Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle),n° 96 (p. 531-540).


L’EMBOUCHURE


Peu avant que le Sereth n’arrive à l’endroit où il fait don de sa vie au Danube glouton, son lit devient une grande campagne fertile qui s’étend entre Braïla et Galatz. Pour la traverser en toute sa largeur, ses habitants, qu’on nomme « ceux de l’Embouchure », ne peuvent mettre moins de deux heures de chariot, tellement elle est vaste.

Les dimensions inaccoutumées de ce lit, aussi bien que sa générosité, les vieux du pays les expliquent à leur façon. Ils disent que le Sereth avait à l’origine une âme, à l’exemple de nous autres hommes, une âme ambitieuse. Après son départ de Bukovine, ayant en cours de route séduit une belle jeune fille dont il était amoureux, l’orgueilleux Sereth décida de la conduire, par ses propres moyens, jusqu’à la Mer Noire et au delà, afin de lui montrer des pays où poussent des oranges et des grenades qui sont tout ce qu’il y a de plus beau sur la terre, mais qui, néanmoins, pâliraient de jalousie devant la splendeur de sa bien-aimée, dont le nom est Bistritsa.

Bistritsa, rivière impétueuse, étourdie, acquiesça au projet de son amant, se joignit à lui, et, ensemble, ils dévalèrent jusque dans nos parages quand, tout à coup, le Danube leur cria : « Holà ! Seules les routes peuvent se croiser, jamais les eaux. Encore moins une rivière oserait-elle couper le corps d’un grand fleuve ! »

Et le Danube leur barra le chemin, comme on le voit.

C’est alors que le Sereth, furieux, se mit en devoir d’élargir son lit. Il égala celui du Danube, le dépassa même, dans son désir de porter sa maîtresse, droit vers cette mer qui baigne des rivages aux fruits d’or.

Mais la lutte était trop inégale, trop géante la taille du vieux fleuve. Sereth et Bistritsa, bien qu’ils formassent un seul corps, furent vaincus. Le Danube les engloutit tous deux.

N’empêche, c’est grâce à leurs ébats passionnés que nous, « ceux de l’Embouchure », jouissons aujourd’hui d’une terre comme il en est peu, parce que c’est ici qu’ils se sont aimés le plus, avant de livrer leur jeune âme à ce grognon de Danube qui rafle tout ce qu’il rencontre sur son chemin.

Il est vrai : parfois nous payons cher l’abondance qu’ils nous ont léguée. Les deux amants ne se sont pas résignés à un renoncement définitif. Et une fois par décade, ils se souviennent de leur rêve de jadis, se déchaînent indomptables, à une allure d’ouragan que rien ne peut contenir. Alors nous sommes balayés, comme des vauriens, avec nos frusques, notre bétail, nos poulaillers, chiens, chats, pourceaux et misère. De nos récoltes, plus trace. De nos chaumières, seuls les toits émergent. Notre Embouchure disparaît sous une nappe d’eau qui va du plateau de Braïla à celui de Galatz, au-dessus desquels nous allons construire nos huttes et attendre que s’apaise la colère de nos amoureux.

Puis, quand tout est rentré dans l’ordre, tout n’est que ruine, mais aussi, tout est plus neuf, bien plus neuf qu’auparavant, car la colère de l’amour est toujours féconde.

Du plateau de Braïla à celui de Galatz, la vallée du Sereth vous emplit l’âme de désirs. C’est un ventre de terre, que des éléments passionnés ont labouré et fécondé d’envies. Ils ont tout promis à l’homme et rien assuré, sauf le désir, cette force qui permet à notre cœur de tenir tête à l’existence, amoindrissant la satisfaction et combattant l’adversité.

Quand le rapide « Bucarest-Danube » s’engage sur l’immense digue qui relie ces deux plateaux, surplombant l’Embouchure, un vague pressentiment d’éternité méconnue gonfle votre poitrine. C’est comme un rappel à quelque amour, longtemps déconsidéré.

Une lumière diffuse qui comble un grand vide vous réveille de l’indifférence meurtrière. Il n’y a rien à voir par la fenêtre, sinon, longeant le convoi, quelque superbe ciseau des marécages dont le regard curieux inspecte l’intérieur des compartiments ; ou bien, lors d’un passage à niveau, certain vieux paysan qui ôte son bonnet pour saluer tout le train, par crainte des pouvoirs publics. De loin en loin, des agglomérations de chaumières arbitrairement parsemées, surgissent comme autant de défis lancés au bonheur facile. On y voit aussi, selon la saison, des hommes et des bêtes qui se confondent avec la glèbe. C’est tout. Point de nature éblouissante. Point de civilisation.

Dans l’Embouchure, la terre n’a d’autre but que de forcer l’homme à se mesurer avec Dieu. Elle s’offre à lui, riche de sève, l’engage à y miser toute sa sueur, mais, quant à récolter, une main invisible soupèse le résultat d’une manière aussi prometteuse que menaçante. Ici, Dieu sourit à l’homme avec une gueule d’ogre : « Voici, lui dit-il, une terre généreuse que tu n’as qu’à gratter légèrement pour vivre dans l’abondance. C’est pourquoi je te livre au bon plaisir de deux titans, le Sereth et le Danube, afin que les flots de l’un, de l’autre ou des deux ensemble te foudroient juste au moment où, ne redoutant plus la sécheresse, tu commences à trop engraisser. Ainsi tu te souviendras de moi par la force que j’aime le plus : le Désir. »

Le Désir, pour les « gens de l’Embouchure », est un besoin constant de croire au meilleur, en dépit de l’incertitude dont les comble la fosse marécageuse où ils vivent. Ils éprouvent de la joie à se rendre compte que leur sol est volé au Sereth. Printemps et automne, l’oreille tendue vers la rivière qui mugit, on les dirait heureux à voir la volupté qu’ils mettent à se demander si les flots ne dévaleront pas d’un moment à l’autre sur leurs pauvres chaumières. C’est comme si cela ne leur faisait rien.

Sachant de père en fils que leur glèbe est bénie par le ciel, que « ça donne bien quand ça donne », ils ensemencent le plus possible, poussant la charrue jusqu’à la barbe du Sereth, mais c’est pour lui abandonner plus de la moitié de leur récolte. À moins qu’ils ne la lui abandonnent toute et leurs foyers avec, pour prendre la poudre d’escampette et aller construire des cabanes sur les plateaux.

Il en est de même de leur bétail et leur basse-cour. On élève à tour de bras, parce que, disent-ils, « la prairie et l’eau sont là, on n’a qu’à s’en servir. » Cela est vrai. Seulement, une bonne moitié de cet élevage, c’est encore pour faire la part du feu, car, à une portée de fusil de leurs ménages s’étendent des milliers d’hectares de marais qui abritent le voleur, le loup, le renard, l’épervier, lesquels en usent comme de leur propre bien.

C’est égal : « L’Homme est fait pour les tourments », dit le paysan de l’Embouchure. À ses yeux, la certitude d’un rendement étant inconcevable, le peu qu’il récolte est considéré comme une faveur du ciel. Il est convaincu que rien ne lui est dû, depuis la terre dont le Sereth est le maître, jusqu’à ses pauvres bêtes qui sont toute sa fortune, mais qu’il ne confie pas moins à ce pâturage dangereux d’où elles ne rentrent souvent plus.

Livrer combat à la terre, lui demander le maximum et l’espérer, mais n’en obtenir que juste le nécessaire, souvent même moins que le nécessaire, et parfois rien, voilà qui humanise l’homme de la vallée du Sereth, cette contrée de la Roumanie où la clôture des ménages ne protège que de l’incursion du bétail ; où les portes n’ont de cadenas que pour avertir le visiteur de l’absence du maître ; où la jeune fille incruste mille heures de son ardente solitude hivernale, dans une chemise de nuit qu’elle brode pour l’offrir le jour de son mariage au plus aimé des commensaux.

Là-bas, l’horizon est plus près de l’homme ; la coupole céleste, plus haute et plus ballonnée. Et de quelque côté qu’on tourne le regard, partout la promesse coudoie le danger. C’est ce qui justifie l’expression, commune aux paysans de l’Embouchure : « Quand je ne sais plus où donner de la tête, je lève les bras au ciel et je pense à autre chose. »

Ce n’est pas là du désespoir. C’est le prompt réveil du désir, qui vient crier à l’homme : Tout est pour toi. Nulle part n’est écrit que quelque chose te puisse être refusé.

Ainsi comprend-il que la possession n’est pas dans le rassasiement ; qu’elle est un peu dans la vibrante satisfaction pour laquelle on a durement bataillé, mais qu’elle est toute, toute, dans le plein désir, ce grand appel de la vie.

Le matin d’avril, quand le soleil se lève et baigne son visage d’une lumière neuve, les labours duvetés de poils verts et drus gonflent la poitrine et l’homme d’une joie illimitée. Debout, dans son chariot, il contemple sa campagne et s’écrie, bien haut :

— Dieu, qu’elle est belle !

C’est à ce moment-là, pas plus tard, qu’il est payé de toute sa peine. Et même, des semaines durant, il avale joyeusement et digère bien sa mauvaise bouillie à la farine d’orge ou de maïs.

Pour l’habitant de l’Embouchure, la suite de ses heures de désir est banalement heureuse ou passionnément héroïque.

Le premier cas, c’est quand il lui « tombe du ciel une année abondante » : alors, il s’achète un pourceau, l’engraisse et le mange à Noël, ripaille qui alourdit son corps et endort son esprit, mais cela ne dure que cinq ou six semaines ; il en profite aussi pour marier un de ses enfants, événement qui le pousse à des hardiesses baroques et lui fait dire plus d’inepties qu’il n’en est ordinairement capable. Alors, il n’a plus aucun désir, il est bête.

Le second cas, c’est celui-là même qui remplit les trois quarts de sa vie : la détresse, partielle ou totale ; la nage vaillante contre les flots menaçants de la perdition. Et plus durement il se voit évincer, plus il perd pied, et plus son désir se dresse, géant, et l’ameute contre l’adversité.

Rentrant de ses labours inondés ou cuits, il s’arrête au milieu des siens, pareil à une locomotive dont la chaudière serait prête à sauter. Il crie :

— Plus une goutte de lait aux enfants. Tout, pour le marché.

Ce « tout », c’est à peine trois litres. Quant à la « goutte » dont il veut dorénavant priver les petites bouches, il divague, le brave homme, car, depuis longtemps, seul le benjamin en avalait quelques gorgées, le soir, après la traite, et non pour s’en nourrir, mais pour calmer ses pleurs et lui faire lâcher des « griffes » les jupes de sa mère.

— Tout pour le marché… Et que Rada n’achète plus de pain : qu’elle rapporte tout l’argent du lait !

Ce « pain »… question de gourmandise. Rada, allant tous les matins porter le lait au marché de Braïla, sacrifiait un litre de lait à un kilo de bon pain noir, dont elle distribuait les précieuses tranches à toute la marmaille. Vraie brioche.

On n’en goûtera plus.

Et, du coup, tous les regards se porteront au loin, droit devant la chaumière, vers cette vaste ligne verdoyante qui bouche tout l’horizon du Nord. Là-bas, c’est le salut : là-bas sont les marais, avec leurs milliers d’hectares de papoura, cette généreuse plante qui n’est pas tout à fait de la massette et que notre Seigneur le Sereth fait croître sans l’aide de l’homme. Elle est bonne à confectionner de belles nattes, qu’on appelle rogogina, et de beaux paniers, qu’on nomme cochnitsa. On la vend aussi, telle quelle, par fagots ou par charretée, ainsi que le stouff, ce frère de la papoura qui, lui, n’est que du roseau et n’est bon qu’aux toits et clôtures.

Les marais, il vaut mieux les appeler par leur nom de là-bas, qui est juste et beau : c’est la balta. Et la balta n’est rien de moins que la mère nourricière du paysan de l’Embouchure. Voilà pourquoi, aux heures de détresse, tous les regards se dirigent vers elle. C’est également à sa balta que l’homme du pays pense lorsqu’il proclame la générosité de son Embouchure.

La balta n’est à personne. Nul ne la cultive. Nul n’a le droit de se réclamer d’elle, sinon le Sereth, son créateur. Elle n’exige aucune surveillance, aucun ménagement ; elle ne craint ni l’homme ni le ciel.

Quand on la dévaste, elle est pareille au chêne qui perd une feuille.

De là vient le mot roumain, appliqué aux débats sans issue : « laissons les choses balta. » C’est-à-dire : « n’en parlons plus, qu’il n’en soit plus question. »

Car, la balta, c’est l’inconnu, l’impénétrable, l’infini.

On y accède tout naturellement, par où l’on veut, comme fait l’oiseau quand il prend son vol. Et dès qu’on y est, faire deux cents pas ou deux cent mille, cela revient au même. La papoura, le stouff et cet hermaphrodite de pipirig, bon à rien, enlacent l’homme à bras le corps, le doublent en hauteur.

Ils l’enlacent à bras le corps, fraternellement. Ils savent que si leur frère est là, c’est qu’il doit être bien malheureux ; c’est que, dans ces villages d’où il vient, les affaires doivent aller bien mal.

Au reste, on n’a qu’à regarder la tenue de ce frère, pour être fixé : de la tête aux pieds, il est comme si toute sa vie se fût passée dans une poubelle, à le voir affublé de cette caciula criblée, qui laisse passer les mèches coléreuses de son abondante chevelure ; de cet ibirbok en lambeaux, qui tient à peine sur son buste ; de ces nadragi aux multiples pièces, aux trous nombreux, offrant le spectacle de ses cuisses poilues, de ses genoux osseux et de son derrière peu convenable ; de ces obiélé qui lui font des jambes pareilles à des troncs d’arbre ; de ces opinci, enfin, qui ne lui protègent plus les pieds, parce qu’ils sont en loques.

Il faut le juger à cet équipement. Il ne faut pas se fier à ses allures gaillardes, à son air badin. Car, le drôle, brûlé par ses désirs, trouve encore le moyen de se narguer lui-même. Se contemplant comme un paon, il se tord de rire, pirouette, claque des doigts, fait des cabrioles et chantonne la célèbre raillerie populaire :


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a8 b c c
f, f g g
f16 e d e f4
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s4 a'8. g16 
a8 b c c
f,4 g8 g
f e d16 d8.~ d4 r \bar "|." 
}
\addlyrics {
Să-ă dai fa -- ta du -- pă mi -- ne, pă -- rin -- te _ _ I -- chi -- "me !"
Si-i stu -- di -- a du -- pă porci pă -- rin -- te I -- chi -- "me !"
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Il s’agit d’un pope du village, qui a une fille à marier. Bien dotée, le pope aspire naturellement à un gendre « digne » : un notaire, pour le moins. Or, voici que le plus vaurien des voyous de la commune vient lui demander la main de sa fille. C’est un gars tout en loques, qui est convaincu de la réputation dont il jouit, mais n’en est pas moins gai et prêt à se narguer tout seul, en narguant le pope avec sa demande en mariage, qu’il chante comiquement :

Tu me donneras, à moi, ta fille, père Ikime.
Et tes études aux cochons, père Ikime.

Le pope est furieux. Le village s’en amuse. Et le vaurien loqueteux gagne ainsi un titre de plus à l’humaine sympathie des hommes, dont il a tant besoin.

C’est le même besoin qu’éprouve le cœur lourd de désirs qui pénètre dans l’immuable balta, afin de lui demander ce que la terre et le ciel lui refusent violemment. Et se mesurant, du poing, avec son propre destin, l’homme aborde sa dernière ressource de vie, en gambadant un petit peu :


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Mais, là, dans la balta infinie, il n’y a pas d’œil humain qui puisse voir cet homme, ni d’oreille humaine qui puisse entendre son joyeux gémissement. C’est l’empire de la naturelle Indifférence. La fraternité de la papoura, celle du stouff te saisissent de terreur : c’est froid, gluant, et leurs embrassements te scarifient les mains et le visage.

Tout est glacial, humide, hostile. On ne sait pas ce qui se passe à une longueur de fourche. Tu abats, tu avances, tu fais des vides et des fagots, pendant que ta semelle craque, en s’enfonçant dans la vase riche de sang terrestre ; pendant que mille lianes, serpents plats et visqueux, t’entourent le cou, se glissent entre la peau et l’iberbok.

Puis, tu t’égares. Si le ciel est couvert, tu ne sais plus de quel côté se trouve le village. Car la terre tourne surtout autour de l’homme ; de l’homme seul au monde, plus particulièrement, pour qu’il se rende mieux compte de sa solitude. Mais l’homme est plus fort que la terre et que la solitude. Il vient de plus loin, de plus haut. Et il en a le souvenir, qui s’exprime par un sursaut, semblable à celui de l’immensité végétale qui l’entoure et qui bondit sous le choc de sa sève.

Seul, assis sur un fagot, il roule alors une cigarette et pense à son foyer, où les siens l’attendent pour le débarrasser de ses guenilles, pour laver ses pieds et lui dire que la vache a mis bas un mignon petit veau. Cela lui fait tout de suite retrouver la direction du village.

Non, on n’est pas perdu sur la terre. On l’est encore moins dans l’embouchure du Sereth, où il y a des gens qui aiment le désir et une balta pleine d’histoires, qui l’entretient pour eux.