Turcaret et l’opinion publique

Turcaret et l’opinion publique d’après des documens inédits
Eugène Lintilhac

Revue des Deux Mondes tome 115, 1893


TURCARET ET L’OPINION PUBLIQUE
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

La Bruyère, tout en épuisant ses traits les plus amers contre les manieurs d’argent, ces « âmes sales, pétries de boue et d’ordure, » écrivait avec découragement : « Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule : les rieurs sont de son côté. » Lesage osa espérer qu’ils seraient du sien, vingt ans après. On exalte d’ordinaire l’audace de son calcul, il vaudrait mieux en montrer l’adresse, et prouver qu’en dépit de certaines Apparences, la cour et la ville étaient d’accord, vers 1709, pour soutenir et applaudir Turcaret, et que la scène de Molière elle-même était préparée à recevoir cette satire sociale quand son auteur l’y porta. La réputation de hardiesse de Lesage en souffrirait peut-être, mais l’intérêt historique de sa comédie s’en accroîtrait, et ne suffit-il pas que la vérité y gagne ? Il y aurait lieu de se demander ensuite si le personnage de Turcaret répondit à l’attente du parterre et quel accueil il en reçut. On aurait ainsi l’état de l’opinion publique sur les hommes d’argent, pendant une des périodes les plus calamiteuses de notre histoire. Cela vaut bien la peine d’interroger les mémoires et les pamphlets du temps, les précurseurs immédiats de Lesage au théâtre, Turcaret lui-même et les archives de la Comédie-Française. Au surplus, la question est une de celles dont la lutte des classes, toujours ardente, ne laisse guère vieillir l’intérêt.


I

Turcaret fut achevé dans les premiers jours de 1708, car nous relevons cette mention sur le « livre des feuilles d’assemblée » de la Comédie-Française : « Aujourd’huy mardy, 15e may 1708, la compagnie s’est assemblée extraordinairement dans la salle de son hostel pour entendre la lecture d’une pièce en cinq actes de M. Le Sage. » Le moment pouvait paraître mal choisi pour faire applaudir une satire contre les traitans. N’étaient-ils pas au pinacle, et, quelques jours auparavant, le roi, qui était encore Louis XIV, ne s’était-il pas promené dans Marly, entre Bergheyck, qui gouvernait en Flandre les finances d’Espagne, et Samuel Bernard lui-même, en disant autant au traitant qu’au ministre, au vu et au su de toute la cour ? Ne semblait-il pas qu’un nouveau pouvoir s’installât dans l’État et avec quelle assurance ! Contemplez, au Cabinet des estampes, certaine gravure d’un portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Le personnage, dans un accoutrement fastueux, trône sous un péristyle, au haut d’un perron magnifique, accoudé sur une table où s’arrondit une grosse mappemonde et, tournant majestueusement sa face vers un public invisible, il lui désigne d’un geste royal des vaisseaux dans un port, cependant qu’un vent de victoire fait flotter au-dessus de sa tête un dais de draperies. Est-ce Louis XIV disant : l’État, c’est moi, ou au moins Colbert montrant sa flotte ? Non, c’est Samuel Bernard, « chevalier de l’ordre de Saint-Michel, comte de Goubert, conseiller d’État, » d’après le cartouche, maltôtier et banqueroutier avéré, d’après l’histoire, et dont Saint-Simon vous dira les infamies.

Mais, pour n’être pas plus dupes de cette apparente grandeur que ne le furent les contemporains, regardons-en les fondemens. Les complaisances du pouvoir pour les traitans lui étaient commandées par une affreuse détresse dont il faut bien se rendre compte. On en trouvera le bilan dans le mémoire officiel de Desmarets, neveu et élève de Colbert, que le roi venait d’appeler au contrôle des finances. Le total des dépenses prévues pour 1708 s’élevait à près de 700 millions, et, pour y faire face, il restait 20 millions de fonds libres. D’ailleurs, les revenus avaient été consommés d’avance jusqu’en 1717 par des assignations anticipées. L’État ne pouvait même plus manger son blé en herbe, et il avait si bien joué du hautbois, selon la recette et le calembour de Panurge, que les forêts du domaine étaient rasées. La guerre se faisait à crédit, la famine décimait l’armée, et les soldats demandaient lamentablement à leurs généraux le pain quotidien. Pour vaincre, les alliés comptaient moins sur leurs troupes que sur notre détresse financière. Pour sauver la France, il ne fallait rien moins qu’un miracle : le mot est dans Desmarets comme dans Saint-Simon. Grâce à 30 millions d’or et d’argent que rapportèrent des mers du Sud et prêtèrent au roi les armateurs malouins, et à ÛO millions qu’on tira encore des traitans en 1709 ; grâce à l’héroïque boucherie de Malplaquet et à la pitié intéressée de la reine Anne ; grâce surtout à Denain, le « miracle visible » attendu par Saint-Simon se fit, et Louis XIV put du moins commencer à descendre avec majesté, selon l’expression risquée, mais expressive de Michelet, le Niagara de la banqueroute où allaient s’engouffrer ses successeurs.

Cependant les partisans trouvaient honneur et profit dans la honte et dans la détresse publiques, et ne savaient pas s’en taire. À Samuel Bernard, qui se vantait d’avoir soutenu l’État, quelqu’un de la cour répliqua pour tous qu’il l’avait soutenu comme la corde soutient le pendu. Au fond, le pouvoir avait pour ces corsaires, qui le rançonnaient effrontément, les bonnes grâces grimaçantes d’un fils de famille aux prises avec un usurier. Aussi les laissera-t-il avec une joie secrète tomber en proie au mépris public dont les pamphlets et la scène allaient être les organes, en attendant qu’il satisfît sa sourde colère par les rigueurs de ses enquêtes et de ses chambres de justice.

Même patelinage et même irritation chez les nobles à l’endroit des traitans. Au temps des Caractères, leurs voleries et leurs ridicules n’indignaient guère que des philosophes clairvoyans comme La Bruyère, ou envieux et chagrins comme le provincial dont se moque si agréablement Gourville dans ses Mémoires ; mais la noblesse s’accommodait aisément des financiers, moyennant finances. Un bon mot vengeait alors d’une mésalliance ou d’une impertinence : Il faut bien fumer ses terres, dira Mme de Grignan, pour se consoler de marier son fils à la fille du financier Saint-Amand. « Les millions sont de bonne maison, » ajoutait la spirituelle grand-mère ; et puis ne fallait-il pas payer la cruelle chère de Grignan et se tirer des pattes de La Reinié, la marchande à la toilette qui apportait si bruyamment ses notes jusque chez M. le lieutenant-gouverneur de Provence ? À quelqu’un qui la plaint de faire antichambre chez Berryer, un champignon de la finance, mêlée à la foule des laquais, Mme Cornuel confiera : « Hélas ! j’y suis fort bien, je ne les crains point tant qu’ils sont laquais. » Mais voici qu’ils ont l’oreille du roi et le pas-devant sur les ducs et pairs. Quel frémissement de rage alors, dans les rangs des courtisans ! « J’admirais, dit Saint-Simon, regardant Louis XIV faire les honneurs de Marly à Samuel Bernard, et je n’étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi. » Constatons aussi que Dangeau, dans son journal, en relatant cette fameuse promenade de Marly, qui coûta onze millions à Samuel Bernard, ne nomme que Bergheyck et reste muet sur le second compagnon de Sa Majesté, et ce silence du fidèle Dangeau nous paraîtra encore plus significatif que le gros mot de Saint-Simon. Hélas ! le roi n’était pas le seul à se prostituer, et Saint-Simon oublie que son propre beau-père, le maréchal de Lorges, « ce pauvre diable de qualité, » nous dit Bussy, « n’avait eu de solide que le bien de la fille du laquais qu’il avait épousée, » lequel était le financier Frémont. Duclos remarquera que la finance et la cour portent souvent les mêmes deuils. Il est vrai : ils portaient en même temps les uns le deuil de leur argent, les autres celui de leur honneur.

La bourgeoisie elle-même s’aigrissait contre les traitans. Longtemps elle n’avait.vu dans le faste des financiers qu’une aristocratie d’argent qui rivalisait avec celle de la naissance et il n’y avait pas là de quoi l’offusquer, bien au contraire. N’était-ce pas une aristocratie ouverte et dont les insolences la vengeaient de celles de l’autre ? Et puis la foule bourgeoise des rentiers de la ville prenait fort aisément son parti du faste et des pires débauches des partisans, pourvu qu’ils maintinssent un semblant de stabilité dans les revenus de l’État, et lui évitassent, en prêtant au roi, ces odieuses réductions de rentes, auxquelles Mazarin et Colbert avaient eu recours sans vergogne, comme leurs pires prédécesseurs. Mais ces calculs bourgeois venaient d’être singulièrement brouillés par la détresse financière qui avait suivi nos désastres. La création incessante de papier-monnaie sous différens noms, assignations, billets de subsistance, de monnaie, etc., avait mis en circulation une somme énorme de 413 millions d’effets à terme. Les ajournemens de ces billets à l’échéance, ou les cessations brusques de paiement, prolongées jusqu’à dix-huit mois (1708-1709), mettaient la foule des porteurs, des malheureux petits rentiers, à la merci des gros spéculateurs. Et ces derniers en profitaient avec une effronterie incroyable, faisant l’escompte à un taux énorme et agiotant sur les billets même qu’ils avaient souscrits et dont ils étaient la caution. On pense si les bons bourgeois avaient cessé de voir dans les traitans les garans de leurs revenus, et s’ils étaient prêts à faire chorus avec les nobles contre Turcaret ! D’ailleurs, à ces grandes friponneries, à ces « usures énormes qui feraient horreur si on les rapportait, » dit un contemporain, il faut joindre toutes ces fourberies des prêteurs à la petite semaine, renouvelées d’Harpagon, et que les rois même de la finance n’avaient jamais dédaigné de faire pratiquer par leurs hommes de paille, par leurs Rafles de tout acabit.

Quant au peuple, il reportait sur les partisans sa rancune séculaire contre la brutalité et les coquineries de la perception des impôts qui s’opérait, alors plus que jamais, par voie de doubles frais, de forcemens arbitraires, etc., et surtout contre l’assiette de quelques-uns d’entre eux, de la gabelle par exemple, si vexatoire, qu’une famille n’ayant pas épuisé son lot de sel de table, ne pouvait, sans une procédure nouvelle, employer le surplus à saler son lard. Dès lors, l’impopularité des traitans se résumait dans l’expression formidable de « sangsues d’état…, sangsues du peuple, » qui courait partout, que nous trouvons sous la plume de Vauban, comme dans le Beauchêne et le Théâtre de la foire de Lesage, et qui, retentissant encore à la fin du siècle devant la Convention, dans la bouche de Bourdon de l’Oise, sera un arrêt de mort pour trente-deux fermiers-généraux, parmi lesquels on a la douleur de compter Lavoisier.

Ainsi s’amassait contre les traitans, dès le début du siècle et dans toutes les classes de la société, un trésor de haine. Mais avant de faire explosion dans Turcaret, cette haine, croissant avec la détresse publique, avait grondé dans des pamphlets fort curieux. Interrogeons-les, car Lesage les avait certainement lus. Ils auraient même suffi à lui donner le ton et à lui offrir de vivans modèles pour son héros, à défaut de ses observations personnelles et de sa rancune légendaire contre les gens de finance.


II

Le plus curieux de tous ces libelles a pour titre : Nouvelle école publique des finances ou l’Art de voler sans ailes, et sa seconde édition, corrigée et augmentée, porte la rubrique de Cologne et la date de 1708. Il est donc exactement contemporain de la conception de Turcaret et traduit les mêmes sentimens publics sur les financiers. On y dénonce pêle-mêle à l’indignation des Français cette « poignée de canailles qui cause les malheurs de millions d’âmes : » les Choppin, les Thévenin, les Lacourt, les Rousselin, les Masson, les Farcy, les Desbuttes, les Taillefert de Soligny, etc., etc. On en comptait quatre cents. Mais faisons l’honneur d’une mention spéciale à quelques-uns d’entre eux : à Deschiens qui avait établi le papier timbré, si odieux qu’on s’en servit à Bordeaux pour brûler le directeur des commis, et à propos duquel courut ce quatrain :


On a toujours bien dit : le papier souffre tout ;
Et malgré la blancheur qui fait son innocence,
Le roi lui fait donner la fleur de lis en France,
Et le donne à Deschiens qui le barbouille tout ;


à Bourvalais encore, que l’on désignera couramment comme l’un des originaux de Turcaret, et qui, au sortir de la Bastille, sera hébergé et choyé par d’Argenson, garde des sceaux et président des finances ; à La Noue enfin, cet autre modèle de Turcaret, d’après les contemporains, auquel l’auteur de notre pamphlet prête, dans une orgie de traitans, une apologie des coquineries, des vices et des inénarrables débauches de ses pareils, dont le cynisme naïf rappelle par le ton, sinon par le style, la harangue du sieur de Rieux, dans la Ménippée.

Notons surtout dans ces pamphlets, pour nous en souvenir en lisant Turcaret, que l’insolence des partisans qui insultaient à la misère publique était singulièrement aggravée aux yeux des contemporains par la bassesse originelle de la plupart d’entre eux. La Noue, par exemple, était fils d’un paysan des environs de Dreux. Mais ouvrons la Vie privée de Louis XV, ou mieux certain manuscrit, plus explicite, de la Bibliothèque nationale, contenant les « noms et origines de MM. les fermiers-généraux des fermes unies de France ; » nous en apprendrons de belles sur les pairs et compagnons des Grimod de La Reynière, des Dupin, des Saint-Valery, des Héron de Villefosse, des Le Mercier, tous nés et bien nés, eux, comme « les gentilshommes associés de M. Turcaret. » Voici, par exemple, Bragouze, venu de Montpellier à Paris, avec le bagage de Figaro « sans autre équipage qu’une trousse garnie de rasoirs ; » de La Bouexière, Dangé, anciens laquais, Fronlins pris sur le vif ; Audry, fils d’un pauvre boulanger ; de La Gombaude, fils d’une blanchisseuse de Rennes, etc. Turcaret devait paraître bien comique au parterre, en s’écriant : « Je vais à une de nos assemblées, pour m’opposer à la réception d’un pied-plat, d’un homme de rien, qu’on veut faire entrer dans notre compagnie. »

Bref, après avoir écume, comme il convient, tous les pamphlets précurseurs ou contemporains de Turcaret, auxquels l’Art de voler sans ailes a plus ou moins servi de modèle, et en tenant compte de tous les grossissemens inhérens au genre, on y voit clairement que l’opinion publique rendait les maltôtiers responsables, à tort et à raison, des misères et des hontes qui avaient suivi Blenheim et Ramillies. Un de ces pamphlétaires déplore même, en 1709, que le projet récent d’une chambre de justice n’ait pas abouti. Il demande qu’on livre « cent de ces petits tyrans à la juste fureur des peuples, un petit jour de halle, » et qu’on enferme toutes leurs maîtresses aux Madelonnettes après leur avoir donné le fouet : — « J’admire encore, s’écrie-t-il, la docilité du peuple qui les fournit, qui se laisse éclabousser par tous ces beaux carrosses qu’ils ont payés malgré eux et qu’ils ne se déchaînent pas contre ceux qui les remplissent en les assommant lorsqu’ils passent sous leurs yeux. Quoi ! des millions d’âmes dont Paris est rempli ne peuvent détruire quatre cents misérables laquais revêtus qui leur coupent journellement la bourse ! » — Voilà ce qui s’écrivait à Paris, sous la rubrique de Cologne, à la date même où l’on répétait Turcaret à la Comédie-Française.

De là les efforts des partisans pour en prévenir la représentation, en achetant l’auteur, qui ne voulut se vendre à aucun prix. De là aussi la connivence du pouvoir, tout heureux de détourner de lui sur les fermiers et sous-fermiers la colère et l’inquiétude publiques. Nous lisons, en effet, dans un pamphlet, daté de l’année même où fut joué Turcaret, un passage qui indique clairement la tactique officielle. Qu’on pèse ces distinguo d’une délicatesse au moins officieuse : — « Ce qui attire aux partisans cette haine générale des hommes, dit l’auteur des Partisans démasqués, ne provient que de la manière orgueilleuse et sans miséricorde dont ils se servent pour lever les impôts que le roi est forcé d’exiger de ses sujets pour soutenir sa gloire et les intérêts de sa couronne, contre tant d’ennemis ligués et jaloux de sa grandeur… Elle fait mille fois plus de peine à tous les peuples que l’impôt même. »

On comprend maintenant à merveille pourquoi la première représentation de Turcaret était reculée indéfiniment par les comédiens et les comédiennes, plus accessibles sans doute que l’auteur aux argumens et aux espèces de messieurs les partisans, pourquoi ce dernier en appelait à l’opinion publique par des lectures réitérées dans les salons, pourquoi enfin la pièce fut jouée par ordre. L’ordre officiel de « Monseigneur » n’existe plus aux archives de la Comédie, mais il y a été vu et copié par les frères Parfaict. Il porte la date du 13 octobre 1708 et les considérans en sont précieux. Les voici : « Monseigneur étant informé que Messieurs les comédiens du roi font difficulté de jouer une petite pièce intitulée : Turcaret ou le Financier, ordonne auxdits comédiens de l’apprendre et de la jouer incessamment. » Cet ordre, sans réplique possible, put être donné ou par le grand-dauphin, qui s’était vu refuser d’argent par les traitans, ou par le duc de Bourgogne et son conseil, « le gouvernement des saints, » alors tout-puissant et qu’inspirait Fénelon. On sait, en effet, les sentimens de l’archevêque de Cambrai pour ces fastueux créanciers de l’État, et qu’il proposait de leur faire faillite tout simplement, l’Église interdisant l’usure.

D’ailleurs, si cet ordre faisait violence à messieurs les comédiens, il ne violait nullement la scène de Molière, qui était toute prête, elle aussi, à recevoir Turcaret. On ne compte pas, en effet, moins d’une douzaine de pièces de théâtre qui avaient préparé les voies et offert des modèles à Lesage. Une revue rapide de ces antécédens littéraires de Turcaret achèvera de déterminer l’opportunité et la portée historique de cette comédie, tout en mesurant l’originalité de son héros.


III

Une esquisse de Molière fut le premier modèle de Lesage. M. Harpin, receveur des tailles des 269 paroisses de l’élection d’Angoulême taxée à 400,000 livres, est un financier notable. Il a le verbe haut, et quand il vient troubler la fête, en déclarant « qu’il n’est point d’humeur à payer les violons pour faire danser les autres, » il a déjà le ton et l’encolure de Turcaret. Poussez le rôle au premier plan ; prêtez à M. Harpin les versets grotesques de Tibaudier ; affinez la comtesse d’Escarbagnas et son chevalier, et vous avez là, à n’en pas douter, le germe d’où naquit Turcaret.

Voici, d’ailleurs, d’autres variétés du même type dont Lesage fera son profit et qui ont contribué à lui préparer un parterre capable de supporter et d’apprécier toutes les audaces de sa pièce. C’est d’abord le financier Persillet, introduit par le malin Noland de Fatouville sur cette scène italienne que Le Sage connaît bien et à laquelle il empruntera même le nom de M. Rafle. Persillet, qui est, en outre, un usurier comme tous ses pareils, a le faste et le mauvais goût de Turcaret dans son costume « tout chargé de rubans rouges » et aussi dans le langage de ses déclarations, témoin celle-ci : — « Madame, si un peu de fortune broyée avec beaucoup d’amour pouvait rendre un homme comme moi supportable… » — Et quelle impertinence sur le chapitre des femmes ! « Il faut avouer, s’écrie le fat, que les femmes de qualité ont bien de la peine à se rendre ; il n’en échappe pourtant guère à nous autres financiers. » Il ne disait que trop vrai, comme le prouvent surabondamment les papiers secrets du surintendant Fouquet, et tant de marchés honteux, conclus, au rapport de Saint-Simon et de Mme de Sévigné, par des baronnes plus authentiques que celle de Turcaret. Ce coquin appelle sa corporation « la pépinière de la noblesse, » ce qui fait songer au mot de Montesquieu sur le corps des laquais, qui est, en France, un séminaire de grands seigneurs. Il débite une cynique apologie de la banqueroute et en exécute une avec la complicité de sa femme, qui, d’ailleurs, aidée de sa fille, le ruine par son luxe. Du moins celle de Mercadet sera honnête ! Ce banqueroutier de Fatouville, tout contemporain qu’il soit des Caractères, est déjà fort près, ce nous semble, de Turcaret, pour ses hardiesses.

Puis vient Dancourt avec ses croquis si alertes et si réalistes de financiers qui auront tant de traits communs avec le héros de Lesage. M. César-Alexandre Patin, dans l’Été des coquettes, est décrassé par Mlle Angélique. Il lui donne à souper avec un musicien qui fait des paroles sur des vers de son cru, et il paie scrupuleusement à sa belle ses dettes de jeu, en ornant son billet doux du style de la finance. M. Farfadel dans la Foire Saint-Germain, dont toutes les femmes, « grisettes et femmes de qualité, » sont folles, à l’en croire, dit à l’une qu’il veut l’épouser, donne de l’emploi aux frères ou aux cousins de l’autre, et lorsqu’il a soupe trois ou quatre fois avec la demoiselle, « crac, il les révoque, » ce qui est justement l’accident redouté par Flamand et qu’il prie la baronne de lui épargner. Mme Thibaut, l’héroïne de la Femme d’intrigues, la faiseuse, nous offrira, dans la scène avec Gabrillon, son homme de paille, un défilé de dupes, saluées au passage de mots crus et durs, qui est tout à fait analogue à celui de la fameuse scène entre Rafle et Turcaret. Mais le Retour des officiers provoquera un rapprochement plus notable encore. M. Rapineau, sous-fermier, qui rêve d’épouser une femme de qualité, y voit ses projets rompus par son frère Maturin, lequel joue un rôle fort semblable à celui de la sœur de Turcaret. Pour se venger d’avoir été dépouillé par Rapineau de la commission de rat de cave de campagne, qui était le prix de son silence, ce Maturin vient crier leur parenté et celle d’une sœur Nicole, « qui garde des vaches auprès de Corbie, » ce qui fait un dénoûment fort semblable à celui de Turcaret. Ce ne sont pas là des rencontres fortuites. Elles ne diminuent pas la gloire de Lesage, mais elles commandent qu’on y associe ceux qui eurent l’honneur de lui servir de modèles et qu’on oublie trop aisément.

Il faut compter enfin au premier rang, parmi les pièces qui facilitèrent les audaces de Turcaret, l’Ésope à la cour, de Boursault. M. Griffet, homme important qui veut mourir au lit d’honneur, être fermier, tout comme le Valette, du Duc Job, voudra être agent de change et monter au parquet, y donne une cynique explication du tour de bâton et de tous les revenans bons du métier sur lesquels Turcaret sera trouvé trop discret. Cette pièce aura même l’honneur de venger la morale, à l’époque du Système, en suppléant, sur la scène de Molière, Turcaret que les démêlés de l’auteur et des comédiens en tenaient exilé.

Quant aux autres ridicules des gens de finance que la comédie de Lesage résumera et incarnera devant la postérité, on pourrait les trouver épars dans le reste du théâtre de Dancourt, dans la Critique du légataire et le Joueur de Regnard, dans la Coquette et la Fausse prude de Baron, dans l’Esprit de contradiction de Du Fresny.

Mais il suffit. On voit que la scène, comme le pouvoir, la cour, la ville et, au besoin, le peuple, étaient préparés à accueillir et à goûter Turcaret. Les documens foisonnaient autour de l’auteur ; les circonstances sollicitaient sa verve ; il n’avait plus qu’à s’inspirer de son honnêteté et de son génie.


IV

Turcaret procède, sans doute, de tous les financiers de théâtre que nous venons d’énumérer, et notamment de M. Harpin dont il cumule les ridicules avec ceux de M. Jourdain, étant usurier d’ailleurs, comme Harpagon ; mais il est surtout, suivant la recette de Molière, peint d’après nature.

Il personnifie ces ridicules, ces travers et ces vices des traitans qui défrayaient les pamphlets du temps, comme nous l’avons montré, autant du moins que la bienséance le permet.

Sa condition d’abord est définie avec une précision suffisante pour que nul n’en ignore. Il est fils d’un maréchal de Domfront et époux volage de la fille de M. Briochais, pâtissier dans la ville de Falaise. Après avoir été laquais du grand-père du marquis de La Tribaudière, il est devenu traitant, réalisant le rêve de Crispin. Il fait partie d’une compagnie où l’on se pique de ne pas laisser entrer un pied-plat et il a pour associés des gentilshommes. Il fait des commis et même des directeurs, et il les envoie jusqu’en Canada. Sa prose est signée et approuvée de quatre fermiers-généraux. N’en doutons pas, il traite de pair à compagnon avec les Bourvalais, les La Noue, les Deschiens, les Soligny et autres héros des libelles que nous avons exhumés. Il a leur faste ou leur rapacité, selon l’occasion et la tentation : il envoie à sa maîtresse des billets au porteur de 10,000 écus, mais il lésine sur la pension de sa femme et il fait tenir un bureau d’usure par un homme de paille, gardant d’ailleurs à travers ses fureurs d’amant trahi qui brise tout, ce coup d’œil de l’homme d’affaires qui lui permet d’évaluer au plus juste le prix de la casse. Il a aussi leur insolence et leur sottise, et cette insolence a un accent plébéien qu’on démêle aisément dans la grande scène de jalousie, très curieuse à comparer, pour la différence si naturelle du ton, avec celle du Misanthrope ; et cette sottise, immortelle d’ailleurs chez ses pareils, n’est-elle pas peinte au vif, sous le grossissement nécessaire à la scène, quand il assure de sa flamme sa Philis,


Comme il est certain que trois et trois font six,


ou quand, pour prouver qu’il a le goût de la musique, il s’écrie qu’il est abonné à l’Opéra et qu’une belle voix soutenue d’une trompette le jette dans une douce rêverie ! Enfin il a au plus haut degré l’immoralité et la sécheresse de cœur de ses odieux modèles. Il laisse gueuser les siens, justifiant cet autre mot de La Bruyère : « Il y a une dureté de complexion : il y en a une autre de condition et d’état. Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfans. » Enfin ne va-t-il pas jusqu’à faire horreur dans la magistrale scène avec M. Rafle, où il décèle cyniquement les infamies de ses usures et de ses pots-de-vin, avec ce mot féroce sur le pauvre diable de directeur qu’on a volé, qui crie pitié et qu’il va faire révoquer afin de donner son emploi à un autre pour le même prix : « Trop boni Trop boni Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires ! .. Trop bon ! Trop bon ! »

Mais ce sont là des traits sur lesquels Lesage s’est bien gardé de revenir. Il lui suffisait de prouver dans cette scène et aussi dans celle de M. Furet que, si « les affaires ont des mystères qui ne sont point ici développés, » l’auteur connaissait néanmoins tous ces mystères, mais qu’il voulait se borner à montrer « l’usage que les partisans font de leurs richesses. » Et certes aucune autorité ne le gênait ici. Pour des raisons analogues à celles qui lui avaient fait donner l’ordre de jouer Turcaret, le pouvoir n’eût pris aucun ombrage d’un tableau des secrets de l’agio et de la maltôte. On en a la preuve, puisque Dancourt pourra le tracer en toute liberté, un an plus tard, dans sa comédie des Agioteurs. C’est une raison de goût qui a décidé Lesage à ne pas insister sur les dessous du rôle de Turcaret. Il voulait éviter l’odieux, et c’est pour permettre le rire qu’il grossit le côté plaisant des rôles du marquis, de Mme Jacob, de Turcaret lui-même, qui est si bonne dupe que la baronne s’écriera avec le parterre : « Il me paraît qu’il l’est trop, Lisette : Sais-tu bien que je commence à le plaindre ? » L’ensemble de la peinture n’y perd rien en vérité, elle y gagne en souplesse et, à cette estime et à ce respect près pour certains financiers, que Lesage a relégués avec malice dans sa Critique, la lecture de Turcaret nous jette dans le même tumulte de sentimens que les partisans de La Bruyère : « Ils nous font sentir toutes les passions l’une après l’autre : l’on commence par le mépris à cause de leur obscurité ; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois et on les respecte ; l’on vit assez pour finir à leur égard par la compassion. » C’est en effet avec de la compassion, ou quelque chose d’approchant, que nous apprenons que Turcaret a été emporté vers une maison de sûreté, dans un fiacre, ce « corbillard du spéculateur, » selon le mot de Mercadet.


V

Turcaret eut sept représentations, dans sa nouveauté, comme on disait alors. La modestie de ce chiffre ne saurait se passer de commentaires, surtout après ce que nous avons dit sur la conformité de cette satire des traitans avec le sentiment public à leur endroit. Depuis les bourgeois du parterre jusqu’aux gentilshommes des loges et de la scène, les spectateurs n’eussent-ils pas dû être à peu près unanimes à porter aux nues la pièce et l’auteur ? Il semble pourtant qu’il n’en fut rien. On s’est beaucoup plus étonné du fait, qu’on n’a cherché à en donner une explication satisfaisante.

Audiffret, le consciencieux biographe de Lesage, après avoir cité, à son tour, l’ordre officiel de jouer Turcaret, ajoute : « La rigueur du mémorable hiver de 1709 retarda encore, jusqu’au 14 février, la première représentation de cette comédie, qui fut interrompue après la septième, parce que la continuité du froid excessif obligea de fermer les spectacles. » C’est une erreur. On lit sur le registre de la Comédie, à la date du samedi 12 janvier 1709 : « Le froid excessif qu’il fit hier et le peu de monde qui vint à la Comédie mirent dans la nécessité de fermer le théâtre, » et à la date du 23 janvier : « La continuation du grand froid et les voyages de Versailles ont obligé de donner relâche au théâtre depuis le lundi 14 jusqu’à aujourd’hui. » Mais à partir du 23 janvier, le théâtre rouvrit, pour ne plus fermer. Or, la première de Turcaret eut lieu, le 14 février, avec une recette tout à fait extraordinaire de 2,320 livres, et la septième et dernière le 1er mars, avec une recette de 653 livres 4 sols. La rigueur de l’hiver ne peut donc pas être rendue responsable du prétendu insuccès de Turcaret. D’ailleurs, le dégel eut lieu le 3 mars, comme l’a fait remarquer quelque part M. Brunetière.

Mais avant de chercher les vraies causes de l’échec de Turcaret, mesurons-en l’étendue exacte. Pour interpréter ces chiffres de sept représentations et de 653 livres de recette, il faut se reporter aux mœurs théâtrales de l’époque. Or, si l’on prend la moyenne des représentations et des recettes pendant une douzaine d’années, avant 1709, on constatera d’abord que sept représentations étaient un chiffre honnête alors. Passons sur les comédies sans lendemain, mort-nées, comme dira Figaro, telles que l’Aventurier de De Visé, ou qui ne vont même pas jusqu’au bout de leurs cinq actes et sont arrêtées net au troisième par les sifflets du parterre, comme la Malade sans maladie de Du Fresny. Mais voici l’Esprit de contradiction et le Double Veuvage, les deux chefs-d’œuvre de Du Fresny, tenus pour deux succès par les frères Par-faict : ils ont l’un et l’autre dix représentations. Dix est encore le chiffre que ne dépasse pas Ésope à la cour. Le Joueur et le Légataire universel, dont le succès d’argent fut célèbre, atteignirent l’un dix-huit représentations, l’autre vingt. Nous ne voyons que Dancourt qui franchisse la vingtaine, trois ou quatre fois, et même une fois la trentaine avec le Diable boiteux, en un acte, et encore sa Madame Artus, qui aura tant de reprises, s’était arrêtée à la cinquième en 1708, avec une recette de 211 livres 16 sols. Et puis Dancourt était de la maison et pouvait obtenir une survie pour ses pièces, même quand elles étaient tombées dans les régies, c’est-à-dire quand la recette avait été inférieure à 500 livres en hiver, à 300 en été, selon le règlement en vigueur depuis 1697. Or on voudra bien remarquer précisément que Turcaret n’était pas tombé dans les règles quand on en suspendit les représentations. Et pour ne pas faire trop fi de ce chiffre de 653 livres 4 sols, on le comparera à celui de 454 livres 16 sols qui est le total de la recette de Madame Artus dès la seconde ; à celui de 173 livres 4 sols où était tombée, le mois précédent, à la quatorzième et dernière, Électre, soutenue du Florentin ; enfin à « la chambrée » du Cid qui fut de 333 livres, le 2 mars, le lendemain de la septième et dernière de Turcaret.

Pourquoi donc la comédie de Lesage ne fournit-elle pas une plus longue carrière ? Nous n’hésitons pas à affirmer, avec les frères Parfaict, que ce fut pour des causes étrangères au mérite de cette comédie, qui est à tout prendre un chef-d’œuvre, la première en date de nos grandes comédies de mœurs. Nous croyons que seule la cabale organisée par les traitans « en suspendit le plein succès. »

Impuissans à empêcher la première représentation de la pièce, qui avait eu lieu par ordre, ils intriguèrent dans la salle et dans les coulisses pour la faire tomber. Le mot d’ordre fut donné au parterre avec une grande habileté. Les mœurs peintes de trop près, l’insuffisance de la peinture des mystères des affaires, la sécheresse de l’intrigue, tous les personnages haïssables, voilà les objections que les clefs de meute criaient auprès de l’orchestre. Leur portée dépasse fort l’esprit des Turcarets, et décèle la main des bons confrères, le venin des auteurs, plus ou moins cinglés déjà par le Diable boiteux et que Lesage nous montre dans sa Critique de Turcaret, formant des pelotons dans le parterre et faisant chorus avec les commis. Elle est singulièrement avisée, cette Critique qui au témoignage des frères Parfaict, encadra les premières représentations. Il fallait bien, pour aller si vite et si droit au-devant de toutes les censures, que Lesage les eût devinées, ou qu’il les eût entendu formuler dans les salons où il avait cherché et trouvé des appuis, en faisant des lectures multipliées de sa pièce, avant la représentation. Il y constate d’ailleurs que « les ris sans cesse renaissans des personnes qui se sont livrées au spectacle » triomphaient des cabales.

Mais, tenus en respect par le parterre, les traitans l’emportaient depuis longtemps dans la coulisse, témoin les retards calculés qu’avait subis la pièce et dont fait loi la teneur même de l’ordre de Monseigneur. Obligés de jouer Turcaret par ordre, les comédiens durent se dédommager sur l’auteur, avec leur impertinence ordinaire, au temps jadis, celle qu’il peindra au vit dans Gil Blas ! C’est même dans cet épisode qu’il faut chercher, de toute évidence, la vraie cause de cette brouille de Lesage avec la Comédie-Française, qui le fit aller droit chez les forains, ces ennemis jurés de messieurs les comédiens du roi, plaisamment baptisés par eux les Romains. D’ailleurs, l’année théâtrale finissait, cette année-là, le 16 mars, et les comédiens n’eurent garde de reprendre Turcaret à la réouverture, qui eut le lieu 9 avril.

Tels sont les faits, d’après les documens ; il est donc inexact de dire que le parterre fit échec à Turcaret. Nous pouvons d’ailleurs prouver que, dès qu’il fut libre de manifester ses sentimens sur la pièce, ils furent aussi élogieux qu’on devait s’y attendre. Nous nous disions que Montmesnil, étant entré à la Comédie-Française, avait dû réconcilier son père avec ses confrères et qu’une reprise de Turcaret avait dû être le premier gage de cette réconciliation. En effet, le registre de la Comédie nous apprend que Turcaret eut neuf représentations, du 13 au 29 mai 1730, et dix-huit pour l’année théâtrale de 1730 à 1731, avec une triomphante recette de 1,037 livres le 24 mai. La question nous paraît tranchée.

Non, le parterre contemporain de Lesage, tout ému qu’il ait pu être par les objections des clefs de meute contre Turcaret, n’en méconnut pas le mérite, et il en goûta l’amertume vengeresse. Sans doute il ne sut ni saluer ni deviner dans son auteur le seul comique qui fût alors capable de relever la scène de Molière, réduite au répertoire ou retombant en proie au pêle-mêle des pochades de Dancourt, aux Dancourades, comme on disait alors, ou à des farces telles que la Foire Saint-Laurent, de Legrand, ou à des platitudes comme le Jaloux désabusé, de Campistron, ou à de gauches décalques du don Quichotte comme le Curieux impertinent, de Destouches, car voilà les plus heureux et immédiats successeurs de Turcaret. Toutefois le public de 1709 lui-même accorda à Lesage, en dépit des cabales, un succès d’estime qui avait bien son prix, dans l’espèce, puisque le parterre de nos jours en refuse l’équivalent aux plus authentiques disciples de l’auteur de Turcaret, à celui des Corbeaux par exemple.


Mais ne nous laissons pas entraîner à considérer la postérité littéraire de Turcaret et encore moins à apprécier les différens accueils qu’elle a reçus du public, suivant les fluctuations de cette question d’argent, que le socialisme pose aujourd’hui avec tant d’âpreté. On vient de voir qu’il est déjà assez malaisé de faire la part de la politique et celle de la littérature à propos d’un chef-d’œuvre, vieux de deux siècles. Nous avons pu du moins constater que Turcaret vint à son heure et même que l’auteur devait se hâter, s’il voulait faire rire le public à sa pièce, car, quelques années plus tard, l’étendue des ruines accumulées par le Système eût obligé tout le monde d’y pleurer de rage. Et c’est ainsi que la comédie de Turcaret, inspirée peut-être par des rancunes personnelles de Lesage, mais à coup sûr écho fidèle de la haine publique contre les hommes d’argent, vers 1709, se trouve marquer avec éclat une phase curieuse de la longue histoire de la ploutocratie moderne, comme dira, dans les Effrontés, d’Auberive, ce marquis de la Tribaudière qui a fini de rire.


EUGENE LINTILHAC.