Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle),n° 96 (p. 549-558).


LA FAUTE DE TSATSA MINNKA


Une semaine après l’histoire du noaten, il y eut conseil de famille chez les parents de Minnka, qui s’appelaient Vadinoï.

Très nombreux dans l’Embouchure, les Vadinoï brillaient tous, par l’orgueil et la pauvreté. Ils admettaient d’être pauvres, comme tous les paysans de la région, que la structure oligarchique du pays tenait dans un semi-esclavage. Ils n’admettaient pas que leur pauvreté fût marquée d’une « honte ».

— Je veux en finir avec cette honte ! répétait, sourdement, Alexe Vadinoï, père de Minnka et de Zamfir, en s’adressant à sa sœur Catherine. Elle l’écoutait depuis une demi-heure et se taisait comme un mur.

Son silence était explicable.

Catherine, de trente ans plus jeune que son frère Alexe, avait elle-même commis une « honte », bien plus « grave » que celle de Minnka. Ayant quitté le village, à l’aube de l’adolescence, elle était allée à Bucarest, était devenue couturière, puis, à ses vingt-neuf ans, mère d’un enfant « illégitime », qu’elle adorait. Si, malgré cet enfant, et ses vingt-neuf ans, elle faisait autorité dans la famille, c’est à la fermeté de son caractère, à son indépendance qu’elle le devait. Quand même, Catherine comprenait mal l’appel que père Alexe faisait à son jugement.

Il comprit son embarras et tâcha de trouver une excuse :

— Oui, Catherine, je le sais : tu as « fauté » aussi, mais pas chez nous ! Là-bas, dans les grandes villes, tu as fait de ta vie ce qu’il t’a plu. Ici, personne ne s’est occupé de ton existence, personne n’a rien su. Tu n’existes plus pour notre Embouchure.

La jeune femme se dressa, forte et calme :

— Donc, ce que tu appelles une « honte n’en est une que parce que l’Embouchure en a eu connaissance ? Est-ce pour me faire entendre ces niaiseries villageoises que tu m’as fait venir de Braïla ? — Allons, néné Alexe… Laisse Minnka vivre avec l’élu de son cœur, et même être aimable avec le boyard si cela lui plaît. À Bucarest ou ici, nous sommes ce que nous sommes.

La mère Vadinoï hocha la tête, n’osant dire ni oui ni non. Son mari frappa du poing :

— Jamais ! Elle épousera Sima ou je la chasse de ma maison !

— Sima ? Qui est-ce ? demanda Catherine.

— Un veuf. Tu le verras cet après-midi. Pas très bien de sa personne, mais brave homme et « avec situation », à Braïla. Il me demande Minnka depuis une année et la veut telle qu’elle est. Elle l’épousera, ou elle partira d’ici !

Toudorel, fils de Catherine, était heureux d’être venu avec sa mère, passer vingt-quatre heures à la campagne. Il détestait la ville et aimait passionnément l’Embouchure, qu’il connaissait bien pour y avoir, chaque année, passé deux mois, pendant les grandes vacances. Il était du même âge que Zamfir. Les deux enfants avaient, l’un pour l’autre, une tendre amitié. Ils en profitèrent, cette fois encore, allant à leur amusement préféré : la chasse aux araignées de terre.

Allongés sur le ventre, leurs têtes se touchant parfois, ils plongeaient dans le trou la petite boule de cire suspendue à un fil blanc. Puis, c’était la longue attente. Souvent, l’araignée leur échappait juste au moment de la tirer hors de son trou. On recommençait, patiemment, le dos au soleil, le nez flairant la terre.

Autour d’eux, désert automnal. Plus de cigogne, plus d’hirondelle. Le sol, vidé par l’homme et par son bétail, n’exprimait plus que fatigue, besoin de dormir. Quelques rares brebis, broutant çà et là, semblaient le marquer de meurtrissures. Le soleil le laissait indifférent.

Toudorel demanda :

— Et chez vous ? Ça va-t-il ? Tsatsa Minnka doit être mariée, maintenant, pas ?

Zamfir eut un haut le corps, comme si une cravache lui eût cinglé les reins. Un instant, il manqua de souffle. Reprenant sa chasse, il murmura, le visage collé au sol :

— Tsatsika a fauté.

À son tour, Toudorel eut un haut le corps. Ce mot-là, appliqué à une jeune fille, signifiait quelque chose de laid.

— Tsatsa Minnka a fauté ! s’écria-t-il.

— À ce qu’il paraît…

— On n’en est donc pas certain. Elle n’a pas avoué ?

— Le père la bat souvent, pour la faire avouer, mais que veux-tu qu’elle avoue ?

En effet. Toudorel réfléchit et se rendit compte qu’il n’aurait pas su dire de quoi pourraient être faits ces aveux.

— Et toi : sais-tu quelle est sa faute ?

Zamfir abandonna sa chasse, se retourna sur le dos, et se couvrit le visage avec les mains :

— Rien de rien ! gémit-il, oppressé. Je sais que Tsatsika aime Minnkou, le fils de père Andréï, et qu’il l’aime, c’est-à-dire : je vois comme tout le monde qu’ils s’arrangent pour couper du jonc, toujours ensemble. Est-ce cela, fauter ?

Que ce fût « cela » ou autre chose, le mal était le même : un autre lui avait ravi le cœur de Tsatsa Minnka.

— Elle ne t’amène donc plus à la « coupe » ? Elle ne t’aime plus ?

— Si ! Elle m’aime et m’y amène, mais tu t’apercevras que ce n’est plus la même chose. Elle est changée !

Disant cela, Zamfir partit en sanglots, le visage toujours couvert de ses mains. Pour le consoler, Toudorel dit :

— Que veux-tu, les jeunes filles doivent se marier…

— Mais, fauter, ce n’est pas se marier ! ragea Zamfir.

— Et Minnkou, ne l’a-t-il pas demandé en mariage ?

Zamfir regarda son ami, les yeux mouillés :

— Pourquoi dis-tu des bêtises ? Tu sais bien que Minnkou ne « demande » rien. Il prend. Il a pris Tsatsika.

— Alors, tu le hais !

Cette question fit sourire l’autre tristement :

— Tu as oublié les choses de notre Embouchure. Comment haïr Minnkou ? Ne te souviens-tu plus de lui ?

— Je m’en souviens, mais, voilà : il nous fait du mal !

— Le Sereth aussi fait du mal, quand il inonde : peut-on le haïr ?

Les deux gamins restèrent longtemps silencieux, puis, Zamfir reprit :

— D’ailleurs, les choses ont bien empiré, dans notre Embouchure.

— Quelles « choses » ? Le Sereth ?

— Non, le Sereth est resté le même. Il vient ; il s’en va, il fait du mal et du bien. Seulement, pour « couper », maintenant, il faut avoir un premis.

— Un permis ? Depuis quand ?

— Depuis ces deux dernières années.

— Qui a inventé une pareille affaire ? Les marais ne sont à personne !

Zamfir se replia sur lui-même, comme un vieil homme accablé. Sa main décrivit en l’air le geste qui indique que vous n’y êtes plus :

— Les marais ne sont à personne ! Ça, c’était autrefois. Aujourd’hui les marais sont à celui qui peut payer douze francs pour le premis. Donc, plus de marais, pour nous autres. Et tu sais que sans les marais, personne ne peut vivre dans l’Embouchure.

— Est-ce beaucoup, douze francs ? demanda Toudorel.

— C’est une paire de bottes ! chuchota Zamfir, les yeux pleins de haine. Mais qui porte des bottes, chez nous, qui ? Et où prendre les douze francs ? Si tu fouilles les trois quarts du village, tu ne les trouveras pas.

— Comment avez-vous fait, alors ?

— Comment nous avons fait ? Eh bien : tout d’abord, chacun a coupé son jonc et sa massette, comme auparavant. Puis, le garde a surgi. (Il y a maintenant, pour les marais comme pour les récoltes, un garde turc avec un fusil.) Et le Turc a conduit tout le monde à la « cour ». Là le boyard nous a dit :

— Pourquoi avez-vous coupé sans premis ?

Personne n’avait rien compris. Les nôtres restaient là, plus bêtes que de coutume. Ils se regardaient les uns les autres, le bonnet à la main. Alors le boyard a frappé du pied :

— Êtes-vous sourds ? Je vous demande : pourquoi avez-vous coupé mon jonc, ma massette, sans premis ?

— Son jonc ! Sa massette ! C’est tout ce qu’ont pu dire les nôtres. Ils l’ont dit tout bas, mais le ciocoï l’a entendu, et il s’est jeté sur nous, avec son fouet :

— Oui : mon jonc, oui : ma massette !

C’est ainsi qu’il nous a chassés, tous. Voiture et bêtes sont restées là :

— Vous enlèverez votre fouillis quand vous aurez payé les douze francs ! a-t-il dit encore.

Zamfir soupira profondément.

Personne, à part une dizaine de laitiers aisés, ne pouvait payer. Tu sais que chez nous l’argent est aussi rare que le pain. Nous vivons sans argent comme nous vivons de mamaliga, Tout notre travail, c’est pour nos bouches, et celles de nos bêtes. Et quand il nous arrive de ramasser, pour une chose ou pour une autre, une pièce de cent sous, on ne sait pas s’il faut l’employer à se nipper, un peu, à faire réparer la voiture, à acheter des outils ou plutôt, à payer des dettes, ou les impôts, ou la mettre de côté afin de pouvoir s’acheter un jour une vache, un cheval, ou un porc.

« Aussi, devant ces douze francs pour le premis, les nôtres croisèrent les bras et regardèrent le ciel. Le village devint une foire : tous les paysans s’y tenaient en tas, parlaient et juraient. On n’en revenait pas : « son jonc ; sa massette ! mais, bon Dieu, a-t-il labouré les marais ? Les a-t-il semés ? Comment, peut-il dire, que c’est son jonc, sa massette ? »

« Au bout de trois jours, un brave homme de la « cour » vint en cachette nous apprendre que nos bêtes crevaient de faim et de soif.

— Qu’elles crèvent, répondirent les nôtres, nous crèverons aussi !

Cette nouvelle de nos bêtes qui n’étaient ni nourries ni abreuvées, fendit le cœur de Tsatsa Minnka. Elle s’isola et pleura comme si quelqu’un de nous venait de mourir. Le quatrième jour, sans rien dire à personne, elle s’habilla comme pour la fête et partit à la « cour », d’où elle rentra le soir même, amenant la file des vingt-sept voitures séquestrées.

« Comment avait-elle fait ? On ne l’a jamais su. Cela s’est passé il y a deux ans.

« Bien qu’heureux de l’avoir échappé belle, cette fois-là, les paysans n’en ont pas moins jacassé depuis, sur le compte de Tsatsika, les femmes surtout et les gars. Une commère lui à même dit un jour :

— Tu sais, Minnka : tu es trop belle pour aller couper du jonc ! Si tu voulais rester près du boyard, nous n’aurions plus besoin de premis, ni crainte du Turc, et nous couperions ta part de jonc.

« Tsatsika n’a rien répondu, mais elle a encore beaucoup pleuré. Et chaque jour elle devenait plus triste, quand, tout à coup, elle s’est engaillardie. Ce fut au moment où Minnkou lui écrivit qu’il allait revenir de l’armée. Il en revint, après trois ans de service. Il fut bon pour nous. Pour les autres aussi. Car il alla dire au garde turc qu’il savait ce qu’était un fusil et qu’il n’en avait pas peur. Il le lui dit, en vidant avec le Turc, dans les marais, une bouteille de tsouïka. Le garde avait compris et fut moins dur.

« N’empêche, ce n’est plus comme avant. Les marais ne sont plus à tout le monde et à personne. Maintenant, si l’on veut avoir du jonc ou de la massette, il faut les chipper. Et pour les chipper, on doit faire un détour de trois heures de voiture, tuer les bêtes et se tuer soi-même, alors que les marais sont là, à notre nez, ainsi que les bons chemins qui y mènent. Mais, tous les bons chemins de nos marais sont aujourd’hui gardés par un fusil, qui se tient on ne sait pas où et surgit au bon moment.

« Si tu savais comme cela paraît drôle ! C’est comme si on gardait le ciel avec un fusil, afin que nul ne lève la tête pour le regarder.

Sima, négociant de céréales et gros tavernier, à Braïla, arriva cet après-midi-là, dans un dog-car pompeux et mesquin.

Un tout petit homme de trente-cinq ans. Maigre. Ratatiné. Mais vif comme un écureuil et loquace comme une pie. Il était vêtu d’un costume soyeux et chaussé de bottes vernies. Sur la tête, un long bonnet pointu, de vraie fourrure d’Astrakhan, noire.

Stoppant avec bravade au milieu de la cour, il sauta gaillardement du dog-car et perdit son bonnet. Personne n’osa rire. Il se baissa pour le ramasser, et alors tout son être devint aussi petit que celui de Zamfir. La même impression, ses hôtes l’eurent encore lorsqu’il alla, par crânerie, caresser la tête de son magnifique cheval : il n’y parvint que du bout des doigts.

— Bonjour tout le monde ! fit-il s’inclinant de loin, comme un rat debout, et souriant de toutes ses rides, assez sympathiques.

« Tout le monde », — qui l’attendait sur le seuil de la maison, — c’étaient : les époux Vadinoï, la sœur Catherine, Minnka et les deux enfants Zamfir et Toudorel.

On le fit entrer, avec les égards dus à sa fortune et à son intention, cependant que Minnka s’effaçait, selon la coutume et pour aller à la cuisine préparer les boissons traditionnelles. La maison, fraîchement blanchie à la chaux, était parée pour la circonstance : tapis, couvertures, draps, essuie-main, nappes, — beaux ouvrages rustiques, sortis de la main de Minnka — étaient étalés un peu partout, dans les deux grandes pièces. Sima ne manqua pas de les admirer, l’air supérieur, et dit :

— De tout cela, elle en trouvera chez moi dix fois autant, pour ne plus parler du reste !

Les Vadinoï le considéraient avec déférence ; Catherine, avec une stupéfaction adroitement dissimulée. Les enfants étaient, par ordre, à la cuisine, où, devant leur chère Tsatsa Minnka, Zamfir apprenait à Toudorel qui était « cet » homme :

— Tu sais, il s’appelle Sima, mais tout le monde lui dit, dans le dos : Fessaterre et Pètenbotte, parce qu’il a son derrière tout près de ses bottes et de la terre.

Minnka apporta, sur un grand plateau, les cuillerées de fruits confits, les verres de liqueur et les cafés turcs. Elle servit d’abord son prétendant, puis les autres. Rien pour elle, par coutume. À la fin, par coutume également, elle dut prendre modestement place, près de sa mère, d’où son visage resplendissait de colère retenue. Elle ne devait rester là que le temps de se faire voir, puis se retirer.

Sima en profita :

— Eh bien, chère mademoiselle, tout ce que je puis vous dire c’est qu’un riche foyer et un cœur tendre vous attendent, pour que vous soyez leur maîtresse !

Minnka le regarda droit dans les yeux :

— Parlez à mes parents, Monsieur, dit-elle, ramassant le service et sortant.

Sima parla, bien entendu :

— Oui, je comprends sa gêne : elle a fauté. Eh bien, je n’en fais pas cas et je vous la demande telle qu’elle est. Je vous prie même de décider le jour des fiançailles. Vous comprenez mon empressement : j’ai une grosse maison qui manque de maîtresse ; j’en suis toujours absent, à cause de mes affaires de céréales ; on me pille sans vergogne, depuis le caissier jusqu’au dernier garçon. Je veux en finir !

« Inutile de vous dire qu’elle sera plus qu’heureuse, car, le bonheur, ce n’est pas l’amour, mais le bien-être. Et de ce bien-être, vous goûterez, vous aussi.

« Allons, père Alexe, donnez-moi votre main, et promettez-moi que Minnka sera bientôt ma femme ! »

Père Alexe prit la main de Sima et la serra fortement :

— Je te la promets, Sima !

Catherine, à la dérobée, foudroya du regard son frère et courut à la cuisine :

— Minnka ! Fuis ! Fuis cette nuit-même ! Va-t’en de par le monde !

Minnka tomba dans les bras de sa jeune tante et l’écrasa sur sa poitrine.