Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 99 (p. 404-407).


DÉCOMPOSITION


Une bande de crêpe noir, longue de trente mètres, couvrait de deuil les deux grandes enseignes « SIMA CARAMFIL » formant l’un des angles du boulevard Carol et de la rue de la Victoire.

C’était un deuil qui ne suscitait que l’étonnement. Un autre, plein de sincère tristesse, s’étalait à l’intérieur, derrière les sept portes verrouillées de la belle entreprise : Taverne-Restaurant-Épicerie.

Le dernier mois, le défunt n’y avait plus mis le pied. Et à qui mieux mieux de chaparder ce qu’il avait sous la main. On le faisait tout naturellement, par accord tacite, chacun prévoyant ce dénouement fatal et n’ayant rien à craindre.

Maintenant, que les scellés y étaient apposés, un repos total plongeait les trois locaux dans un silence éloquent.

Dans le restaurant, la cuisine était veuve de sa belle batterie de cuivre. Plus une seule pièce. Tout avait été emporté le dernier jour du drame. Des tas de vaisselle et de services, non lavés, gisaient partout, au milieu de restes de viande et de légumes, qui commençaient à pourrir.

La taverne présentait un aspect moins lamentable, malgré le désordre de ses verres, de ses carafes et de ses bouteilles de liqueur. Ici, c’était au fond de la terre ou dans le dépôt des eaux-de-vie, qu’il fallait chercher la preuve du passage des vandales : les meilleurs vins, les plus fins rakis, avaient presque tous disparu. Depuis deux mois, chaque soir, d’énormes dames-jeannes partaient pour une destination connue du seul tejghetar.

Mais c’était l’épicerie qui montrait la plus cruelle dévastation.

À l’exemple d’une grande charcuterie, d’un beau magasin de primeurs ou d’un restaurant oriental qui étale à la vue de chacun son appétissante cuisine, une épicerie, abondamment achalandée, n’est rien de moins que notre désir de vivre, aperçu à travers l’estomac.

Ce désir, que des milliers d’yeux avaient tant reflété « chez Sima », n’était plus maintenant qu’une poubelle. Caisses et sacs bouleversés, répandant leur contenu sur la terre. La charcuterie moisissait. Les tiroirs bayaient aux corneilles. Les rayons, autrefois richement garnis de boîtes de conserves, de paquets de chocolat et de toutes sortes de flacons, ressemblaient à une vieille bouche édentée. Le parquet était couvert d’olives, de noix, de noisettes, d’amandes, de raisins secs.

Dans l’ombre de ce cimetière, le soleil projetait, par les fentes des volets, ses faisceaux de lumière bleuâtre.

L’avalanche des dons en nature de Sima avait beaucoup contribué à cette dévastation, surtout le matin où le village apprit la mort du donateur. Les paysans, tout en le pleurant à chaudes larmes, se ruèrent vers la ville, pour toucher les provisions avant qu’il ne soit trop tard.

Alors on ne sut plus distinguer entre les dons et le pillage. On chargeait dans dix voitures à la fois, sans plus de contrôle. Les stocks mêmes du dépôt de marchandises furent en grande partie enlevés, on ne savait par qui. À midi, l’arrivée du juge et l’apposition des scellés brisèrent l’élan des pillards.

Ce jour-là, justement, il faisait beau, après une semaine de pluie. Et c’eût été une joie pour tout le monde, si le soleil n’avait pas brillé sur une Embouchure qui commençait à enterrer ses premières victimes, celles que les épidémies et la famine avaient faites depuis la retraite des eaux.

Les voitures des paysans rapportant les vivres, croisaient celles qu’un cercueil avait transformées en corbillards. Le chemin était le même, pour rentrer à la maison ou pour aller, en sens contraire, au cimetière. Ni l’un, ni d’ailleurs l’autre convoi ne faisaient grande attention à ce que transportait celui qui venait à sa rencontre. À peine, si les moins tristes s’arrêtaient un instant pour saluer le mort, ôtant leurs bonnets et se signant. À peine, également, si quelques yeux humectés de pleurs se retournaient pour lancer un regard inconsciemment envieux sur celui qui rentrait chargé de provisions.

On était las, et de la longue maladie, et de la santé inébranlable. La lutte était tout aussi dure pour combattre l’une que pour supporter l’autre. Chacun désirait ardemment la fin de cette lutte, au prix même d’un cataclysme : incendie général, nouvelle inondation ou mort collective.

On se voyait lentement envahir par la mort et la pourriture. Tout mourait autour de soi et tout pourrissait. Dans les ménages, la putréfaction commençait avant la mort et continuait après l’enterrement du cadavre, tant les vivants étaient eux-mêmes à moitié pourris.

La mortalité parmi les bestiaux et les volailles allait de pair avec celle des humains. Le hameau était plein de brebis, de pourceaux, de dindes, de poules, parfois de chiens et de chats, crevés, dont la charogne, souvent introuvable, empestait les alentours de la maison. Dans les mares, dans les fossés des chemins, en rase campagne, du gros bétail noyé ailleurs et entraîné par les eaux surgissait, de la boue qui les couvrait, et rendait l’air du pays chaque jour un peu plus irrespirable.

Les végétaux mêmes, des cultures surprises par les flots, formaient d’immenses cloaques qui exhalaient des miasmes fétides, presque aussi insupportables que ceux des cadavres. Les vieux habitants de l’Embouchure ne se souvenaient pas d’avoir vécu pareille calamité.

On voyait parfois des gens qui couraient à travers champs, à la recherche d’une bouffée d’air pur. On souffrait moins de la faim que de la puanteur, et il était plus facile de calmer la première que de remédier à la seconde.

Cela dura pendant tout l’automne, qui fut doux. Des cieux de plomb alternaient avec des journées ensoleillées. À la fin, les paysans parvinrent à avoir raison des épidémies, qui s’en allèrent, satisfaites. Alors on se jeta sur les charognes, que chiens et corbeaux dévoraient, et on les enterra.

Vers le début de décembre, un gel sec pétrifia tout.