses écrits. Lorsque, pour la première fois, nous parlâmes ici même d’Emerson[1], il nous arriva de citer une phrase que nous venions de rencontrer dans les deux petits volumes intitulés Papers on Litterature and Art ; nous étions loin de nous douter que ce fût une femme de talent qui avait écrit ces pages élégantes, mais d’un style uniformément fleuri. Nous avons cité aussi une autre fois[2] deux sonnets adressés à Mozart, à Beethoven, et où éclate un vif sentiment des beautés des deux grands maîtres ; mais nous n’avons pas de peine à nous rendre à l’opinion de M. Hedge : les livres de Marguerite ne lui rendent qu’une justice incomplète. Elle n’avait tout son charme et tout son éclat que dans la conversation. Ses lettres, ses fragmens, ses notes critiques, remarquables par l’exubérance des images, manquent de netteté et se perdent dans la phrase. Était-elle capable de faire mieux, si elle y eût apporté moins de précipitation ? Cela est douteux. Marguerite n’était pas artiste ; elle manquait de cette patience dans l’exécution qui est nécessaire à l’écrivain et à l’artiste ; sa nature nerveuse, impressionnable, ne pouvait s’assujettir à un travail assidu. Ce fut pour elle une triste époque que celle où elle fut obligée par la médiocrité de sa fortune de faire usage de sa plume. Appelée à New-York par Horace Greeley, en 1844, pour coopérer à la rédaction du New-York Tribune, il lui fut toujours impossible de s’astreindre au travail mécanique du journalisme ; sa pensée n’était éveillée, ses facultés n’étaient en jeu qu’à de certaines heures et à de certains momens.

Les notes critiques de Marguerite, remarquables quelquefois, sont beaucoup moins des jugemens que des sensations. C’est là d’ailleurs un des caractères de la littérature féminine : les femmes prennent volontiers pour des pensées l’expression du plaisir qu’elles ont éprouvé, et leurs sensations pour critérium ; Mme de Staël elle-même n’est pas exempte de ce défaut. Les lettres et les fragmens de Marguerite Fuller roulent tous sur un même sujet, l’état intérieur de son ame, ses voeux, ses désirs, ses illusions et ses désillusions ; ils ont tous le caractère qui n déjà été remarqué dans la correspondance de Mme de Varnhagen, un caractère subjectif. » Ces lettres, remarque judicieusement Emerson, sont des pages remplies jusqu’au bord d’une éloquence chaude et fleurie ; l’œil, en les parcourant, est arrêté par des mots magiques : saphir, héliotrope, dragon, aloès, magna dea, limbes, étoiles et purgatoire ; mais, lorsqu’on cherche la pensée réelle, elle échappe, et tous ces mots charmans ne se rapportent à aucun fait universel. » Quelques passages pris çà et là feront juger du ton habituel de ces lettres et de ces fragmens ; nous ne donnons pas ces citations comme un extrait des meilleures choses que contiennent ces notes, mais comme un spécimen et un simple fac-simile du tour de sa pensée et de son éloquence :

« Un homme dont l’esprit est plein d’erreurs peut par cela même nous donner le sentiment naturel de la vérité.

« La virginité du cœur, que je crois essentielle pour ressentir un véritable amour dans sa force et dans sa pureté, peut être pervertie par des excursions trop insouciantes dans le royaume de l’imagination.

« Mieux vaut, disait Apolionius, entrer dans une petite chapelle pour y voir une statue d’or et d’ivoire que dans un grand temple pour y trouver une grossière figure en terre cuite. Combien de fois, délaissant avec dégoût les prétendues grandes affaires des hommes, ne nous est-il pas arrivé de trouver des traces de visite des anges dans les scènes paisibles du foyer domestique !

« Comme l’amitié est représentée dans la littérature d’une façon variée ! Quelquefois les deux amis, séparés par la distance, allument des signaux pour s’apprendre qu’ils sont constans, vigilans, et qu’ils ont trouvé le bonheur dans leurs demeures respectives. D’autres fois, ce sont deux pèlerins qui s’en vont par différentes routes honorer le même saint, et qui se rappellent mutuellement combien ils ont donné d’aumônes, comment ils ont appris la sagesse, à combien de châsses ils ont prié sur la route. D’autres fois encore, ce sont deux chevaliers qui se disent adieu en pressant leurs mains sans taches, qui chevauchent chacun dans le sentier préféré pour témoigner de leur esprit noblement audacieux, et redresser les torts dans tout l’univers, et qui se rencontrent encore pour se prêter un secours inespéré dans une heure de péril, ou pour partager, pleins d’une joyeuse surprise, un frugal banquet sur l’herbe de la pelouse, en face des clairières de la forêt. D’autres fois enfin, ce sont les possesseurs de deux propriétés voisines qui ont des entrevues le soir pour se communiquer leurs plans et leurs espérances, ou pour étudier ensemble les étoiles ; si l’un d’eux est occupé, il le déclare simplement ; ils partagent cordialement leurs joies, échangent franchement le blâme et la louange, et se font part de leurs gains en toute bonne camaraderie de voisinage. »


Les connaissances littéraires de Marguerite étaient nombreuses et variées : les littératures française, italienne, espagnole, anglaise, allemande, lui étaient familières, sans parler des littératures latine et grecque, dont son enfance avait été nourrie ; elle aimait et sentait les arts plastiques, mais la musique était l’art préféré par elle, et Beethoven, aux mânes duquel elle adressait des lettres enthousiastes, folles et passionnées, — comme Bettina en écrivait à Goethe vivant et presque présent à ses côtés, — était le maître qui allait pour elle avant tous les autres, avant Platon et Shakspeare, avant Cervantes et Jean-Paul. Le fonds de sa science est d’ailleurs tout germanique ; c’est à la philosophie allemande qu’elle doit son esprit enthousiaste et aventureux, ses idées de réforme et ses espérances d’idéal réalisé sur la terre. Cet enthousiasme n’est pas une maladie qui lui soit particulière, c’est un enthousiasme partagé par ses compatriotes, et qui se répand et se propage de plus en plus aux États-Unis. Toutes les fantaisies philosophiques, tous les rêves que nous étions habitués à considérer comme habitant exclusivement l’autre côté du Rhin, nous reviennent depuis maintes années du Nouveau-Monde avec un air de brutale naïveté et d’idéale gaucherie. Les Américains sont gloutons de science et d’instruction, et ils se précipitent avec empressement sur la première nourriture qui leur est présentée. C’est ainsi qu’il faut expliquer le succès qu’ont obtenu aux États-Unis certains livres et certains systèmes dont on leur prêche chaque jour l’étude, et qu’ils se garderont bien d’appliquer. Tant que les doctrines socialistes, par exemple, leur ont été présentées sous la forme brutale du mormonisme, ils ont reculé avec dégoût devant cette caricature du christianisme protestant et cette excroissance corrompue des doctrines qui les font vivre et qui leur sont propres ; mais, lorsqu’elles leur sont présentées sous une forme alambiquée et sophistique qui bouleverse leur imagination et étonne leur raison encore inculte, l’amour, et l’on pourrait dire la rage de la science et de l’instruction fait qu’ils les adoptent sans examen et sans défiance. Marguerite Fuller a contribué plus que personne à exciter en eux ce désir de connaître et de savoir ; elle leur a versé plus que personne les breuvages enchantés ; quelques-uns étaient d’une nature équivoque, il faut en convenir, mais pour la plupart ils furent salutaires. Elle a exercé sur le monde littéraire américain une immense influence, et tous ceux qui se sont approchés d’elle se sont retirés avec des idées et des inclinations autres que les vieilles idées et les vieilles inclinations américaines.

L’influence de Marguerite Fuller, ainsi que nous le montrerons, a été réelle et salutaire ; elle contribua à faire circuler dans l’atmosphère intellectuelle de l’Amérique un courant nouveau de spiritualisme et de stoïcisme. Toutefois, avant de montrer cette influence dans ce qu’elle a de réellement remarquable, disons qu’il y a encore en elle bien des singularités équivoques. En dépit de toute sa science européenne, Marguerite reste Américaine et emploie parfois, pour arriver à ses fins, les plus singuliers procédés. Nous ne connaissons aucun fait qui donne mieux l’idée de cette gloutonnerie intellectuelle américaine dont nous parlions tout à l’heure que les conversations de Marguerite et son enseignement privé aux dames de Boston. Durant l’automne de 1839, une idée étrange traverse son esprit, et elle écrit à mistress George Ri pley une lettre, — disons mieux, une circulaire et un prospectus, — dans laquelle elle expose un plan de conférences littéraires tenant le milieu entre les cours publics et les conversations intimes, et destinées spécialement aux dames et aux demoiselles de Boston. Dans ces conférences étaient traités les sujets les plus élevés et les questions les plus intéressantes de la religion, de la philosophie et de l’art. Chacune des assistantes pouvait prendre la parole, exposer ses doutes, ses propres pensées sur les sujets en discussion ; Marguerite y jouait le double rôle d’initiateur et de révélateur : c’était elle qui mettait en avant les thèmes et sujets sur lesquels devait rouler la conversation, elle qui intervenait pour lever les doutes et pour résoudre les questions en litige. Ses jugemens étaient toujours des arrêts ; lorsqu’elle avait parlé, la difficulté n’existait plus : le maître avait dit. Vingt-cinq dames assemblées dans les salons de miss Peabody composèrent d’abord le personnel de ces conférences ; plus tard, le nombre monta jusqu’à trente. Les règlemens, qui interdisaient aux hommes l’entrée de ces réunions, furent moins rigoureusement observés, et peu à peu les frères, les époux et les amis furent admis à venir quelquefois mêler leurs opinions à celles de leurs sœurs ou de leurs femmes. Ces soirées littéraires, qui avaient lieu une fois par semaine, durèrent six années entières, depuis 1839 jusqu’en 1844, époque où Marguerite alla résider à New-York. Rien ne ressemble davantage aux conversations de l’hôtel de Rambouillet ; la carte du Tendre, l’analyse des sentimens amoureux, la chasteté alambiquée, la candeur précieuse, la naïveté pédagogique, l’alexandrinisme porté dans les affections humaines et dans les relations de la vie, tous ces défauts de l’hôtel de Rambouillet se trouvent dans les salons de miss Peabody sous une autre forme, sous la forme possible au XIXe siècle. Tout tourne à la philosophie symbolique, comme à l’hôtel de Rambouillet tout tournait à l’analyse des sentimens. mous avons la philosophie de la danse au lieu de la philosophie des billets doux ; enfin, au lieu d’avoir, comme au XVIIe siècle, le commentaire du Banquet de Platon, nous avons ici le commentaire du Timée du même philosophe. La création et ses lois sont appréciées comme l’amour platonique était apprécié par Mlle de Scudéry. Tout se passe des deux côtés, dernière ressemblance, avec discrétion, réserve, pruderie et honnêteté parfaite. À ce point de vue, Marguerite nous apparaît comme une Julie d’Angennes américaine, et sous la forme que peut revêtir une Julie d’Angennes dans le siècle qui a produit lady Stanhope, George Sand et Bettina. Ces conversations sont tout simplement bizarres ; mais elles sont curieuses en ce que la nature de la femme s’y révèle toujours au milieu des élucubrations pédantesques ; on y discute des questions familières à la femme, des questions de danse et de maintien, et, si nous osons parler ainsi, des chiffons philosophiques. Ainsi nous avons l’esthétique de toutes les danses connues depuis la gavotte jusqu’au fandango, et, lorsque la conversation veut s’élever et qu’elle roule sur des sujets importans, la douce, impressionnable, capricieuse nature de la femme s’y révèle par quelque naïve absurdité, comme, par exemple, dans cette soirée où cette question étant agitée : Qu’est-ce que la vie ? — une certaine miss C… fait cette absurde,.charmante et très féminine réponse : La vie, c’est rire et pleurer, selon notre organisation.

Mais l’influence véritable de Marguerite n’était pas cette influence qu’elle devait simplement à sa conversation et au magnétisme temporaire qu’elle exerçait sur toutes les sociétés où elle se trouvait un moment, influence comparable à celle du grand acteur ou du grand chanteur, et qui disparut avec elle : c’est l’influence qu’elle a exercée sur l’école transcendentaliste américaine ; celle-là a porté ses fruits, et en porte toujours de nouveaux ; , elle lui a survécu, c’est là son titre de gloire. Qu’est-ce donc que l’école transcendentaliste ? Lorsque les vieilles doctrines américaines sous l’influence desquelles avait été fondée la république des États-Unis furent tombées en désuétude, lorsque ce mélange utilitaire, pratique, des doctrines de Loche et de Voltaire combinées avec l’esprit protestant, mélange dont Franklin a été le représentant le plus remarquable, eut perdu tous ses interprètes, tous les esprits jeunes, instruits et doués d’élévation ne trouvèrent plus aucune doctrine traditionnelle a laquelle ils pussent se rattacher. Partout autour d’eux régnait la timidité propre aux doctrines vieillies, même à celles qui à leur début s’étaient montrées les plus hardies et les plus téméraires. Deux sectes seules avaient encore cet esprit d’effusion et cette audace qui plaît à la jeunesse : les sectes des unitaires et des swedenborgiens. Instinctivement, ce furent à celles-là qu’ils se rattachèrent. L’unitarisme soumettant à l’examen tous les dogmes et n’exceptant de ce contrôle que la divinité de Jésus-Christ, ils trouvèrent en lui cette liberté spirituelle si désirée de la jeunesse impatiente de toute autorité, et, dans le swedenborgianisme, ils trouvèrent tous les horizons merveilleux propres à développer la rêverie religieuse. D’ailleurs, à défaut d’idées, n’avaient-ils pas des instincts ? Pourquoi ces instincts, qui étaient en eux, ne leur tiendraient-ils pas lieu de guide, et pourquoi leur désir du bien idéal ne leur servirait-il pas de critérium ? C’est le parti auquel ils s’arrêtèrent ; en s’interrogeant, il se trouva que leurs instincts étaient absolument les mêmes que ceux de leurs frères et de leurs parens ; ils ne différaient que par la tendance et le degré de puissance et d’impulsion. C’était l’instinct américain qui était en eux, instinct d’énergie et de confiance absolue qui leur criait à tous : Ose, sois, confie-toi en toi-même, en sorte que, malgré leur répugnance pour le spectacle qui les entourait et les mœurs grossières qui s’étalaient devant eux, ils revenaient encore à l’esprit national de leurs pères, et se trouvaient ramenés vers la tradition au moment même où ils désiraient le plus rompre avec elle. Ils s’appuyaient ainsi sur l’esprit patriotique malgré leurs tendances cosmopolites ; en ce sens, l’école transcendentaliste est foncièrement américaine. Ils dégrossirent cet instinct de race par la culture européenne, et choisirent pour guides, dans les audacieuses explorations auquelles il les entraînait, les plus aventureux pilotes philosophiques modernes, Schelling et Hegel, Schleiermacher et de Wette, Novalis, Mme de Staël, Cousin, Coleridge, Carlyle. Ainsi armés, ils déclarèrent la guerre aux préjugés et aux idées régnans en Amérique au nom même des instincts américains ; ils reprochèrent à ces idées de pervertir, d’amollir et de matérialiser ces instincts virils, ils en prirent à témoin toute la science européenne, et sommèrent les philosophies anciennes et modernes de répondre de la vérité de leurs assertions et de faire entendre à leur pays que les tendances américaines étaient contraires au but de la vie tel que l’avaient déterminé les sages et les esprits religieux de tous les âges. Le sens de cette réaction philosophique a été parfaitement expliqué par Marguerite elle-même :

« Depuis la révolution, il y a eu peu de circonstances dans l’histoire de notre pays capables de mettre en jeu les sentimens élevés. E ne continuelle prospérité a le même effet sur les nations que sur les individus : elle laisse sans les développer les plus nobles facultés. La nécessité de développer les ressources matérielles sur une vaste étendue de pays, la fièvre politique et commerciale inséparable de nos institutions, tendent à fixer les yeux des hommes sur ce qui est local et temporaire, sur les avantages extérieurs de leur condition. La diffusion superficielle des connaissances est plutôt faite pour vulgariser que pour élever l’esprit d’une nation en privant les hommes d’une autre sorte d’éducation, celle qui est acquise par les sentimens de respect, et en amenant les multitudes à se croire capables de juger ce qu’elles ne font que distinguer obscurément. Elles voient une large surface, et elles oublient la différence qu’il y a entre voir et savoir. En un mot, la tendance des circonstances a été de faire de nous un peuple superficiel, irrévérencieux, et plus soucieux de gagner sa vie que de vivre moralement et spirituellement… La Nouvelle-Angleterre est assez vieille maintenant, et quelques-uns de ses enfans ont assez de loisir pour s’inquiéter de tout cela. La conséquence immédiate chez une petite minorité est une violente réaction contre un mode de culture qui porte de tels fruits. Quelques-uns d’entre nous voient que la liberté politique ne produit pas nécessairement la libéralité de l’esprit, que la liberté religieuse n’engendre pas une religion plus vitale, et, comprenant que ces changemens extérieurs ne peuvent s’opérer que par un changement moral intérieur, ils s’efforcent d’aiguillonner et de piquer l’ame au vif, afin qu’elle puisse opérer ces changemens extérieurs. Dégoûtés par la vulgarité d’une aristocratie commerciale, ils deviennent des radicaux ; dégoûtés des œuvres matérialistes de la religion rationnelle, ils deviennent mystiques. Ils se querellent avec tout ce qui est, parce que tout ce qui est n’est pas assez spirituel. »

Voilà le but que se proposa l’école transcendentaliste, telles étaient ses tendances ; mais avant que Marguerite fût devenue l’ame de cette école, on peut dire qu’elle n’existait pas. Ces jeunes gens passionnés et instruits se trouvaient tous avoir les mêmes tendances et le même esprit, mais ils étaient séparés les uns des autres par la distance, par la profession, par le caractère ; ils offraient comme les membres et les fragmens épars d’une école. Marguerite les réunit tous autour d’elle, et, selon un mot d’Emerson, elle les portait en quelque sorte suspendus à son cou comme un collier de diamans. À ses côtés vinrent se grouper à diverses reprises le docteur Channing, Emerson, Théodore Parker, le romancier Nathaniel Hawthorne, le poète Dana. L’influence que sa conversation a pu avoir sur eux n’est pas contestable, mais elle n’est pas exactement appréciable. Probablement Marguerite fut la pierre de touche où ils vinrent tous essayer la valeur de leur pensée, heureux lorsqu’ils s’en retournaient convaincus qu’elle n’était point d’un faux métal. Probablement elle fit cesser en eux tous les doutes que chacun porte en soi sur la direction qu’il a donnée à sa pensée ; elle les confirma dans leurs idées, les engagea plus profondément encore qu’ils n’auraient osé s’engager eux-mêmes dans leurs opinions, fit pénétrer en eux la conviction que leurs instincts étaient vrais, et qu’ils ne s’étaient point trompés. Nous n’avons d’autre témoignage de cette influence que les admirations de ses amis, mais celui-là suffit pour nous montrer combien elle fut profonde. C’est là une de ces forces incalculables et dont les témoignages écrits, quelque nombreux qu’ils fussent, ne pourraient donner qu’une faible idée, car c’est une de ces forces qui agissent, non pas sur l’intelligence abstraite et analytique, comme peut le faire un livre, mais directement, sur l’être vivant tout entier, sur son intelligence, son imagination, ses sens même, qui défient le scepticisme et empêchent l’analyse, car elles éclairent avec la rapidité subite d’un météore et frappent, si nous pouvons nous exprimer ainsi, avec tout l’inattendu de la foudre. C’est une de ces forces contre lesquelles la volonté ne peut rien, qui se saisissent de l’ame et l’enserrent dans d’invisibles filets. Outre cette influence insaisissable, que nous comprenons très bien, mais dont il est impossible de montrer les effets précis, Marguerite en eut une plus matérielle en quelque sorte, elle aida l’école de sa plume et de son talent ; elle fonda dans l’été de 1840, avec la coopération d’Emerson et du docteur George Ripley, le journal intitulé the Dial (le Cadran), destiné à soutenir les principes de leurs amis communs. Elle en était l’éditeur et le principal collaborateur ; elle y dévoua sa vie et y sacrifia ses intérêts, car à cette époque Marguerite, pressée par les besoins urgens de sa famille, avait été obligée de faire argent de ses études et de son talent, tantôt en se faisant maîtresse d’école, tantôt écrivain et journaliste. Néanmoins elle s’était chargée d’éditer le Dial moyennant une somme modique, qui ne lui fut jamais payée complètement, et elle n’abandonna le journal qu’en 1844, alors qu’elle se rendit à New-York, sur les instances d’Horace Greeley.

Malgré ses relations intimes avec les transcendentalistes, Marguerite n’adoptait pas toutes leurs idées, et sa sympathie pour eux n’alla jamais jusqu’à s’oublier elle-même. Elle avait trouvé en eux des hommes tels qu’elle les avait toujours rêvés, mais elle se crut toujours supérieure à eux. Elle était à la fois moins et plus avancée qu’eux. Elle ne croyait pas autant à la puissance de la logique pour changer certaines habitudes de la société, et croyait beaucoup plus à la puissance des sentimens. Ce qu’elle estimait surtout, c’étaient leurs tendances bien plus que leurs idées. « Le pays d’utopie, dit-elle, est impossible à créer. Mes espérances par rapport à notre race sur cette planète sont plus limitées que celles de la plupart de mes amis. J’accepte les limites de la nature humaine, et je crois qu’une sage connaissance de ses bornes est une des meilleures conditions du progrès. Cependant chaque noble doctrine, chaque poétique manifestation prophétise à l’homme ses destinées possibles, et c’est pourquoi je sympathise avec les hommes que l’on désigne sous le nom de parti transcendental, parce que je sens que leurs tendances sont nobles et vraies. » Il est évident aussi que sur certaines questions elle allait beaucoup plus loin que ses amis, notamment sur toutes les questions qui touchent à l’éducation et au rôle de la femme. Marguerite est-elle donc partisan de la femme libre et des opinions saint-simoniennes et fouriéristes sur ce sujet délicat ? Ici, tout en faisant nos réserves sur les opinions de Marguerite, nous devons l’amnistier pleinement. Elle n’est point socialiste, et, malgré le rôle qu’on lui vit jouer dans l’insurrection italienne de 1848, elle n’a jamais approché de ces doctrines mécaniques et sensuelles sans ame et sans noblesse. Toute sa vie elle a joué ainsi avec des armes équivoques, dangereuses, sans se blesser. Sur toutes ces questions scabreuses et difficiles, elle glisse avec dextérité et se prononce quelquefois avec un singulier bon sens.

Il s’était établi une sorte de ligue, comme il y en a tant en Amérique, sous le nom de ligue de l’association, pendant les années 1840 et 1841. Plusieurs de ses amis en faisaient partie, et entre autres le révérend George Ripley, qui, joignant la pratique à la théorie, avait fondé de ses propres deniers, et en sacrifiant honorablement à cette tentative sa fortune, sa position, sa réputation, son influence, une sorte de société fouriériste à Brook-Farm, dans les environs de Boston. Marguerite sympathisait vivement avec ces essais et ces tentatives, elle visitait souvent l’association, mais se défiait de sa réussite. Elle observe très judicieusement que l’association existe déjà, sans qu’on le sache, par l’influence mutuelle de nos pensées sur les destinées de chacun de nous, et que le but de toute doctrine devrait être simplement de rendre plus nombreuses, plus fréquentes, et en un mot plus universelles, ces attractions et ces influences morales réciproques. « C’est à une constellation, et non à une phalange, observe-t-elle, que je voudrais appartenir… Pourquoi s’enchaîner à une doctrine, à quelque doctrine que ce soit ? Comme un homme nous apparaît plus noble, lorsqu’il est entièrement libre de toutes ces chaînes ! L’association peut être la grande expérience du siècle, mais ce n’est après tout qu’une expérience ; il ne vaut pas la peine de lui donner trop d’importance. Essayons-la, conseillons aux autres de l’essayer, et c’est assez. »

Sur le rôle de la femme, elle a des idées exagérées, mais qui cependant ne manquent quelquefois pas de justesse. Ainsi elle fait remarquer que l’éducation moderne des femmes est restée complètement stérile, qu’elle est même corruptrice, et elle en donne très bien les raisons. On enseigne aujourd’hui aux femmes tout ce qu’on enseigne aux hommes, et cependant, avec toute leur éducation, il arrive que, lorsque nos femmes modernes entrent dans la vie, elles se trouvent inférieures en bon sens à leurs grand’-mères, qui n’avaient jamais appris qu’à filer au rouet. La raison en est très simple : c’est que les hommes sont tenus par leur profession et leur vie à reproduire ce qu’ils ont appris, tandis que les femmes sont condamnées au contraire à l’immobilité morale la plus complète. Il y a évidemment disproportion entre l’éducation moderne des femmes et le rôle qu’elles ont à jouer dans la société. Les conclusions que Marguerite tire de là sont faciles à deviner, et nous ne la suivrons pas dans ses ambitions et ses espérances novatrices ; mais la raison sur laquelle elle se fonde est, hélas ! trop vraie. Même alors qu’elle défend son sexe avec le plus d’ardeur, il y a dans ses paroles je ne sais quel accent qui la ferait prendre, si l’on n’était averti, pour une quakeresse excentrique, et qui la sépare entièrement des femmes libres de notre Europe. Ardente à soulager les infortunes des personnes de son sexe dont le vice et la misère avaient fait leur proie, autant et plus qu’à revendiquer une plus complète égalité dans les relations de l’homme et de la femme, elle nous apparaît presque comme une sœur égarée d’Élisabeth Fry. Pendant tout son séjour à New-York, une de ses grandes occupations était d’aller visiter, avec d’autres dames charitables, les prisonnières de Sing-sing. Là elle remplit auprès d’elles les rôles les plus humbles, écoute leurs révélations, et s’efforce de faire pénétrer dans leurs cœurs quelques rayons de religion ; d’y éveiller quelques espérances en y faisant naître le remords. Là encore ses qualités de dominatrice l’accompagnent ; elle garde son sang-froid, sa présence d’esprit, son inaltérable et imperturbable fierté, qui lui servent à vaincre l’endurcissement des créatures dégénérées.

Quelques anecdotes nous la montrent dans ce rôle charitable, à son grand avantage, patiente, pleine de tactique et de noble diplomatie. Une fois entre autres, on lui montra une femme d’un caractère détestable, endurcie et invincible dans son obstination vicieuse. Elle était au lit et touchait à sa fin dernière. Marguerite, restée seule avec elle, lui adressa ces paroles directes et froides : « Eh bien ! vous voulez donc mourir ? — Oui, répond la pécheresse, et non pas avec les secours de la religion ; je l’espère bien. — C’est tout ce qu’il faut, reprit Marguerite, je désirais seulement savoir votre pensée. » Alors elle commença à lui parler de sa santé, de ses espérances avec entraînement et avec une persuasive éloquence ; puis, se levant au bout d’une longue séance « Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? demanda-t-elle. — Oui, lui répondit la misérable, je serais heureuse si vous vouliez prier avec moi. » Oh ! comme les brillans amis et les conversations idéales sont loin ! mais dans ce rôle religieux et cette fois complètement féminin, Marguerite ne me paraît pas moins remarquable que dans son rôle philosophique et païen de prophétesse et de sibylle.


IV

Nous avons analysé et exposé le caractère et les opinions de Marguerite, en négligeant un peu sa vie : c’est que ses Mémoires ne racontent pas une existence, mais racontent un caractère. Nous n’avons de détails très circonstanciés que sur le commencement et la fin de sa carrière. Vous connaissez cette enfance malheureuse, opprimée, forcément sédentaire. Vous allez voir la contre-partie de cette enfance : une maturité malheureuse toujours, mais enfiévrée et tourmentée d’un besoin de mouvement trop long-temps contenu. Marguerite ne fut jamais heureuse, on peut le dire : elle passa sa vie à désirer le bonheur, et à peine en eut-elle aperçu l’ombre, qu’elle fut saisie par la mort. Cet orgueil indomptable qui la faisait régner en despote sur ses amis dut plier sous le poids des mesquines trivialités de l’existence quotidienne. Le premier coup porté à son orgueil fut la mort de son père, enlevé par le choléra dans l’automne de 1835. Marguerite avait alors vingt-cinq ans, et cette femme jeune et brillante, qui n’avait jamais songé à autre chose qu’à développer son intelligence et à exercer sur tous ceux qui l’approchaient sa puissance morale, vit tout à coup que la vie contient des devoirs moins égoïstes et moins charmans. M. Fuller ne laissait aucune fortune pour subvenir aux besoins d’une assez nombreuse famille ; Marguerite se trouva donc l’unique soutien de sa mère, de ses frères et de ses sœurs ; elle n’envisagea pas froidement sa nouvelle situation, mais elle se montra néanmoins digne d’elle-même ; elle n’abandonna point ses chères occupations intellectuelles, mais elle pria Dieu de faire en sorte que le devoir fût pour elle désormais la principale chose, et que l’égoïsme pût être abandonné. « Je serai obligée, écrit-elle, de laisser de côté tout égoïsme : puisse Dieu me rendre capable de voir la véritable route à suivre ! puisse-t-il ne pas laisser s’affaisser en moi l’intelligence à mesure qu’il élèvera le sentiment moral ! Depuis la nuit qui suivit la mort de mon père, j’ai acquis la conscience de ce que sont les difficultés et les devoirs de la vie, et de ce moment je priai Dieu avec ferveur de me donner la puissance de combiner mes obligations envers les autres avec mes obligations envers moi-même. Je m’efforcerai d’entretenir constamment en moi l’esprit de cette prière. » Il lui fallut renoncer à tous ses projets, projets littéraires, projets de voyage. Elle devait s’embarquer pour l’Europe avec le professeur Farrar et miss Martineau, qui venait d’achever alors son excursion aux États-Unis ; le voyage fut remis indéfiniment pour elle, et sa destinée fut changée par ce retard. Cependant un moment elle hésita sur le choix des moyens à prendre pour subvenir aux besoins de sa famille ; chercherait-elle le pain de chaque jour dans des travaux littéraires ou dans une occupation moins sujette à tous les caprices de l’heure et du talent ? Avec un bon sens pratique, qu’elle se plaignait alors de n’avoir pas davantage développé, mais qui ne lui fit jamais défaut entièrement, elle choisit le dernier parti et se fit maîtresse d’école, d’abord à Boston, dans l’école de M. Alcott, puis à Providence. Là, nous la voyons se livrer avec courage au labeur le plus ingrat et enseigner simultanément le latin, le français, l’italien et l’allemand. Pendant un temps elle trouva, à ce qui il semble, un certain bonheur dans ces nouvelles occupations, qui lui donnaient un calme et lui apportaient une sorte de fraîcheur dont sa vie fut presque toujours privée ; mais enfin, après avoir exercé ce métier pendant quelque temps, elle n’y tint plus, et l’abandonna pour reprendre ses anciennes habitudes, pour dominer non sur des enfans, mais sur des hommes.

Dans les années qui suivirent, nous la voyons mener une existence difficile, fatigante, s’efforçant de partager son temps entre ses occupations littéraires et les devoirs qu’elle avait à remplir. C’est à cette époque que, pressée, moitié par son activité intérieure et le trop plein de ses connaissances, moitié par la nécessité, elle livra à la publicité la plupart des écrits qui portent son nom : son Essai sur Goethe, sa traduction des conversations de Goethe avec Eckermann et les deux volumes intitulés Papers on Litterature and Art, fruit de sa collaboration au Dial. Au milieu de ces occupations, la lassitude la gagnait de plus en plus. De temps à autre, dans ses notes et son journal de cette époque, on rencontre des accens de découragement et de désespoir qui contrastent singulièrement avec les élans et les espérances d’autrefois. « Je suis fatiguée de penser, écrit-elle un jour ; je suis fatiguée de vivre. Oh ! mon Dieu, prends-moi. Tu sais que je n’aime que toi. Toute cette belle poésie de mon être n’a sa vie qu’en toi, je le sens profondément. Père tout-puissant, je suis fatiguée, prends-moi, je t’en conjure ; laisse-moi reposer en toi ; je le dis du plus profond de mon cœur, je souffre beaucoup je succombe faute de repos, et personne ne viendra me secourir, tu le sais. Baigne-moi dans les eaux vivantes de ton amour. » Dans ces interjections répétées, on sent une angoisse sincère et un véritable affaissement. Dans l’espèce de lutte qu’elle avait engagée avec la nature, Marguerite devait être vaincue : elle le fut en effet. Les instincts légitimes du cœur humain avaient été méprisés par elle ; elle croyait, l’orgueilleuse fille, les avoir déracinés pour toujours. Vaine espérance ! ils revinrent plus puissans à l’âge où d’ordinaire ils sont apaisés, ils revinrent en faisant entendre, au lieu de ce murmure et de cette musique par lesquels ils s’annoncent dans les jeunes cœurs, des reproches et des accens de mélancolie. De vagues désirs de maternité se font sentir çà et là dans ses paroles. Être épouse et mère, voilà maintenant le souhait caché qui ne s’exprime qu’avec une discrétion sans égale et qu’il faut deviner. À New-York, auprès d’Horace Greeley, Marguerite trouvait sa plus grande distraction dans les jeux et les caresses de Pickie, l’enfant du rédacteur en chef du New-York Tribune. Elle s’était faite, dit Horace Greeley, le précepteur et le compagnon de Pickie, qui la désignait sous le nom de la tante Marguerite, aunty Margaret. La société qu’elle avait tant aimée, le monde et tous ses triomphes lui répugnaient maintenant. Elle préférait la solitude et n’allait que rarement aux soirées célèbres de miss Lynch, où se rassemblaient les auteurs, les critiques, les artistes et les dilettanti célèbres de New-York. D’ailleurs, à cette époque, son prestige, semblerait-il, commençait à décroître, soit sous l’influence de l’âge et du chagrin, soit sous l’influence de ces sentimens nouveaux pour elle, éveillés tardivement dans son sein. Plusieurs fois, elle sortit de ces réunions blessée par quelque sarcasme irrespectueux ou quelque envieuse épigramme.

Jusqu’alors elle n’avait connu que les meilleurs esprits et les cœurs les plus élevés du monde littéraire américain, qui l’admiraient sincèrement et qui l’aimaient, qui lui passaient toutes ses fantaisies de despotisme et lui pardonnaient tous les caprices de son orgueil. Une fois mise en contact avec ce monde littéraire subalterne qui recherche les défauts et les vices bien plus qu’il n’aime à admirer, et qui préfère entendre une sottise à entendre une grande pensée, sa vie devint une souffrance perpétuelle. Alors on chuchota à côté d’elle l’épithète de pédante, on lui reprocha de manquer des graces de la femme. Un soir, dans une réunion où elle se trouvait avec miss Frances Osgood et d’autres femmes littéraires, un ami la surprit tout en larmes dans un coin, et comme il lui demandait la cause de ce chagrin, elle lui fit cette réponse significative : « Je suis seule comme toujours. » Dans ce mot, on peut lire à la fois son dégoût de la vie et ses regrets de n’être pas, comme toutes les femmes qui l’entouraient, épouse et mère. Son journal à cette époque contient des passages pathétiques et navrans. Elle supplie Dieu de ne pas permettre à son cœur de nourrir des sentimens amers ; elle craint la corruption particulière aux ames blessées. « Père, ne me permets pas d’outrager mes semblables ; je sens que, lorsque je les rencontre, mes paroles ne sont pas aussi douces qu’elles pourraient l’être. Permets que je ne les blesse point. Moi qui connais si bien comment les blessures brûlent et saignent, permets que je ne leur en inflige aucune… J’ai le sentiment que je n’ai aucun lien, aucune intimité réelle, permanente avec aucune ame. Il me semble que je suis comme une intelligence errante, chassée de place en place, afin d’apprendre tous les secrets. Cette pensée m’enveloppe comme d’une froide atmosphère. Je ne vois pas comment je pourrai accomplir cette destinée… » Marguerite a maintenant trouvé sa punition. Quelle leçon morale contient cette existence !

Ces chagrins, toujours croissans, demandaient à être oubliés, s’il était possible. Marguerite crut pouvoir les oublier en quittant l’Amérique, et en conséquence elle s’embarqua pour l’Europe au printemps de 1846 avec un de ses amis de New-York, M. Marcus Spring. Ce voyage fut en effet, pendant quelque temps, un dérivatif à ses souffrances intérieures : la curiosité, les spectacles variés qu’elle rencontra, les personnes célèbres qu’elle put approcher, la firent s’oublier elle-même, et elle trouva un peu plus tard en Italie l’accomplissement de ses secrets désirs. Son voyage en France, en Angleterre et en Italie pendant les années 1846 et 1847, ne nous apprend rien de bien intéressant ; çà et là passent les silhouettes de personnes célèbres incomplètement vues ; des observations à vol d’oiseau, hâtives, à demi fausses, sur l’Europe, remplissent les pages de ce journal de voyage. Elle quitta la France avant d’avoir rien vu, excepté Mme Sand, Béranger et Lamennais, qu’elle n’a pas en le temps d’étudier, et à propos desquels elle se borne simplement aux dithyrambes convenus. Elle quitta d’ailleurs notre pays sans regret, « ne pouvant se fier, dit-elle, à aucun des récits qu’on lui faisait, tellement le mensonge est inhérent à l’esprit de la grande nation. » Elle était arrivée pleine d’enthousiasme pour l’Europe, et à peine est-elle débarquée, que son enthousiasme commence à baisser. Quelques-uns de ses poètes favoris, dont elle a entrevu les traits à l’Académie française un jour de réception, ne lui reproduisent pas l’idéal qu’elle s’était tracé d’eux. Il en est de l’Angleterre comme de la France ; l’ennui la gagne vite en Angleterre, « au milieu de cette montagne de préjugés qui obscurcit la lumière et empêche la vérité de passer. » Pourtant, plus familiarisée avec l’Angleterre qu’avec la France, elle voit mieux et plus juste, elle dessine les portraits des hommes remarquables qu’elle visite en traits plus précis. Le vieux Wordsworth est vivement esquissé : retiré dans son ermitage de Rydal-Mount, ignorant de tous les faits et de toutes les célébrités du jour, il use les dernières heures qui lui restent à vivre en douces occupations, en promenades à travers champs, en jardinage et en causeries familières avec les bons paysans voisins. « Les habitans de ces contrées aiment-ils M. Wordsworth à cause de sa célébrité littéraire ? demande un des visiteurs. — En vérité, je crois bien plutôt, répond mistriss Wordsworth, qu’ils l’aiment parce qu’il est un bon voisin. » Thomas Carlyle est parfaitement saisi : ses gestes, sa causerie, le ton de sa voix, sa dignité légèrement despotique, ses caprices, sont décrits avec une telle vivacité, qu’on peut tenir le portrait pour ressemblant. Marguerite le vit trois fois, trois fois il lui apparut sous un aspect différent, et lui offrit ainsi involontairement les divers côtés de son caractère. À la première entrevue, il fut charmant, éloquent ; s’emparant de la conversation à lui tout seul, il laissa tomber avec prodigalité les nobles pensées et les anecdotes curieuses dont son ame et sa mémoire sont remplies. « Il me laissa parler de temps en temps, dit miss Fuller, assez souvent pour soulager mes poumons et changer de position, de sorte que je ne me retirai point fatiguée de la conversation. » A la seconde visite, son humeur était changée, il était en train de briser et de déprécier tous les noms et toutes les idées que la conversation amenait ou faisait naître. La poésie, ce soir-là, lui semblait une chose pitoyable ; Burns aurait dû faire de la prose, Shakspeare aurait dû comprendre que la prose était un langage plus naturel que la poésie ; il s’acharnait surtout après la mémoire de Pétrarque, et prononçait le nom de Laure d’un ton sarcastique inimitable. Dans sa dernière rencontre avec Carlyle, elle se trouvait malheureusement en compagnie de Mazzini, de sorte que, toutes les fois que la conversation tendait à prendre une tournure d’idéalisme humanitaire, on entendait la voix de Carlyle se répandre en invectives contre toutes ces imbécillités couleur de rose. « Toute la conversation de Carlyle, ce soir-là, fut une défense de la force, dit Marguerite Fuller ; il nous dit des choses telles que celles-ci : Le succès est la preuve du droit ; si le peuple ne veut pas se bien conduire, qu’on lui mette un collier au cou ; qu’on trouve un héros, et qu’on le réduise en esclavage… C’était titanique et anti-céleste. » C’est la première fois qu’on voit Marguerite en compagnie de Mazzini ; comment s’étaient nouées leurs relations ? Nous ne savons, mais dès-lors elle ne perd plus de vue le tribun et le futur dictateur. Elle le défend contre ses amis lorsqu’il est attaqué. Les imbécillités couleur de rose, pour parler comme Carlyle, étaient assez du goût de Marguerite ; mais on ne sait comment expliquer cet enthousiasme pour un homme dont le fanatisme est tout d’action.

Après avoir parcouru la France et l’Angleterre, Marguerite abandonna les amis avec lesquels elle était venue en Europe, et, les laissant continuer leur voyage à leur fantaisie, elle s’installa en Italie pour n’en plus sortir. Là, sa vie devait trouver un dénoûment, et elle le pressentait, dirait-on. Elle fit de l’Italie sa patrie adoptive ; les Italiens étaient son peuple chéri, on ne voit guère pourquoi, peut-être parce qu’ils avaient en trop les qualités dont elle n’avait pas assez, les qualités objectives au lieu de ces qualités subjectives que possédait Marguerite. De son propre avis, elle était la seule parmi tous les Américains de sa connaissance qui aimât les Italiens. « Mes compatriotes, dit-elle, préfèrent l’Allemand avec sa loyauté et sa lenteur, ou même le Russe avec sa servilité de gentleman, à mes chers Italiens. » Elle séjourna successivement à Rome, à Milan, à Florence, se faisant partout de nouveaux amis, parmi lesquels nous devons mentionner la marquise Arconati Visconti de Milan, qui paraît lui avoir été singulièrement attachée. C’est à Rome que la révolution de février la surprit ; dès-lors elle ne quitta plus cette ville qu’à de très rares intervalles, et elle put suivre dans tous ses détails les péripéties de la révolution romaine. Elle avait amassé des matériaux pour écrire une histoire des derniers événemens de l’Italie, matériaux qui furent perdus dans le naufrage où elle trouva la mort. Nous n’avons, sur le rôle qu’elle joua alors, sur ses relations avec Mazzini, aucun renseignement bien positif et bien précis. Tout ce que nous voyons, c’est qu’avant la fuite du pape Pie IX, à mesure que les événemens se déroulent, Marguerite sent un nouveau besoin naître en elle, le besoin d’agir, le désir de n’être pas simple spectatrice. Après la fuite du pape, ce désir semble un peu apaisé, et elle parle comme une personne très directement intéressée à tout ce qui se passe. Nous aurions désiré dans ce journal et cette correspondance datés de Rome plus de renseignemens, d’anecdotes, de faits. C’est à peine si, çà et là, on trouve à en glaner quelques-uns. Les événemens sont pourtant peints quelquefois avec vivacité. Voici par exemple le tableau de Rome le jour où l’on y apprit l’expulsion des Autrichiens de Milan. « Je vis les armes de l’Autriche traînées dans les rues et brûlées sur la piazza del Popolo. Les Italiens s’embrassaient les uns les autres et criaient : Miracolo, providenza ! Le tribun Ciceronacchio entretenait la flamme en y jetant des fagots ; Adam Mickiewicz, le grand poète polonais, depuis long-temps exilé de son pays, regardait à l’écart, tandis que des femmes polonaises ramassaient tous les petits débris égarés dans les rues et venaient ensuite les jeter au feu. Les hommes dansaient, et les femmes pleuraient de joie le long des rues. Les jeunes gens couraient tous s’enrôler et marcher à la frontière : leurs engagemens étaient reçus dans le Colisée. » Singulier tableau, n’est-il pas vrai ? que celui de cette ville où se rencontrent toutes les nations de la terre pour partager les mêmes passions quand ce n’est pas pour y partager les mêmes croyances, pour y admirer en commun quand ce n’est plus pour y prier ensemble ! Marguerite nous fait très bien sentir en maint endroit ce caractère catholique de la ville éternelle, qui n’est la propriété d’aucun peuple, mais le rendez-vous de tous, et qui, après avoir renversé le gouvernement universel du pape, va voir s’établit dans ses murs non une république romaine, mais le gouvernement cosmopolite de Mazzini. Le mélange des choses anciennes et des choses modernes est aussi bien saisi et reproduit. C’est dans le Colisée que les volontaires s’engagent, comme nous venons de le voir, c’est près du tombeau de Cecilia Metella que manœuvre la garde civique. « Ce matin, écrit-elle, je suis sortie avec la moitié de Rome pour voir la garde civique manœuvrer dans le champ immense qui s’étend près de la tombe pleine de ruines de Cecilia Metella : l’effet était saisissant ; la musique jouait la marche bolonaise, et six mille Romains passaient, rangés en bataille, parmi ces fragmens des anciens temps. »

Au milieu des événemens, Marguerite ne sait pas conserver l’indépendance de son jugement, et ses sentimens sont mobiles comme eux elle partage toutes les passions changeantes de la foule et pousse les mêmes acclamations ; elle crie vive Pie IX lorsque le pape est encore populaire, et le juge un saint ; puis, lorsqu’elle entend la populace éternellement insolente répondre à son refus de déclarer la guerre à l’Autriche par les mots de traître et même d’imbécile, peu s’en faut, hélas ! qu’elle ne fasse chorus avec elle. « Je n’avais pas reçu votre lettre, écrit-elle alors à Emerson, dans laquelle vous me demandez pour *** un rosaire béni par Pie IX ; aujourd’hui je suppose qu’elle ne le désire plus, car qui pourrait attacher quelque valeur maintenant à la bénédiction de Pie IX ? » Malgré tout le tapage qui se fait autour d’elle, Marguerite essaie quelquefois de retrouver le silence et la solitude de la Rome d’autrefois. Vains efforts ! les tambours battent, le peuple pousse des acclamations, elle entend sous ses fenêtres des cris de mort ou de guerre. Alors involontairement, fatalement, elle se mêle aux choses extérieures, sympathise ou s’indigne. Si elle a sympathisé avec les républicains mazziniens plutôt, je crois, que participé à leurs actes, une raison peut l’excuser : c’est l’état dans lequel se trouvait son ame à l’époque de la révolution romaine. Marguerite avait alors perdu toute son ancienne force de volonté, elle ne se souciait plus d’exercer aucune domination, elle demandait au contraire à ne plus vouloir, à ne plus penser, elle cherchait un maître et un dominateur ; elle trouva tout cela dans les événemens, elle s’oublia dans le spectacle des choses extérieures. « Autrefois, écrit-elle de Rome, j’avais formé la résolution de résoudre moi-même mes difficultés et de ne montrer de moi aux autres que ce qui pouvait en moi leur procurer agrément et plaisir ; mais aujourd’hui le courage s’est évanoui, et la vie est au-dessus de mes forces. Je ne m’apprécie plus moi-même, et je n’espère pas que les autres m’apprécient. » Elle était d’ailleurs directement intéressée au triomphe de la république romaine, car son mari servait dans les troupes républicaines.

Son mari… Quel mot nouveau à propos de Marguerite ! Mais, avant de raconter ce mystérieux mariage, il nous faut tirer de sa correspondance ou du récit de ses amis quelques inductions qui peuvent éclairer certains faits historiques contestés et au premier abord contestables. On se rappelle que dans les Souvenirs qu’elle a publiés, il y a un an environ, Mme la princesse de Belgiojoso confirmait la vérité de certaines paroles d’une circulaire papale. Il en est de même des Mémoires de Marguerite pour certains autres faits. Pendant le siège de Rome par l’armée française, Marguerite fut nommée, par la princesse Belgiojoso, directrice et inspectrice de l’hôpital des Fate-Bene Fratelli. Là elle put voir tous les blessés, reconnaître leur langage, leur patrie, leur origine, et elle laisse échapper cet aveu : « Presque tous sont Français, Allemands ou Polonais ; car, en vérité, je le crains bien, il n’y a que peu de Romains parmi les combattans. » Ainsi donc, de l’aveu de Marguerite elle-même, ce ne sont point les Romains qui ont été vaincus, c’est une bande cosmopolite, c’est l’armée de Mazzini. Voilà un fait bien constaté, et qui éclaircit singulièrement la question de droit dans la destruction de la république romaine. On se rappelle que les partis opposés à l’expédition de Rome ont toujours nié que les combattans fussent des étrangers : on n’en peut plus douter après l’affirmation de Marguerite. Autre fait : — Marguerite, revenant un jour de visiter son enfant, qu’elle faisait nourrir à Rieti, s’arrêta pendant quelques heures dans une petite hôtellerie, sur le bord de la route, lorsque tout à coup le padrone se précipite hors de lui-même dans la chambre et s’écrie : « Nous sommes perdus, voilà la légion Garibaldi. Ces hommes pillent toujours, et si nous ne leur donnons pas tout, ils nous tueront. » Marguerite tranquillisa le padrone en payant les dépenses des soldats qui avaient envahi l’hôtellerie. Les soldats de Garibaldi étaient donc bien, ainsi qu’on l’a dit jadis, la terreur des paisibles Italiens ; au lieu de défendre le pays, ils le traitaient comme une terre conquise. Ce simple fait lève tous les doutes ; décidément nos radicaux ont nié l’évidence. Il est fâcheux, en vérité, que les faits soient si rares dans les Mémoires de Marguerite ; nous aurions pu y trouver quelques révélations importantes, à en juger par ces deux renseignemens, qui s’y trouvent par hasard.

Le mariage de Marguerite est des plus singuliers, il est même inexplicable : il y a dans le fait de cette union quelque chose qui reste très obscur, très difficile à comprendre, sans qu’on puisse bien préciser à quoi tient cette obscurité. Le mari de Marguerite s’appelait Giovanni Angelo Ossoli ; c’était le plus jeune des fils du marquis d’Ossoli, noble Romain qui, après avoir joui d’une fortune considérable, était alors à peu près ruiné. À l’époque où le jeune marquis fit la connaissance de Marguerite, son père vivait encore, et le mariage, selon toute probabilité, ne fut conclu qu’après sa mort. Ses trois frères étaient tous trois au service du pape, l’un dans l’administration, les deux autres dans les gardes nobles ; de toute sa famille, lui seul avait des opinions républicaines. Il avait environ trente ans et par conséquent était de beaucoup plus jeune que Marguerite. « Je ne sais, dit Marguerite dans une lettre à sa mère, s’il m’aimera toujours autant, car je suis la plus vieille, et dans quelques années la différence sera encore bien plus sensible qu’aujourd’hui ; mais la vie est si incertaine, et il est tellement nécessaire d’accepter les douces choses avec leurs limites, que je n’ai pas pensé qu’il valût la peine de calculer avec trop de curiosité tous ces détails. » Le caractère du marquis d’Ossoli était doux et soumis, à ce qu’il semble, ses manières affectueuses et timides, son intelligence n’était pas d’une grande élévation, et ses connaissances étaient bornées. Qu’il ait été attiré par le charme de Marguerite, cela peut être supposé facilement ; mais comment Marguerite a-t-elle consenti, elle autrefois si impérieuse, à unir sa destinée à celle d’un homme dont la nature, sans être vulgaire, n’était cependant pas très élevée ? On le devine difficilement. Probablement le vague désir que nous avons vu chez elle se manifester plusieurs fois opéra ce miracle. Cette union fut, selon toute apparence, accomplie par une explosion des sentimens éternels de l’humanité, et son cœur se vengea ainsi de l’orgueil qui l’avait tant opprimé.

Ce n’est pas que le jeune marquis paraisse dans ce récit indigne de la tendresse qu’il inspira à Marguerite ; mais, à coup sûr, à toute autre époque, elle eût probablement jeté à peine les yeux avec indifférence sur celui à qui elle unit sa vie. Du reste, dans l’expression de ses sentimens pour son époux, on ne remarque que de la tendresse et pas la moindre flamme. Cependant il y a un autre sentiment qui éclate, à cette époque de la vie de Marguerite, avec une véhémence, et l’on peut dire avec une violence singulière : c’est l’amour maternel. — Que devient mon enfant ? Le retrouverai-je encore vivant ? Aura-t-il échappé aux balles des soldats ? Sa nourrice ne l’aura-t-elle pas abandonné ? — Telles sont ses plus grandes inquiétudes durant le siége de Rome, et la destinée de la république l’alarme certainement moins que la destinée du petit Angelino. Et lorsque Rome est prise, lorsque le marquis d’Ossoli et Marguerite ont cherché un asile à Florence, comme elle surveille ses jeux enfantins, comme elle oublie la métaphysique au milieu de ses cris et de ses rires ! « Le matin, aussitôt qu’il est habillé, il manifeste le désir d’entrer dans notre chambre ; alors il tire nos rideaux avec ses petits bras, m’embrasse violemment, passe ses mains sur ma figure, rit, montre ses dents, fait grand tapage, s’applaudit lui-même et crie bravo. Puis, lorsqu’il a montré tout son petit savoir-faire, il demande comme récompense d’être attaché sur la chaise et réclame ses jouets. Tout cela l’occupe fort, néanmoins quelquefois il nous appelle et nous demande de chanter, afin d’animer la scène ; quelquefois il me demande d’embrasser sa main, ce qui le fait beaucoup rire alors. Enchanteur est ce rire d’enfant… » Où est maintenant le transcendantalisme, où sont les anciens triomphes ? Tout cela est bien oublié, semblerait-il. Il sera beaucoup pardonné à Marguerite, parce qu’elle a été femme une fois dans sa vie. À ce moment, sous l’influence des doux sentimens qui sont tardivement entrés dans son cœur, la fièvre s’apaise, tout ce qui était en elle desséchant et malsain disparaît, elle renaît à une vie nouvelle, et elle trouve le bonheur même au sein de la pauvreté et de l’inquiétude pour l’avenir. Elle a appris maintenant à aimer autre chose que ses qualités propres ; les arts, la nature, tout ce qui lui était si cher n’apporte plus en elle que des impressions mesurées ; ce sont choses qui deviennent pour elle ce qu’elles doivent toujours être : un brillant accessoire et les ornemens de la vie. Sa force de domination ne s’applique plus comme autrefois d’une façon tyrannique et exclusive, elle ne s’allie plus à la vanité et à l’orgueil ; elle s’applique d’une manière pratique, utile, et s’allie à la charité et à l’humanité. Elle exerçait sur les violentes natures italiennes la même puissance d’attraction que sur les esprits délicats et cultivés de ses amis. Plusieurs anecdotes sont là pour le prouver : tantôt elle arrête un fratricide ou un meurtre qui allaient s’accomplir, tantôt elle fait, par sa seule présence, tomber les éclats de la colère ou de la jalousie. La force d’ame dont elle était douée était bien une force naturelle, on le voit, non factice, faite pour s’exercer dans tous les pays, sous toutes les latitudes, et non pas seulement dans une coterie littéraire ou un salon américain à demi illettré ; mais toutes ses qualités excellentes ne se révélèrent pures de tout alliage que lorsqu’un sentiment naturel vint remplacer ce sentiment personnel et voulu qu’elle avait gardé toute sa vie.

Marguerite était trop heureuse, et elle devait payer, dirait-on, de son bonheur le prix de toutes les erreurs de son intelligence et de son caractère. Ce bonheur venait trop tard, et il était trop en contradiction avec toute sa vie passée pour pouvoir durer. Sa vie était dévoyée par ce bonheur même et devait s’éteindre. Marguerite le sentait, et elle avait dans l’esprit que l’année 1850 serait pour elle une année fatale. Il fallait songer aux moyens d’existence. Le marquis d’Ossoli n’avait aucune fortune ; les débris de l’opulence de sa famille, qui devaient lui échoir en partage, ne pouvaient, par suite de difficultés légales, lui venir en aide que plus tard et à une époque incertaine. D’ailleurs il était proscrit. Son mariage avait été secret dans la crainte que la qualité de protestante de Marguerite, unie à son renom de républicain, ne contribuât à le frustrer de son mince patrimoine. Il fallut donc partir et aller chercher un asile sur les rives hospitalières de l’Amérique. Le 17 mai 1850, les deux époux étaient à bord du vaisseau de commerce l’Élisabeth. Les présages funestes ne manquèrent pas. Le marquis d’Ossoli se rappela qu’une vieille bohémienne lui avait dit dans sa jeunesse qu’il devait se défier de la mer. La mort visita le bâtiment pendant la traversée, et le capitaine Barry, emporté par une fièvre maligne, enveloppé dans le drapeau national pour linceul, fut enseveli dans les flots sous les yeux de Marguerite ; Angelino, qui divertissait tout l’équipage par ses saillies enfantines, tomba malade, et pendant un moment ses pareras craignirent pour ses jours. Le vaisseau cependant approchait des côtes de l’Amérique, on était déjà en vue de New-York, lorsque, le 15 de juillet, une tempête effroyable s’élève. Bientôt tous les passagers purent être sans illusions sur le sort qui les attendait. Marguerite eût pu être sauvée, mais elle refusa formellement et à diverses reprises de se séparer de son mari et de son enfant. Le premier qui périt fut le petit Angelino, qui tomba entraîné par le matelot qui le portait au cou et qui cherchait à le sauver. Marguerite le vit mourir, et un instant après son mari ; elle mourut la dernière. Rien ne fut sauvé de ses papiers que sa correspondance avec le marquis d’Ossoli ; on ne retrouva même pas son cadavre. Le corps du petit Angelino atteignit seul le rivage ; un matelot le recueillit, et tous les gens de l’équipage qui avaient survécu l’ensevelirent, les yeux pleins de larmes et le cœur plein de regrets pour le vif petit être dont les saillies les avaient tant de fois divertis, et qui était devenu pour eux un compagnon.

Ainsi se termina par une horrible catastrophe la vie de cette femme ardente et fiévreuse. Marguerite Fuller a marqué sa place dans les annales de son pays. C’est pour la première fois qu’un tel caractère s’est manifesté aux États-Unis. Parmi tous les symptômes indicateurs d’un besoin de changement dans les mœurs, la vie morale et la religion des Américains, il n’en est pas de plus curieux que celui-là. Nous sommes intéressés dans cette question, nous Européens ; une telle existence peut nous servir de thermomètre moral pour mesurer la part d’influence que les idées européennes ont eue et ont encore dans le développement de la civilisation aux États-Unis. Toute l’histoire de l’Amérique est le résultat des idées de l’Europe : après Luther et Calvin, que l’on peut considérer comme les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre, sont venus Locke et Voltaire, que l’on peut considérer à leur tour comme les fondateurs de l’Union et les pères de la révolution. Maintenant, c’est Kant et Hegel qui sont comme les apôtres d’une rénovation morale et intellectuelle. L’Amérique n’est ainsi qu’un vaste atelier d’expérimentations. Dans les choses morales comme dans la géographie physique, l’Amérique n’est pas un monde séparé, elle n’est que le second hémisphère de notre planète. Tout ce que l’Europe pense, l’Amérique l’applique, que ce soit une invention industrielle ou un système de morale. Les Américains n’ont point jusqu’à présent et n’auront peut-être de long-temps d’idées qui leur soient propres ; mais ils savent vivre d’une vie cosmopolite, et ils reçoivent toutes les influences européennes. Les idées qui nous troubleraient la raison, les événemens qui nous donneraient la mort, ne peuvent rien contre leur tempérament robuste et leur épaisse santé ; tout leur est utile, rien n’est capable de leur nuire. Aussi, quels qu’aient été ses torts et ses fautes, Marguerite Fuller ne doit pas être jugée trop sévèrement. Son influence, qui eût été funeste en Europe, a été au contraire salutaire en Amérique. Après toutes les révolutions qu’il a traversées et les secousses qu’il en a reçues, l’esprit européen a besoin de ménagemens infinis : on ne saurait trop le médicamenter avec prudence lorsqu’on gouverne, on ne saurait trop peser ses paroles lorsqu’on s’adresse à lui comme écrivain ou comme philosophe ; mais on peut, sans crainte de l’échauffer trop violemment, parler à l’esprit américain. Là, dans ce monde jeune et vigoureux, les paroles volent plus légèrement que dans notre Europe ; elles se traduisent moins en actes, et l’on n’a pas autant besoin de mesurer son enthousiasme. L’influence de Marguerite n’est point morte avec elle ; elle vit encore, elle nous revient et nous reviendra long-temps sous la forme de livres ou d’essais. Elle a semé plus que personne la moisson qui commence à se manifester en Amérique et y mûrit lentement ; c’est pourquoi nous avons parlé de Marguerite Fuller avec détails et sympathie, afin que plus tard, lorsque tous les faits et toutes les idées qui ont été semés par elle en Amérique seront arrivés à se produire, elle aussi puisse porter sa part de responsabilité, recevoir sa part de louanges, pour le mal et le bien que ces idées et ces faits produiront.


ÉMILE MONTGUT.

  1. Ralph Waldo Emerson, livraison du 1er août 1847.
  2. Voyez la livraison du 15 mai 1851, les Femmes poètes de l’Amérique du Nord.