Traduction par Marcel Ray.
Les Cahiers d’aujourd’hui (p. 406-408).


TULIPES


Cécilia lui dit : « Vous savez, je ne puis pas vous sentir. D’abord vous n’êtes pas élégant. Regardez un peu Chose, le diplomate. Ensuite, cette moustache de paysan slovaque. Et puis d’ailleurs, qu’est-ce que vous croyez ? Je vais avec qui me plaît. Je vais me gêner, peut-être ? »

Cependant, lorsqu’elle vit qu’elle l’avait blessé, son visage prit une expression de mansuétude infinie.

« Nous sommes vraiment comme des chattes, pensait-elle. C’est regrettable, mais c’est comme ça. »

Il restait assis, au poteau de torture. Il souhaitait d’être balayé dans un ruisseau de larmes. Disparaître, disparaître. Mais on reste là, bien en vie.

Naturellement, il ne dormit pas de la nuit.

Au matin, il alla dans le grand parc, qui venait de faire toilette pour le mois de mai.

Une corbeille géante étincelait, flambante, neigeuse et trop fardée.

Des tulipes ! Sur leurs fortes tiges trop courtes, raides comme des bougies, elles se dressaient, assez serrées, bien en rangs, incroyablement rouges, incroyablement blanches dans le soleil du matin ; et tout en haut, cratère de ce volcan de couleurs, grésillait une braise de fleurs plus ardentes. Elles suaient la couleur comme un parfum fort, vanille ou jasmin. On en prenait la migraine par les yeux.

Il s’assit en face de la corbeille de tulipes, splendeur concentrée et ruisselante, qui n’appartenait à personne et s’offrait à tout venant.

Autour de la corbeille, il y avait des vieillards en longues redingotes noires, des jeunes dames en robes blanches, des enfants et des soldats, une élève du Conservatoire et des étudiants avec leurs cahiers de cours.

Ils s’accouplaient tous, pour ainsi dire, avec les tulipes, rassasiaient leur désir, jouissaient de ces fleurs vivantes, oubliaient leurs devoirs, perdaient conscience.

Une bonne française dit : « Des tulipes, mes enfants… » Et il n’y avait plus rien à dire.

L’élève du Conservatoire levait au ciel des yeux transfigurés. Cela faisait partie de sa profession.

Quant à lui, il restait assis là, vidé, impuissant, sénile ; il avait mal à la tête, et sentait confusément : « Étendre la main… un ! Prendre ton cou… deux ! Serrer fort… trois ! » Puis il pensait : « Est-ce que vous ne nous serrez pas la gorge, vous ? Alors ! Oui, oui, on peut aimer les tulipes ! Crève donc ! Aimer les tulipes, parbleu, on ne peut pas faire autrement. Elles sont là, rouges, blanches, flambantes… un point, c’est tout. Elles n’existent pas seulement par la grâce de mon cœur. Elles existent, rouges, blanches, flambantes pour tous les hommes. Cécilia, elle, n’existe que par la grâce de mon cœur. Non, pas de mots littéraires, merci bien ; c’est trop menu, ça ne fait pas de bien. Mais il y a des mots lourds comme des cailloux ou des cruches de bière qu’on lance, des mots qui soulagent quand on les pense et les prononce violemment : « Je te massacrerai ! massacrerai ! mass-ssa-ccrre-rrai ! » D’où me vient cette fièvre qui me détraque ? Je suis un morphinomane privé de sa seringue. Il est prêt à tout. Il est « hors de lui » ! Femmes, assassins de l’âme ! Les lois de l’État ne peuvent-elles être psychologiques ? Mais moi, j’ai le droit d’être psychologue ! Je suis le Juge. Juge dans mon propre État. Carmen !… Cécilia ! »

Il restait assis, à regarder dans le soleil du matin la corbeille de tulipes incroyablement rouges, blanches, flambantes. Et il pensait aux heureux et gras Hollandais du vieux temps, qui pouvaient donner tout leur amour, toute leur amitié, toute leur tendresse et tout leur souci à des oignons de tulipes.

— « Précieuses soupapes pour les pressions excessives de l’âme : oignons de tulipes, caniches, canaris, politique, littérature, timbres-poste, monnaies anciennes, bicyclettes, cartes postales illustrées, élevage d’abeilles et poker !

— Tout plutôt que l’unique, la seule réalité, — la femme ? Elle est la réalité qui tue ! Pas moyen de se tromper soi-même. Elle existe, elle agit ! Les autres passions sont serviles, obéissent à notre folie. L’amour des femmes commande à notre folie. Quand il nous tient, nous cessons de sourire de nous mêmes et de nos idoles, nous restons éblouis par la réalité sinistre de l’Objet ! Plus moyen de nous tromper nous-mêmes. L’Objet existe, il agit. »

Ces petites pensées diverses lui donnèrent quelque soulagement, divisèrent la masse compacte de l’ennemi « Cécilia, » percèrent quelques soupapes philosophiques, crrrac !

— Alors il alla chez une fleuriste et envoya à la dame un bouquet de ces tulipes qui donnent leur beauté sans complications.

— Le soir, elle lui dit : « Des tulipes ? Encore une bêtise, une maladresse, qu’est ce que vous y trouvez, à ces tulipes ? »

« J’y trouve, dit-il, qu’on peut leur tordre le cou sans passer en cour d’assises. »