Paysana (p. 47-50).

CHAPITRE VIII


Le lendemain matin, Caroline, ragaillardie par une journée au grand air, avait des ailes en se rendant à l’ouvrage. Justement Lauréat était en train de raconter, dans son parler pesant qui cherchait les mots, la pêche de la veille : ils avaient pris des crapets-soleil, de la carpe-à-cochon, un brochet ça de long — il en mettait plus que moins — même une anguille qui avait coupé la ligne de Darcinette comme au ciseau, et comme de raison de la perche en masse quoique à l’eau haute, elle ne soit pas aussi vivace qu’à l’eau basse.

— Une bonne variété de poissons, conclut Philippe, en se faisant prier.

Un de ces jours, il irait lui-même donner un coup de ligne dans la baie et on verrait alors ce que c’est qu’un pêcheur. Un vrai.

Caroline, que Philippe intimidait avec sa superbe, prit son élan pour raconter l’histoire de la sarcelle et de sa couvée. Elle parlait simplement et tout ce qu’elle disait était si vivant et si sensé que c’était plaisir de l’entendre.

La journalière qui, chaque lundi matin, nettoyait les bureaux, abandonna une travée pleine d’eau savonneuse, pour mieux l’écouter.

— Ah ! oui — reprit-elle, convaincue, les animaux ont bon cœur. Meilleur cœur que ben du monde. Cette histoire-là me fait penser à la vache à Coq Saint-Amour quand ils lui ont ôté son veau. Elle est restée collée à la clôture toute une nuit de temps à se lamenter à tous les vents.

Caroline la regardait.

Écrasée sur le plancher, une eau noirâtre dégoulinant sur ses bras rouges, avec des jets de salive aux commissures des lèvres, elle n’était pas belle à voir. Il lui semblait qu’avec ses grosses mains grasses elle égorgeait la petite sarcelle bleue. Et son rêve aussi.

Comme pour lui prêter main forte, Philippe parlait à son tour. Un billet sur un sujet aussi pâle ? Il en doutait. Et tout en parlant, il se curait les ongles avec un coupe-papier. Les femmes, dit-il, sont tout en admiration devant les pommiers en fleur. Pour sa part, il leur préférerait toujours le fruit à terme. Matière de goûts. Donc son journal était un journal sérieux. Pas de fanfreluches pour rien.

Caroline ne savait pas au juste ce qu’il voulait dire, mais elle n’eut pas le courage de répliquer qu’un journal, pour être sérieux, ne doit pas nécessairement être ennuyeux. Une fois de plus elle replia ses ailes sans laisser entendre le moindre froissement et elle s’en fut corriger des épreuves.

Elle lisait les comptes-rendus de soirées où invariablement « à minuit un succulent goûter fut servi ». D’un coup de crayon vigoureux, elle biffait, ajoutait, supprimait, mais elle avait l’esprit ailleurs. Elle se demandait si ses rêves seraient toujours aussi stériles. Aussi inutiles, songeait-elle, que les herbes folles qui poussent entre les pierres.

Sur le coup de midi elle sortit de l’atelier. Elle pausa un instant sur le perron. De l’église et de la chapelle des Sœurs s’envolait un angelus qui se répandait clairement sur tout l’Anse-à-Pécot.

— Le temps est écho, réfléchit Caroline. On n’ira pas loin sans pluie.

Elle ne manquait jamais de faire un détour pour dire un mot à monsieur Dulac, père, qui, à la longue journée, fumait sa pipe sur le balcon, protégé du soleil par un rideau de concombres grimpants ajouré à portée de la vue, ce qui lui permettait de causer avec les passants. Des enfants, des femmes et des hommes de tout âge, sous prétexte de lui raconter leurs tourments et leurs joies, arrêtaient en quête de nouvelles. On savait le père Dulac moins avare de renseignements que le jeune. Aussi l’abordait-on toujours par la même interrogation :

— Quoi de neuf par chez vous ?

La plupart du temps, il devait répondre :

— Rien en tout.

Le fait est que les nouvelles n’abondaient pas au pays. On aurait dit une ville délaissée du sort. Rien n’arrivait de ces événements qui vous tournent les sangs et qui donnent de la vie à un journal.

Comme Caroline avançait à pas lents, elle entendit un vieux navigateur qui se plaignait, auprès de Monsieur Dulac, de sa santé.

— La petite santé est pas grosse par des chaleurs de même. Comme je le disais au docteur, la coque est bonne, mais c’est l’engin qui va pas.

— À votre âge, père, vous pouvez pas vous attendre à être vaillant comme un jeune homme. Vous devez approcher soixante ans ?

Le navigateur s’indigna :

— Soixante ans ? Si j’avais rien que soixante ans, mon cher monsieur, je serais encore sur l’eau. J’ai quatre-vingts quelques. L’enfant de ma fille a fait lever mon baptistère, la semaine dernière. Il dit que je marche sur quatre-vingt-dix.

— Je pense que vous vous vieillissez exprès.

— Mon pauvre monsieur, regardez-moi donc. Je suis à moitié mort. La mousse est à la veille de prendre après moi.

Et il s’éloigna en se courbant davantage sur sa canne.

Caroline qui le regardait aller se dit qu’on est vraiment vieux quand on consent à la vieillesse et qu’on s’y abandonne avec sérénité. À son tour elle alla s’accouder à la trouée dans le feuillage. Elle causa pendant quelques minutes mais elle dut se hâter vers la maison où le repas l’attendait.