Paysana (p. 165-171).

Chapitre XX


Avec les derniers beaux jours l’air devint si doux qu’on aurait dit qu’il s’affinait à dessein avant de prendre le goût fin de l’hiver. Quand un automne royal eut prodigué l’or et la pourpre à tous les bois des environs, ce fut au tour de Lauréat de devenir rêveur. Tard dans la soirée, adossé au peuplier dont un vent léger déplissait la soie des feuilles, il s’acharnait à fumer ou bien il écorçait hart sur hart tout en humant avec délice le brûlé des terres proches. Son esprit était ailleurs : il se voyait à l’affût, à la chasse. N’eut-été l’imprudente promesse qu’il avait faite à Mariange de ne plus retourner à la chasse, après avoir payé l’amende pour avoir chassé avec des canards en vie, il y serait à l’instant même.

Mariange qui le voyait errer comme une âme en peine affectait de ne pas s’apercevoir de ses allées et venues. Caroline s’en étonna.

— Vous ne trouvez pas, madame Bonneville, que votre mari a l’air mal en train ces jours-ci ?

— Je connais sa maladie, mademoiselle, comme si je l’avais tricotée. Il a le mal de chasse. Oui. Le mal de chasse. C’est un voyage qui le travaille et il est à la veille, à la veille de se guérir par lui-même. Ne vous inquiétez pas de lui.

L’eau du fleuve n’avait guère varié depuis l’été, les pluies bien que fréquentes ayant été de peu de conséquence. Cependant après un gros coup de vent, elle monta, en une seule nuit, d’une couple de pieds. Lauréat n’y tint plus : il savait les battures noyées : la faim forcerait les canards à chercher de quoi manger dans les baies. Serait-il dit qu’un des Bonneville les chasseurs, ainsi qu’on les nommait, laisserait arriver les plongeux sans avoir seulement abattu un canard noir ? Pris d’un courage à toute épreuve, il se décida de parler.

— Ma femme, dit-il, il va falloir que tu grèyes mon paqueton ?

— Pour quoi faire ? demanda Mariange d’un air innocent.

— Demain soir, si le bon Dieu le veut, je coucherai aux noirs.

— Et ta promesse ?

— Comprends donc, ma femme. Une promesse, c’est bon pour quelque temps, mais pas pour toute la vie.

— Pauvre homme ! va dégraisser ton fusil au plus coupant. Il y a assez longtemps que tu languis et rapporte-nous des canards, mais pas à dix piastres le couple. C’est trop cher pour nos moyens.

Mariange faisait allusion à l’amende que Lauréat avait dû payer.

Lauréat mis en joie par la bonne humeur indulgente de Mariange et allégé d’un tas de choses obscures se sentait en verve :

— Oui, j’ai payé l’amende, l’année passée. à peu près vers ce temps-ci. Il faut que je vous raconte mon embardée. Il y avait plusieurs fois que j’allais à la chasse avec des canards de bois. J’avais beau appeler de mon mieux les canards noirs, ça appelait pas fort et ça répondait encore moins. Comme pour me narguer, ils passaient au large par bandes de dix, douze et plus ; ils ne voulaient pas coller, comme on dit. Des petites chasses de deux, trois canards n’ont rien de passionnant pour un chasseur et je trouvais les nuits longues. Un bon jour, je me fâche et je décide de tricher la couronne. J’achète deux jars, dans le plus grand secret, et je cache la poche, sous le foin, dans la pince du canot. Ce n’est pas à demander si j’attendais le soir avec impatience. Justement il faisait un temps sans pareil ; un beau temps clair, avec un vent du nord, de l’eau en masse et partout des joncs jaunes comme de l’or. Je me rends à mon affût et à la brunante, je mets les canards à l’eau. Vous connaissez ça la chasse, mademoiselle Lalande ?

— Un peu. Autrefois j’avais un ami qui chassait.

— Toujours est-il que j’ai fait une grosse nuit. Les canards se jetaient comme les mouches ; à la lune, je les voyais tel qu’en plein jour. J’ai dû tirer une vingtaine de coups. Je riais tout seul en pensant aux autres chasseurs qui tiraient rien qu’un coup par ci, par là. Mais je me ménageais un beau coup de fusil pour le matin. Comme de fait, au petit jour j’allais m’assoupir quand j’aperçois six canards qui montaient du lac. Ils volaient bas, à peine au-dessus des joncs et pointaient vers mon affût. Je les laisse se jeter et j’attends le moment qu’ils seront ensemble, tout en les tenant en joue. Ils mangent, se croisent, s’éloignent ou bien le vent les pousse à l’écart. Tout d’un coup, mes vieux, ils se rapprochent. Pan ! je tire un coup, quatre restent dans la mare. Pan ! je tire les deux autres, à la levée, un cinquième tombe. Cinq sur six. Si c’est pas là la plus belle récompense qu’un chasseur puisse recevoir, je ne me nomme pas Lauréat Bonneville.

Lauréat était debout qui gesticulait.

— Maintenant, reprit Mariange, parle-nous donc de la pénitence que t’as eue.

— À la sortie de la baie, là où le petit chemin de canards va mourir, le garde-chasse, un grand vieux sec comme une branche morte, m’attendait debout dans son canot. Il a saisi toute ma chasse de la nuit. Il m’a laissé mon fusil parce qu’il pouvait se fier à moi.

— Et t’as payé l’amende. T’aurais peut-être pu faire un arrangement avec le garde-chasse.

— Pas pour une terre. Je le connais : c’est un homme strict. J’ai payé dix piastres en bel argent blanc, mais j’ai pas trouvé que c’était cher. J’avais eu du plaisir pour la valeur de cent piastres.

— Voyez-vous ce fend-le-vent ? En tout cas, le dimanche suivant, quand on a mangé les deux jars domestiques, je ne les ai pas trouvés tendres.

xxx

Un soir, Darcinette entra, les joues rouges comme des pommes fameuses, et son manteau marine piqué d’étoiles blanches. La première neige tombait. Après avoir versé dans un verre un peu de lait assaisonné de sucre et d’essence de vanille, elle sortit sur la pointe des pieds pour aller rejoindre ses amies. Mariange savait que les petites, en y ajoutant de la neige, s’offraient un simulacre de crème glacée, mais elle fermait les yeux avec tolérance.

— Pauvres enfants ! dit-elle à Caroline, je n’ose pas trop les gronder. Dans mon jeune temps, si mes parents ne m’en avaient pas empêchée, j’aurais mangé toute la neige du village.

Avant longtemps l’hiver s’installerait pour de bon. Caroline, la gorge en feu, frissonna.

— C’est curieux, confia-t-elle à Mariange, la figure me brûle et j’ai froid dans le dos.

— Aussi vous vous démenez bien trop, quelques jours de repos ne vous feraient pas de dommage. Pourquoi ne demandez-vous pas des vacances ?

— Pour où aller ?

— Dans votre pays peut-être.

— J’y retournerai un jour, mais pas maintenant. Je vais me coucher de bonne heure. Une nuit de sommeil suffira à me remettre.

Elle n’avait pas atteint la dernière marche de l’escalier que la sirène du feu s’ébranla. Caroline fit une pause pour identifier l’appel. Un coup bref. Trois grands coups. Un coup bref. Quartier numéro six.

— C’est dans les dernières rues, lui cria Lauréat.

À force de courage, Caroline vint à bout de se préparer à sortir.

— Vous faites une grande imprudence, lui dit Mariange.

Mais rien ne saurait la retenir. Au-dehors une neige molle collait à tout et à peine tombée se changeait en eau.

Comme elle approchait du quartier, elle rencontra un officier de police qui marchait à pas carrés.

— C’est une fausse alarme, un tour de gamins. Le mauvais temps met le grand monde sur les nerfs, à plus forte raison, les enfants.

D’un pas lourd Caroline reprit le chemin de la maison. Incapable de penser à rien d’autre, elle était uniquement préoccupée par la hâte de se débarrasser du froid qui l’enveloppait comme un vêtement de glace.

En la voyant, Mariange lui dit : « Vous avez sûrement la fièvre. Mettez-vous au lit sans retard. Je vais vous préparer une bonne ponce et demain, Lauréat se chargera d’avertir le jeune Dulac. »

La jeune fille remonta péniblement à sa chambre. Elle n’avait pas fini de se dévêtir quand à nouveau la sirène appela. Deux grands coups, deux coups brefs. Un grand coup. Le feu était dans le quartier des affaires.

D’un bond Caroline fut sur pied.

— Vous êtes folle à lier de vouloir sortir par un temps semblable.

— J’ai un contrat avec le « People » et je dois le remplir fidèlement, répliqua Caroline d’une voix grêle qu’elle ne reconnaissait pas.

Et tout le temps qu’elle se rhabillait, elle ne cessait de dire : « J’ai signé, vous savez ».

Sur la route elle avança lentement dans la rue transformée en bourbe. Quand elle fut parvenue au quartier des affaires, elle vit que déjà les curieux se dispersaient. Les pompiers retournaient au poste après avoir éteint un feu de cheminée. Un moment elle voulut reprendre haleine. Elle passa et repassa sa main dégantée sur son front brûlant mais n’en retira aucun secours. Le découragement la gagnait. « Tout ça, pour rien ! Je vais devenir folle ! »

Mariange, inquiète, l’attendait à la porte. Maternelle, elle aida la jeune fille à se mettre au lit. À peine couchée, Caroline sommeilla ; elle sursauta quand Mariange vint lui apporter un breuvage bouillant puis se remit à somnoler.

Soudain deux diables noirs parurent à son chevet. À toute leur force ils tambourinaient sur sa tête. Deux coups brefs. Un grand coup. Peu après, un géant les chasse. Il hurla dans son oreille : Signe.

— J’ai signé, gémit Caroline d’un ton plaintif.

— La fièvre la fait déparler, dit Mariange à Lauréat.

— Elle a la grippe.

— J’ai peur qu’elle soit malade pour de vrai.

Quatre, cinq fois la jeune fille s’éveilla et se rendormit dans le cauchemar. Toujours elle entendait l’appel sinistre de la sirène.

La soif l’éveilla. Elle ne rêvait pas : la sirène déchirait l’air. Elle voulut se lever.

Quand Mariange l’entendit s’agiter, elle alla vitement la rassurer.

— Dormez, dormez tranquille. Il est à peine onze heures. Lauréat a téléphoné au poste. C’est rien qu’une petite maison de bois à un étage qui flambe.

Caroline retomba sans force sur l’oreiller. Elle avait toujours présent à l’oreille le son de la sirène mais peu à peu il se fondit en un timbre chantant qui la berça jusqu’à ce qu’elle s’endormît profondément.