Trop belle…/Texte entier

Hirth et Cie, éditeurs (p. --159).
Marthe Fiel


Trop Belle…

REIMS
HIRT & Cie, Éditeurs
53, Rue des Moissons

Marthe Fiel

TROP BELLE…

Séparateur


— Tu n’as pas l’air bien gaie… aujourd’hui… Sylviane, es-tu souffrante… mon enfant ?

— Mais pas du tout… maman…

Sylviane Foubry avait tressailli en entendant cette remarque de sa mère et elle essaya de rendre à son visage, l’expression souriante que ses parents aimaient à lui voir.

Son rôle devenait mélancolique.

Elle possédait une beauté remarquable qui attirait tous les regards.

Quand elle passait dans les rues, on se retournait pour la suivre des yeux, et quand elle se trouvait chez des amis, où des inconnus la rencontraient pour la première fois, ils ne se lassaient pas de la contempler.

Sylviane ne ressentait nul orgueil de ce don.

Elle était née ainsi, ayant toujours suscité l’admiration et elle jugeait que cette particularité lui nuisait plus qu’elle ne l’avantageait.

Cependant, elle constatait avec un peu d’étonnement que ses amies moins jolies qu’elle, se mariaient, alors que pour son propre compte, nulle demande en mariage ne rompait la suite monotone des jours.

Elle venait d’avoir vingt-six ans.

Son visage montrait un ovale impeccable et ses cheveux châtains, lourds et ondés, s’éclairaient des reflets de la châtaigne mûre. Ses yeux longs, immenses, étaient d’un brun un peu clair, et regardaient avec douceur. Sa bouche expressive, rouge et bien arquée, dénotait la bonté. Depuis quelque temps cependant, un léger air de dédain voltigeait parfois sur ses lèvres, mais elle en était inconsciente et restait généreuse, tendre et méconnue. Ce qui soulignait ses traits purs était une carnation merveilleuse. Sa peau satinée semblait défier toutes les intempéries.

Elle paraissait jeune. Ses mouvements souples, ses attaches fines, complétaient un ensemble que les plus difficiles ne pouvaient contester.

Sa beauté était indéniable, mais sa fortune était nulle et une amertume venait à la jeune fille en songeant que sa pauvreté écartait les prétendants.

Son père, colonel en retraite, vivait de sa pension. Ayant épousé une femme dont la dot était sans importance, cet appoint ne formait que de pauvres rentes ajoutées au budget.

Sylviane eût aimé travailler, les mœurs modernes l’y poussant. Malheureusement, ses parents remplis de préjugés, ne se résignaient pas à la voir chercher un emploi. Ils espéraient un gendre. Si le colonel l’attendait sans impatience, sa femme le désirait plus rapidement.

Le temps passait cependant, mais leur confiance ne désarmait pas.

Si Sylviane n’eût été que belle, sans ce port impérieux qui la caractérisait, il eût été possible qu’un de ses admirateurs s’en éprît. Une autre chose encore éloignait les prétendants quelconques : sa vive intelligence.

Quand elle voulait s’en donner la peine, elle brillait dans une conversation. Ainsi sa beauté attirait et son esprit en imposait. Les hommes, hors de sa vue réfléchissaient : Qu’elle est belle… et que je l’aimerais… mais son cerveau me fait peur… que serais-je… moi… près d’une telle raisonneuse…

D’autres se disaient : Quelle intelligence !… ce serait agréable de passer sa vie à côté d’une femme semblable… mais sa beauté me gênerait… je ne serais jamais que l’humble page d’une semblable reine de grâce…

Les soupirants, enthousiastes d’abord, se retiraient et Sylviane, prise entre les deux feux que ses dons projetaient, sentait croître en elle, un étonnement douloureux.

Il eût fallut un esprit égal au sien.

Sa sensibilité l’empêchait d’avouer nettement sa façon de penser à ses parents. Elle trouvait stupide à son âge, de rester petite fille soumise aux préjugés surannés, et eût aimé l’indépendance d’une carrière. Mais quand elle entendait sa mère lui murmurer avec des sanglots dans la voix : « Je mourrais de chagrin de te voir travailler » tout son courage pour affronter ce désespoir, s’anéantissait.

Elle végétait donc, soucieuse au fond de soi-même de son avenir incertain, se demandant ce qu’elle deviendrait si ses parents disparaissaient. Ils étaient assez âgés. Madame Foubry s’était mariée tard, et cette circonstance la confirmait dans le rêve qu’elle entretenait de voir sa fille plaire à quelque nature d’élite.

Le colonel n’éprouvait pas ces différentes angoisses avec autant de profondeur. Il vivait près de son enfant belle et gaie et se sentait le plus heureux des pères. Son foyer était aimable de par la présence de cette tendresse filiale et dans un égoïste inconscient souhaitait que cette situation se prolongeât.

La famille possédait de nombreuses relations, et l’on appréciait ce trio affable, et particulièrement, cette jeune fille si belle qui se montrait toujours bonne. Ses amies la voyaient avec plaisir et la trouvaient d’autant plus charmante que, si les jeunes gens s’empressaient autour d’elle, aucun ne se posait en prétendant sérieux.

Cette attitude les vengeait de sa beauté.

Sylviane comprenait toutes ces nuances et une mélancolie commençait à envelopper sa pensée. Sa fierté s’étonnait parfois de ne pas valoir autant que ses compagnes aux yeux de ceux qui les choisissaient.

Son caractère se modifiait. Spontanée, enthousiaste, elle finissait par devenir concentrée et retenait tous les élans qui jaillissaient de son cœur. Sa piété augmentait et souvent elle méditait dans quelque église. Elle essayait cependant de paraître enjouée ne voulant pas que l’on devinât sa déception que l’on aurait traduite par le mot dépit.

Elle était excellente musicienne, mais elle délaissait la musique. Elle avait trop évoqué de rêves alors que ses doigts égrenaient les chants harmonieux. Et maintenant, quand elle ouvrait son piano, ils l’assaillaient en foule.

Elle allait assez souvent dans le monde, et selon la mode actuelle, la jeunesse envahissait le domicile des Foubry pour les « surprises-parties ».

Malgré la modicité de leurs moyens, ils habitaient un bel appartement, par le plus grand des hasards. Ils en avaient hérité d’une vieille cousine et le bail devait durer jusqu’à leur mort. La parente avait stipulé que les meubles resteraient en place, force leur était de subir ce legs dans son intégrité.

Le cadre était presque somptueux et ils oubliaient, à évoluer dedans, les mesquineries auxquelles ils s’astreignaient par nécessité.

Sylviane et sa mère se contentaient d’une femme de journée et s’occupaient de cent besognes ménagères.

Leur appartement vaste tentait les danseurs et ainsi les Foubry recevaient, peut-être un peu plus que ne l’eût désiré Sylviane, mais cela enchantait sa mère qui aimait le monde. Elle se félicitait de cette mode nouvelle qui lui permettait de satisfaire ce goût sans que son budget en souffrît.

Le colonel ne s’amusait pas à ces réceptions. Il ne s’y montrait que des hommes trop jeunes. Il les regardait s’agiter, essayant de comprendre ces danses qui le déroutaient.

Madame Foubry conservait toujours l’espoir de voir surgir, dans une de ces soirées, l’inconnu précieux devenant amoureux de sa fille.

Mais rien de semblable ne s’annonçait.

À mesure que les jours passaient, Sylviane apportait à ce plaisir une indifférence souriante. Elle devenait l’aînée de cette jeunesse, et ses hôtes reçus par force, la considéraient comme une grande sœur.

— Je t’assure… ma chérie… que tu manques d’entrain…

Sylviane, de nouveau, se laissait aller à ses pensées et ne surveillaitt plus son visage.

Elle tenait un ouvrage de broderie, pendant que sa mère tricotait pour les pauvres.

On était au mois de mai et Paris rayonnait sous le printemps. Dans le salon des Foubry, les vieilles dorures des cadres présentaient un éclat nouveau, et les beaux meubles anciens, avec leurs soies fanées, semblaient plus intimes.

Sylviane répondit :

— Tu as peut-être raison… maman… Je suis mélancolique sans cause… C’est peut-être ce premier soleil qui me pèse… il est lourd quand on n’y est plus habitué… Je vais sortir un peu…

— C’est cela… Va chez madame Bullot… tu lui rapporteras ses livres.

— Tu me donnes une excellente idée… j’aurai là une diversion.

La jeune fille abandonna son travail et se rendit dans sa chambre pour s’apprêter.

Si sa tristesse perçait plus que d’habitude en cet après-midi printanier, c’est qu’elle songeait que cette situation ne pouvait s’éterniser et qu’il lui faudrait préparer un avenir. Ce souci la préoccupait. Elle dédaignait l’optimisme de sa mère et se disait, qu’actuellement, chacun composait sa vie.

Elle se vêtit pour sortir. Tout ce qu’elle endossait paraissait tout de suite élégant. Son tailleur simple, bleu marine, eut un cachet de distinction, et son chapeau clair fut embelli aussitôt par le visage pur.

Madame Bullot était une vieille amie originale et bonne, mais avec quelques piquants.

Veuve, elle habitait avenue du Bois, à deux pas des Foubry.

Sylviane l’affectionnait. Elle lui trouvait l’esprit toujours alerte et ses boutades toujours amusantes. Cela brisait le cercle un peu restreint où elle évoluait et dont les sujets variaient peu. Or, l’intelligence de Sylviane demandait des aliments.

Rien qu’à la pensée de revoir l’excellente femme, son allure se modifiait et perdait de sa nonchalance précédente.

Elle savait toujours trouver Madame Bullot dans un salon style ancien. Un épais tapis d’Orient amortissait les pas. Des sièges antiques, des tabourets, des guéridons l’encombraient.

La dame du lieu qui souffrait des crises rhumatismales de temps à autre, occupait souvent une chaise longue près d’une fenêtre donnant sur l’Avenue.

Ne pouvant parfois se servir de ses doigts, elle lisait beaucoup et s’amusait même à hasarder quelques commentaires qu’elle notait tant bien que mal sur des fiches.

Quand Sylviane entra, son visage s’éclaira :

— C’est vous… chérie… soyez la bienvenue… Je pensais à vous… Que vous voici jolie et fraîche !…

Elle disait vrai. Le teint de sa visiteuse était nacré, lumineux et ressemblait à un pétale de rose.

Animée, elle s’inclina vers la vieille dame qui l’embrassa :

— Rien de nouveau ?

— Rien…

— Avec un aspect pareil… vous devriez soulever des événements.

Sylviane rit, déjà détendue.

— Vous me supposez une puissance que je suis loin de posséder…

— Les hommes sont fous… ma parole… Ils s’arrêtent devant votre beauté comme devant un obstacle… sans se demander si vous avez un cœur… et je le connais votre cœur… il existe sincère et aimant… et il est fâcheux qu’il demeure inutile sous prétexte que votre visage est trop beau… et fait peur à ces sauvages sans divination…

Sylviane sourit, mais fut dispensée de répondre par l’entrée d’un troisième personnage inattendu.

Madame Bullot s’écria :

— Luc !… d’où viens-tu… toi ?

Un jeune homme d’une trentaine d’années s’avança vivement :

— Ma tante… j’arrive de Bombay… et ma première visite est pour vous…

Plein d’aisance, le nouvel arrivé se tourna vers Mademoiselle Foubry qu’il salua en lui jetant un regard rapide.

Il n’eut pas l’air surpris de sa beauté, mais il resta un moment incliné, comme recueilli.

Quand il releva la tête, Madame Bullot dit :

— Mais il faut que je te présente… l’ébahissement de te voir là me rend étourdie…

Elle désigna le jeune homme à Sylviane et prononça :

— Mon neveu Luc Saint-Wiff… mademoiselle Sylviane Foubry…

La jeune fille n’avait jamais entendu parler de ce neveu et elle était toute stupéfaite de ce parent qui naissait à l’improviste.

Elle croyait Madame Bullot nantie seulement de cousins éloignés.

Elle avait raison. Ce neveu n’appartenait pas à la famille de sa vieille amie et il l’appelait « ma tante » par affection, l’ayant toujours connue, aussi loin qu’il pouvait se souvenir.

Il était orphelin depuis de longues années et tenait grandement à ce lien qui le tenait au passé des siens.

Luc Saint-Wiff voyageait extrêmement et il accourait à Paris entre deux bateaux.

Il était très riche et relatait ses voyages, mais n’avait fait paraître aucun de ses récits.

Madame Bullot le voyait si peu qu’elle l’oubliait souvent, parce qu’il n’écrivait jamais. Il y avait près de quatre ans qu’il était invisible et sa surprise était extrême de le trouver soudain devant ses yeux.

— Tu es un vrai revenant…

— Comme vous le dites si bien… j’ai le mérite de revenir.

— Ce n’est guère poli de te demander quand tu comptes repartir, mais c’est tellement ta manière.

— Vous avez raison… ma tante… je lève l’ancre demain.

— C’est vite…

— Je suis arrivé d’hier…

— Ton nouveau but…

— L’Écosse…

— Depuis Bombay… c’est tentant… Qu’y vas-tu faire ?

— Acheter un chien.

— Et à Bombay… qu’as-tu trouvé ?

— Un derviche hurleur qui a failli m’empoisonner.

— Il y a des voyages périlleux…

— C’est ce qui contribue à leurs charmes…

Durant cette escarmouche, Sylviane était un peu délaissée. Elle écoutait amusée, le dialogue qui se poursuivait entre les deux personnages.

Luc Saint-Wiff ne s’occupait pas d’elle et elle pouvait le regarder. Il lui paraissait agréable quoiqu’un air désabusé errât sur son visage.

Il était grand et bien découplé, et Sylviane aimait la couleur gris foncé de ses yeux et sa moustache claire. Pas une minute cependant, elle pensa que ce neveu survenu à l’improviste, pouvait être un mari pour elle. Et, si Madame Bullot ne lui en avait jamais parlé, c’est qu’elle savait ce voyageur trop insaisissable. Elle se contentait d’apprécier son affection fidèle et lui savait gré de ne jamais la négliger quand il passait par Paris. C’est tout ce qu’une vieille dame pouvait désirer.

Sylviane se crut de trop et se leva pour prendre congé.

— Comment… vous êtes si pressée… ma mignonne ?

— Mais oui… Madame…

— Je vous ai à peine vue…

Mais Madame Bullot n’insista pas. Avait-elle la pensée de confesser son neveu et voulait-elle se trouver seule avec lui ?

Elle embrassa Sylviane et la laissa partir en la priant de revenir sous peu.

Quand elle fut sortie, le jeune homme dit :

— Cette Sylviane, est une femme admirable…

— C’est surtout une jeune fille délicieuse…

— Pourquoi pas mariée ?

— Sans dot…

— Et elle est belle… dit Luc rêveusement… les hommes ont peur…

— D’autant plus qu’elle est spirituelle.

— Mais… si elle est intelligente… elle peut vouloir l’être moins que son mari…

— Eh ! eh ! il faudrait qu’elle l’aimât joliment.

— Oui… c’est ce que je pense… Une femme n’est-elle pas capable d’un tel dévouement ?

— Les femmes sont capables de tout… mon cher.

— Et les hommes… ma tante ?

— Tu veux épouser Sylviane ?

— Moi ! je pars demain pour l’Écosse…

Madame Bullot observa son neveu. Elle vit l’ironie voltiger sur ses traits.

Elle sentit qu’elle avait dépassé les bornes de la discrétion, mais n’en fut pas gênée. Elle jugeait qu’elle pouvait se permettre de ces incartades de langue.

Elle lui dit :

— Tu ne te marieras donc pas… Luc ?

— Je n’ai que trente-deux ans…

— Pour fonder une famille… n’est-ce pas l’âge ?

— En effet… mais quand je songe que le mariage est un nœud pour la vie… j’ai peur…

— Je te croyais brave…

— Je n’ai pas cette bravoure-là !… Vous savez qu’on peut être crâne de cent manières… et lâche pour une masse de choses… Vous n’avez pas oublié que Turenne était courageux… mais qu’il craignait les souris… Moi… je ne crains ni l’eau… ni le feu… ni même l’air en avion… mais j’ai peur d’une femme à qui je serais lié pour toute l’existence…

— Pauvre Luc… Il s’agit simplement de bien choisir.

— Oui… tout est là… évidemment… mais comment peut-on choisir une femme ?… Je suis riche… et je ne suis pas trop mal de ma personne… ne prenez pas cela pour de la fatuité… j’entends par là qu’une jeune fille pourrait m’aimer… puisque je dispose de ces deux arguments appréciables… Or, une femme est influençable et son caractère peut se modifier selon la cause et pour un temps déterminé. Je puis être déçu et posséder à mon foyer une harpie d’âme au visage d’ange. Que faire pour m’en éloigner ? le divorce ?… c’est gai… ma tante… pour un voyageur qui se croit arrivé au port… d’envisager une telle perspective !… Et puis… mon fond religieux s’y opposerait avec véhémence… restons avec une conscience saine…

— Tu vois le mariage en sombre mon ami…

— Je réfléchis… En wagon… je ne regarde pas que le paysage… Il y a des couples en voyage de noces… et c’est parfois piteux… Ils ont l’air de s’aimer… mais on sent que ce n’est pas le bel amour… si grand… si noble…

— Eh ! là… serais-tu poète ?

— Oui… parce que je suis sensible et aimant…

— Quelle surprise pour moi… de découvrir un jeune homme de ta génération avec ces qualités !

— Ah ! ma tante… quel aveu déplorable !… vous venez clairement de me laisser deviner que les jeunes filles ne valent pas mieux. La généralité manque de cette sensibilité ardente… de cette générosité si rare… de cette indulgence douce au cœur…

— Décidément… tu es un rêveur…

— Peut-être…

— En somme… tu tues le temps avec tes voyages ?

— Je tue peut-être aussi mon cœur…

— Je le crois… mais ce n’est pas en te sauvant de côté et d’autre que tu trouveras une femme française. Et veux-tu que je te dise ? Eh bien ! quand tu auras reçu le coup de foudre… tu ne regarderas à rien du tout… et tu épouseras… sans songer aux conséquences.

— Bien… je n’avais pas besoin d’aller à Bombay pour consulter un diseur de bonne aventure… puisque je vous avais à Paris !

— Il t’a prédit la même chose que moi ?

— À peu près…

— Eh ! bien… pars… va acheter ton chien…

— Oui… ma tante…

Les deux interlocuteurs rirent et après un moment de conversation où furent agités divers autres sujets, ils se séparèrent, amis comme toujours, et se disant : au revoir…

Cet au revoir était toujours obscur.

Luc partait parfois pour un mois et restait absent une année, il s’en allait souvent pour une année et revenait au bout de quinze jours.

Après son départ, Madame Bullot songea durant quelques minutes, puis elle secoua la tête en murmurant : C’est dommage… ils me semblaient faits l’un pour l’autre… comment n’y avais-je pas pensé, mais je vois si peu ce Luc fantaisiste…

Le lendemain matin, Madame Bullot prit comme de coutume, son courrier des mains de la femme de chambre et son attention fut tout de suite attirée par une enveloppe à l’écriture ferme.

Elle l’ouvrit, intriguée, et à mesure qu’elle lisait, la joie courait sur son visage, et des interjections étouffées fusaient de ses lèvres.

Elle replia la lettre avec soin, la plaça dans un coffret et médita :

Ses deux bras s’appuyèrent sur son fauteuil et quand elle les en détacha, elle essaya de faire bouger ses doigts, mais ils semblaient de plomb.

Elle sourit et appela sa femme de chambre :

— Zoé !… que m’arrive-t-il ?… je ne puis mouvoir mes mains… et j’y vois avec peine…

— Madame est sans doute un peu engourdie…

— C’est possible…

— Dois-je téléphoner au docteur ?

— Attendez encore un peu… cela se passera sans doute…

— Comme Madame voudra…

Zoé sortit et dit à la cuisinière :

— Madame va sur la paralysie…

Les deux femmes s’apitoyèrent et vaquèrent à leurs besognes avec des soupirs.

Madame Bullot était aimée de ses domestiques. Son service était facile, et ses gages larges.

Durant l’après-midi, la vieille dame annonça à Zoé :

— Il va me falloir un secrétaire pour écrire mes lettres et me faire la lecture… Je ne puis rester avec ma correspondance en retard… Je ne sais combien de temps ces douleurs vont m’immobiliser… mais je ne tiens pas du tout à m’ennuyer durant ce temps…

— Madame ne veut vraiment pas voir son docteur ?

— Mais si… mais si… quoique je sache d’avance ce qu’il me dira.

La septuagénaire eut un rire qui sembla exprimer : il me traitera de vieille…

Madame Bullot reçut Sylviane le lendemain.

La jeune fille paraissait plus gaie. Elle était souriante et animée. Elle demanda :

— Vous allez toujours bien ?

— Heu !… heu !… je deviens infirme pour de bon…

— Comment ?…

— Mes mains me refusent service… aussi vais-je vous mettre à contribution… Vous allez m’écrire une annonce pour demander un secrétaire qui viendra quelques heures chaque après-midi… Mais je ne veux pas d’une femme qui gémira sans arrêt sur ses malheurs passés… mais un brave homme qui sera content de gagner ce que je lui donnerai…

— Quel changement dans votre vie !… ne pourrais-je vous aider ?

— Ce serait aliéner votre liberté…

Sylviane baissa la tête et murmura en rougissant :

— Je songeais à m’occuper… ma vie est si fade… et je ne puis attendre éternellement le mari que maman rêve…

— Et vous… mignonne… ne le rêvez-vous pas ? demanda précipitamment Madame Bullot à mi-voix.

— Ce n’est plus un but pour moi… les temps modernes sont à l’action…

Elle eut des larmes dans les yeux, et Madame Bullot aussi émue qu’elle, murmura :

— Vous êtes une malheureuse enfant… mais ne vous pressez pas… attendez encore un peu pour prendre une décision… une année de plus ou de moins n’est rien… Vous me paraissez si jeune… à moi qui ai soixante-dix ans !… Non… je ne veux pas de vous comme secrétaire… ce serait gênant pour moi… je n’oserais pas vous commander… Puis… je voudrais une personne ayant habité l’Angleterre… parce que j’ai la fantaisie de travailler un livre pour agrémenter mes loisirs…

— Ah ! fit Sylviane étonnée.

— Vous seriez trop prise avec moi… puis… il faut que j’aille à Vichy… faire une petite cure…

— Nous aussi… c’est l’année où mon père s’y rend…

— Ah ! tant mieux… nous nous y verrons…

— Vous emmènerez votre secrétaire ?…

— Je le pense…

Sylviane s’en retourna.

Elle n’avait pas osé questionner Madame Bullot sur son neveu, l’ayant vue plus préoccupée de soi que de ce revenant.

Après son départ, Madame Bullot se frotta les mains. Il semblait que ses doigts eussent repris une certaine élasticité, mais ce n’était qu’une illusion sans doute, car à l’instant où la femme de chambre entra, il ne restait rien de ces gestes agiles.

Malgré cette atteinte à sa santé, la sérénité de la vieille dame paraissait redoublée. Ses yeux reflétaient de la malice et son sourire se moquait des choses visibles pour elle seule.

Sylviane ne lui avait pas promis de visite proche, mais deux jours après, elle reçut un mot par lequel sa vieille amie la priait de passer chez elle, pour l’aider à introduire un peu d’ordre dans quelques papiers avant l’arrivée du secrétaire.

Heureuse de se rendre utile, la jeune fille se hâta d’acquiescer à cette requête.

Elle trouva Madame Bullot, affairée moralement, car la pauvre dame ne bougeait pas. Ses mains s’enveloppaient d’ouate et elle-même paraissait atteinte d’un torticolis douloureux.

Elle s’écria à l’entrée de Sylviane :

— J’ai trouvé mon brave homme… j’y ai songé tout d’un coup… c’est une connaissance de longue date qui a passé de nombreuses années à Londres.

— Ah ! tant mieux !… riposta Sylviane.

— Ma mignonne… vous êtes gentille d’être venue… Je voudrais que vous me lisiez ces papiers avant que M. Daniel arrivât… Mes yeux n’y voient pas… Puis, vous lui dicterez ces feuillets… Je veux avoir une copie afin de les renvoyer à celui qui me les a prêtés… en vue de ma traduction… J’y ajouterai des commentaires…

Sylviane trouvait bizarre cet engouement littéraire poussé soudain chez sa vieille amie, mais il était sûr qu’elle pouvait employer ses loisirs comme elle l’entendait.

Elle se mit en devoir de prendre connaissance de ces pages avant l’arrivée de M. Daniel.

— Ah ! dit soudain Madame Bullot… j’ai reçu un télégramme de Luc… il est à Vienne…

— Je croyais qu’il partait pour l’Écosse… murmura Sylviane en rougissant.

— Sait-on jamais ce que fera ce garçon ! Il est plein d’imprévu… mais charmant… ne trouvez vous pas ?

— Il m’a semblé fort bien…

— À mon avis… il est trop bien… pour d’autres qui ne le sont pas assez… mais on n’y peut rien. Je bavarde !… travaillons pour que M. Daniel puisse écrire…

— Il a une machine ?

— Ah ! non… par exemple ! je ne veux pas de ce tintement et de cette petite sonnette chez moi… Nous nous servirons de plumes… avec un encrier… tout à l’ancienne mode…

— Quoi… pas même un stylographe !…

— Nous avons du temps à perdre… mon enfant, et nous irons doucement…

Madame Bullot ne put s’empêcher de rire devant l’air ahuri de la jeune fille, mais elle semblait anxieuse et agitée.

Un coup de timbre résonna.

Madame Bullot tressaillit, croisa ses mains et attendit. Cependant, elle dit très vite :

— Sylviane… vous serez bonne pour M. Daniel… il n’est pas beau… mais il a des qualités…

La jeune fille surprise, regarda sa vieille amie et elle riposta en riant :

— Serait-ce un mari que vous me destinez ?

— Juste Ciel !… vous allez voir si « c’est mariable ».

Monsieur Daniel entra.

Sylviane s’imaginait contempler un monstre, d’après les paroles de son amie, et elle fut déçue sur ce point : le secrétaire n’était que quelconque.

Il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, ainsi qu’en témoignait son visage ridé et ses cheveux poivre et sel. Une longue barbe plutôt grise que brune, mais qui semblait blanchie prématurément. Ses yeux étaient petits ou paraissaient tels à cause de l’abondance des sourcils fort noirs.

La bouche était complètement cachée par la moustache fournie. Le nez seul était bizarre ; alors que la peau s’accusait bistrée, il ressortait plus pâle… C’était évidemment une particularité.

L’aspect général n’était ni repoussant, ni séduisant. Le personnage se présentait bien et il vint droit à Madame Bullot devant qui il s’arrêta, incliné.

— Ah ! bonjour, Monsieur Daniel…

Sans transition, elle ajouta :

— Puisque nous nous sommes expliqués sur notre travail… nous n’avons qu’à le commencer… Sylviane… Je vous présente M. Daniel… Mademoiselle Foubry…

La jeune fille sourit et tendit la main au secrétaire par un geste spontané qui semblait dire : Ce n’est pas parce que je ne vous ai jamais rencontré dans le monde que je serai dédaigneuse…

M. Daniel plaça sa main dans celle qu’on lui tendait. Ce fut rapide et indifférent.

Des lettres furent dictées, examinées.

Le secrétaire était gai, Madame Bullot pleine d’entrain et l’esprit de Sylviane commença à pétiller.

M. Daniel la regardait.

Au bout d’une heure de travail léger, la vieille dame rejetant les papiers amoncelés devant elle, s’écria :

— Nous allons goûter… Pour le premier jour… le labeur est suffisant…

Le secrétaire se permit de sourire et Madame Bullot l’interpella :

— Vous riez !… je n’ai pas comme vous… l’habitude des paperasses et de l’analyse…

Là-dessus, elle fit chorus avec le mystérieux personnage et sonna le thé.

Sylviane sentait dans l’atmosphère une note inattendue. D’abord, elle trouvait une familiarité inaccoutumée dans les façons de Madame Bullot.

Ce M. Daniel dont elle n’avait jamais entendu parler lui semblait un être assez étrange, sûr de lui, et plein d’autorité.

Le thé fut apporté et la maîtresse de maison eut le geste d’enlever l’ouate qui entourait ses poignets, mais elle se ravisa à temps et dit :

— Sylviane… voulez-vous être assez aimable pour me suppléer… Offrez-nous le thé…

La jeune fille s’empressa.

— Allons… M. Daniel… quittez votre air docte… et causons de choses d’actualité…

— À vos ordres, Madame…

Le secrétaire quitta la table sur laquelle il écrivait et se rapprocha du guéridon où le breuvage parfumé était déjà dans les tasses.

Dehors Juin brillait, clair, doré et Madame Bullot, jetant un coup d’œil vers la fenêtre, reprit :

— Je me réjouis de m’installer à Vichy… Quand y partez-vous… Sylviane ?

— Mon père a fixé la date au quinze prochain… il est toujours pressé… vous le savez, Madame… de quitter Paris…

— Vous comprenez cela… vous… M. Daniel !… jeta Madame Bullot d’un air vif.

— Mais oui… Madame… répondit le secrétaire en riant… je suis un nomade… mais je ne demanderais qu’à me fixer…

— Comme un papillon… forcé par une épingle dans le cœur…

— Comme vous y allez !…

Les deux interlocuteurs rirent, et la pauvre Sylviane abasourdie les écoutait, se demandant quelle allusion contenait cette conversation ambiguë.

Madame Bullot lui paraissait changée. Malicieuse, son regard se portait sur Sylviane avec tendresse et brusquerie à la fois.

Mais la jeune fille ne cherchait pas à comprendre. La vie, avec ses détours, la rendait philosophe et elle subissait cette ambiance avec calme.

Elle offrit le thé avec sa grâce habituelle. M. Daniel suivait tous ses gestes, et il vint soudain à Sylviane qu’elle connaissait ce regard-là.

Elle s’assit enfin et observa avec une certaine attention l’inconnu qui s’agitait devant elle en causant avec animation.

Au bout d’un moment, elle dit tranquillement :

— Alors… M. Luc Saint-Wiff… vous n’êtes donc pas parti pour l’Écosse… et vous voici déjà rentré de Vienne… Quel avion avez-vous pris ?

Un tremblement de terre n’aurait pas surpris davantage les deux complices. Ils se regardèrent interdits… puis Luc se leva, arracha sa fausse barbe que son nez factice suivit, tandis que Madame Bullot remuait ses doigts redevenus agiles, en s’écriant :

— J’en avais assez de cette comédie… et toi… Luc ?

Le jeune homme ne répondit pas. Il contemplait Sylviane, qui, très pâle restait affaissée sur son siège, les yeux dirigés vers le visage de sa vieille amie :

— Madame… commença-t-elle… pourquoi m’avoir tendu ce piège ?

— Luc… il faut lui expliquer…

— Cela s’impose…

— Voici… mignonne… Votre beauté a causé une profonde sensation sur Luc… mais… comment vous le dire ?… il a voulu vous connaître davantage avant de formuler sa demande.

Sylviane continuait d’être silencieuse, mais deux larmes coulaient sur ses beaux traits.

— Vous pleurez !… s’écria Madame Bullot.

— Oh ! murmura Luc… bouleversé… pardon mademoiselle… je n’ai été qu’un sot…

— Ma mignonne… demanda la vieille dame… expliquez-moi votre pensée… J’étais si heureuse à l’idée de votre avenir… que je me suis peut-être exprimée trop brutalement…

Sylviane voulut parler, mais Luc ne lui laissa pas le temps :

— Mademoiselle Foubry éprouve un sentiment que je devine… J’ai été indigne… je n’aurais pas dû donner suite à cette idée excentrique… À force de voyager… on perd la notion exacte du tact… Encore une fois… pardonnez-moi, mademoiselle…

Sylviane murmura :

— Je vous pardonne… monsieur…

Sa voix était grave. On sentait qu’elle refoulait ses pleurs avec peine. Elle se leva pour s’en aller.

— Vous me quittez !… s’exclama Madame Bullot… vous n’allez pas vous sauver avec ce visage chaviré… ne soyez pas froissée pour une gaminerie de ce grand Luc… Allons… ma petite Sylviane… riez !…

Mais la jeune fille ne le pouvait. Atteinte dans sa sensibilité, elle s’avouait désemparée.

Elle trouvait cavalier, cette façon de s’introduire dans sa vie par un procédé qu’elle jugeait déloyal. Seule, avec sa vieille amie, elle eût pu traduire sa pensée, mais elle ne voulait pas blâmer la conduite de Luc qui paraissait contrit et désolé.

Elle sentit cependant qu’il fallait parler et dit avec effort :

— Je suis bien surprise…

— Dans tous les cas… vous avez joliment de perspicacité… prononça Madame Bullot… vous avez reconnu Luc d’une manière magistrale !… Je n’y aurais vu que du feu…

— Je me croyais bien caché… avoua le jeune mais je suis content d’avoir été démasqué…

— Allons… soupira Madame Bullot… je conviens que c’est une sottise que nous couvions… mais vous êtes trop intelligente pour ne pas concevoir les rets tendus devant mon neveu… Certainement il aurait pu être convaincu sans examen… et savoir que votre visage enveloppait une belle âme. Allons ne soyez pas inclémente…

— Mademoiselle… intervint Luc… plus je songe à ma conduite… plus je la trouve odieuse… Ne m’en veuillez pas cependant… et laissez-moi espérer que je pourrai… quelque jour… me présenter à vos parents pour solliciter votre main…

Cette réparation venait un peu tôt. Elle sentait la hâte, l’inclination un peu forcée après le plan si nettement catégorique, et cependant elle s’imposait. Le jeune homme voulait, au plus vite, pallier son mauvais procédé, mais Sylviane n’avait pas eu le recul nécessaire pour l’atténuer, et sa réponse fut également prématurée :

— Monsieur… votre procédé a été une offense pour mon caractère… Il se peut que vous ayez rencontré de fausses apparences… mais je ne crois pas avoir double-face… Je suis telle que je me montre… mais comme je ne voudrais pas vous causer la moindre désillusion… je préfère ne vous donner aucun espoir…

La leçon était dure et la cause qui la dictait ne comportait pas cette sévérité.

Il restait cependant indéniable que la fierté de mademoiselle Foubry devait être blessée, mais elle montrait par son refus hautain que sa pauvreté était digne et qu’elle ne se laisserait pas offenser par jeu.

Elle lui sacrifiait un mari charmant avec un avenir plein de luxe.

Madame Bullot dans sa philosophie rassise, estimait que ces fiertés-là par le temps actuel, étaient singulièrement déplacées.


II


Sylviane se trouvait dans un état d’esprit assez singulier. Elle réprouvait entièrement la conduite de Luc Saint-Wiff, mais elle s’apercevait cependant qu’aucun autre candidat ne lui plairait autant.

Elle était rentrée chez elle, presque inconsciente du chemin parcouru. Devant sa mère, toujours à l’affût de la moindre impression subie par son aspect, elle avait simulé l’enjouement, ne voulant pas raconter l’incident, qui brisait un avenir que Madame Foubry aurait jugé brillant et difficilement remplaçable.

Elle évitait ainsi à sa mère deux peines et un regret. La jeunesse est en général, encore plus généreuse qu’on le croit et elle épargne bien des chagrins aux ascendants, dont ceux-ci ne se doutent pas. Elle emmagasine bien des souffrances qui sont d’autant plus aiguës que la faculté de sentir est plus neuve.

Sylviane gardait donc en soi, avec soin, sa déception et elle ne cessait de penser à celui qui l’avait provoquée.

De son côté, Luc était très mortifié de l’issue de son complot qui se retournait contre lui avec cruauté.

Quand la jeune fille s’était presque enfuie, à la suite de cette scène ridicule, Madame Bullot s’était écriée, très marrie :

— Eh ! bien… mon pauvre ami… nous avons commis une bien lourde erreur. Nous avons voulu si bien manœuvrer notre filet que la proie nous échappe…

— C’est un désastre… ma tante… balbutia le jeune homme tout agité.

— Je t’avoue… mon neveu… que je ne savais pas autant de fierté à ma petite Sylviane… C’est beau… ce qu’elle a fait là !… Refuser un parti comme toi… plusieurs fois millionnaire… et bien tourné !… Que dis-tu de cela ?

— C’est splendide… mais je suis bien malheureux… maintenant, j’aime cette belle Sylviane qui devient inaccessible pour moi…

— Nous voilà bien !…

— Est-elle ferme dans sa parole… habituellement ?

— Comment te renseigner ?… jamais ce cas ne s’est présenté… et je ne puis puiser dans les exemples…

— Je suis désespéré.

— Mon Dieu… comme tu as pris feu rapidement… mon petit… Alors que je te demandais si tu voulais épouser Sylviane… tu me réponds que tu pars pour l’Écosse… Le lendemain… je reçois ta lettre avec le plan de la comédie à jouer…

— Ne m’en parlez plus… ma tante… je vous en conjure !…

— Et aujourd’hui… te voilà flambant comme du bois sec… Que les hommes sont donc singuliers !…

— Et les femmes… ma tante !…

— En tant qu’hommes… je voulais désigner l’humanité… parce que ma petite Sylviane m’a bien étonnée aussi….

— Croyez-vous qu’elle pourra m’aimer ?

— Puis-je le deviner ? Elle a dit non… et comme elle ne veut avoir qu’un visage… elle ne doit pas penser oui…

— Ce serait beau… ma tante… de lui faire dire oui… si elle pense non…

— Évidemment… cela peut tenter un homme avide d’imprévu… mais tu sais… il y a l’orgueil… et des êtres se feraient hacher en morceaux plutôt que d’abdiquer…

— Ma tante… je partirai avec vous pour Vichy…

— Comment… tu persistes ?

— Je n’ai rien à faire… Cela m’occupera de contempler cette jolie et cruelle Sylviane…

— Tu es audacieux. Tu devrais te cacher… cette enfant a droit à un peu de calme.

— Je l’aime…

— Quel air décidé…

— Je ne l’aurais pas tant aimée… si elle m’avait pardonné tout de suite… Mais son air fier m’a conquis… C’est une femme sérieuse… Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé d’elle ?

— Pourquoi ?… mais sais-je où tu es la plupart du temps ? M’écris-tu souvent ?… Combien de fois t’ai-je vu depuis ton enfance ?

— C’est vrai… je suis inexcusable… Je vais vous gâter dorénavant… À Vichy… je serai votre cavalier… et je ne supporterai pas que vous flirtiez avec les vieux colonels…

— Ah ! on peut dire que tu es utilitaire… toi ! tu n’as pas la fierté de Sylviane… Tu te cramponnes à moi dans une intention non déguisée… Je plains cette jeune fille qui te trouvera sur son chemin à chacun de ses pas…

Bien que ce dialogue fût prononcé en gaîté, le fond en était sérieux.

Luc Saint-Wiff avait à cœur de réparer sa maladresse parce que Sylviane lui plaisait infiniment.

S’il avait été attiré vers elle, dès la première rencontre, par sa beauté prenante, il venait d’être séduit par la noblesse de son caractère. Il l’aimait d’autant plus que sa demande avait été repoussée et cette attitude décuplait sa ferveur.

Les voyages ne lui agréaient plus ; les horizons inconnus perdaient de leur prestige.

Jamais départ ne fut préparé avec plus d’enchantement et d’angoisse.

Luc souriait en préparant ses malles, et soudain il s’arrêtait, mordu au cœur par le doute. Il serrait ses tempes à deux mains et se disait : Je suis fou… que vais-je faire à Vichy… sûrement « elle » me regardera d’un air courroucé… et je regretterai mon déplacement.

Mais bientôt l’espoir le reprenait et il pensait qu’il était impossible que Sylviane ne se laissât pas fléchir devant ses prières.

Quant à Madame Bullot, elle était très contrariée de ces événements. Elle avait cru fermement que tout se passerait on ne peut pas mieux et que sa chère petite amie allait enfin trouver le bonheur mérité.

Le dénouement survenu la troublait. Elle ne comptait pas sur un revirement de Sylviane, à moins d’une circonstance fortuite, et ne partageait nullement l’optimisme de Luc.

Pendant que les Foubry, Madame Bullot et Luc, terminaient respectivement leurs préparatifs de départ, un jeune homme s’ennuyait à Paris.

Il s’appelait Francis Balor. Il possédait, lui aussi une fortune solide, mais son visage était quelconque. C’était un brave garçon, n’ayant que des vertus négatives. Jusqu’alors, sa vie se passait d’une façon assez simple : il dépensait son argent…

Comme il commençait à être blasé sur les différentes manières de semer ses billets, il se disait que ce genre d’existence ne pouvait durer, et il appelait de tous ses vœux, l’événement sensationnel qui ferait dévier le cours de ses habitudes.

Il songeait bien au mariage, mais qui épouser dans une ville comme Paris, quand on est un jeune homme n’ayant voulu se lier avec aucune famille posée ?

Il avait pris la résolution de retourner en province chez ses parents pour trouver une femme à son goût. Il se souvenait soudain qu’il possédait un père et une mère. Il l’avait presque oublié, trop pris par sa liberté.

Venu à Paris pour ses études de droit, il n’était pas beaucoup plus avancé qu’en y arrivant, mais il se consolait en disant qu’il valait mieux laisser la place à ceux qui en avaient besoin. Il se proposait de faire valoir cet argument altruiste près des siens. Sa fortune lui permettait de ne rien faire et il trouvait suffisant de s’ingénier à rester inactif.

Mais il s’ennuyait soudain et le projet de se marier s’ancra plus profondément dans son esprit.

Il songea bien, un moment, à s’introduire dans des familles connues de ses parents, mais ce moyen ne lui souriait pas. Il craignait que les protégées de ces dames ne fussent nanties de qualités factices, ou que leurs qualités réelles ne lui convinssent pas.

Très heureux, célibataire, il voulait l’être davantage marié, et il estimait que des personnes ne le connaissant pas, ne pourraient lui donner la femme qui lui agréerait.

Le mieux est d’aller trouver sa mère.

Il songeait à la belle joie qu’elle aurait quand il lui confierait : Maman… cherche-moi une femme… je suis assagi… je rêve d’être un bon époux… un père de famille modèle…

Il se reporta vers ses jeunes sœurs toujours si enjouées dans le vieux manoir de l’Anjou, faisant des promenades avec leur père qui s’occupait de gérer leurs terres. Il se réjouissait de passer quelques mois dans la vieille demeure familiale.

En évoquant ces tableaux de douces joies qu’il allait provoquer, il se trouvait naïvement bon et tendre, ne se doutant nullement du parfait égoïsme qui le guidait.

La vie amusante de la capitale lui pesait. Le printemps à Paris le rendait mélancolique. Était-ce aussi parce que son estomac lui causait quelque inquiétude ? Toujours est-il qu’il éprouvait le besoin de se mettre au vert.

Avant de partir, il voulut remplir la promesse faite à un ami d’une heure, d’aller le voir en Seine-et-Oise où il était grand fermier.

Ce jeune homme Louis Dormont était un actif et franc garçon. Il avait rencontré Francis au hasard d’une fête.

Il se souvenait à peine de ce « vieil ami », mais son arrivée dans sa ferme l’envahit de joie.

On a beau être philosophe et gai, les soirées sont parfois lourdes à la campagne, malgré le labeur du jour qui pousse au sommeil.

Louis était donc ravi de voir un de ses pareils avec qui la conversation pourrait rouler sur autre chose que la culture.

— Quelle joyeuse surprise… mon vieux !

— Ce bon Dormont !… on se tutoie… hein ?

— Pour sûr !… nous avons bu dans la même coupe… te souviens-tu de ce soir de Concours Agricole ?

— Si je m’en souviens !… Tu me montreras le paon primé…

— Je l’ai vendu…

— Mercanti !

Les deux amis rirent et s’en furent bras dessus, bras dessous, dans la vaste salle à manger carrelée où le repas du soir était servi.

— C’est bien… chez toi…

— Je n’y suis pour rien… Mes parents ont tout fait… et j’ai le logis tel qu’ils me l’ont légué…

— Ils sont morts… tes parents ?

— Que non !… ils sont dans une propriété dans l’Anjou… avec mon frère… à qui elle doit appartenir…

— Dans l’Anjou ?

— Oui… au Castel de Dave… les Ripois.

— Les Ripois ?… tes parents s’appellent Ripois ? pourquoi t’appelles-tu Dormont ?

— Ma mère s’est remariée avec M. Ripois qui est mon beau-père… mon frère s’appelle Ripois.

— Mais je ne connais qu’eux !… ils sont voisins de ma famille !…

— Pas possible ! comment t’appelles-tu ?

— Balor… Francis Balor…

— Balor !… ah quelle aventure !… mais nous sommes de vieux amis !…

— Tout à fait !…

— Quel bonheur !… et comme nos parents seraient heureux de le savoir…

— Ripois !… je crois bien… je ne connais que cela… mes sœurs en parlent tout le temps…

— Je n’entends parler que de Balor… mais j’ignorais que c’était ton nom… je croyais que tu t’appelais Francis…

— Ce n’est que mon prénom… Comme on se retrouve tout de même !… ah ! le monde est petit !

Émus, les deux vieux nouveaux amis se serrèrent la main et mangèrent avec appétit ce repas heureux qui consacrait leur amitié.

Au dessert, la conversation devint plus intime et Louis demanda :

— À Paris que fais-tu ?

— Ah ! mon cher… Paris est un désert et un homme sérieux et intelligent ne peut songer à y passer son temps…

— Tiens… murmura Louis… c’est curieux.

— On s’y traîne… on y bâille… on ne sait où aller…

— C’est donc pour cela que tu es venu chez moi ?

— Pas du tout !… J’y suis venu, poussé par mon destin… qui me suggérait que j’avais tout à gagner à te connaître davantage…

— Merci… mon vieux…

— Je suis accouru surtout pour te demander conseil… ajouta Francis qui sentait le besoin de réparer… je t’ai jugé très bon… très sincère… avec un bon sens étonnant.

— Dieu me damne… si j’avais mon bon sens ce soir-là !

— Mais si… mais si… il perçait dans tes paroles malgré toi…

— Je me rappelle vaguement que je voulais vous montrer à danser le tango sur la tête…

Les deux camarades rirent follement à ce joyeux souvenir et quand ils furent calmés, Louis dit :

— Qu’est-ce qui te tracasse ?

— Je voudrais me marier…

— Tiens… moi aussi… et sais-tu à ce propos… qui M. Ripois veut me faire épouser ?

— Non…

— Une de tes sœurs… l’aînée…

— Ninette !

— Quoi… elle s’appelle Ninette ?

— Non… c’est un surnom… Tu l’aimes ?

— Quoi… le surnom… ta sœur ? Je ne la connais pas… je ne l’ai jamais vue…

— C’est merveilleux… le doigt du destin me conduit… j’avais l’intention d’aller dans ma famille… et je vais y arriver juste pour ton mariage avec ma sœur… Comme les choses s’arrangent !

— Halte-là ! ce n’est qu’un projet !

— Nous allons être amis comme des frères… que c’est beau la vie !…

— Ne t’emballe pas !

— Ninette est une si bonne fille… mais tu es sûr qu’elle est d’âge à se marier ?

— Je n’en sais rien… maman m’a dit… je crois qu’elle avait dix-neuf ans…

— Dix-neuf ans !… il y a donc trois ans que je ne suis allé chez moi… en Anjou… ah ! les études ! … que de temps on perd avec elles… mon vieux !…

— Tu as peut-être aussi un peu voyagé ?

— Ce doit être cela… Dix-neuf ans !… je la croyais encore avec ses poupées… On vieillit tout de même… Il est grand temps que je me marie aussi… N’as-tu pas une sœur… toi ?

— Non… mon pauvre vieux… mais j’ai des cousines qui sont aimables…

— C’est la même chose… on pourra s’arranger… Ah ! cette Ninette ! amoureuse de ce bon Louis !

— Dis donc… tu exagères… elle ne me connaît pas ta sœur !…

— Elle a ta photographie… sois-en certain…

— Tu crois ? je me trouve si mal en photographie…

— Elle aura une surprise agréable en te voyant… Et quand partons-nous ?

— Oh ! mais… j’ai encore quelque chose à régler auparavant… il faut que j’aille à Vichy…

— À Vichy… pourquoi faire ?

— Soigner mon foie…

— Toi ?

— Oh ce n’est rien… sois tranquille… Je suis allé en Macédoine durant la guerre… et cela m’a fatigué… Je ne sens plus rien du tout… mais par mesure de précaution je tiens à prendre les eaux avant de me marier… Il ne s’agit pas d’avoir des enfants qui attraperaient la jaunisse…

— Tiens… tu m’attendris à la pensée que je pourrais être oncle… Mais je suis désolé que Cliquette reste seule.

— Qui cela… Cliquette ?

— C’est ma seconde sœur…

— Qu’à cela ne tienne !… il y a mon frère Ripois…

— C’est vrai !… ah ! on peut dire que nous ne sommes pas égoïstes… on s’occupe de caser la famille… Et tu sais… j’ai une idée excellente…

— Cela ne m’étonne pas… ce vin mousseux en donne…

— Ne plaisante pas !… mon idée… c’est que je t’accompagne à Vichy pour mon estomac…

— Ça… c’est d’un frère…

Les deux amis étaient enchantés l’un de l’autre… Ils restèrent deux jours ensemble à la campagne, le temps pour Louis Dormont de s’entendre avec son régisseur, et par un beau matin ensoleillé, ils partirent pour Vichy.

Ils n’y étaient pas depuis vingt-quatre heures, qu’ils tombaient tous deux en extase devant Sylviane Foubry.

La jeune fille avec son air mélancolique, paraissait une princesse inaccessible que sa beauté splendide rendait plus lointaine encore.

Elle aurait voulu se calfeutrer dans sa chambre d’hôtel, mais ce n’était guère possible. Elle ne pouvait s’isoler et ne pas vivre l’existence de tout le monde. Bon gré, mal gré, il fallait suivre le courant. Depuis la scène survenue chez Madame Bullot, la pauvre Sylviane avait passé par les sensations les plus extraordinaires.

Elle ne pouvait, âme sans détours, comprendre pourquoi Luc avait ainsi agit avec elle.

Il eût été si simple de lui dire qu’il l’aimait sans jouer cette comédie stupide qui lui dévoilait encore un côté de l’humanité qu’elle ne connaissait pas. La circonstance était d’autant plus malheureuse que Sylviane ne pouvant s’empêcher de penser à la conduite de Luc, s’éprenait inconsciemment de cet amoureux sans confiance spontanée, et lui en voulait de n’avoir pas su conserver intactes les qualités découvertes en lui.

Sa faible revanche était de l’avoir démasqué, mais combien sa déception et ses regrets la lancinaient.

Il lui semblait que son cœur se durcissait et son sourire augmentait de dédain. Son regard portait haut et elle semblait regarder par-dessus la foule… Attitude qui était infiniment belle pour une statue mais qui éloignait d’elle, les martels simples qui ne la comprenaient pas.

Qui eût deviné sous ces dehors, un cœur vibrant et chaud qui répandait des larmes amères, le soir, dans sa chambre solitaire.

Elle scellait soigneusement tous ces sentiments ne voulant pas se donner en spectacle, préférant montrer une physionomie indéchiffrable plutôt que d’exciter la pitié ou peut-être même la risée.

Pour se fortifier, elle s’agenouillait devant son crucifix et là, seule, devant son Dieu, elle murmurait la haute parole : « Fiat… » qui l’aidait à se soumettre.

Mais elle avait besoin d’action et regrettait que son intelligence ne lui servît pas utilement. Elle restait passive n’osant pas secouer le joug des préjugés de peur de peiner sa famille.

Elle se jurait pourtant qu’en automne la situation changerait. Elle avait hâte de travailler pour échapper à cette geôle où la condamnaient les conventions. Elle pensait qu’elle se remettrait sérieusement à la musique.

Son ressentiment contre Madame Bullot s’atténuait. Elle comprenait assez que la vieille dame désœuvrée se fut laissée influencer par l’imprévu que lui suggérait Luc. Son intention avait été bonne. Cependant, elle ne l’avait pas revue, mais espérait passer de bonnes heures en sa compagnie à Vichy. Elle était loin de se douter que Luc Saint-Wiff l’accompagnerait.

Elle pensait ne le rencontrer plus jamais, et si ce regret la rendait parfois taciturne, la tranquillité était sa compensation. Elle espérait trouver le calme à mesure que le temps s’écoulerait, et voulait être raisonnable, jugeant peu logique d’accorder un souvenir à un projet qu’elle avait repoussé de son propre gré. Son refus, avait été peu calculé, c’est vrai, mais il comblait sa dignité de jeune fille pauvre, et plus elle y songeait, plus elle estimait qu’il avait été la réponse sonnant juste, pour ce jeu irréfléchi.

Elle se persuadait que ses paroles eussent été semblables, si le loisir de la réflexion lui eût été donné.

Louis Dormont et Francis Balor la rencontrèrent.

— C’est une merveille !… s’exclama Francis.

— C’est une splendeur… appuya Louis.

— Je voudrais lui parler…

— C’est mon grand désir aussi…

— N’oublie pas que tu es fiancé à ma sœur… riposta Francis qui craignait déjà un rival.

— N’aie pas peur !… rétorqua Louis, le devinant… je ne crois pas que cette incomparable personne se contenterait de ma ferme isolée…

— Tu as raison… Mais comment l’approcher ? Son père est un ancien colonel, on pourra peut-être invoquer une lointaine camaraderie avec un de nos pères… alors qu’ils accomplissaient leur service militaire.

— Mais oui… puisque nous en avons trois à nous deux… ce serait bien étonnant que nous ne trouvions pas quelque point de contact. D’abord… Foubry… cela me dit quelque chose…

— Dépêche-toi de trouver !

— Aie un peu de patience…

En attendant que Louis Dormont trouvât dans quelles circonstances le nom de Foubry lui était familier, les deux amis s’évertuaient tout au long du jour, à rencontrer Sylviane.

Elle ne fut pas longtemps pour s’apercevoir de la poursuite acharnée de ses nouveaux admirateurs, et n’y prêta nulle attention, étant trop blasée sur ce genre de manifestation.

Sylviane ne se sentait nullement disposée à les trouver bien, mais Madame Foubry qui se montrait plus pratique et qui poursuivait le but de marier sa fille fut très heureuse de l’attention marquée que ne cherchaient pas à cacher les jeunes gens.

Il vint une heure où Louis Dormont radieux, retrouva soudain la mémoire au sujet du nom entendu et, après avoir prévenu son ami, ils se dirigèrent droit vers Madame Foubry, assise avec sa fille, à l’ombre dans le parc.

— Madame, je vous demande pardon de me présenter à vous de cette façon, mais votre nom me rappelle un souvenir. Ma mère parle souvent d’une demoiselle Discard… son amie de couvent mariée à un officier appelé Foubry. Ma mère se nomme Berthe Gotteau.

— Berthe Gotteau ! ma meilleure amie ! s’écria Madame Foubry radieuse… ainsi vous êtes son fils !

— Oui, madame… Je me nomme Louis Dormont… et mon ami Francis Balor.

— Que je suis heureuse… asseyez-vous, messieurs. Sylviane, le fils de cette amie dont je t’ai parlé si souvent. Vite, mettez-moi au courant de la vie de cette chère Berthe.

Enchanté, Louis parla de sa mère et Francis l’enviait. Il écoutait, ainsi que Sylviane, les souvenirs puérils sortir des lèvres de Madame Foubry. Elle les égrenait, sentant toute son enfance renaître comme par magie. Un moment arriva où les deux écouteurs se lassèrent de ne rien dire, et ils se parlèrent, échangeant des paroles banales sur Vichy.

Louis Dormont perdait du terrain et Francis Balor, à son tour, triomphait.

Pendant que son ami causait avec la mère, il possédait le suprême bonheur de s’entretenir avec la fille et de l’admirer de près.

Sa beauté l’enthousiasmait et il la trouvait encore plus parfaite, maintenant qu’il la contemplait, animée par les paroles qu’elle disait.

Il ne fut pas long à constater que Mademoiselle Foubry était une personne sérieuse et nullement coquette.

Madame Foubry, plus heureuse que jamais, d’avoir remué les heures passées, pria les jeunes gens de rester à leurs côtés jusqu’au retour du colonel qui faisait une promenade.

Les deux amis accueillirent cette prière en se rengorgeant. Louis Dormont essaya d’intéresser aussi Sylviane et bientôt ces quatre personnes formèrent un groupe gai où la confiance naissait.

Quand le colonel vint retrouver sa femme et sa fille, il fut tout surpris de la sympathie qui régnait dans le petit cercle. La raison lui en fut vite expliquée.

Après que les deux amis se retrouvèrent seuls, ils dirent, presque ensemble :

— Eh ! bien ?

— Elle est charmante… prononça Francis.

— Elle est adorable… renchérit Louis.

— Ça n’est pas pour moi.

— Ah ! je n’y prétends pas non plus.

— Vois-tu, convint Louis, il vaut mieux que j’épouse ta sœur, une jeune fille élevée en province, qui n’aimera pas le monde, que personne ne connaîtra, et qui trouvera ma maison, un palais.

— Je préférerais aussi une de tes cousines, moins belle sans doute, mais qui ne recherchera pas les hommages, et qui m’acceptera tel que je suis.

— Restons obscurs.

— Pour être heureux.

Sur cette résolution, les deux amis se livrèrent à des plans compliqués pour paraître éviter Mademoiselle Foubry, alors qu’ils tentaient de se rapprocher d’elle.

De son côté, Madame Foubry exultait. Sa nature sentimentale imaginait déjà tout un roman.

Ce jeune homme, fils de son amie de couvent, était conduit par la Providence. Elle ne doutait pas une minute (en quoi elle avait raison), qu’il ne s’éprit de sa Sylviane, et que cela formerait un couple parfait.

Elle jugeait que Louis Dormont possédait une existence large et cette situation de gentleman-farmer l’enchantait. Elle se disait que sa fille aurait pu trouver mieux, mais ce Louis paraissait un si bon garçon.

— Sylviane, ma chérie, que je suis contente d’avoir retrouvé un peu de mon amie. J’espère que nous allons renouer connaissance. Louis m’a assurée qu’il allait écrire à sa mère sans tarder. Nous nous étions perdues de vue, Berthe et moi, je ne sais pourquoi, mais ce sera charmant de nous revoir.

— Tu parais toute rajeunie.

— Et puis, ce jeune homme est bien, ne trouves-tu pas ?

— Cela m’est tellement indifférent, si tu savais, maman !

— Allons, allons, ne sois pas ainsi. Reprends ton air gai, je suis persuadée que c’est un mari envoyé par le destin.

— Tu bâtis déjà des châteaux en Espagne !

— Mais non, ma chérie, il est naturel que je désire te voir établie, et ce jeune homme a l’air absolument subjugué.

— Maman, tu devrais savoir par expérience, que les hommes me regardent beaucoup, aiment converser avec moi, mais qu’ils ont peur de m’épouser, pour une foule de raisons qui me sont mal définies. Ah ! vivre dans un coin, ne voir personne, ou bien rencontrer seulement celui que l’on doit aimer, quel rêve !

— Ma pauvre enfant, comme tu es découragée. À ta place, je m’amuserais de tous ces hommages, et je ne verrais pas l’existence en noir.

Madame Foubry parlait un peu contre sa pensée, mais elle sentait Sylviane déprimée et elle essayait de la réconforter.

Sylviane était restée assez indifférente aux attentions des deux nouveaux venus parce que sa pensée allait vers Luc.

Elle l’élevait au-dessus de tous par son visage et son maintien. Mais comme une torture, la tache qui voilait ses qualités, s’imposait sans cesse à son esprit.

En voulant la conquérir, il avait dressé entre elle et lui, une barrière qu’elle jugeait infranchissable.

À de brefs moments, elle regrettait la parole sur laquelle elle ne pouvait plus revenir.

Elle n’osait s’en ouvrir à sa mère, sachant que trop de regrets envahiraient le cœur de Madame Foubry. Elle la laissa l’entretenir de son rêve tout neuf.

Aurait-elle le courage d’épouser le premier parti que se présenterait ? Elle ne pouvait encore se prononcer. Luc Saint-Wiff voguait sans doute aujourd’hui sur quelque mer attirante. Peut-être pensait-il à elle… Elle se remémorait ses yeux implorants, elle estimait sincère son accent, mais il avait manqué de confiance, de cette belle confiance, si douce au cœur des femmes. Et cela la rendait infiniment triste.

Elle resta le soir dans sa chambre, redoutant de rencontrer Louis Dormont et son ami.

Leur cour empressée l’importunait.

Elle s’assit dans un fauteuil, un livre à la main. La soirée était belle. Des parfums entraient dans la pièce. Sylviane rêvait, ses longues mains blanches sur sa robe claire, abandonnèrent son livre.

L’heure passa sans qu’elle en eût conscience.

L’obscurité emplit sa chambre et la jeune fille restait immobile, comme privée de vie.

Au loin la musique du casino arrivait par bribes ; des murmures de voix entraient et de temps à autre, un rire fusait.

Sylviane, les yeux fermés, oubliait la vie extérieure pour se complaire dans l’immobilité d’un mirage entrevu.

Sa mère, brusquement, la rappela à la réalité, en entrant :

— Sylviane, es-tu là ? Mais on n’y voit rien ! J’ai vu Louis Dormont, son ami est bien aimable aussi. Il a peut-être plus d’aisance que Louis, et ce nom : Francis, lui va bien. Ils ont bien regretté ton absence, mais je dois dire qu’ils ont fait bon visage contre leur mauvaise fortune. Tu ne veux pas faire un petit tour ? La nuit n’est pas encore tombée complètement. Ah ! j’oubliais de te dire que Madame Bullot est arrivée à l’hôtel.

— Elle est là ? s’écria Sylviane, reprise de vie.

— Oui.

— Il est trop tard pour aller lui souhaiter le bonsoir.

— Naturellement. Elle est fatiguée du voyage, tu la verras demain.

— Je suis bien contente.

— Moi aussi, elle est vive, amusante. Nous allons former un groupe plein d’entrain. Bonsoir Sylviane.

— Bonsoir maman.

— Tu me sembles mieux, tout d’un coup ?

— Je me suis reposée, la solitude détend.

Sylviane se sentait heureuse. Madame Bullot était là. Un reflet de Luc allait peupler de lumière son âme obscurcie. Une agitation succédait à son apathie antérieure. Elle attendait le lendemain avec impatience. Enfin elle se coucha et parvint à s’endormir.


III


Sylviane Foubiy croyait ne jamais atteindre l’heure où elle pourrait se présenter chez Madame Bullot.

Quelques instants avant le déjeuner de midi, elle alla frapper à sa porte, mais fut fort décontenancée de trouver chez sa vieille amie, une jeune fille qu’elle rencontrait de temps à autre, au hasard de ses promenades. C’était une blonde charmante. Ses cheveux encadraient un visage doux et ses yeux bleus candides, regardaient franchement devant eux. Elle était loin de posséder la beauté de Sylviane, mais elle était fraîche et rose, gracieuse et bonne. Elle avait dix-huit ans.

Quand Sylviane entra, elle la salua et ne s’arrêta plus de la contempler émerveillée.

Madame Bullot eut un vif plaisir en revoyant sa jeune amie qui s’avança vivement vers elle et l’embrassa.

— Ma chère petite, que je suis contente de vous voir, vos parents se portent bien ?

— Mais oui… Madame. Votre voyage a été bon ?

— Excellent. Vous connaissez Annette Logral ?

— De vue, répondit Sylviane.

La blonde jeune fille s’approcha, rougissante, et Sylviane lui tendit la main.

Une conversation banale commença, durant laquelle Madame Bullot fit presque tous les frais.

Mademoiselle Foubry comptant trouver la vieille dame seule, avait peine à prendre sur elle, de garder l’air détaché et mondain, alors qu’elle était arrivée frémissante de curiosité.

Enfin, Annette Logral s’en alla.

Dès qu’elle fut partie, Madame Bullot dit :

— Vous vous demandez comment il se fait que je ne vous aie jamais parlé de cette jeunesse ? Je ne la connaissais pas, mais sa grand’mère qui est une de mes amies, l’a chargée de me cueillir au saut du train. Cette enfant était au couvent et va vivre avec sa grand’mère à Paris. Elle me comble de soins, de sorte, que la chère et encombrante petite me sert de mère.

Sylviane sourit, amusée.

— Vous savez que je n’aime pas beaucoup les tutelles, et j’avais déjà un bâton de vieillesse pour venir ici, maintenant j’en aurai deux, sans vous compter ! Comment pourrai-je me dérober !

— Quel est donc le second ?

— Luc Saint-Wiff.

— Quoi ! il est ici ! s’écria Sylviane en se dressant précipitamment.

— Ne vous sauvez pas, mignonne, il ne s’est pas changé en ogre depuis que vous l’avez vu.

Malgré l’indifférence que la jeune fille voulait opposer à cette nouvelle, son attitude se transformait et trahissait son agitation.

La vieille dame ne pouvait deviner si c’était de la joie ou de l’ennui, mais elle remarquait combien Sylviane était émue.

— Oui, reprit-elle, Luc m’a accompagnée. Vous allez donc le revoir, ajouta-t-elle plus bas. Sans aucun doute il vous fera de nouveau des excuses pour sa conduite.

— Elle a été impardonnable, interrompit Sylviane.

— On pardonne des choses plus graves, prononça Madame Bullot doucement.

— Je ne puis concevoir que l’on manque de confiance envers une personne pour qui l’on a un penchant, murmura la jeune fille. Si j’avais eu un mot ou un geste malencontreux, Monsieur Saint-Wiff m’aurait-il jugée sur de telles puérilités ?

— Eh ! ma chère enfant, Luc a voulu jouer au psychologue, et il a été maladroit.

— Cela m’a peinée profondément.

— Nous n’en parlerons donc plus.

Sylviane fut soudain interdite par le silence de Madame Bullot. Il lui semblait qu’on venait de sceller son cœur.

Après quelques minutes où elle fit des efforts pour paraître enjouée, elle laissa la vieille dame, mais elle ressentait une crainte et une joie tout ensemble de se trouver en face de Luc. Cette rencontre se produisit.

Alors que Sylviane, l’après-midi, se trouvait avec sa mère dans le parc, Luc Saint-Wiff qui longeait une allée, s’approcha pour saluer la jeune fille.

Comme il ne connaissait pas encore Madame Foubry, elle fut tenue de le présenter :

— Un neveu, par affection, de Madame Bullot, un grand voyageur que l’on entrevoit entre deux explorations.

Madame Foubry fut tout de suite conquise par le grand air du jeune homme. Il effaçait les façons moyennes de Louis Dormont et de Francis Balor.

Une conversation s’amorça et Luc oublia le refus de la jeune fille pour l’admirer de nouveau. Il prît une chaise à ses côtés, mais adressa plus particulièrement la parole à Madame Foubry.

Peu d’instants après survinrent les deux amis et de nouvelles présentations furent faites. Les trois hommes se regardèrent avec méfiance, mais leurs paroles restèrent gracieuses.

Sylviane trouva insupportables les deux intrus. Elle n’était pas loin de les considérer comme des impertinents se prévalant d’une intimité qu’elle ne leur accordait pas. Eux, habitués à un certain abandon de la part de Madame Foubry, ne pouvaient pressentir qu’ils outrepassaient leurs droits.

Sylviane luttait pour paraître indifférente, mais ne pouvait nier, en face des paroles des deux habitués, leurs entretiens antérieurs.

Luc la regardait et il semblait à la jeune fille que son sourire devenait narquois. Il n’en était rien, mais on prête souvent aux autres les sentiments que l’on craint de voir naître en eux.

Luc Saint-Wiff prit enfin congé, à la grande joie de Louis Dormont et de Francis Balor.

Luc s’en fut droit chez Madame Bullot, et lui dit dès l’entrée :

— Mademoiselle Foubry est bien entourée. Deux jeunes sots la contemplent avec des yeux ronds, et happent le moindre de ses mots pour lui tailler un succès. Il serait vraiment désolant que votre Sylviane épousât l’un de ces médiocres personnages.

— Comment, te voici déjà jaloux ! c’est un peu tôt, il me semble.

Luc se mordit les lèvres et riposta :

— Est-ce de la jalousie ? Je croirais plus facilement que c’est une juste appréciation des choses. Il me serait pénible de voir la beauté et l’intelligence de Mademoiselle Foubry s’enliser entre le terre à terre et la vanité de l’un de ces deux adorateurs.

— Admettons que ce ne soit que de la justice, répliqua Madame Bullot en riant, mais tu ne peux empêcher Sylviane d’avoir une cour. Tu dois comprendre que son charme attire, et que les papillons doivent être nombreux.

Quand Luc la quitta, Madame Bullot murmura :

— Que c’est donc compliqué de voir les gens heureux, voici deux cœurs absolument appelés à se compléter, et il faut qu’un malentendu stupide les divise. Cette Sylviane s’offense plus que de raison, et ce Luc a été méfiant hors de propos, et moi je ne suis qu’une sotte de m’être prêtée à cette mascarade. Décidément quand les vieilles gens s’ennuient, elles font autant de maladresses que les jeunes.

De cette première rencontre entre Luc et Sylviane, jaillit un mécontentement de part et d’autre.

La jeune fille crut le découvrir ironique, et Saint-Wiff la jugea heureuse d’être courtisée.

Il se dit, le soir, en se couchant : Je pensais qu’on devait l’entourer, mais je ne croyais pas qu’elle prendrait plaisir à des conversations aussi dépourvues d’intérêt. Elle écoutait, attentive, Dieu me pardonne ! quand ce Dormont lui a dépeint sa manière de dresser un cheval. Ce garçon n’était que grotesque.

Le pauvre Luc à force de justice, devenait injuste, mais l’amour commet de ces erreurs.

Quant, à Sylviane, elle avait parfaitement compris que les deux jeunes gens avaient indisposé Luc, mais elle ne pouvait démêler si ce sentiment était provoqué par la banalité, ou le dépit de les voir près d’elle.

Luc les dépassait de toutes façons : par son élégance, son intelligence et ses manières aisées. Les autres paraissaient de pauvres collégiens sans aucun monde, et leur attitude provoquait maintenant le sourire chez Sylviane.

Seuls, elle les supportait. Comparés, ils n’existaient plus.

La seule personne heureuse dans cette circonstance, était Madame Foubry. Elle rêvait. Ayant surpris quelques regards de Luc attachés sur sa fille, elle en déduisait qu’il en était amoureux et que ce grand voyageur avait enfin trouvé le hâvre dont il ne partirait plus.

Son instinct de mère ne la trompait pas, mais l’innocente femme aurait crié de regret si elle avait soupçonné que Sylviane avait refusé l’amour d’un homme tel que Luc, ou alors, il eut fallu que sa fille en déterminât les raisons convaincantes.

Il y avait encore deux mécontents : Louis Dormont et Francis Balor :

— Tu as vu ce hautain personnage, qui nous a toisés de si belle façon ? dit Francis à Louis.

— Oui, mais c’est de peu d’importance. Tu as remarqué comme il a été médusé par ma façon de dresser les chevaux ?

— Oh ! j’ai l’habitude de ces sortes de grands seigneurs, riposta vivement Francis. J’ai eu des compagnons de fête dans son genre, ce sont, de bons garçons parfois, mais vaniteux.

— Le seul point noir, dans ce monsieur Luc, c’est qu’il peut entraîner l’attention de Mademoiselle Foubry, et nous serons les toutous qu’on laisse derrière.

— Qu’à cela ne tienne ! répliqua négligemment Francis, tu ne veux pas l’épouser ?

— Non… toi non plus ?

— Nullement.

Ils répartirent tout haut, presque ensemble :

— Allons, cela va bien.

Francis ajouta :

— Nous n’avons qu’à continuer notre manière de faire comme par le passé.

— Et à causer avec les dames Foubry avec les droits que nous donne la priorité.

Et chacun alla se mettre en smoking pour briller le soir aux yeux de Sylviane, afin de tenter d’éclipser Luc Saint-Wiff.

Les dames Foubry allaient rarement au Casino, mais ce soir-là, Sylviane s’était laissée arracher la promesse d’assister à un spectacle suivi de danse, que l’on donnait au profit d’une œuvre.

Son entrée fit sensation.

Elle s’assit entre son père et sa mère, sans paraître s’apercevoir des murmures d’admiration que soulevait son passage.

Son visage s’éclairait sous une pensée heureuse et sa mère même, la regardait émerveillée par sa beauté nouvelle.

La revue que l’on jouait se termina rapidement et la danse fut organisée.

Sylviane n’eût pas plutôt quitté sa chaise qu’elle fut entourée et sollicitée par des danseurs nombreux. Au premier rang, Louis Dormont et Francis Balor se prévalaient d’une intimité apparente pour obtenir d’elle, l’honneur de la faire danser.

Sylviane ne se pressait pas. Avec grâce, elle plaisantait, gagnant du temps, espérant apercevoir Luc. Il se montra enfin, mais ne demanda rien. Il se contenta de la saluer et s’approcha de Madame Foubry pour lui présenter ses hommages.

Une joie, cependant, envahissait Sylviane. Elle ne douta pas une minute qu’il n’était venu que pour elle. À le voir parmi cette foule, elle appréciait davantage son aisance. Son visage trahissait son intelligence et exerçait une inconsciente attraction. Bien des beautés féminines se tournaient vers lui en se demandant son nom.

Quand on l’aperçut, causant avec Madame Foubry, chacun trouva que Sylviane et ce nouvel arrivant étaient merveilleusement appariés. La jeune fille eut l’intuition de ce qui se pensait tout bas et sa grâce en fut doublée.

Un rayonnement émanait d’elle, et Louis Dormont, ainsi que Francis Balor, sentirent confusément que cette joie ne provenait pas du boston et du fox-trot qu’elle venait de danser avec eux. Malgré son désir de rester sur son siège, il avait bien fallu que Sylviane acceptât l’offre d’esquisser quelques pas.

Luc l’avait contemplée durant ce temps. Son visage ne trahit aucun sentiment. Quelqu’un qui l’aurait bien connu cependant, eût jugé que ses lèvres se serraient fortement, et que ses bras, qu’il tenait croisés, s’appuyaient de plus en plus fort contre sa poitrine.

Il sortit de la salle et marcha durant un kilomètre sans savoir ce qu’il faisait. Puis, vers onze heures du soir, sachant que sa tante se couchait tard, il alla frapper à sa porte :

— Quoi… quel vent te pousse chez moi, à cette heure ?

— Votre Sylviane est une affreuse coquette !

— Allons, ne tourne pas ainsi devant mes yeux, tu m’étourdis.

— Pardon, ma tante. Il faut vraiment que je vous aime et que je n’aie plus de mère, pour venir vous importuner ainsi !

— Bon, je vois qu’aimer sa mère est synonyme de l’importuner. Voyons, soulage ton âme, et raconte-moi tes tourments. Je ne savais pas Sylviane coquette. On n’a jamais dit cela d’elle.

— C’est bien vrai ?

— Absolument.

— Pourquoi alors danse-t-elle avec ces deux pantins qui la pressent contre leur cœur ?

— Ah ! permets, la danse d’aujourd’hui tolère ces inconvenances. Sylviane n’y est pour rien. D’ailleurs, je constate avec étonnement que chaque couple trouve inconvenant le couple voisin. C’est évidemment un mystère.

Luc était trop absorbé pour sourire de cette boutade et il poursuivit de donner corps à son idée fixe :

— Pourquoi danse-t-elle ?

— Pourquoi danses-tu, toi ?

Luc baissa la tête.

Madame Bullot reprit en riant :

— Ah ! tu es bien un amoureux éconduit, tu…

— Ne riez pas, ma tante.

— Voyons, tu deviens d’un égoïsme féroce, les jeunes filles n’osent plus danser, les vieilles femmes n’osent plus rire.

— Pardonnez-moi, cette Sylviane m’a ensorcelé, et j’aurai voulu qu’elle fût ma femme.

— Tu t’y es pris un peu trop bizarrement.

— Ne me le rappelez pas, j’en suis honteux.

— Je n’aurais pas dû te laisser faire, mais tu sais si bien convaincre.

— Pouvez-vous dire cela ! Sylviane me résiste ! Vous avez entendu son refus. Comment la faire changer d’avis ! Comment s’opérera le miracle ?

— Tu trouveras un moyen, j’en suis sûre.

— Vous m’aiderez, vous ne m’abandonnerez pas, ma tante, n’est-ce pas ?

— C’est assez délicat. Il me semble que dans ces choses il vaut mieux laisser la Providence arranger les affaires, puis mon immixtion dans ce plan m’a si mal réussi, que je doute maintenant de mon savoir.

Le pauvre Luc regagna sa chambre, s’accouda à sa fenêtre, rêva, pesta et ne s’endormit qu’au matin en songeant que le meilleur moyen était d’enlever Sylviane en avion.

Alors que Luc Saint-Wiff se livrait à toutes les agitations de son amour méconnu, Sylviane se désolait.

Quand elle n’avait plus vu reparaître Luc dans la salle de bal, une tristesse l’avait tout à coup lassée. Il semblait que toute la lumière fut éteinte autour d’elle et dans son âme.

En vain Louis Dormont et Francis Balor continuèrent-ils leurs frais d’éloquence, elle ne les entendait plus que pour les trouver insipides.

Elle pria ses parents d’écourter la soirée, ce dont le colonel se trouva enchanté, n’aimant que lire en fumant sa pipe.

Durant le trajet il confia à Sylviane :

— En fait de jeunes gens intéressants, je n’ai apprécié que ce M. Luc Saint-Wiff que ta mère m’a présenté, on peut au moins approfondir un sujet avec lui, tu le connaissais déjà, toi ?

— Je l’ai rencontré chez sa tante, Madame Bullot, c’est-à-dire qu’il l’appelle ma tante parce qu’elle est une amie de sa mère.

— Oui, je sais, il me plaît beaucoup, si tu avais un mari comme lui, je ne serais pas du tout fâché de te voir mariée.

Sylviane ne répondit pas. Le rouge lui monta au visage, mais la nuit ne la trahit pas.

Elle était émue de penser que son père qui ne parlait que peu de son avenir, trouvât bien l’homme qu’elle avait repoussé dans un sursaut d’orgueil.

Elle maudit la pauvreté qui avait exagéré sa fierté et l’avait conduite à se montrer plus offensée qu’il n’était utile. Un remords lui venait de ne pouvoir donner à ce père qu’elle aimait tendrement, une satisfaction qu’elle avait laissée échapper.

Par sa faute, chacun devenait malheureux : elle d’abord, parce que le souvenir de Luc la poursuivait ; son père et sa mère qui comprenaient toute la valeur morale de ce charmant garçon, et Luc, sans doute.

De sorte que pendant que Saint-Wiff maugréait à sa fenêtre, Sylviane pleurait à la sienne. Malheureusement leurs hôtels n’étaient pas proches, et leurs fenêtres ne se faisaient pas face.

Sylviane n’osait plus s’épancher près de Madame Bullot, après les paroles sèches qu’elle s’était attirées, et elle restait concentrée dans son chagrin, sans quoi elle eût été, elle aussi, frapper à sa porte, et les deux inconsolables se fussent rencontrés.

Pendant que ces personnages s’agitaient, Louis Dormont et son ami, échangeaient des réflexions grises :

— Jamais, Mademoiselle Foubry n’a été aussi belle !

— Quand elle est entrée, j’ai cru qu’on allait se permettre une ovation.

— N’as-tu pas trouvé que quelque temps après sa beauté s’est comme assombrie ?

— Oui, et c’est venu, après avoir dansé ce boston avec toi, lui aurais-tu dit quelque chose de désagréable ?

— Tu plaisantes ! Justement je voulais t’avouer que sa mélancolie a semblé commencer après avoir fox-trotté en ta compagnie ! Je t’accusais même de lui avoir décoché un compliment outré.

Les deux amis se lançaient mutuellement la pierre parce qu’aucun ne voulait convenir que le changement d’humeur de Sylviane s’était manifesté après le départ de Saint-Wiff.

Ils voyaient clairement que la jeune fille avait été émue par l’élégant jeune homme.

Ils avaient conclu cependant, que Luc ne tenait nullement à Sylviane, parce qu’il ne l’avait pas fait danser et qu’il n’était pas resté aussi longtemps qu’elle.

Chacun, en secret, savourait cette défaite de la jeune fille, parce qu’elle augmentait les chances de leur propre réussite.

Quand ils se furent assurés, mutuellement, de leur parfaite innocence, ils changèrent de sujet.

Leur pensée, pourtant, ne quittait pas le souvenir de Sylviane. Francis Balor trouvait toutes les jeunes filles fades auprès d’elle, et il se disait que ses parents seraient fiers d’avoir une telle bru.

Il évoquait l’appartement qu’ils auraient, rempli de meubles luxueux, parmi lesquels l’élue évoluerait habillée avec richesse.

Il voulait pour elle, la meilleure marque d’automobile, les meilleurs faiseurs, le plus parfait cuisinier. Il n’arrêtait plus ses rêves et regrettait d’avoir dépensé tant d’argent au lieu d’avoir réalisé des économies, qui lui permettraient aujourd’hui, de combler sa reine de cadeaux somptueux.

Louis Dormont laissait aller aussi son imagination. Il songeait que par amour pour lui, qui l’aimait avec désintéressement, Sylviane serait enchantée d’habiter la grande ferme qu’il menait.

Il n’hésiterait pas d’ailleurs, à lui faire bâtir un château et à dénicher les vieux meubles massifs qui constitueraient un cadre digne d’elle.

Il la voyait, glissant de salle en salle, vêtue de robes claires et riches, comme une princesse de contes surannés. Il la suivait dans les méandres du parc, au milieu de ses invités, ou seule avec son lévrier, comme un être de légende.

Une telle femme valait bien que l’on dédaignât Ninette Balor, petite fille insignifiante qui courait les bois, en robe écourtée, chassant les champignons ou les muguets.

Drôle d’idée qu’avaient eue là ses parents de l’entretenir de ce projet ! Il se souciait vraiment de cette petite provinciale qui ne savait sans doute, ni s’habiller, ni saluer.

Francis dirait ce qu’il voudrait, il épouserait Sylviane lui, et saurait la rendre heureuse. Une femme intelligente d’ailleurs, est heureuse partout, et quand cette femme n’a pas de fortune, elle sait comprendre les sacrifices que consent un brave garçon, en passant de fermier à homme du monde, rien que pour lui complaire, car il deviendrait réellement homme du monde. Plus de maintien négligé, plus de souliers boueux, plus de vareuse commode. Le smoking tous les soirs, la table fleurie, le valet de pied dressé, le bon chien crotté à la niche, et le chat au grenier. Tout changerait.

Leur conclusion réciproque fut qu’il fallait se rapprocher de Sylviane et profiter de son désarroi pour se faire agréer.

À force de penser, les deux amis faillirent s’endormir et se souhaitèrent le bonsoir.

Le lendemain trouva toutes ces personnes dans les mêmes dispositions que la veille.

Sylviane s’en fut voir Madame Bullot, mais elle n’y rencontra pas Luc et n’osa pas prendre sur soi de parler de lui.

Sa vieille amie la regardait d’une façon qui lui sembla d’abord malicieuse, mais elle se persuada qu’elle se trompait.

Annette Logral, vint peu de minutes après son arrivée et la conversation s’engagea sur des choses banales. La jeune Annette était une délicieuse jeune fille. La bonté éclatait dans ses regards et dans ses attentions. Elle eut tout de suite, une grande sympathie pour Sylviane et ne put s’empêcher de le lui montrer.

Timidement, elle exprima son désir de la fréquenter et Sylviane ne put se refuser d’accéder à ce désir.

Annette, d’ailleurs, lui plaisait par son charme simple et elle ne demandait pas mieux que d’avoir une compagne jeune qui l’enlèverait à ses préoccupations. Elle allait même plus loin et se disait que Louis ou Francis pourrait s’éprendre de cette jeune fille et l’épouser.

Amèrement, elle pensait : Je prendrai celui qui restera, de cette façon, je n’aurai pas l’embarras du choix.

Cette résolution était empreinte de la plus sombre déception et ne cadrait guère avec la fierté de Sylviane, mais le chagrin suggère des paroles que le sang-froid réprouve.

Elle tut donc très accueillante pour Annette, et elles convinrent de faire une promenade ensemble. La jeune fille tout heureuse alla prévenir sa grand’mère avec qui elle se trouvait à Vichy.

Elle était orpheline et vivait avec la mère de sa mère. Sa vie n’était pas bien gaie, mais un bel espoir embellissait ses jours : elle devait se marier avec un ami d’enfance, élève à l’École Centrale.

Il était entendu qu’on tiendrait ces fiançailles secrètes jusqu’au moment où elles seraient officielles, ce qui arriverait l’année suivante.

Sylviane attendit le retour d’Annette chez Madame Bullot et celle-ci lui dit :

— C’est une enfant délicieuse au cœur d’or… et je m’habitue à sa présence… J’avais commencé par trouver ses attentions ennuyeuses… mais à mon âge on doit s’estimer heureuse d’être gâtée par une jeunesse.

— Elle est charmante… répondit Sylviane avec conviction… Tout à coup elle eut peur que Madame Bullot ne voulût faire épouser Luc à cette jeune fille et un grand froid envahit ses membres.

Elle perdit conscience pendant quelques secondes du lieu où elle se trouvait et il fallut que sa vieille amie lui parlât deux fois avant qu’elle reprît entièrement possession de soi.

— Vous êtes pâle… Sylviane…

— J’ai lu… hier soir… et je me suis endormie un peu tard…

— N’êtes-vous pas allée au Casino ?…

— Nous avons assisté à la revue qui s’y donnait…

— Vous avez aussi dansé… j’imagine ?

— Un peu dit Sylviane en rougissant.

— D’après ce que Luc m’avait raconté… j’aurais juré que c’était davantage « qu’un peu »… Il paraît que vous avez enchaîné deux soupirants fidèles…

Sylviane sourit avec contrainte. Elle ne voulait pas avouer combien ces admirateurs lui étaient indifférents ayant déjà trop ouvertement donné son opinion sur Luc. Elle craignait paraître hostile à tous ceux qui l’entouraient.

Annette, en revenant, la tira d’embarras.

Les deux jeunes filles s’en allèrent dans l’après-midi joyeux. Le soleil luisait. Ses rayons s’immobilisaient éclatants, sur les arbres, les fleurs, la terre qui devenait brûlante.

— J’aime la chaleur… murmura Annette.

— Moi… pas trop… répondit Sylviane… un air vif me plaît davantage…

— Tiens… voici le neveu de Madame Bullot…

— Vous le connaissez ?

— Je l’ai vu avec elle…

Luc Saint-Wiff passa près des jeunes filles en les saluant.

Annette rougit et Sylviane le remarqua :

— Il est fort bien… reprit Annette… il a un aspect fort sympathique…

Comme elle ne recevait aucune réponse, elle poursuivit après un petit silence :

— Madame Bullot en fait grand cas…

— C’est ce qu’il m’a semblé… crut pouvoir répliquer Sylviane qui eut peur que son silence ne parût anormal. Des ténèbres enserraient son âme. Elle sentait un besoin confus de s’épancher, de crier son malaise à un cœur compatissant.

Elle fit un effort pour rejeter ses pensées et revint dans la réalité devant une question d’Annette qui lui sembla d’abord bien indiscrète, mais dont elle comprit l’intention sympathique, au ton dont elle fut formulée :

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée… mademoiselle… vous êtes si charmante !…

Une telle admiration se lisait sur les traits de sa compagne, que Sylviane lui pardonna tout de suite ses paroles inexpérimentées.

Pour les dix-huit ans d’Annette, les vingt-six de mademoiselle Foubry étaient l’âge une résolution semblait définitive, et Annette, jeune fiancée pensait que Sylviane ne voulait pas du mariage.

En voyant passer Luc Saint-Wiff, la jeune fille avait immédiatement rapproché les deux jeunes gens dans son esprit et elle avait songé : quel beau couple c’eût été !…

D’où sa question.

Sylviane ne sut que dire.

Elle murmura donc d’une voix basse comme un souffle :

— Peut-être ne sais-je pas me faire aimer…

— Vous !… s’exclama Annette, presque scandalisée par un tel aveu.

Il lui semblait que Sylviane commettait un sacrilège en avançant ces paroles.

— Dites plutôt… mademoiselle, que l’on n’ose pas vous demander en mariage… parce que vous êtes trop belle…

Elle avait deviné que le cœur de sa compagne était meurtri.

Sylviane inclina la tête avec une pâleur au front, et elle articula faiblement :

— Vous voyez que vous-même… avez trouvé mon grand tort…

— Un tort !… interrompit l’impulsive enfant… une si belle qualité !… un don si rare et si magnifique !

— Qui me nuit beaucoup plus qu’une laideur sympathique…

Des larmes perlaient aux yeux de Sylviane et Annette fut décontenancée par le mystère qu’elle découvrait. Cette belle jeune fille qui suscitait l’admiration et l’envie partout où elle passait, avait un cœur chaud et sensible alors qu’on la figurait dédaigneuse et hautaine.

Annette n’écouta que son élan… Elle se jeta au coup de Sylviane en murmurant :

— Je comprends votre peine…

Dans son petit enthousiaste, elle eut un projet soudain et pensa : Le seul homme qui convienne ici… à Sylviane Foubry est Luc Saint-Wiff… Il faut absolument que je me rapproche de ce monsieur pour connaître son opinion sur ma nouvelle amie… Pourquoi cette idée n’est-elle donc pas venue à Madame Bullot ?… On voit cependant tout de suite, qu’ils sont créés l’un pour l’autre…

Ayant ainsi arrangé ce roman, Annette reprit sa physionomie habituelle, et la conversation se poursuivit plus confiante, entre les deux promeneuses.

Cependant, Annette tut ses fiançailles. Son secret ne lui appartenait pas tout entier et elle trouva que cela ne paraissait nullement nécessaire qu’on la sût fiancée ou non. Elle obéissait aussi à un sentiment de délicatesse, ne voulant pas se prévaloir de cette avance près de son aînée.

Près d’elle, Sylviane marchait absorbée, tout en tentant des efforts pour paraître à l’aise.

La vie lui apparaissait hostile. Penser lui semblait torturant et elle se demanda un moment si elle ne se consacrerait pas à Dieu…

Traîner l’existence vide, inutile lui causait autant d’horreur qu’un blasphème… Travailler était aussi une solution, mais quoi entreprendre ?

Elle essaya de repousser sa mélancolie, remettant sa décision à quelques mois.

Il ne lui vînt pas qu’elle pourrait épouser Balor ou Dormont… Elle se serait trouvée vile d’accepter un compagnon dont les idées ne lui eussent pas agréées entièrement. Le mariage n’est grand qu’à la condition d’une estime mutuelle.

Annette ne se doutait guère des préoccupations que recélait le front de Sylviane, alors que joyeuse, elle arpentait un joli chemin avec elle.

Parlant de sa vie, elle racontait comment ses jours passaient, et tout en ne révélant pas son secret, elle édifiait l’avenir, décrivant l’intérieur qu’elle aimerait avoir, et les meubles qui l’orneraient.

Sylviane l’écoutait sans l’entendre. À ses oreilles bruissaient des paroles auxquelles, elle ne pouvait donner aucun sens précis.

La promenade soudain, lui fut à charge et elle essaya de l’écourter :

— Je suis lasse… jeune Annette… si nous rentrions… le soleil est fatigant…

Elle avait un doux sourire et regardait la jeune fille qui acquiesça.

Elles reprirent le chemin du retour et près de l’hôtel où habitait Sylviane, elles virent Louis Dormont et Francis Balor :

— Les deux inséparables… murmura Annette.

Ils s’approchèrent, chapeaux bas, bustes inclinés :

— Vous nous frustrez de votre présence… Mesdemoiselles dit Francis gracieusement.

— Comme l’après-midi a passé lentement sans vous apercevoir !… renchérit Louis.

Une conversation badine s’éleva, où les deux jeunes gens rivalisèrent d’entrain parce qu’ils espéraient qu’on les voyait fiers d’escorter, ne fût que pendant quelques pas, la beauté qu’était mademoiselle Foubry. À ce moment surgit Luc Saint-Wiff.

Hautain, il passa, saluant gravement.

Il sembla à Sylviane qu’un dédain s’échappait de toute sa personne, durant le moment fugitif où il soulevait son chapeau.

Une amertume la brisa et elle rentra vivement à l’hôtel heureuse de se soustraire aux indifférents. Elle était triste et révoltée tout ensemble.

Elle alla dans la chambre de sa mère et y vit Madame Bullot. Elle se raidit devant sa peine, essayant de donner à son visage une expression souriante.

Madame Foubry dit vivement :

— Je questionnais notre grande amie sur son charmant neveu… c’est une merveille… me raconte-t-elle…

L’intérêt de Madame Foubry était à son comble. Elle n’osait pas insinuer à leur vieille amie : Tendez votre effort pour marier ces deux enfants-là !… mais son attitude le laissait suffisamment deviner.

Sylviane lança un regard de détresse à Madame Bullot et celle-ci y répondit par un sourire de connivence.

La pauvre jeune fille eût voulu arrêter net la montée de sa mère vers l’espoir et elle maudissait les circonstances qui se liguaient contre elle.

— Vous avez fait une bonne promenade… avec Annette ?… demanda Madame Bullot.

— Excellente… Madame… et votre jeune amie est fort attachante… elle est primesautière et gaie.

— Elle a surtout un cœur parfait… ajouta Madame Bullot d’un air convaincu qui alarma de nouveau Sylviane.

Annette deviendrait-elle la femme de Luc ?


IV


Quand Louis Dormont et Francis Balor se rencontrèrent ce matin-là, au sortir de leurs chambres, ils parurent gênés :

— Tiens, où vas-tu de si bon matin ? demanda Francis.

— Bon matin ! Il est neuf heures, mon cher !

— Mon Dieu, pour un vieux Parisien comme moi, neuf heures est matinal, mais je comprends que pour un fermier, ce soit déjà tard.

— Sois donc plus élégant dans tes expressions ! riposta vivement Louis, piqué. Si l’on t’entendait on me prendrait pour ton régisseur !

En disant ces mots, Louis, jetait un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que nulle oreille indiscrète ne les écoutait.

Ils avancèrent de quelques pas, et soudain Francis dit :

— Mon cher vieux, je t’abandonne, il faut que j’aille chez le coiffeur.

— J’en suis ravi, parce qu’il faut que je passe chez la manucure.

L’un et l’autre déguisaient leur pensée. Ils voulaient chacun être seul pour essayer de rejoindre Sylviane. Toujours près d’elle, ensemble, il leur semblait que l’un faisait tort à l’autre et ils avaient décidé, à part soi, de tenter leurs chances isolément.

Ils prirent un chemin opposé et quand l’un crut l’autre chez le coiffeur ou la manucure, ils se retrouvèrent au rond-point où Sylviane, chaque matin, accomplissait sa promenade.

Ils retinrent un geste de contrariété en se revoyant, se sentant pris à leur piège. Mais Francis, à force de vivre dans les ruses parisiennes, reconquit tout de suite son aplomb, et Louis, habitué aux caprices des animaux, reprit sans peine sa présence d’esprit.

Chacun adopta l’air railleur :

— Tu n’as pas été long chez ton coiffeur !

— Il y avait foule. Pensant n’en jamais sortir, je n’y suis pas entré, mais toi-même, tu as été vite expédié par ta manucure !

— Ah ! mon cher, on lui offrait tant de mains, ce matin, que j’ai jugé que les miennes étaient superflues !

— Où vas-tu de ce pas ?

— Je n’ai rien de particulier à voir, et toi ?

— Moi, non plus, tu restes ici ?

— Mon Dieu, oui.

— Je te tiens compagnie.

Ce dialogue sonnait d’autant plus étrange que les deux amis ne se quittaient guère et que tous les jours les voyaient aux mêmes endroits, attendant l’apparition de Sylviane.

Ils s’assirent, se promenèrent, s’assirent de nouveau, mais mademoiselle Foubry n’apparut point.

Ils regardaient l’allée par où elle débouchait d’habitude, en se cachant l’un de l’autre, et ils taisaient son nom alors que chacun le tenait sur ses lèvres.

Ils se levèrent, voyant l’heure s’avancer.

— Je me sauve, dit Louis.

— Moi aussi.

— Où vas-tu ?

— Comme tu es indiscret, ce matin, mais je ne veux rien te cacher. Le colonel Foubry m’a demandé de lui rendre un petit service, je vais lui choisir une pipe.

Louis se mordit la langue. Il trouvait que Francis avançait dans les bonnes grâces de Sylviane, par la pipe de son père et il ne voulut pas être en retard.

Il répondit avec l’âpreté qu’il prenait parfois :

— Nous sommes privilégiés, si tu t’occupes des défauts du père, je m’occupe des qualités de la mère, et pour rien te scéler, j’allais dénicher pour Madame Foubry, un de ces délicieux sacs allongés pour enfermer le tricot et ses aiguilles.

Francis ne crut pas un moment à la commission donnée, et Louis fut tout à fait incrédule à la mission confiée. Mais ils pensèrent que chacun voulant avancer dans les bonnes grâces de la jeune fille, désirait amadouer les parents par une attention.

Ils se sentirent hostiles l’un à l’autre en découvrant leur stratagème.

Francis ne put s’empêcher d’être mordant, et il dit :

— Ma sœur Ninette sera ravie d’avoir un mari aussi attentionné pour ses parents.

Louis riposta :

— Que ma cousine sera heureuse de donner un gendre tel que toi à sa mère !

Les deux amis, après ces pointes, se tournèrent le dos, pour aller, chacun de son côté, à la recherche de Sylviane.

Deux heures après, ils se rencontrèrent de nouveau au même endroit. Où leur temps s’était-il passé ? Ce fut leur secret, mais ni l’un ni l’autre n’avait rencontré la jeune fille. Leur mine s’annonçait, renfrognée, mais quand ils s’aperçurent, une expression joyeuse remplaça la figure allongée.

Tous deux arboraient un magnifique bouton de rose à leur veston.

— Alors, ta mission est remplie ? demanda Louis.

— Parfaitement, répondit Francis, la pipe a fait l’admiration du colonel, il l’a essayée incontinent.

— Mon sac a enchanté Madame Foubry, et elle ne s’en sépare plus.

À dire vrai, il n’y avait eu ni pipe, ni sac. Les deux jeunes gens ne se croyaient pas assez autorisés pour se permettre d’offrir de semblables cadeaux aux parents de Sylviane. Ils avaient bien admiré une pipe et un sac, se disant en leur désir : si je savais que ce soit bien accueilli, je me permettrais de donner cette petite chose, mais ils se contentaient de le rêver.

Francis montra sa rose, en disant fièrement :

— Cette rose merveilleuse que tu vois là, est un don de Mademoiselle Foubry, pour me remercier de ma délicate attention à l’égard de son père.

— Et moi, riposta Louis, cette rose, ici, est un don de Mademoiselle Sylviane en reconnaissance de la gentillesse que j’ai eue pour sa mère.

Les roses étant identiques, on pouvait croire qu’elles venaient de la même main ; elles sortaient en droite ligne de chez la fleuriste qui avait reçu son arrivage.

Ni Louis, ni Francis ne furent dupes de leur fatuité réciproque. Ils connaissaient trop Sylviane pour savoir qu’elle ne donnait pas des roses à la légère à ses admirateurs, mais ce qui les surprit extrêmement, ce fut de l’apercevoir soudain avec une rose semblable à la ceinture.

Ils se regardèrent méfiants, et chacun se demanda si l’autre avait dit la vérité.

Sylviane s’avança gracieuse, et leur tendit la main, en parlant du beau temps.

Ses parents venaient derrière elle, et quelques minutes après le petit groupe bavardait amicalement.

Sylviane ne s’était pas demandé une minute d’où provenaient les roses de ses soupirants. Elle devinait sans peine que la fleuriste les leur avait mises directement à la boutonnière, tandis que la sienne possédait une origine plus détournée qui la rendait heureuse.

Luc Saint-Wiff avait envoyé, le matin même, une botte de roses à sa tante. Parmi elles, se trouvaient quelques jolis boutons semblables à ceux que portaient Dormont et Balor.

Madame Bullot avait appelé la jeune fille en lui disant :

— Luc vient de m’apporter cela, et certainement il ne m’en voudra pas de vous fleurir de quelques-unes.

Sylviane avait accepté, toute joyeuse, et en avait garni sa chambre, s’en réservant une pour l’attacher à sa ceinture.

Cette circonstance pouvait donner une apparence de vérité aux mensonges des deux jeunes gens, alors qu’elle faisait simplement penser à Sylviane : la fleuriste a des roses fraîches, tout le monde sera pourvu aujourd’hui à Vichy.

Il y avait quelques instants que le groupe conversait, quand Luc Saint-Wiff se montra.

Il s’approcha de Madame Foubry qui le pria de s’asseoir près d’eux, mais il déclina son offre.

Il apercevait trois boutons de roses identiques et ne douta pas une minute de la générosité de Sylviane envers ses soupirants. Il savait que Madame Bullot en avait distrait quelques-unes en faveur de ses deux jeunes amies en prétextant :

— Les jeunes filles seront heureuses de les porter. Chez moi, une partie serait perdue. Tu m’as trop gâtée, ma chambre ressemble à une loge d’artiste, je vais me débarrasser chez les voisines. Cela ne te fâche pas ?

Luc avait trouvé naturel ce geste, mais il l’estimait incorrect chez Sylviane. Qu’elle fleurît ces deux sots avec son bien, ne lui agréait nullement, et il jugeait cette attention fort déplacée.

Il la regarda à peine, s’efforçant de paraître indifférent et caustique, se montrant insensible à son charme, alors qu’au-dedans de lui, sa beauté et sa séduction l’émerveillaient de plus en plus.

Il n’y put tenir plus longtemps, et soudain, après un adieu bref, il quitta brusquement le petit cercle. Madame Foubry essaya de lui donner rendez-vous au tennis pour l’après-midi, mais il prétendit qu’il ne jouait pas.

Il salua Sylviane qui lui tendit la main sans un mot.

Luc partait furieux, et il s’en fut droit chez sa tante. Elle lisait, étendue près de sa fenêtre, respirant l’air ensoleillé. Elle ne sortait jamais le matin, mais recevait ses amis avec joie.

— Eh ! bien, Luc, tu parais furieux ?

— Il y a de quoi !

Avant de poursuivre plus avant, le jeune homme promena un regard sur les roses apportées, comme s’il avait voulu les dénombrer.

— Qu’examines-tu avec autant de soin ?

— Vous m’avez dit avoir donné des roses à Mademoiselle Foubry, vous lui en avez porté beaucoup ?

— Mais non, mon ami, une douzaine.

— Des blanches, des roses, des rouges ?

— Des blanches et des roses.

— Savez-vous ce qu’elle en a fait ?

— Non.

— Eh ! bien, elles ornent la boutonnière de ses deux sigisbées.

Madame Bullot resta un moment silencieuse, puis elle dit lentement :

— Je suis étonné de ce que tu avances là, parce que ce n’est nullement dans les habitudes de Sylviane.

Le visage de Luc se détendit.

— Cependant, reprit-il.

— Tu l’as su, elle y a fait allusion, ou bien ces jeunes gens te l’ont fait entendre ?

— Ce ne sont que des présomptions, mais je les crois justifiées.

— Je doute encore, j’amènerai Sylviane à m’avouer la vérité, elle n’a jamais menti, elle est aussi franche que belle, elle n’a qu’un défaut : elle est fière.

— Ah ! je le sais.

— Et malheureusement, elle en pâtit.

— Elle a un autre défaut, ma tante, c’est de se laisser courtiser par des nullités. Les femmes ne savent guère ce qu’elles font ! Il vaudrait mieux passer sur mon semblant d’offense que d’épouser un de ces garçons.

— Tu parles à ton point de vue, et au titre d’offensé.

— Vous verrez, ma tante, qu’elle les épousera !

— Allons, Luc, modère-toi. D’abord, elle ne pourra en épouser qu’un, et si tu l’y pousses.

— Que puis-je tenter ?

— Tu es venu ici dans une intention bien arrêtée : celle de la conquérir, je ne vois pas que tes affaires avancent beaucoup.

— Si je pouvais lui parler de temps à autre ! mais elle n’est jamais seule.

— Il n’y a que trois jours que nous sommes là !

— Un siècle pour le temps perdu.

— Tu es donc bien amoureux ?

— Je n’en sais rien, je me sens surtout irrité.

— C’est un signe excellent.

Luc allait et venait dans la chambre de sa tante, comme un lion en cage. Il resta silencieux pendant quelques instants, puis soudain, il s’écria :

— Je voudrais que vous puissiez contempler la tête de ces jeunes prétentieux ! Ils regardent votre Sylviane avec des yeux comme des cerceaux, et une bouche ouverte à y jeter des palets ! et Dieu me pardonne ! il me semble qu’elle y prend plaisir.

— Allons tu déraisonnes, Luc !

Le sang-froid revint à l’amoureux exaspéré. Il reprit instantanément sa physionomie de grand seigneur et allait recommencer la conversation sur un autre sujet quand Annette entra.

Elle eut un léger recul en apercevant Luc Saint-Wiff en compagnie de Madame Bullot, mais cette dernière lui dit :

— Vous ne nous dérangez pas, ma mignonne, vous connaissez mon neveu.

Annette paraissait plus timide qu’elle ne l’était réellement et elle s’avança en disant :

— Nous allons faire une grande promenade avec nos amies de Vichy, malheureusement Mademoiselle Foubry ne peut venir avec nous.

— Que fait-elle donc ?

— Je l’ignore.

— Vous avez des compagnons ? demanda Luc.

— Oui, répondit Annette en riant, trois collégiens, les frères de mes amies.

— Bon, si mon âge ne vous effraie pas trop, j’irai avec vous.

Annette ouvrit de grands yeux, puis elle s’écria toute joyeuse :

— Que vous êtes aimable !

Madame Bullot observait son neveu, un peu effarée, se demandant quel mobile le poussait. Elle conclut qu’il voulait se distraire et ne dit rien.

Luc prenait soudain un parti qui n’était pas sans une pointe de méchanceté ! Il désirait, dans son dépit, causer un peu de peine à Sylviane.

Rendez-vous fut pris pour trois heures après-midi et la bande, composée de quatre jeunes filles, dont Annette était l’aînée, et de trois garçonnets, trépignait en attendant Luc devant la porte de son hôtel.

Au moment où il apparut, salué par cette jeunesse rieuse, Madame Bullot arrivait, donnant le bras à Sylviane. Quand cette dernière aperçut les jeunes filles qui entouraient Luc, elle eut un tressaillement qu’elle essaya de motiver auprès de sa vieille amie qui l’avait senti :

— J’ai buté contre une pierre, expliqua-t-elle, d’une voix rauque.

Madame Bullot ne releva pas ce mensonge ; elle se dit : j’ai vanté tout à l’heure à Luc, la franchise de Sylviane, et il était temps, car maintenant, je sais qu’elle ment, mais très mal, je dois en convenir.

Elles poursuivirent leur chemin et elle demanda :

— Vous n’avez donc pas voulu vous joindre à cette jeunesse, Sylviane ?

La jeune fille eut peine à répondre. Elle en voulait à Annette de lui avoir caché que Luc était de la partie et la pauvre petite eût été bien désolée de ce soupçon, ne sachant pas elle-même que Luc viendrait. Elle eût été au contraire, enchantée de les réunir, elle, dont le rêve était de les marier.

Elle s’en alla joyeuse. Luc marchait avec les collégiens, ravis qu’il voulût bien les prendre au sérieux et s’intéresser à leurs discours.

Au fur et à mesure que le chemin se parcourait, Annette se rapprocha du jeune homme, avec l’intention manifeste d’échanger quelques paroles avec lui.

À force de ruse et de manœuvres, elle finit par être, en sa compagnie, un peu à l’écart des autres.

Saint-Wiff constatait son manège et ses façons changèrent insensiblement.

De cordial et gai qu’il se montrait, il devint absorbé, tandis qu’un sourire ironique flottait sur ses lèvres.

Annette voyait la transformation qui s’opérait, mais ne s’en souciait pas. Elle entama la conversation en ralentissant encore son pas :

— Je m’amuse beaucoup à Vichy, c’est la première fois que j’y viens. Je ne voyage jamais. Il paraît que vous avez visité beaucoup, beaucoup de pays.

— Quelques-uns, oui mademoiselle.

— Lequel préférez-vous, à part le vôtre, bien entendu.

— Mon Dieu, c’est assez difficile à dire, chaque contrée a son bon et son mauvais côté.

— Et les jeunes filles, monsieur, vous avez bien une opinion sur les jeunes filles ?

Luc pensa en souriant : Nous y voilà, de quelque pays qu’elles soient, les jeunes filles cherchent toujours un mari. Que de fois il m’a fallu briser brutalement un rêve. J’ai l’air bien mariable, sans doute.

Il répondit tout haut :

— Dans tous les pays du monde, mademoiselle, les jeunes filles sont charmantes. Il n’y a que quand elles sont mariées qu’on s’aperçoit parfois qu’elles sont le contraire de ce qu’on supposait.

Il ajouta en riant, devant les yeux interloqués de sa partenaire :

— J’en dis autant pour les jeunes gens.

— Malgré ce correctif, joint par politesse, riposta vivement sa compagne, je suis forcée de défendre mes sœurs. Nous ne sommes pas si fausses, j’ajouterai même que nous sommes toujours sincères ; seulement un jeune homme nous voit souvent comme il veut nous voir, et plus tard, il nous découvre comme nous sommes.

Cela fut dit avec un ton sérieux qui contrastait avec les manières enfantines d’Annette.

Luc fut à son tour, décontenancé par cette sagacité précoce et considéra la jeune fille avec plus d’attention.

Il répliqua avec une pointe d’admiration :

— Cette réflexion est digne d’un penseur, mademoiselle, et je suis surpris de la voir sortir d’une bouche aussi juvénile. Qui donc vous a appris à réfléchir ?

— Je suis seule, répondit brièvement Annette.

— Seule ? orpheline ?

— Oui, monsieur, et je vis avec ma grand’mère. Or, les vieillards n’aiment pas beaucoup parler, et il faut bien que les petits-enfants réfléchissent.

— C’est fort bien, mademoiselle Annette. Vous ne vous ennuyez jamais ?

— Quelquefois, mais je me marierai.

Luc pensa : bon, cette petite est rusée, les avances vont m’être faites encore une fois. Dire qu’il n’y a qu’une seule femme qui m’ait refusé, celle que je voulais ! Mais décourageons celle-ci.

Il reprit tout haut :

— Oui, vous vous marierez, vous trouverez facilement un jeune homme aussi charmant que vous.

— Je le pense, répondit simplement Annette.

— Ici même, à Vichy, il y en a beaucoup.

— Je le crois, murmura brièvement Annette.

— Comment, vous le croyez ! vous ne les voyez donc pas, au Casino, dans les rues, dans le parc ?

— Non, pas trop, répondit avec un sourire malicieux la jeune Annette.

De nouveau Luc songea : c’est bien cela ! elle va me dire : je ne vois que vous.

— Vous êtes bien aveugle, jeune fille, pour une personne aussi réfléchie, vous avez cependant deux jeunes gens dans votre cercle qui semblent attachés à vos pas : messieurs Dormont et Balor.

— Oh ! ceux là… commença Annette avec une moue.

— Comment, ceux-là, ce sont des jeunes gens dont on ne parle pas en mal, donc on en pense du bien.

— Vous en êtes sûr ?

— Quelle petite incrédule !

Luc disait cela en riant, mais il était fort perplexe. Il trouvait qu’Annette l’acculait et il prévoyait le moment où il serait obligé de la détromper brutalement.

La jeune fille le regardait franchement, dans les yeux, avec une certaine hardiesse.

Mais si Annette s’enhardissait, c’est que la pensée de ses fiançailles lui donnait du courage, sans quoi elle n’eût pas osé se montrer si provocante. Elle voulait arriver à confesser Luc sur Sylviane.

Elle eut soudain l’intuition que le jeune homme se figurait qu’elle plaidait pour son propre compte. Elle rougit violemment et vivement murmura :

— Je vais vous confier un secret que nul ne connaît dans nos relations. Je suis fiancée, et je dois me marier l’an prochain, quand Roger Gervix sortira de l’École Centrale. C’est pourquoi je ne songe pas à regarder les autres jeunes gens.

Luc fut tout heureux de cette confidence, et tout de suite, son attitude changea. Elle devint amicale et fraternelle, et il dit :

— Je suis ravi pour vous, je vous félicite, votre fiancé peut remercier le Ciel, vous serez une brave petite femme.

— Je l’espère, répondit gravement Annette.

Si Luc était soulagé par cet aveu, il regrettait de n’avoir pu continuer l’entretien sur les deux personnages qui l’occupaient. Par eux, il comptait amener la conversation sur Sylviane. Comme c’était aussi le but que se proposait Annette, le fil se renoua facilement.

— Vous voyez, reprit-elle, que ces messieurs ne peuvent risquer de me plaire.

— Il est vrai aussi, posa vivement Luc, qu’ils sont plutôt les chevaliers servants de mademoiselle Foubry.

— Oui, articula lentement Annette, comme si elle voulait faire pénétrer ses paroles dans l’esprit de son compagnon, ils sont fort indiscrets.

— Mademoiselle Foubry n’a pas l’air de s’en plaindre cependant, elle paraît même enchantée.

— Mademoiselle Foubry, répartit encore lentement Annette est une créature d’élite qui ne se plaindra jamais de rien, elle est vouée par sa beauté à supporter tous les hommages, et par sa nature généreuse et bonne, elle ne peut que se montrer aimable. Elle sera sans doute réduite, par sa pauvreté, à vivre isolée, parce que son élégance naturelle et son esprit pénétrant ne peut convenir qu’à une catégorie rare.

L’étonnement abasourdissait Luc. Il s’émerveillait de trouver tant de profondeur chez une jeune fille de dix-huit ans. Il était frappé par la justesse des observations qu’elle énonçait. Il ne pouvait que répondre dans le sens qu’elle formulait :

— Je suis pleinement de votre avis, mademoiselle. Annette le regarda alors profondément. Luc pâlit et comprit sa pensée. Il répliqua doucement :

— Vous me jugez digne d’elle, mademoiselle ? Je l’ai demandée en mariage, et elle m’a refusé.

Ce fut au tour d’Annette d’être décontenancée.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle avec véhémence.

Luc expliqua son mauvais cas.

La jeune fille l’écoutait avec attention et dit enfin :

— Je comprends les sentiments de Sylviane, elle a été blessée dans sa fierté, elle aurait voulu que ses qualités fussent lues sur son visage, ou dévoilées dans une mutuelle confiance.

— Et c’est si difficile, soupira Luc, de connaître une jeune fille. Ainsi, aurais-je pu croire, avec votre figure candide et mutine, que vous étiez la femme réfléchie que je découvre ?

— C’est vrai, dit tranquillement Annette.

— Pouvais-je savoir que la Sylviane à la beauté impérieuse que je voyais, au charme si pénétrant, à la distinction si impeccable et presque hautaine, était la jeune fille aux sentiments délicats et profonds, avide de tendresse, lassée de mondanités, que vous me décrivez et que Madame Bullot m’a dépeinte. Je voulais en juger moi-même, en toute liberté, et quand on le fait ouvertement, on s’engage…

— Vous avez raison, dit Annette.

— Comment faire maintenant ? demanda Luc. Je suis venu ici pour essayer de réparer, mais je crois que je me suis couvert plus grandement de tort.

— Je ne sais pas.

— Essayez de m’éclairer, compatissante Annette.

— J’essaierai.

Annette songeait, mais taisait ce qu’elle pressentait. Elle voyait clair, maintenant, dans la conduite de Sylviane : elle aimait Luc, mais naturellement elle ne pouvait le lui montrer après l’avoir repoussé. Il aurait fallu qu’une circonstance imprévue pût donner accès à ses sentiments sans que sa fierté en souffrît.

— Vous voyez qu’elle ne me regrette pas, poursuivit amèrement Luc ; un détail : J’avais donné des roses à Madame Bullot, cette dernière en a offert à votre amie qui n’a rien eu de plus agréable à trouver que d’en décorer ses soupirants après s’être fleurie soi-même. Est-ce le geste d’une femme délicate ? Il me semble que la moindre chose ayant touché la main de celle que j’aime, me serait précieuse.

Annette s’arrêta de marcher et dit :

— Monsieur, Sylviane n’a pas donné ces roses, toutes celles reçues de Madame Bullot sont restées précieusement dans sa chambre, sauf celle qu’elle portait à sa ceinture ; mais j’ai vu entrer messieurs Balor et Dormont chez la fleuriste et en ressortir avec leurs boutonnières garnies ; ils y sont allés à une heure d’intervalle. Vous savez que notre hôtel est en face, je brodais près de ma fenêtre, et je les ai aperçus.

Les traits de Luc se détendirent et il dit :

— Vous me faites du bien.

Annette comprit quel grand amour Luc vouait à Sylviane.

L’entretien de Luc et d’Annette ne put continuer. La joyeuse bande qui marchait devant se retourna soudain vers eux pour quêter l’approbation d’un changement au programme.

Les deux alliés se joignirent au groupe et ne le quittèrent plus. Ils n’avaient plus rien à se dire en confidence. Luc reprenait espoir, et Annette savait qu’il tenterait l’impossible pour amener la solution qu’il désirait.

Le retour se fit gaîment.

Ils rentrèrent dans Vichy et Sylviane, était-ce hasard ou préméditation, les vit passer.

Luc marchait aux côtés d’Annette et elle saisit le doux regard de celle-ci qui se posait sur le visage souriant de Luc.

Il se penchait vers elle et il semblait que ses paroles lui agréaient.

La pauvre Sylviane cacha son chagrin. Elle n’alla pas au-devant d’eux et resta cachée derrière l’arbre qui la dérobait à leur vue.

Ses parents étaient restés à l’hôtel, absorbés par une visite. Elle avait fait quelques courses et s’était assise durant un moment dans le parc, songeant à la promenade d’Annette.

Elle avait éprouvé un coup douloureux en la revoyant, le teint avivé par la course, aux côtés de Luc.

Soudain Louis Dormont et Francis Balor furent devant elle :

— Comment, vous êtes seule, mademoiselle ? dit Louis, je vous croyais en promenade.

— Seule ! renchérit Francis, c’est incroyable !

La jeune fille, arrachée brusquement à ses pensées, les regardait d’un air lointain. Elle ne put leur répondre tout de suite, et, quand elle retrouva sa présence d’esprit, ce fut pour se lever et dire :

— Non, je ne me suis pas promenée, j’avais de la correspondance en retard. Il faut que je rentre, l’heure du dîner est proche, et je crains que mes parents ne me cherchent.

Rapide, elle salua et s’enfuit, laissant les deux jeunes gens marris.

— Il me semble que mademoiselle Foubry fait fi de nous, ce soir, murmura Louis.

— Il faut s’attendre aux caprices avec les jolies femmes.

— Surtout quand cette femme est aussi indépendante que spirituelle.

— La beauté et l’esprit, c’est lourd pour un homme seul.

— Que veux-tu dire ?

— Je juge que celui qui épousera mademoiselle Foubry devra être fort pour porter ce double fardeau de la beauté et de l’esprit.

Louis Dormont se redressa et jeta négligemment :

— Je crois qu’il vaudrait mieux que nous nous en allions d’ici. Mon foie est en bon état, le tien n’était pas malade, et tes parents t’attendent.

— Je ne leur ai pas écrit mon arrivée, nous avons donc tout le temps nécessaire, restons encore quinze jours, ce n’est pas que le pays m’intéresse, mais les heures y coulent aussi bien qu’ailleurs.

— Soit, restons encore.

Les deux amis étaient persuadés mutuellement que chacun ne tenait plus au séjour, et par conséquent à mademoiselle Foubry.

Mais chacun aussi, était ravi de la détermination de rester, de son adversaire.

Durant ce colloque, Sylviane rentrait à son hôtel.

Dans sa chambre, elle reprit un peu de calme, mais elle vit ses traits bouleversés. Les yeux s’enfonçaient, plus sombres, dans son visage pâli, et ses lèvres, closes par le chagrin secret, perdaient leur fraîcheur.

Elle se réconforta en se raillant de son manque de courage, lissa ses cheveux, se poudra et alla frapper à la porte de sa vieille amie.

— Je comptais trouver mère, chez vous, dit-elle.

— Non, ma mignonne, mais restez un moment, vous me ferez plaisir. Vous êtes pâle, il a fait chaud aujourd’hui.

Sylviane se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit sur le siège que lui désignait Madame Bullot.

Cependant, elle chassa ses préoccupations et ce fut d’une voix naturelle qu’elle put répondre :

— Oui, il a fait très chaud.

— Nos promeneurs ont dû griller sur les routes.

Sylviane ne sut que dire.

Madame Bullot reprit :

— Ils rentreront tard sans doute.

— Ils sont rentrés, murmura sourdement Sylviane, je les ai vus. Annette paraissait bien animée, bien joyeuse, on la sentait rayonnante. Était-ce parce que Monsieur Saint-Wiff était près d’elle.

Sylviane prononçait ces choses comme si elle les pensait tout haut. Elle ne regardait pas sa vieille amie, elle baissait le front vers ses genoux où reposaient ses mains croisées.

Madame Bullot l’examina et eut un sourire intérieur : « Elle se repent, songea-t-elle, tout va bien ; quand Luc se risquera de nouveau, elle ne sera plus aussi cruelle, son malaise prouve qu’elle tient à mon neveu, mais c’est beau de sa part de ne pas céder ; la richesse ne la fait pas ramper. »

— Ma mignonne, je ne puis pas vous renseigner, nous saurons cela.

La pâleur de Sylviane s’accentua en entendant que Madame Bullot n’opposait aucune dénégation à ce qu’elle insinuait.

— Estimez-vous vraiment que M. Saint-Wiff épouserait Annette ?

Madame Bullot eut une moue et répondit paisiblement :

— Elle me paraît bien jeune.

Sylviane respira. Un espoir la soutint. Le sang, de nouveau afflua vers ses joues et elle articula :

— La jeunesse n’effraie pas les hommes.

— Pour un homme comme Luc, qui aime beaucoup les conversations sérieuses et les voyages sérieux, je doute qu’Annette lui agrée, il craindrait qu’elle ne se lassât.

À ce moment, Madame Foubry entra :

— Bonjour, chère Madame. Je te cherchais Sylviane, il va être l’heure de descendre à table. Vous êtes seule, chère Madame ? Vous persistez dans votre résolution de ne pas dîner le soir, avec tout le monde ?

— Oui, cela convient mieux à ma vieillesse.

— Nous regrettons de ne pas vous avoir parmi nous.

— Vous viendrez après dîner.

— C’est entendu. Au revoir !

La mère et la fille s’en allèrent.

Madame Foubry, sitôt hors des oreilles de Madame Bullot annonça à Sylviane :

— Sais-tu qui j’ai aperçu avec Luc Saint-Wiff ? eh ! bien, Annette Logral. Ils avaient l’air de s’entendre à merveille. Cette petite est gentille d’ailleurs et c’est tant mieux pour elle, si elle plaît à ce monsieur, mais je suis déçue, il me semblait que tu lui convenais mieux ; tu ne dis rien, tu es pâle, tu souffres ?

— Non répondit Sylviane avec peine, il a fait très lourd aujourd’hui, et cela m’a incommodée.

— Tu ne te promènes plus assez, tu aurais dû aller avec cette bande.

— Je me sens si vieille auprès de cette jeunesse, murmura Sylviane en frissonnant.

— Tu es plus jeune que Saint-Wiff toujours !

— Mère, s’écria soudain Sylviane, je ne veux plus de cette vie sans but. Dès que nous rentrerons de Vichy, je veux travailler, chercher une situation, avoir une vie libre, indépendante, ne plus être tributaire d’une foule de préjugés qui m’enserrent. C’est stupide, quand on est une fille intelligente, de suivre ses parents à la remorque en attendant le mari problématique. Je rougis de moi de vous être à charge.

Madame Foubry, dans sa surprise, laissa d’abord sa fille parler, puis quand elle s’arrêta, posément, elle dit :

— Ma petite enfant, je comprends que ton destin te semble dur, mais songe à la peine que nous aurions de te voir forcée, pour vivre, à quelque emploi, nous qui t’avons élevée pour une existence facile.

— C’est un tort, murmura Sylviane.

— Les événements nous ont trahis, mais ils s’annonçaient bien, tu aurais pu te marier, déjà.

— Abdiquer toute fierté, presque me vendre ! cela jamais ! je suis digne d’être aimée pour moi-même, et non seulement pour ma beauté qu’un mari voudrait exhiber !

— Je t’approuve. Je rêvais pour toi un mari dans le genre de Saint-Wiff, mais tu peux prétendre à aussi bien.

— Saint-Wiff ! je l’ai refusé.

— Quoi ! il t’a demandée ? balbutia Madame Foubry, bouleversée par cet aveu.

— Oui, jeta sourdement Sylviane, prête à pleurer maintenant, ayant épuisé sa force nerveuse.

— Raconte-moi cela, ma chérie.

Madame Foubry poussa Sylviane dans un fauteuil et la jeune fille lui narra dans quelles conditions, elle avait cru de sa dignité stricte de refuser Luc.

La mère recueillait attentivement ces paroles entremêlées de sanglots. Elle dit enfin :

— Tu as eu raison, ma chérie, il s’est méfié de toi, si tu l’avais accepté, il eût peut-être été heureux d’abord, mais plus tard, il aurait pu croire que sa fortune seule t’avait tentée. Je suis heureuse de te savoir aussi forte dans ta fierté.

— Hélas ! soupira Sylviane, tu vois, maman, que je ne suis guère énergique. M. Saint-Wiff m’avait tant plu avant cette comédie.

— Et maintenant ? questionna la mère, à voix basse.

— Maintenant encore, maman.

— Cependant, tu ne peux plus l’épouser ?

— Non.

Le colonel Foubry entra.

— Allons, hâtez-vous, le dîner est sonné. Tu pleures, Sylviane ?

— Embrasse ta fille, mon ami, elle est digne de toi.

En mots brefs, le colonel fut au courant :

— Ce qui me surprend dans tout cela, murmura-t-il, ému par cette nouvelle, c’est que Madame Bullot se soit prêtée à cette plaisanterie.


V


Le lendemain, Sylviane s’était reprise. Elle blâma le moment de faiblesse qu’elle avait eu et se montra plus enjouée.

Son père et sa mère admiraient son énergie et le colonel disait à sa femme :

— Elle aura sa revanche. Dieu la lui garde, il est impossible qu’il en soit autrement.

Madame Foubry vivait de cet espoir.

Cependant, craignant que la vue incessante de Luc ne ravivât le souvenir de la scène pénible, elle offrit à Sylviane d’écourter le séjour de Vichy, mais la jeune fille s’y refusa, ne voulant pas avoir l’air de fuir. Sa sérénité était reconquise. L’approbation de ses parents la rendait plus forte et elle se mêlait de nouveau au monde avec sa grâce habituelle.

Annette la fréquentait beaucoup, mais Sylviane ne pouvait se défendre à son égard d’une certaine arrière-pensée et parfois, elle essayait de se soustraire à sa compagnie.

Annette ne s’apercevait pas de ces intentions. Ayant la conscience pure. Elle remarquait bien que sa nouvelle amie évitait de se lier trop intimement avec elle, mais elle la voyait tellement entourée, qu’elle comprenait qu’un peu de solitude lui fut nécessaire de temps à autre.

Sylviane ne s’expliquait pas l’accord qui régnait entre Annette et Luc. Elle ne pouvait analyser ce sentiment. Il lui semblait quelquefois que l’amour n’était pour rien, mais elle constatait cependant une entente puissante qui les rapprochait.

Elle s’y perdait.

Mais elle ne laissait rien transparaître de ces agitations que sa peine grossissait. Elle acceptait ces minutes pénibles comme une fatalité, et essayait d’élever son âme plus haut que les misères.

Cependant, elle comptait les jours qui la séparaient du départ, Vichy commençait à lui devenir un supplice qu’elle n’avouait pas.

Elle avait escompté l’arrivée de Madame Bullot comme une grande joie, mais sa compagnie ne lui apportait aucune douceur. Souvent même, elle lui saisissait des regards ironiques dont elle cherchait l’énigme. Puis, la vieille dame était rarement seule aux heures où elle recevait. Annette, sa grand’mère, Luc et d’autres l’entouraient, et Sylviane ne tenait pas à se trouver constamment en contact avec ceux qui la déconcertaient.

Sa vieille amie lui glissait souvent l’amical reproche de ne plus la voir assez, mais Sylviane répondait qu’elles se retrouveraient à Paris dans l’intimité des après-midis d’hiver.

Sylviane s’attristait en donnant cette réponse, car elle pensait que l’hiver changerait le cours ordinaire de son existence. Elle était plus résolue que jamais à travailler, à s’arracher de cette geôle mondaine où ne l’attendaient plus que des déceptions.

Madame Foubry sentant la décision de sa fille s’affirmer de plus en plus, redoublait d’amabilité entre les trois jeunes gens assidus près d’eux.

Louis Dormont, ainsi que Francis Balor étaient toujours les premiers arrivés au but des réunions et ils rivalisaient de grâces auprès de la fille, de la mère et du père.

Madame Foubry se demandait pourquoi ces deux soupirants qu’elle avait d’abord trouvés si bien, ne se déclaraient pas. Elle commençait à les traiter d’insipides, malgré toute son indulgence mondaine.

— Comprends-tu pourquoi, confiait-elle à son mari, ces jeunes gens ne s’avancent pas pour solliciter la main de Sylviane ?

— Ce sont des sots, répliquait le colonel vertement, ils ne sont pas dignes d’elle.

— C’est entendu… mais une jeune fille sans fortune doit se contenter de ce qu’elle trouve…

— C’est odieux… Sylviane est trop belle… trop fine… ces pauvres sires perçoivent bien qu’ils ne seront rien près d’une femme semblable…

— Je suis de ton avis… mon ami… mais il vaut mieux que Sylviane fasse un mariage médiocre plutôt que de s’abstreindre à une besogne dont elle ne tirera aucun profit…

— Intelligente comme elle l’est… son travail ne pourra qu’être élevé… Puis le péril n’est pas en la demeure… tant que je serai là… ce n’est pas la peine qu’elle change de vie…

— Je crois qu’elle y tient…

— Cela ne peut que lui faire honneur…

Sylviane, elle, s’était fixé une limite : le mois d’Octobre. À ce moment, elle prendrait une détermination. Elle subissait les jours passivement, s’en remettant à Dieu pour le mystère de sa destinée.

Ayant envisagé un instant le mariage d’Annette avec Louis Dormont ou Francis Balor, pour créer un peu de mouvement et de bonheur autour d’elle, cette tentative lui semblait impossible devant l’attitude d’Annette qui se dérobait ouvertement à tout rapprochement de ce sens. Elle se moquait doucement des deux amis, les appelant Oreste et Pylade et leur disant qu’ils ne pourraient jamais se marier, ce qui les séparerait.

Madame Foubry voyait avec assez d’ennui que ses favoris de la première heure tournaient au ridicule, et elle prévoyait le moment où ils ne seraient plus mariables, car le ridicule est un défaut rédhibitoire aux yeux d’une femme.

Sylviane avait jugé cet état de choses depuis plus longtemps encore et elle se disait qu’elle ne consentirait jamais à un semblable mariage.

Quoique bonne et aimante, avec le désir de fonder un foyer, elle n’y sacrifierait pas une certaine dignité, elle l’avait d’ailleurs déjà prouvé.

Elle était convaincue que la Providence ne l’abandonnerait pas.

Elle était trop intelligente pour ne pas savoir que le bonheur ne pourrait être complet qu’avec un caractère répondant au sien. L’idéal s’en trouvait précisément sous les traits de Saint-Wiff.

Même élégance, sobre, même esprit observateur, mêmes principes religieux sans ostentation.

Bien souvent, Sylviane eût voulu pénétrer plus avant dans cette âme, mais les occasions de converser ensemble étaient rares. Luc ne se livrait pas. Il observait Sylviane et il semblait parfois à la jeune fille que l’expression qui sortait de ses yeux avait parfois une lueur tendre. Elle pensait alors : je crois qu’il m’aime et comment sortirons-nous de cette situation ?

Le choc qui avait eu lieu entre eux était encore trop récent pour que l’irritation et la confusion en fussent calmés. Le temps, une circonstance fortuite, devaient atténuer cet embarras et amener la conciliation.

Par Annette, Sylviane aurait pu connaître quelques-uns des sentiments de Luc, car elle voyait leur camaraderie s’affirmer. Mais si elle aurait volontiers recherché un entretien familier avec le jeune homme, elle évitait d’aborder ce sujet avec Annette dont le rôle lui semblait de plus en plus étrange.

Sylviane aimait la netteté et la franchise et elle souffrait de s’être trompée sur la jeune fille.

Cette dernière sentait la suspicion qui naissait sur elle, mais elle avait beau multiplier les efforts pour se rapprocher de mademoiselle Foubry, celle-ci restait aveugle devant ses tentatives.

Là, où une volonté parfois échoue, la Providence tranquillement amène le résultat à son heure. Un matin, il se trouva que Sylviane et Annette furent face à face, dans un chemin, seules, toutes deux.

Annette rougit de plaisir et s’écria :

— Enfin… je vous vois un peu !…

Sylviane avait failli reculer dans un premier mouvement de contrariété, ou tout au moins opposer un front sérieux à cette exubérance, mais la joie affectueuse de la jeune fille l’attendrit et elle fut accueillante :

— Il est certain répliqua-t-elle… que les mondanités de Vichy laissent peu de place à la solitude.

— Ah ! si on le voulait bien… riposta Annette vivement il y aurait moyen de s’arranger… mais ce serait briser toutes relations… et pour un mois, il est un peu inutile de s’enfermer…

— Vous n’avez pas l’air de trouver le temps long… ici ? dit Sylviane sans arrière-pensée.

— Oh ! non… jamais je ne me suis autant amusée !…

— Votre cœur ne prend pas feu ? questionna Sylviane avec un rire qui dissimulait une certaine angoisse.

— Nullement !… jeta Annette avec élan.

Tout de suite, la fine jeune fille démêla le mobile de sa campagne.

— Vous êtes une personne bien indifférente !… Savez-vous que j’aurais presque voulu vous faire épouser un des deux inséparables ?

— Louis Dormont ou Francis Balor ? s’écria Annette avec un rire perlé… ce sont de bons garçons… mademoiselle… mais si j’étais l’épouse de l’un… je ne pourrais m’empêcher de croire que j’ai fait du tort à l’autre…

La gaieté devint si contagieuse que Sylviane la partagea.

Cependant elle pensait : Une petite fille comme Annette n’en voudrait pas… que dirait maman en l’entendant ?

Elle poursuivit tout haut :

— Comme vous êtes malicieuse… ces deux jeunes gens seront de parfaits maris…

— C’est possible… convint Annette, en secouant la tête mais on ne peut plaire à tout le monde… ils ne sont pas mon genre…

— Quel est votre genre ?… ceci serait intéressant à connaître…

Sylviane sentit un froid l’envahir en posant cette question d’un air détaché.

— Vous l’apprendrez un jour… répondit Annette avec un embarras accentué d’une rougeur subite.

Devant ces paroles et cette gêne, Sylviane ne douta plus une minute que Luc et Annette avaient conclu des fiançailles secrètes. Une angoisse la mordit au cœur et un frisson effleura sa nuque. Sa pâleur qu’Annette remarqua, devint extrême.

— Chère Mademoiselle… qu’avez-vous ?

Mais déjà Sylviane s’était ressaisie et ce fut d’une voix tout à fait normale qu’elle répondit :

— J’ai veillé… hier soir… m’acharnant au tricot qu’une jeune maman m’avait demandé… et j’ai du sommeil à rattraper… J’ai voulu marcher un peu ce matin pour perdre ma fatigue dans cette brise douce… mais je sens que me coucher tôt ce soir sera le seul remède…

L’explication était exacte, mais Sylviane était de taille à supporter un manque de sommeil, mais elle n’avait que ce prétexte pour couvrir son malaise.

Ces paroles dites en souriant, elle reprit, armée de courage, la conversation où elle était restée avant la remarque d’Annette.

Elle s’appliqua à voiler sa préoccupation le mieux possible :

— Je serai heureuse et curieuse… de connaître quelque jour… votre prince charmant… mais vous pouvez toujours me dire… en attendant… si c’est une personne de nos relations…

Annette ne répondit pas tout de suite. Elle comprenait où Sylviane voulait en venir, et craignant de commettre quelque bévue, elle ne savait trop comment tranquilliser ce cœur tourmenté.

Pour rien au monde, elle n’eut voulu blesser la jeune fille et lui laisser soupçonner les confidences de Luc.

Devant le silence, qui se prolongeait, Sylviane n’osa pas réitérer sa question. Elle trouvait même fort mesquin d’avoir poussé son enquête aussi indiscrètement.

Cependant Annette, en ne répondant soulignait cette curiosité.

Elle dit donc gravement afin que sa phrase fût prise au sérieux :

— Non… mademoiselle… vous ne connaissez ni de nom… ni de vue… celui qui sera mon mari…

Sylviane la regarda, alors qu’une telle onde de joie illuminait son visage, qu’Annette ne se repentit pas de son demi-aveu. Elle voyait sa compagne positivement renaître. La fatigue qu’elle accusait la minute d’avant disparaissait pour rendre sa démarche aérienne. Son front soucieux redevint pur, et ses yeux pleins de douceur s’abaissèrent de nouveau, mais avec effusion sur Annette plus petite qu’elle.

— Annette… projetons une belle promenade pour cet après-midi… Arrangez-cela… vous qui êtes décidée… essayons de dépister notre cour accoutumée… emmenons ma mère… votre grand’mère et Madame Bullot… Nous prendrons une voiture et nous irons un peu loin…

Rien ne pouvait sourire davantage à Annette et elle adopta cette proposition avec enthousiasme. Elle était ravie aussi de manœuvrer de façon à plonger les inséparables dans le marasme durant toute une demi-journée.

Quand les deux jeunes filles se quittèrent pour le déjeûner, elles étaient redevenues les bonnes amies que le début de leurs relations avait fait augurer.

Cependant quand Sylviane se retrouva seule, elle se demanda : Pourquoi donc alors Annette paraît-elle si bien avec Luc ?… Peut-être est-ce un de ses amis qu’elle doit épouser et on ne propage pas encore la nouvelle de ce mariage connu de lui seul.

Annette éprouvait un grand contentement de ces choses et elle promettait de traduire ses impressions à son allié dès qu’elle le verrait. Elle trouvait lamentable, elle dont la manière était spontanée, que des obstacles aussi futiles intervinssent pour retarder une union désirée de part et d’autre.

« Avec un peu de bonne volonté, disait-elle… tout cela s’arrangerait fort bien… mais assurément Mademoiselle Foubry ne peut faire les avances… et M. Saint-Wiff n’ose se risquer… il faut que leur vouloir mûrisse encore un peu… »

Ayant ainsi pensé, elle s’en fut à la recherche de Luc afin de hâter la maturité de ses sentiments. Il ne fallait pas que l’affaire traînât trop.

Comme elle rentrait à son hôtel se demandant où était celui qu’elle voulait voir, des paroles retentirent derrière elle :

— Bonjour… mademoiselle Annette… vous paraissait soucieuse ce matin… si j’en juge par ce front baissé et cette démarche hâtive…

— Ah ! quelle chance… de vous trouver… monsieur… j’échafaudais justement un plan pour vous rencontrer…

— Mais il me semble que ce n’est pas très difficile… ne nous réunissons-nous pas chaque jour dans le rond-point de Mademoiselle Foubry ?

— C’est qu’aujourd’hui… nous faisons promenade entre dames…

— Quoi… les messieurs sont exclus !… pauvres de nous !… expliquez-moi ce mystère…

— Voici…

Annette raconta. À mesure qu’elle avançait dans son récit, le visage de Luc, comme celui de Sylviane, l’heure précédente, s’illuminait sous une joie intense.

La jeune fille notait avec enchantement ces signes de satisfaction et quand elle eut terminé de semer de l’espoir dans l’âme du jeune homme, il lui dit :

— Alors votre conclusion est que Mademoiselle Foubry regrette sa rigueur ?

— J’en suis persuadée… répondit Annette.

— Comment sortir de ces complications ? murmura pensivement Luc… J’ai tellement peur… en me hâtant de provoquer encore quelque maladresse…

— C’est assez épineux… Il serait difficile que Sylviane revînt ainsi sur sa décision… Elle s’en repent… je le sens… mais ce serait pénible pour sa fierté…

— Oui… je comprends ce sentiment… elle aurait l’air de m’accepter maintenant comme un pis-aller…

— C’est bien cela… il vaut mieux je crois attendre l’heure propice plutôt que de la forcer… Les choses se dénouent si simplement parfois…

Les deux interlocuteurs brisèrent là leur entretien et se séparèrent.

Luc se trouvait heureux.

Il savait qu’Annette voyait juste et il croyait aveuglément ce qu’elle lui disait.

Il pensait : Sylviane est victime de ses beaux sentiments. Cela m’irrite et m’enchante à la fois… espérons que le bon événement… celui qui doit décider de nos destinées… nous apportera son secours.

Libre de son après-midi, il en profita pour mettre de l’ordre dans ses notes et entretenir son espoir.

Il évoquait les jours qu’il passerait plus tard dans son foyer, avec cette compagne dont l’intelligence et la distinction le charmaient toujours davantage.

Elle avait eu raison : nul stratagème n’était nécessaire pour la connaître… ses mouvements, ses paroles témoignaient de son âme claire.

Il avait simplement retardé son bonheur en voulant le gagner trop rapidement, et il se demandait ce qui serait advenu de lui si Annette ne l’avait encouragé de toute sa divination.

Durant que Luc rêvait à son avenir, Louis Dormont et Francis Balor réfléchissaient sur leur présent.

— Tu trouves aimable… toi… maugréait Francis… que mademoiselle Foubry fasse une promenade sans nous prévenir ?… je n’aime pas beaucoup ce procédé…

— Je suis absolument de ton avis… Jusqu’à cette petite sotte d’Annette qui s’en mêle !… D’ailleurs cela ne m’étonne pas… cette jeune pensionnaire ne pense qu’à nous rendre ridicules…

— Eh ! bien… que décidons-nous ? Crois-tu que nous puissions persister à rester à Vichy ?… on s’ennuie à Vichy !… c’est mortel… Vichy !… Changeons d’horizon… on ne peut moisir ici… on s’atrophie…

— J’allais te le proposer…

— Je vais aller chez moi… en Anjou…

— Quant à moi, je retourne dans mes terres… et je te rejoindrai dans quinze jours ou trois semaines…

— C’est entendu… je parlerai de toi à Ninette…

— C’est d’un frère !… Nous nous embarquons ?

— Si on partait ce soir ?… cela nous éviterait de faire des adieux toujours ennuyeux… Une carte demain… sauvera notre réputation d’hommes polis…

— C’est une excellente idée… Allons faire nos malles…

Les deux amis se dirigèrent vers leurs chambres respectives. Chacun était ulcéré par la ténacité de l’autre, et ils avaient trouvé spontanément ce moyen de départ afin de se donner le change.

Francis pensait : Quand Louis sera sur le chemin de sa ferme… je reprendrai le train pour Vichy… et seul dans la place… cela me permettra de pousser ma cour d’une façon plus sérieuse… Sylviane ne peut se décider entre nous deux… Quelle séduction possède Louis ? aucune… On le sent homme de la terre jusqu’au bout des cheveux…

Louis tenait à peu près le même discours intérieur : Quand Francis goûtera les joies de la famille en Anjou… je reviendrai précisément ici… et je pourrai déclarer mon amour à Sylviane… Cette malheureuse ne peut guère se prononcer entre ses deux admirateurs… L’un éloigné… elle y verra clair… je suis certain qu’elle sera soulagé, on n’épouse pas un ancien fêtard comme ce brave Francis.

Ces réflexions s’amplifiaient à mesure que les malles s’emplissaient, pour la forme, car à part soi, les deux rivaux se promettaient de tenir seulement à la main, un sac léger.

Enfin, ils furent prêts.

Ils se rencontrèrent dans le hall de l’hôtel, avec cet accessoire, alors qu’ils affectaient d’être affairés pour le départ de leurs bagages.

Ils s’acheminèrent vers la gare en devisant. Ils avaient combiné d’aller d’abord à Paris tous deux : afin d’être sûrs de leur éloignement réciproque.

— Je regrette cependant de ne plus voir Mademoiselle Foubry… dit hypocritement Louis.

— Moi aussi… riposta non moins faussement Francis… que veux-tu… c’est la vie !… on se lie… puis le temps vole… il faut songer aux choses sérieuses… fini les beaux jours !…

— C’est vrai… tu veux te marier !…

— Mais… mon vieux… ta cousine ne fera pas de notre foyer… un enfer… je suppose ?

— Ce n’était pas ma pensée !… se rattrapa Louis… je voulais simplement insinuer que la liberté allait être moins grande… Quand on se marie… il faut compter avec le conjoint…

— C’est juste… Enfin… ce n’est pas une existence que de tourner ses pouces à Vichy… Toi-même… tu as à faire dans les champs… et puis Ninette t’attend…

— Il est certain que j’ai mes blés qui doivent être mûrs… mais j’ai un fermier merveilleux sans quoi je ne pourrais m’absenter…

— Cependant l’œil du maître…

— Est ce qu’il y a de mieux… c’est sûr… aussi je rentre directement… le temps de m’acheter une paire de sabots à Paris… Et toi… sans arrêt ?… terminée l’école buissonnière ?

— Totalement… j’ai besoin de sommeil… de campagne… Tiens… je baille rien qu’en évoquant mon lit dans ma famille… Ces chers parents !… je me réjouis de les revoir… Tu ne te doutes pas… à certains moments… combien je suis un homme de foyer… Une femme… des enfants… les pantoufles… le coin du feu… voilà le rêve… vieux…

— Ma cousine tirera un bon numéro… dit Louis qui éprouvait le besoin de flatter un peu Francis en pensant à la rosserie qu’il voulait commettre.

— Ne la préviens pas encore !…

— J’espère que tu ne la feras pas trop languir…

— Il faut que je m’habitue à l’idée de ma liberté emprisonnée… c’est toi qui m’as fait toucher les barreaux de ma future cage…

— Douce prison… douce chaîne…

— Oui… tu as raison… elle s’appelle comment… ta cousine ?

— J’en ai plusieurs… Germaine… Madeleine… Claudie… Henriette… Alice…

— C’est un pensionnat !… Et quel âge ?

— Cela s’échelonne… de huit à vingt-quatre ans.

— Bon… je pourrai procéder par élimination… mais voici notre train…

— Montons…

— Après toi…

— Mais non… monte !…

Chacun vit que l’autre le surveillait, méfiant, et qu’il n’y avait aucun moyen de tricher… Ils montèrent donc tous deux, pestant de leur obstination mutuelle.

Face à face, dans le compartiment, ils se sourirent avec force et dirent ensemble :

— Enfin… nous y voilà !…

— Voici encore un passé qui s’en va… dit Francis.

— Ce sera un bon souvenir de plus… répondit paisiblement Louis.

Mais l’un et l’autre avait décidé intérieurement de descendre au prochain arrêt et de rester en gare sans éveiller l’attention du partenaire. Le temps était précieux, il valait mieux n’en pas perdre.

Ils se préparèrent donc en esprit, les yeux fermés, stimulant le sommeil.

— Je descends… prononça Francis… je vais au Buffet.

— Moi… il me faut des journaux.

Ils sautèrent sur le quai et se dirigèrent vers le but tout en s’épiant.

Au départ du train, leurs places restèrent vides. Chacun riait de la déconvenue de l’autre, et se croyait persuadé que soi seul était le plus fin.

Francis qui se cachait au buffet, attendit une heure pour retourner sur le quai et Louis qui était allé faire une promenade en ville, ne se pressa pas.

Francis reprit le premier train qui se dirigeait vers Vichy et Louis monta dans le second.

Ils exultaient tous deux de s’être joués et comptaient maintenant remporter la victoire qui leur tenait au cœur.

Ce fut avec une joie sans pareille qu’ils réintégrèrent leurs chambres d’hôtel où ils arrivèrent à tour de rôle dans la nuit.

Quel bon sommeil peuplé de gaîté et de rêve, ils eurent !…

Au réveil, chacun s’habilla avec soin, faisant des frais de toilette, comme jamais ils ne se l’étaient permis de peur de s’attirer les sarcasmes de l’autre.

« À nous deux… Sylviane ! » murmurait Francis, tout en procédant à un nœud de cravate artistique…

« Il faut vaincre » chantonnait dans sa chambre le bon Louis, et il regardait ses souliers vernis qui brillaient comme un miroir.

Prêts tous deux, avec un battement de cœur, à l’idée de la lutte à poursuivre, ils franchirent le seuil de leur porte.

À la table d’hôte, ils se rencontrèrent…

— Toi !

— Toi !

— Je t’ai cherché…

— Je ne t’ai pas trouvé…

— Alors ?

— J’avais oublié mon parapluie ici… figure-toi…

— Et moi… mon fume-cigarettes…

Chacun se détourna, honteux de ces prétextes auxquels ils ne croyaient pas, et furieux aussi de l’entêtement qu’ils se découvraient mutuellement.

Le sort en était jeté. Ils devaient tenter leurs chances ensemble.

Il fut fort heureux qu’Annette Logral ne connût pas cette histoire, parce qu’elle s’en serait follement amusée et n’aurait pu se tenir de la répandre parmi ses amis…

Le personnel de l’hôtel ne s’appesantit pas sur ces départs et retours étranges, les deux rivaux ayant fait entrevoir que leur voyage ne durerait que quelques heures.

Pendant que cette comédie se passait, la promenade projetée s’accomplissait.

Sylviane et Annette goûtaient les splendeurs d’une nature égayée par le soleil, et se livraient à une douce nonchalance.

Madame Bullot était ravie de retrouver Sylviane sereine et lisait sur son front, une joie qu’elle ne lui avait pas vue depuis longtemps.

Madame Foubry faisait trêve à ses inquiétudes maternelles et admirait le calme de sa fille malgré le combat avoué.

Son rêve rejetait Luc Saint-Wiff et reprenait Balor et Dormont, et elle se demandait lequel des deux s’avancerait. En somme, tous deux étaient des partis présentables pour une mère. L’ennui était que ces deux jeunes gens semblaient indécis et que Sylviane pouvait partir de Vichy sans qu’aucune solution intervint.

Madame Foubry inclinait pour Louis. Il était le fils de son amie et elle se plaisait à évoquer ce revoir, ces souvenirs rappelés et leur amitié. Au moins cette union serait rétablie sur de solides bases et elle se laissait aller à une foule de songes, bercée par le roulement du break. De temps à autre, elle tressaillait en s’entendant interpellée directement, et elle répondait hâtivement pour se replonger bien vite, parmi les tableaux suggérés par son imagination.

Quant à Luc, il trouva le temps long et s’aperçut encore mieux ainsi que Sylviane lui manquait.

Il erra, s’étonnant de ne pas rencontrer Dormont et Balor. Leur présence l’eût diverti.

Il pensa soudain que les deux inséparables avaient rejoint les promeneuses et il eut un mouvement de dépit. Il les chercha et comme ils restaient introuvables, il se convainquit du bien-fondé de ses suppositions.

Son humeur joyeuse s’éteignit. Il attendit le retour des excursionnistes avec impatience. Il s’irritait de l’outrecuidance des deux amis et se traitait de sot de n’avoir pas pris, lui aussi, l’initiative d’aller au devant elles.

Enfin, elles revinrent.

Louis et Francis n’étaient pas à leur remorque et cela le soulagea.

Il eut un doux sourire pour Sylviane ce qui remplit celle-ci d’émotion et s’en fut vers Annette à qui il dit :

— Savez-vous qu’il se passe un événement sensationnel ?

— Ah ! mon Dieu !… et lequel ?

— Oreste et Pylade ont été invisibles…

— Est-ce vrai ?

— Absolument…

— Comment ! s’écria apeurée Madame Foubry… nos jeunes amis si charmants sont repartis ?

Elle se désolait en pensant que la solution si désirée allait radicalement être empêchée.

Luc répondit :

— Je ne sais rien à leur égard… Madame… je constate simplement qu’ils se sont évaporés aujourd’hui… mais deux jeunes gens se retrouvent.

Sylviane restait indifférente. Peu lui importait ce qu’elle entendait. L’amabilité affectueuse de Luc l’isolait de tout autre sentiment.

Madame Bullot l’observait et quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle murmura :

— Allons… il me semble que tous ces malentendus se débrouillent… Sylviane paraît moins concentrée et Luc me semble plus expansif…

Peu après, elle reçut son neveu :

— Ma tante… avez-vous passé un bon après-midi ?

— Excellent… on n’a pas beaucoup parlé… on a rêvassé… dans le break… Les jeunes filles de l’impériale où elles s’étaient juchées, admiraient le paysage… J’avais la sensation que tout allait bien… Et toi ?

— Moi ! les heures m’ont parues interminables.

— C’est un excellent signe pour Sylviane.

— Je l’aime davantage… ma tante… à mesure que je la connais…

— Elle le mérite… mon neveu…

À ce moment, la femme apporta le courrier du soir.

— Je vais vous laisser dépouiller vos lettres… ma tante…

— Tu ne me gênes pas…

Malgré ces paroles, Luc s’en alla et Madame Bullot décacheta ses enveloppes.

Une seule l’intéressa. Elle provenait d’une de ses amies qui lui envoyait son fils : Roger de Blave.

Elle lui expliquait encore, ce que Madame Bullot savait, que ce jeune veuf ne pouvait se consoler de la mort de sa femme, survenue deux ans auparavant. Il allait passer quelques semaines à Vichy pour réparer des organes affaiblis par le chagrin et une nourriture absorbée sans appétit.

Il avait trente ans.

Madame Bullot aimait Roger de Blave et le trouvait fort bien, et elle se dit :

— Il aura de quoi se distraire avec Luc… les deux inséparables… Annette et puis Sylviane… sans compter les autres… Au moins celui-là ne tombera pas amoureux de notre belle amie… avec cette peine au cœur… si toutefois on peut préjuger d’un désespoir qui semble durable… Deux ans !… c’est coquet pour des regrets… Voyons… quand arrive ce pauvre malheureux ? Demain ! j’aurai à peine le temps de prévenir ma jeune bande…

Madame Bullot, comme la plupart des vieilles gens parlait toute seule et elle continua le monologue : Je n’ai aucune crainte qu’il ne s’éprenne de Sylviane… j’ai seulement peur que Luc ne se montre stupidement jaloux… Roger est fort bien… ce grand blond a conquis bien des cœurs… il est distingué autant que Luc… Ses yeux sont superbes… un peu orientaux à mon avis… mais ils ont du succès… L’ennui… dans tout ceci… c’est que la gaîté de toute cette jeunesse va être forcée de se contraindre… On ne peut rire autant qu’on le voudrait devant un chagrin aussi violemment affiché. Madame de Blave me recommande de ne pas perdre Roger de vue… J’essaierai de le faire… Si Sylviane vient tout à l’heure… je la préviendrai… ainsi qu’Annette… Il faudra le dire aussi à Luc… sans quoi il me soupçonnerait de trahison… Je suis sûre qu’il ne croit pas aux désespoirs éternels… lui !… Il va s’imaginer encore que Roger va lui enlever Sylviane… Si seulement ce jeune veuf était entré dans les Ordres comme on l’avait annoncé un moment !… On commençait à voir un peu clair dans notre affaire… pourvu qu’elle ne se brouille pas de nouveau…

La vieille dame poussa un soupir et prit un livre en attendant la visite de ses amis.


VI


Le lendemain, Roger de Blave arriva. Par égard pour sa mère, il ne perdit pas de temps pour aller présenter ses hommages à Madame Bullot.

C’était un homme plein de qualités. D’une nature affectueuse, il regrettait sa jeune femme, mais son âme s’élevait au-dessus des contingences terrestres et sans en parler, il visait un dessein : entrer dans un monastère.

Il jouissait donc du monde d’une manière toute désintéressée, comme un voyageur qui contemple du but qu’il a atteint, la vallée qui se déroule devant lui. On avait quelque peu deviné son intention, mais comme le temps passait sans qu’elle se réalisât, on s’imaginait que son idée avait varié.

Il présentait donc les apparences d’un inconsolable mais qui restait aimable et charmeur. Il semblait prodiguer son sourire et lui seul savait que toute cette grâce était une sorte de chant du cygne.

Bien des jeunes filles s’avouaient émues de ce cas exceptionnel, d’autant plus que Roger de Blave possédait une physionomie capable d’attirer l’attention.

Mince, élégant, une démarche souple, des traits réguliers avec des yeux profonds sous des cheveux blonds, il forçait les regards, mais ne les apercevait pas.

Il négligeait volontiers les réunions et se contentait des vieux amis de sa famille.

Il fut heureux de retrouver Madame Bullot.

— Alors… chère Madame… nous voici compagnons de régime…

— J’en suis charmée pour moi… mais je le regrette pour vous…

— Ne vous alarmez pas… c’est une simple manière pour moi de passer le temps.

Roger de Blave souriait en disant ces mots ce qui convainquit sa vieille amie que le traitement ne devait pas être d’une sévérité extrême.

Elle regardait le jeune homme et le trouvait mieux encore.

Madame Bullot se disait qu’il était évident que des âmes délicates et aimantes fussent attirées par l’émanation quelque peu tragique qui entourait cet inconsolé.

Elle s’étonnait même de le savoir encore veuf. Des lieux communs furent échangés entre eux, et il y avait à peu près un quart d’heure que la conversation était engagée que Sylviane entra.

Elle eut une légère exclamation en voyant plus tôt qu’elle ne l’attendait le visiteur annoncé. Elle s’avança les mains tendues, vers le jeune homme. Il lui était sympathique par son malheur et par son caractère. C’était un homme sérieux qui en imposait, et Sylviane appréciait cette correction grave que ne déparaient pas des manières enjouées par moments.

— Vous voici des nôtres… dit-elle.

— Je ne m’attendais pas à vous trouver ici… répondit Roger, réellement étonné.

Les deux jeunes gens remuèrent des souvenirs communs. Il y avait deux ans que Sylviane n’avait revu M. de Blave, et elle trouvait comme Madame Bullot que le désespoir du jeune veuf n’avait pas ce cachet excessif dont on parlait.

Il évoqua sa femme qui avait été une amie de la jeune fille et il fit entrevoir, délicatement, tout le bien que Madame de Blave pensait d’elle.

Ces compliments déconcertèrent Sylviane qui parut ennuyée alors que Madame Bullot pensait à part soi : Tiens… ce beau Roger me semble bien dégagé… ce serait une catastrophe s’il s’éprenait de Sylviane… à moins que cela n’engageât Luc à précipiter les choses…

Roger resta quelques instants pensif, scrutant la physionomie de Sylviane, et il fut pleinement convaincu que sa courtoisie discrète déplaisait intimement à mademoiselle Foubry, et quand il reprit l’entretien ce fut sur des sujets impersonnels.

Alors qu’ils se trouvaient dans le feu d’une discussion sur la musique, Luc entra.

Il eut un tressaillement quand il aperçut Roger de Blave qu’il ne connaissait pas. Les présentations furent faites et les deux hommes échangèrent quelques mots.

À dire vrai, Luc ne se montrait nullement enchanté de la sympathie qui semblait lier le nouveau venu à la jeune fille qu’il aimait. Il aurait voulu que l’existence de Sylviane commençât au moment où il s’était épris d’elle.

Ces souvenirs évoqués, ces connaissances en commun l’exaspéraient et il trouvait stupide de ne pouvoir rien rappeler avec Sylviane que cette comédie malencontreuse où il jouait un rôle si ingrat, tourné à son désavantage.

Il examinait Roger et n’était pas sans s’apercevoir des regards qu’il jetait sur mademoiselle Foubry.

Madame Bullot qui laissait parler les trois jeunes gens n’en avait que plus de temps pour observer les visages, et le résultat de ses constatations n’était pas fameux.

Le front soucieux de Luc, les yeux pénétrants de Roger, et l’effort de Sylviane pour ne marquer nulle différence entre les deux hommes, ne lui présageaient rien de bon.

Elle estimait que Vichy devenait une arène trop fréquentée et elle regrettait d’y être venue.

Elle craignait une responsabilité dans les événements futurs.

Les jours qui suivirent parurent démentir cette appréhension.

Roger de Blave se mêlait peu au groupe. On l’entrevoyait de temps à autre, et Annette franche, qui n’attendait jamais qu’on lui demandât sa façon de penser, dit :

— Notre beau veuf est décidément fidèle et inconsolable. Depuis trois jours qu’il est ici, il est resté avec nous, une demi-heure en tout.

Luc rayonnait en entendant ces mots.

Quant à Balor et Dormont, ils trouvaient suprêmement élégante la tournure de de Blave et copiaient de leur mieux sa manière de tenir une canne ou de saluer.

Le quatrième jour après l’arrivée de Roger de Blave, les circonstances changèrent brusquement.

Le jeune veuf fut heurté par une automobile, fut renversé et se cassa la jambe.

C’est encore un accident sympathique parce qu’il est relativement nouveau. Chacun plaignit affreusement le jeune homme dont l’auréole de mari fidèle rehaussait la notoriété.

On s’empressa. Tout ce que Vichy possédait de personnalités mondaines défila à son hôtel pour demander de ses nouvelles. On admirait l’indulgence du blessé qui ne voulait pas inquiéter le chauffeur cause du méfait.

On exaltait son amour filial qui résistait à ce que l’on prévînt sa mère et on le félicita de son courage à supporter ses souffrances. Elles n’étaient pas dures, heureusement, sa cassure étant des moins graves.

Au bout de deux jours, cette effervescence se calma, et Roger de Blave se trouva seul dans sa chambre de malade avec ses intimes, c’est-à-dire deux ou trois vieux ménages, amis de sa mère, et Madame Bullot avec les Foubry.

Le colonel venait faire des parties d’échecs avec Roger, mais on ne peut concentrer sa pensée toute une journée sur un échiquier et il y eut des moments de loisir où la jeunesse reprenait ses droits, et ces droits c’était la gaîté et la vue d’un peu de mouvement.

Roger demanda à Madame Bullot de lui amener le groupe en masse ou isolément et bientôt sa chambre devint le centre.

On y passait en courant, ou on s’y reposait.

Sylviane entrait, Annette arrivait, racontant les derniers potins pour amuser Roger.

Les Dormont et Balor se montraient aussi, empressés et inséparables. Des fillettes et des garçonnets y venaient faire une courte pause.

Seul Luc semblait réfractaire à ce courant de sympathie qui affluait vers le veuf.

Sylviane le trouvait froid et parfois soucieux.

Luc souffrait. Il voyait clairement que Roger de Blave admirait Sylviane et, de ce sentiment à l’amour, il pensait qu’il n’y avait pas grand chemin.

Roger, n’avait rien contre lui. On ne pouvait le taxer de méfiant.

Le pauvre Luc se voyait abandonné et le bel espoir que lui avait insufflé Annette s’éteignait un peu à chaque heure de réflexion.

Roger était beau, il était bon, riche, élégant et il devenait doublement intéressant, par son malheur passé et par son accident présent.

Luc s’écartait ulcéré, persuadé qu’il ne pouvait lutter contre tant de choses.

Sylviane ne variait cependant pas avec lui, mais elle ne pouvait constamment se dérober aux invitations amicales de Roger, qu’elle connaissait de longue date et dont la séquestration excitait un peu de pitié ou tout au moins une espèce de charité courtoise.

Madame Foubry d’ailleurs, ne tarissait pas d’éloges sur Roger. Naturellement, son cœur de mère avait jugé que la situation s’arrangeait pour sa fille et que ce dernier arrivé allait remporter la bonne victoire.

Elle ne négligeait aucune occasion d’en entretenir Sylviane et de dire :

— Ma petite enfant, tu as refusé Luc, et Roger ne te déplaît pas, pourquoi hésiterais-tu s’il demandait ta main ?

— Je crois que Luc m’aime profondément.

— Tu aurais dû l’accepter d’emblée, maintenant la situation est inextricable. Ne pense plus à lui, ma chérie, oublie ces circonstances.

Sylviane ne pouvait répondre, Luc possédait son cœur et elle ne pouvait changer ainsi de sentiment.

Elle souffrait de l’éloignement qu’affectait le jeune homme et ne pouvait comprendre à quel mobile il obéissait, jugeant que les quelques visites qu’elle accordait à Roger ne suffisaient pas à lui porter ombrage. Puis, se trouvant sans reproches, elle estimait en toute loyauté, que les autres devaient faire de même. De plus, elle ne partageait pas l’espoir de sa mère. Elle ne niait pas que Roger ne la trouvât belle ; il obéissait tout simplement, selon elle, au même attrait que bien des hommes subissaient, mais elle ne croyait pas qu’il remplacerait sa femme.

C’est pourquoi elle estimait d’autant moins compromettantes les attentions qu’elle avait pour le malade. Elle se sentait attirée vers lui, justement par cette conformité de situations : il pleurait une femme qu’il n’avait plus, et elle pleurait un fiancé qu’elle n’avait pas encore. Tous deux ressentaient une mélancolie provenant de leur cœur et cela les rapprochait, du moins Sylviane le considérait comme un frère à qui elle aurait pu confier son chagrin.

Mais aucune confidence ne jaillissait de ses lèvres. Elle se contentait de les penser, restant souvent rêveuse auprès de la chaise-longue du jeune homme, n’éprouvant pas le besoin de se dépenser en frais mondains.

Lui, la contemplait en devinant peu à peu son secret, avec cette prescience qu’ont souvent les malades, dont l’action se trouve entravée au profit de la pensée.

Il voyait que la jeune fille était d’une nature rare avec des scrupules d’une délicatesse extrême.

Il savait maintenant qu’elle aimait Luc et se demandait pourquoi ce dernier ne sollicitait pas sa main.

Il ne comprenait pas pourquoi toutes ces personnes ne s’expliquaient pas franchement. Mais ne recevant nul mot révélateur de son entourage, il ne pouvait guère les provoquer. Cependant cette belle jeune fille mélancolique lui faisait peine.

S’il avait été dans les idées ordinaires, il se serait peut-être avancé, mais Roger de Blave était l’homme d’un seul amour, et sa femme n’existant plus, il voulait se consacrer à Dieu, en entrant dans les ordres.

Cependant, il pressentait qu’il fallait tenter un coup un peu rude pour mettre tout au point parmi ces personnages muets, dont les yeux recélaient tant de choses inavouées.

Sylviane était triste, Luc Saint-Wiff prenait des airs furieux, et leurs amis proches subissaient leur manière d’être.

Or, Roger possédait un cousin qu’il aimait profondément. C’était un garçon sérieux, accaparé par les sciences. Il désirait se marier, mais n’ayant ni le goût, ni le temps de fréquenter dans le monde, il avait dit, un jour, mi-sérieux, mi-badin à Roger :

— Je te donne plein pouvoir pour me trouver une femme, tu sais ce que je veux, et ce que je suis ; tu sais aussi que je suis riche, mais peu mondain, arrange-toi donc pour que ma femme future me fasse honneur, sans me traîner dans les salons tous les soirs.

Roger de Blave songeait à ce cousin : Jean de Blave. Il allait donc demander la main de Sylviane pour lui, et sûrement cela donnerait un résultat qui rendrait la situation plus nette.

Sylviane ne se doutait guère du projet qui s’élaborait dans le cerveau de Roger.

Elle pensait sans cesse à Luc, si distant maintenant depuis qu’elle rendait visite à ce blessé, chez qui elle espérait le rencontrer. Elle avait même compté sur la perspicacité de l’immobilité pour pénétrer leur cas et l’arranger, en quoi elle ne se trompait pas.

Madame Bullot et Annette voyaient avec chagrin le désespoir de Luc. La bonne Annette qui avait une préférence pour lui ne savait comment détourner l’orage qui le menaçait, s’imaginant que son silence lassait Sylviane.

Elle parlait souvent de ces choses avec Madame Bullot. Cette dernière trouvait ces complications fort embarrassantes et elle ne se sentait pas la puissance de les aplanir.

Une désillusion lui venait : elle croyait la vieillesse à l’abri de toutes ces tempêtes et avait cru à son indifférence pour tout ce qui touchait le cœur des autres, et voici qu’elle était prise dans un tourbillon inextricable.

Elle allait aussi voir Roger, bien que marchant peu. Un matin, en entrant chez lui, elle le trouva seul, par hasard :

— Comment, on vous abandonne ?

— Oh ! j’ai des heures solitaires, chère Madame, le matin, par exemple, je ne reçois qu’à partir de onze heures, et j’allais justement envoyer chez vous pour vous prier de venir. Vous avez devancé mon désir.

— Vous aviez donc besoin de me voir ?

— Grand besoin.

— Allons, confessez-vous, vous avez l’air d’un diplomate en ce moment, qui a trouvé une bonne solution.

— Comment, vous devinez ?

— Je ne devine rien du tout. Je suis simplement prête à vous écouter. Attendez que je prenne ce tabouret sous mes pieds ; là, j’y suis.

— Tous ces préparatifs sont bien importants pour la brièveté de mon discours.

— Tant pis, vous le prolongerez, parce que je me sens fort bien près de vous.

— Vous êtes restée gaie !

— C’est un beau reste.

— Pleine d’esprit.

— J’en emprunte beaucoup, et je le rends quelquefois, pas souvent. À mon âge, il paraît que l’on peut être avare, mais parlons sérieusement. Commencez votre discours.

— Je le prépare, Madame ; je demande pour mon cousin, Jean de Blave, la main de mademoiselle Foubry.

— Ah ! c’est une excellente idée, et alors ?

— Et, puisque vous êtes sa grande amie, ne pourriez-vous pas lui demander si elle l’accepterait pour mari, avant qu’il tente sa démarche officielle près des parents ?

— Vous êtes vraiment un fin diplomate, cher Roger ; vous avez deviné tous nos embarras. Jean de Blave la connaît notre Sylviane ?

— Mais oui, il l’a aperçue une ou deux fois.

— Cela suffit évidemment pour se lier pour la vie ! vous comprenez, il faut justifier une semblable requête.

— Vous êtes une ironiste, chère Madame.

— En surface, au fond je suis émue de votre pensée.

— Il faut qu’elle réussisse surtout. Souhaitons que l’amour-propre, le respect humain n’aient pas une partie trop forte dans cette affaire. N’oubliez pas surtout de spécifier que mon cousin est fort riche, beau, futur membre de l’institut.

— Nous dirons tout.

— Il faut que mademoiselle Foubry ait une belle revanche.

— Et si elle s’y laissait prendre ? si elle consentait à l’épouser ?

— J’en doute, chère Madame, elle ne m’a pas l’air d’avoir un cœur qui se disperse.

— Quel psychologue ! Mais si Luc Saint-Wiff se désespérait, et abandonne la place ?

— Oh ! Madame, quand on aime profondément une jeune fille pour ses belles qualités d’âme, on a confiance.

— Hum ! hum ! c’est un cheval emballé que mon neveu. Il va peut-être jouer au chevaleresque ; enfin il y aura moyen de le rattraper. Votre intervention deviendra peut-être une magicienne.

— Il faut essayer de faire des heureux, chère Madame, à quoi serviraient des gens comme vous, comme moi ? Il ne s’agit pas seulement de contempler les autres, mais de les entr’aider.

— Cher Roger ! quelle générosité vous avez !

— Mais non, vous savez que je suis fort détaché de tout, c’est le hasard qui me permet d’essayer d’être bon. En automne, je me soustrairai au monde.

— C’est donc vrai, ce qu’on dit ?

— Parfaitement vrai, je serai Trappiste sous peu.

— Sans regret, cher enfant ?

— Des regrets ! quand on se consacre à Dieu ! mais mon sort sera parmi les plus enviables. J’échappe à toutes les mesquineries terrestres ; je vivrai dans la plus grande sécurité de cœur et d’âme.

— Comme vous avez raison, quelle douceur que la fin dans un couvent.

Madame Bullot soupira. Mais son esprit gai ne s’appesantit pas longtemps sur cette perspective.

Elle quitta Roger, en proie à une perplexité assez grande. La mission qu’elle avait acceptée la gênait beaucoup, car il lui semblait qu’elle trahissait son neveu. Cependant, le moyen était tentant.

Elle était donc résolue à donner connaissance à la jeune fille de cette proposition de mariage, le plus rapidement qu’elle pourrait.

« La seule qui serait vraiment heureuse dans cette affaire, pensait la vieille dame, serait Madame Foubry ; quant à la pauvre Sylviane, elle est menacée de rester entre deux soupirants. »

Pendant que Madame Bullot se débattait entre ces agitations, Dormont et Balor promenaient leur mélancolie en dehors de la ville. Quand ils se sentirent las, ils s’assirent à l’ombre d’une haie, dans la campagne. Et le hasard, ironique une fois de plus, voulut que Luc soit invisible pour eux de l’autre côté de cette haie, et qu’il entendit leur conversation, sans avoir le courage de les interrompre.

— Mon cher Louis, dit Francis, Vichy devient mauvais pour nous.

— Il me semble.

— Soyons francs, sans quoi l’amitié qui commençait si bien entre nous, pourrait subir quelque dommage, et ce serait inutile.

— Je ne demande pas mieux. Avouons donc que nous sommes venus ici sans arrière-pensée, et que j’étais décidé à épouser ta sœur.

— Comme moi ta cousine.

— Avouons aussi que c’était sensé, mais nous avons rencontré mademoiselle Foubry.

Ici, Francis poussa une exclamation qui ressemblait à un soupir et répéta en écho :

— Nous avons rencontré mademoiselle Foubry.

— Alors, poursuivit Louis, nous avons eu le même but, qui a failli nous brouiller : être l’élu de cette beauté.

— Malheureusement, nous n’avons été nullement appréciés malgré nos qualités.

— Heureusement ! veux-tu dire, sans quoi notre rivalité eût été terrible ! aimer la même femme et l’un de nous, son mari !

— C’est vrai, il vaut mieux être égaux dans notre infortune.

— Crois-tu que ce soit une infortune ?

— Une déception est toujours douloureuse au moment où on la subit.

— Enfin, nous n’avons plus rien à espérer, le fait est là ; mademoiselle Foubry ne nous a jamais encouragés, et, elle en aime un autre.

— Hélas !

— Sois raisonnable, tu vois mon courage : imite-le !

— Tu as peut-être moins de cœur que moi, dit Francis.

— Je suis sûr d’en avoir autant, et quand je suis obligé de faire tuer un de mes lapins, j’ai le cauchemar trois nuits durant ; cela te renseigne sur l’homme que je suis.

— Tu as été à la guerre, pourtant !

— Eh ! oui, mais ce n’est pas la même chose ; à la guerre on sait que ce sont des ennemis, tandis qu’un lapin, mon cher, un gentil petit lapin, c’est affreux d’expédier un animal semblable dans le néant.

— Tu vas aussi à la chasse.

— Et comment !! mais là, on se dit : ce sont des ennemis, pan ! pan !

— Le cœur de l’homme est une énigme soupira Francis.

— Et du cœur de la femme, qu’en diras-tu ?

— Oh ! celui-là ! on en fait vite le tour, parce qu’il n’existe pas !

— Tu crois ?

— C’est sûr.

— Alors, ta sœur est un roc ?

— J’excepte ma sœur et ta cousine.

— Tu me rassures.

— Mais vois mademoiselle Foubry, elle est belle, elle est intelligente, et qui va-t-elle épouser ? un boiteux, sans doute, et nous étions si bien.

— Si bien, répéta l’écho.

De l’autre côté de la haie, Luc s’évanouissait presque de stupeur. Que voulaient dire ces paroles ?

— Tu penses qu’il restera boiteux ?

— Le contraire m’étonnerait.

— Alors, elle aurait mieux fait d’épouser Saint-Wiff, il a dû se mettre sur les rangs.

— L’un de nous lui aurait tout aussi bien convenu.

— Oui, certainement, mais sans doute Roger de Blave a parlé le premier. Il avait plus de temps, et il ne se promène pas avec Annette Logral.

— Tu crois qu’elle est fiancée avec de Blave, vraiment ?

— J’en suis certain.

— Il est bien, il a de l’allure.

— Peuh ! nous le valons !

— C’est entendu, mais nous pouvons lui laisser ses qualités.

Luc Saint-Wiff parvint à se lever. Il éprouvait le besoin de parler, de se donner du mouvement. Il étouffait et voulait se persuader qu’il rêvait et qu’il était impossible que Sylviane, qui semblait l’aimer, se fût fiancée ainsi subitement.

— Bonjour messieurs !

Louis et Francis levèrent la tête. Ils aperçurent par-dessus la haie le visage blême de Luc et ils furent surpris de l’expression de douleur qui s’y lisait.

Ils se regardèrent et se comprirent : Luc venait d’être puni de son indiscrétion en apprenant les fiançailles de Sylviane Foubry.

— Messieurs, j’ai entendu par hasard quelques mots de votre conversation, je somnolais à l’ombre de cette haie, je suis un peu souffrant.

Les deux jeunes gens n’eurent pas la cruauté de blâmer l’écouteur. Ils lui dirent spontanément :

— Voulez-vous que nous vous cherchions une voiture ? vous paraissez très mal à l’aise.

— Non, non, se défendait Luc, cela va mieux.

La couleur revenait à son visage et l’énergie dans son âme. Il se demandait maintenant pourquoi il s’était montré aux deux amis. Il le regrettait ne voulant pas leur parler de Sylviane.

— Vous êtes mieux ?

— Tout à fait bien.

Le malaise se dissipait. Les trois jeunes gens se dirigèrent vers la ville et se séparèrent.

Quand Luc les eut quittés, Francis dit :

— T’attendais-tu à cela ?

— Il l’aime profondément.

— Il est plus malheureux que nous.

— Le pauvre garçon.

— J’ai cru qu’il aurait une syncope.

— Et mademoiselle Foubry aurait eu deux malades à soigner.

— Il souffrait bien.

— Nous sommes plus forts.

— Notre amour était peut-être en surface.

— Tu l’as dit : le cœur de l’homme est une énigme.

— Que va faire Saint-Wiff ?

— Il faut encore que nous restions un peu.

— C’est nécessaire, peut-être aura-t-on besoin de nous comme témoins.

— On ne provoque pas un blessé !

— C’est fameux pour lui, qu’il soit impotent, le beau fiancé.

— Entre nous, ce n’est pas extrêmement folâtre d’être trop belle. Cette jeune fille ne demanderait pas mieux, j’en suis certain d’être tranquille, en face de son pot au feu, à tricoter des brassières.

Pendant que Dormont et Balor discouraient à perte de vue sur les événements, Luc s’acheminait vers l’hôtel de Madame Bullot comme un fou.

Il contenait avec peine ses pensées. Il ne savait plus trop comment les coordonner et les mots de trahison, lâcheté, ambition, sautaient dans son cerveau et il en ressentait un malaise abominable.

— Ma tante, ma tante !

— Qu’y a-t-il donc, mon neveu ?

— Vous savez la nouvelle ?

— Eh ! non, parle vite, ton visage m’épouvante.

— Sylviane est fiancée.

— Eh ! mon Dieu. On ne m’a rien annoncé.

— Elle n’a pas osé sans doute, parce que je suis votre neveu, et qu’elle m’a refusé. Vous vous doutez avec qui elle est fiancée ?

— Pas du tout.

— Mais avec Roger de Blave !

— Tu es fou ! Il ne songe nullement à se marier.

— On dit cela ! Moi, ne l’ai-je pas répété ? il m’a suffi de voir Mademoiselle Foubry pour changer d’avis.

— Roger ne pense pas à se marier, mais naturellement les bonnes langues ont marché.

— Il n’y a pas de feu sans fumée, ma tante.

— Tu divagues, mon neveu ; il n’y a pas de fumée sans feu, dit-on.

— Je ne sais plus où j’en suis.

— Sois calme. Je vais te confier un secret. Roger de Blave entrera à la Trappe.

— Oh ! c’est vrai ? Il vous l’a certifié ? C’est sûr ? Quel soulagement c’est pour moi !

— Mais, il y a un mais, il m’a chargée de transmettre à Sylviane une demande pour son cousin.

— Et vous le ferez ?

— J’y suis forcée. Sylviane statuera.

— Il vaut mieux que je disparaisse !

— Ne dis pas de folies, Luc !

— Quelle idée ai-je eu de revenir en France, ce printemps ! Je voyageais avec la paix, et c’en est fini de la tranquillité de mes jours !

— C’est ce qu’on appelle le destin.

— Ma tante, je vais partir ce soir, je ne puis plus supporter cette atmosphère. Vous aurez la bonté de m’écrire les événements.

Madame Bullot constatant l’exaltation de Luc, crut plus sage de l’encourager dans cette décision et elle répondit :

— Je crois que c’est plus prudent, mon enfant.

— Naturellement, reprit Luc, aimant parler de sa douleur, Sylviane accueillera favorablement ce prétendant. Il est plus riche que moi.

— Je t’arrête. Sylviane n’est pas une femme d’argent.

— Non, mais cela compte tout de même. Il est plus beau, il a un nom.

— Allons, ne te torture pas.

— Vous avez raison.

Luc Saint-Wiff s’en fut à son hôtel et une heure après, il reprenait le train pour Paris.

Durant ce temps, Madame Bullot recevait Sylviane, La jeune fille semblait mélancolique et elle arriva un peu anxieuse d’être appelée par sa vieille amie, en des termes pressants.

Madame Bullot se disait que Sylviane aurait un visage beaucoup plus soucieux encore, si elle savait la fausse nouvelle qui se répandait sur son compte.

— Eh ! bien, Sylviane, vous paraissez songeuse.

— Je craignais de vous trouver souffrante.

— C’est assez d’un malade dans notre entourage, je n’ai pas l’esprit d’imitation. Si je vous ai priée de passer chez moi, c’est que j’ai une communication à vous faire.

La jeune fille pâlit. Elle crut qu’il s’agissait de Luc et elle attendit, anxieuse.

— J’ai l’honneur de solliciter votre main pour Jean de Blave, le cousin de Roger, vous savez ce beau garçon, riche à faire peur, qui se bat avec les mathématiques.

Si Madame Bullot avait commencé sa phrase avec solennité, son humour avait vite repris le dessus, et elle la terminait en souriant.

— Il veut m’épouser, moi ? C’est donc pour cela que Roger de Blave est venu ici ?

— Peut-être.

— Vous êtes contente ? murmura la vieille dame avec regret, en voyant la transformation qui s’opérait dans les traits de sa jeune amie.

À sa grande surprise, Sylviane répliqua :

— Non, madame.

— Alors, pourquoi cet air heureux ?

— Parce que je suis ravie qu’un homme charmant et bien posé m’ait demandée sans me connaître davantage.

Madame Bullot commençait à respirer mieux.

— Vous allez comprendre, chère Madame. Ma fierté, peut-être exagérée, a été offensée. J’oublie cet incident aujourd’hui, en vous disant que je refuse Jean de Blave, parti inespéré, parce que, j’aime Luc Saint-Wiff.

— Oh ! s’écria Madame Bullot radieuse, et il est parti !

— Parti ! s’exclama Sylviane, où cela ?

— Je ne sais pas, parti comme un fou, parce qu’on faisait courir le bruit de vos fiançailles avec Roger.

— Seigneur ! murmura Sylviane ; s’il ne revenait jamais plus !

Elle se renversa sur le fauteuil qu’elle occupait et ferma les yeux, privée de sentiment.

À cet instant, Annette entra :

— Vite, mon enfant, Sylviane est à moitié morte !

Annette courut à la jeune fille qui rouvrait les yeux et qui balbutia :

— Ce n’est rien, je vais bien, j’ai été étourdie tout simplement. Vous ne savez pas où est parti Luc ?

— Mais si, mais si, je dois lui écrire.

Madame Bullot se mordit les lèvres parce qu’elle songea soudain que son neveu ne lui avait pas laissé d’adresse !

Ce détail stupide la décontenança.

Alors que Sylviane reprenait pleinement possession de soi et qu’elle était heureuse d’avouer son amour, qui paraîtrait aujourd’hui plus désintéressé parce qu’elle refusait un parti plus brillant, Madame Bullot se demandait où retrouver Luc pour lui annoncer ce bonheur qu’il n’espérait plus.

La vieille dame se domina et dit avec assez de gaîté à Annette :

— Tout s’arrange. Cette chère Sylviane vient de me confier sa tendresse pour Luc, et j’en suis heureuse pour lui.

Sans en entendre davantage, Annette comprit et embrassant Sylviane, elle lui dit :

— Quelle joie aura Monsieur Saint-Wiff, si vous saviez combien il vous aime.

Émue, Sylviane écouta les choses charmantes qu’Annette lui révéla.

Madame Bullot écoutait les deux jeunes filles et une pensée constante l’assombrissait : Où vais-je retrouver Luc ? Pourvu qu’il ne se livre pas à quelque extrémité irréparable ! S’il repartait pour le Caucase ou l’Égypte, je n’ose y songer !

— Écrivez sans tarder à Luc, chère Madame, murmura Sylviane.

— Oui, ma chérie.

La pauvre femme ne savait comment s’évader de cette impasse.

— Il sera si heureux, renchérit Annette, qu’il ne faut pas le faire attendre un jour.

— Pas un jour, appuya Madame Bullot au supplice. Avouer que dans leur désarroi, ils ne s’étaient inquiétés ni l’un, ni l’autre du lieu où ils pourraient s’écrire, lui paraissait le comble de la stupidité et de l’étourderie.

— Savez-vous, disait Sylviane à Annette, que j’ai été jalouse de vous ?

— Je m’en suis aperçue, mais je suis fiancée depuis longtemps.

— Oui, dit Madame Bullot, votre grand’mère m’a fait part de ce projet.

— Je vous adresse tous mes compliments, ajouta Sylviane encore plus radieuse.

— On devait encore taire ce secret de Polichinelle, lança Annette rieuse, mais les circonstances nous l’ont fait ébruiter plus tôt.

— Je vais aller trouver mon malade, pour lui annoncer le refus désinvolte dont vous accueillez la demande pour son cousin.

— Quel refus ? questionna curieusement Madame Foubry qui entrait.

— C’est vrai, votre chère Maman ne sait rien encore ; écoutez les nouvelles, chère Madame. Votre fille refuse un parti superbe : Jean de Blave.

— Comment, tu… tu refuses ? bégaya la pauvre mère stupéfaite.

— Oui maman.

— Et pourquoi, grand Dieu ! ce jeune homme est parfait si je me souviens, bien.

— Parce que j’aime Luc Saint-Wiff, et qu’il me sera permis devant cette dernière sollicitation de m’avancer près de lui.

— Ah ! bien, riposta sa mère, c’est différent. Luc est charmant et ton père en fait grand cas. Jean de Blave est fort bien aussi d’ailleurs, et je ne pensais pas que le jour était si proche, d’être embarrassée dans le choix d’un gendre.

— Sans compter nos inséparables Dormont et Balor qui n’attendaient qu’un signe pour se prononcer, plaisanta Annette avec gaîté.

— Ceux-là, je savais que leur procès était perdu d’avance, dit Madame Foubry, et je le regrettais pour mon amie Berthe, mais où est donc Luc ? Il devrait être ici.

— Il est parti, murmura Sylviane.

— Parti ?

L’étonnement immobilisait Madame Foubry. Elle écouta les explications que lui donna posément Madame Bullot et ne put que balbutier :

— C’est un comble ! au moment où il allait toucher le but, le pauvre garçon se sauve.

— Nous le retrouverons vite, dit Madame Bullot avec affabilité, mais sans conviction intérieure.

Les quatre amies s’entretinrent encore quelques instants, puis les dames Foubry s’en furent avertir le colonel de la décision de sa fille.

Madame Bullot resta seule avec Annette et lui dit d’un air désespéré et comique tout ensemble :

— Savez-vous, ma mignonne, qu’il m’arrive une histoire fameuse ! Luc a oublié de me donner son adresse, et je ne puis réunir ces deux amoureux-là !

— Oh ! s’exclama Annette.

Il est parti comme une huluberlu, et moi comme une tête de linotte, je l’ai laissé s’envoler, et nous en sommes là, Sylviane va se morfondre, et je n’ai pas osé lui dire ce qu’il en était.

— C’est fou, comme situation.

— C’est bien humain. Les malheureux s’agitent au lieu d’attendre tranquillement leur sort. Luc était dévoré de l’épouvante de savoir Sylviane liée à jamais, il a préféré fuir, et je l’y ai poussé !

— Il n’a pas été brave.

— Et il a été à la chasse au tigre !

— C’est bien complexe comme psychologie.

— Ne m’en parlez pas. Où écrire ?

— Où habite-t-il d’ordinaire à Paris ?

— À l’hôtel, mais lequel ? Je suis tout anéantie.

— Que faire, que faire ?

— Attendre !

— Encore ? Et s’il tombe malade de désespoir ?

— C’est ce qui pourrait arriver de mieux, parce que les gens malades vous appellent toujours.


VII


Sylviane songeait à son bonheur et à celui qu’aurait Luc en apprenant sa décision.

Par moments, cependant, une grande angoisse la traversait en songeant qu’il était reparti et qu’il pouvait s’être trop éloigné, mais le fond de sa pensée restait riant, et ses parents et elle formaient les plus agréables projets.

Madame Foubry ne se sentait pas de joie devant le bonheur futur de sa fille. Quant au colonel, il restait calme, sachant que la justice vient tôt ou tard réparer ses torts apparents.

Cependant Sylviane n’osait plus trop aller voir Roger de Blave depuis qu’elle avait su que le bruit de leurs fiançailles courait. Pourtant, elle voulait le remercier de la demande faite au nom de son cousin. Il lui semblait qu’un mot aimable ne serait pas de trop. Elle ne se doutait guère que le jeune homme n’avait pas prévenu Jean de Blave.

Madame Bullot n’avait pas perdu de temps pour se rendre près du jeune veuf, afin de lui faire part de la réussite de son stratagème.

Elle le trouva souriant :

— Vous savez, Roger, Sylviane a refusé spontanément.

— Ah ! je m’y attendais ; semblait-elle satisfaite de cette communication ?

— Tout à fait ! son visage était illuminé.

— Vous voyez qu’il fallait cela à tout prix. Son amour-propre était vengé.

— Comme vous avez bien compris la chose : je n’aurais pas su si bien.

— Il fallait les éléments, chère Madame.

— Nous avions Balor et Dormont.

— Ce n’était pas assez comme compensation.

— Même les deux bout à bout.

— Vous avez toujours la note gaie !

— Heureusement. Enfin, vous, vous aviez un cousin dont vous possédiez la confiance et cela nous a bien servi.

La conversation entre la vieille dame et Roger ne tarit pas sur les deux futurs fiancés, et Madame Bullot s’étendit avec complaisance sur les détails qu’elle ressassait toute seule depuis si longtemps.

Mais Roger eut un bon rire en apprenant la fuite intempestive de Luc Saint-Wiff, au moment même où il allait atteindre la félicité tant souhaitée.

Il fut entendu que le secret de cette demande en mariage ne serait pas divulgué pour le moment afin de laisser à Sylviane la confiance acquise de ce fait.

La malheureuse jeune fille ne se doutait guère de l’embarras où était Madame Bullot. Celle-ci tournait comme un écureuil dans sa cage, et elle implorait le secours du ciel.

Quand Roger de Blave revit Sylviane, il fut surpris de la métamorphose opérée en elle. Une assurance et une douceur tout ensemble lui donnaient encore plus de charme. Elle fut affectueuse et naturelle et il admira sa sensibilité, et son humilité qui se cachait sous tant de beauté.

Il n’en estima que davantage la jeune fille et la félicita de ce que la vie lui devînt propice après les angoisses subies pour son avenir. Les soucis s’effaçaient. Le présent était coloré, joyeux. Luc allait revenir et Sylviane imaginait son regard enchanté.

Aujourd’hui la lettre de sa tante lui arrivait et elle évoquait son visage.

Radieuse, elle s’en allait par les chemins, seule, recherchant la solitude pour s’absorber plus facilement dans sa chère vision.

Elle rencontra Francis Balor.

Après qu’il l’eût saluée, il lui dit :

— Je suis heureux, mademoiselle, de vous féliciter à l’occasion de vos fiançailles. Jamais une jeune fille n’a mieux mérité son bonheur ; vous êtes la femme la plus charmante, la plus…

— Si vous ne cherchiez plus d’autres adjectifs, monsieur, ce doit être fatiguant.

— Oh ! mademoiselle, ne m’empêchez pas de vous dire ce que je garde en moi, depuis si longtemps !

— Si longtemps ! trois semaines.

— Trois éternités, mademoiselle. Croyez-vous que ce ne soit pas long pour un enthousiaste de voir passer les jours sans que sa ferveur puisse se dévoiler ?

— Vous choisissez un moment bizarre pour me faire une déclaration. N’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure, que j’étais fiancée ?

— Oui, mademoiselle.

— Je ne dois donc plus écouter vos paroles. Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ?

Sylviane Foubry posait cette question, poussée par une curiosité qui lui venait soudain de connaître la pensée masculine. Elle ne s’illusionnait pas outre mesure de la franchise qui sortirait des lèvres de Balor, mais une sorte de gaîté indulgente et malicieuse l’envahissait et elle voulait s’amuser à confesser le soupirant contrit.

— Pourquoi ? s’écria Francis avec feu, ah ! mademoiselle, je vous sais bonne, et je veux me confier à vous. Votre beauté m’ensorcelait chaque jour davantage, mais je dois le dire, votre intelligence m’ahurissait.

Ici, Sylviane eut un petit rire qu’elle ne put réprimer.

Francis continua :

— Ne riez pas, mademoiselle. Comment aurais-je pu lutter avec autant d’esprit ! Marié, j’aurais été votre ombre, je serais devenu le pauvre pantin, derrière vos mots charmants et votre conversation brillante. Songez, mademoiselle, qu’une femme, par instinct, est déjà rusée et fine, alors, quand ces qualités-là s’aggravent de celle de l’intelligence, comment voulez-vous qu’un pauvre mari s’affirme avec honneur ?

Sylviane riait maintenant de tout son cœur.

— Mon cher monsieur Balor, vous êtes une perle unique, je souhaite que vous trouviez la jeune fille incomparable qui se montrera assez fine et rusée pour ne pas vous paraître intelligente, et elle le sera quand elle vous aimera, elle saura vous faire valoir.

— Elle existe, articula Francis.

— Ah ! tant mieux.

— C’est la cousine de Louis Dormont.

— Toutes mes félicitations.

Francis se vantait outrageusement, mais la vanité était la plus forte, et si Sylviane était fiancée, il voulait l’être aussi.

— Il me reste, mademoiselle, à vous assurer de mes vœux de bonheur. M. Roger de Blave a tout ce qu’il faut pour vous rendre heureuse.

— Eh ! là, monsieur, vous errez. Je n’épouse pas Monsieur de Blave.

— Ah ! fit Francis, les yeux écarquillés de stupeur.

Il n’en sut pas plus long, car, en riant, Sylviane le laissa à son ahurissement.

Quand sa présence d’esprit lui revint, la jeune fille, comme une sylphide disparaissait dans le chemin.

Sa robe claire ondulait sous une brise gaie.

Francis murmura : qui épouse-t-elle alors ? Saint-Wiff est parti, et il n’avait pas l’air de l’homme vainqueur. Serait-ce Dormont ?

À cette pensée, Francis se sentit devenir vert. Il trembla de colère. Cela lui était égal que Sylviane épousât n’importe qui, sauf son ami… Il ne voulait pas être distancé par lui !… Être joué ainsi lui paraissait le comble de l’abomination.

Mademoiselle Foubry s’en allait remplie de gaieté. Elle se retenait pour ne pas rire tout haut des aperçus originaux de Francis Balor.

Soudain, elle heurta à Louis Dormont qui la considérait d’un œil scrutateur :

— Mademoiselle… je vous présente mes hommages… et je suis heureux de vous féliciter sur votre prochain mariage…

— Vous êtes bien bon… monsieur… et je vous remercie sincèrement…

— Je me permettrai de vous dire que jamais femme n’a réuni autant de qualités… beauté… séduction… bonté…

— Arrêtez-vous… monsieur… J’ignorais que vous pensiez tant de bien que moi… Il est curieux que mon nouvel état de fiancée… vous délie la langue à ce point… Je n’aurais jamais soupçonné un tel enthousiasme…

Sylviane voulait amener Louis Dormont à dire ce que Francis venait de lui révéler. Jamais la vie ne lui avait paru plus amusante. Son bonheur intérieur transfigurait jusqu’à son caractère qui revenait à celui de ses dix-huit ans, enjoué et rieur.

— Ah ! mademoiselle reprit Louis sans cacher son admiration… j’ai toujours été subjugué par vos profondes qualités… votre intelligence remarquable m’a séduit depuis longtemps…

— Longtemps ?… interrompit Sylviane.

— Oui… mademoiselle… Y a-t-il trois semaines ou trois ans… ou trois lustres que je vous connais ? Je n’en sais rien… Ce que je sais mieux… c’est que votre vivacité d’esprit… votre finesse… sont en accord parfait avec mes tendances…

— Merci monsieur…

— Mais je suis gentleman-farmer… mademoiselle… et pouvais-je… raisonnablement… vous offrir de partager ma vie ?

— Mon Dieu… je ne puis guère juger quelle utilité peuvent être les qualités dont vous me gratifiez généreusement… pour devenir fermière…

Sylviane riait de toutes ses dents.

— Ne vous moquez pas… mademoiselle… Je me serais accommodé à votre intelligence… Une intelligence est toujours utile et elle trouve sa place dans les plus petits détails… mais ce qui m’a effrayé en votre personne… c’est votre beauté…

— Oh !… protesta Sylviane sérieusement.

— Ne vous défendez pas… vous êtes terriblement belle… et comment aurais-je pu soutenir le rôle de mari d’une femme qui n’a qu’à paraître pour entraîner les cœurs ?

— Comme vous exagérez !…

— Hélas ! non… Votre beauté s’impose… Tenez !… vous auriez eu simplement un peu d’eczéma sur le visage que je vous épousais sans tarder !…

— Oh ! quelle horreur !… s’écria Sylviane au comble de l’amusement.

— Je veux une femme charmante… mais sur laquelle personne ne se retournera…

— Vous la trouverez… monsieur Dormont…

— Elle est trouvée… mademoiselle… c’est la sœur de mon ami Balor… elle s’appelle Ninette…

— Vous l’aimez ?

— Je l’adore…

En prononçant ce mensonge capital, Louis Dormont se disait : Pourvu que Ninette me plaise…

— Je vous félicite… monsieur… et forme des vœux pour votre futur bonheur.

— Je vous adresse les mêmes… mademoiselle… et rends pleinement justice à M. Roger de Blave qui a tout ce qu’il faut pour vous rendre heureuse.

— Mais monsieur… je ne suis nullement fiancée avec M. de Blave…

— Quoi ?

— Vous vous trompez totalement !

Et, riant de tout son cœur triomphant, Sylviane se sauva, laissant Louis Dormont sur place, le regard exorbité, par cette réponse et le visage radieux qui s’enfuyait.

Il murmura enfin : Avec qui est-elle fiancée… alors ? Ce ne peut être avec Saint-Wiff qui a failli s’évanouir en surprenant notre conversation… Puis il est parti… or… un homme heureux ne prend pas le train… Serait-ce Francis qui m’aurait si bien caché son jeu ?… ah ! par exemple !…

Les deux amis qui étaient à la recherche l’un de l’autre, se rencontrèrent fatalement.

Leurs traits étaient empreints d’une telle colère vengeresse qu’ils s’abordèrent comme deux coqs.

— D’où viens-tu ?

— Je viens de rencontrer mademoiselle Foubry.

— Moi aussi…

— Elle n’est pas fiancée avec de Blave…

— Il paraît que non…

— Avec qui alors ?

— Je me le demande…

Le visage des deux rivaux se détendirent après cette escarmouche. Ils avaient deviné dans leurs traits concentrés, que le bonheur radieux d’un souhait accompli n’habitait pas leur âme.

— J’ai pu causer avec elle…

— Mois aussi…

— Je lui ai clairement fait comprendre que son intelligence était gênante pour un mari… sans quoi je l’aurais demandée en mariage…

— Je lui ai tenu un discours analogue… en lui laissant entendre que seule… sa beauté m’éloignait d’elle…

— Peuh !… mon cher… une femme trop intelligente… que c’est donc idiot tout au long d’une vie !…

— Ah ! mon pauvre… une femme trop belle… ce que l’existence peut en être enlaidée !

— Mais cette Sylviane est gentille… et ne voulant pas lui causer de peine en lui laissant croire que mon cœur était triste… je lui ai annoncé mes fiançailles avec ta sœur.

— Ah ! à propos… je lui ai fait part de mon prochain mariage avec ta cousine…

— Ces deux pauvres chéries vont être charmées… Elles auront des maris qui ne succomberont à nulle séduction… C’est une sécurité pour une femme de posséder un compagnon avec autant d’énergie que la nôtre…

— Nous sommes admirables…

Les deux amis s’en furent bras dessus, bras dessous en cherchant quel pouvait bien être le fiancé de Sylviane mais le cœur joyeux de savoir que ce n’était pas l’un d’eux.

Deux jours se passèrent. Le second fut pour Sylviane une attente anxieuse qu’elle ne pouvait cacher.

Madame Bullot qu’elle ne quitta guère, ce jour-là, remarquait son visage tour à tour angoissé ou attendri. La malheureuse dame était accablée sous le remords en songeant que Sylviane attendait une réponse à une lettre non écrite…

Elle ne savait comment avouer la chose à la jeune fille et jetait à Annette, qui se trouvait-là, des coups d’œil désespérés.

Celle-ci partageait l’angoisse de la vieille dame et ses regards absorbés témoignaient des efforts mentaux qu’elle tentait pour donner une solution à cette situation tragi-comique.

Si Sylviane fit bonne contenance en ce deuxième jour, il n’en fut pas de même le troisième, et dès le matin, elle alla trouver Madame Bullot.

Quand elle comprit que rien du neveu n’était parvenu à la tante, elle eut les larmes aux yeux :

— Ma chérie… commença Madame Bullot.

— Oh ! Madame n’essayez pas de me consoler… j’ai deviné que Luc ne voulait plus de moi…

— Mais non… ma petite enfant…

Après cette dénégation, faite vivement, la bonne dame s’arrêta un instant pour chercher ses mots, puis elle reprit bravement :

— Écoutez un détail burlesque… Luc était tellement désespéré par vos fiançailles supposées avec Roger de Blave… qu’il ne pensait plus à ce qu’il faisait… moi non plus d’ailleurs… et il est parti… sans me donner son adresse !…

L’aveu était fait.

Sylviane qui écoutait avidement, affaissée sur un fauteuil, se redressa stupéfaite et s’exclama :

— Alors… vous ne lui avez pas écrit ?

— Eh ! non… comment m’y serais-je prise ?

— Vous ne savez pas où il est ?

— Pas du tout.

— Mais c’est affreux !

— C’est stupide…

Elles se regardèrent. Madame Bullot aurait ri, tellement ces circonstances lui paraissaient comiques, mais voyant Sylviane qui retenait ses sanglots, elle n’osa pas.

— Que faire ?… s’écria la jeune fille en portant les mains à ses tempes.

— Attendre… proféra Madame Bullot.

— Attendre répéta Sylviane… et s’il lui arrivait malheur… et s’il tombait malade… et s’il courait le monde pendant des années !…

Devant la véhémence de la jeune fille, la vieille dame se tut.

— Quel moyen pourrait-on employer ?… articula… Sylviane d’une voix sourde.

— Depuis trois jours… je cherche en vain…

— Où peut-il être ?… si on demandait dans tous les hôtels de Paris ?

— C’est une idée… mais il faut y être à Paris…

— Nous allons repartir… le traitement de père est terminé…

— C’est ce qu’il y a de mieux… j’ai commencé mes malles…

Sylviane se hâta d’aller communiquer ces nouvelles à ses parents…

Le colonel rit de découvrir un tel jeu du sort.

— Ce n’est pas banal… répétait-il… jamais une situation semblable ne s’est vue…

Madame Foubry songeait au désespoir de Luc et à l’angoisse de sa fille.

— Il doit être atrocement malheureux… murmurait-elle avec émotion.

— Il se rappellera bien qu’il n’a pas laissé d’adresse à sa tante… que diantre !… suggérait son mari amusé il n’y a que trois jours… il écrira soyez certaines…

Sylviane ne parlait plus. Cette dernière circonstance l’anéantissait.

Les préparatifs de départ furent vite menés.

Successivement, Annette Logral et sa grand’mère, Louis Dormont et Francis Ballor prirent le train pour le retour.

Madame Bullot voyagea avec les Foubry, essayant de réconforter Sylviane qui tremblait à l’idée que Luc pouvait être reparti pour la Chine.

L’arrivée à Paris ne fut pas des plus gaies et la pauvre Sylviane imaginait autrement la rentrée dans l’appartement familial.

Elle l’avait peuplé de la présence de Luc, de ses rêves de bonheur et il restait comme vide au départ, avec une question angoissante de plus.

Elle errait parmi les pièces, avec toujours la même question à la pensée : Où est-il ?… que fait-il ?

À peine osait-elle se présenter chez Madame Bullot. Elle savait qu’à la première nouvelle reçue de son neveu, la vieille dame la ferait prévenir, aussi ne se risquait-elle pas à subir des déconvenues.

Madame Foubry se désolait. Elle avait cru enfin avoir un gendre et il disparaissait par le plus malencontreux des hasards.

Le colonel était bien allé s’enquérir dans quelques hôtels de la présence du voyageur, mais ses recherches avaient été infructueuses.

Il y avait huit jours que cette situation durait. Chaque soir, Sylviane se couchait désespérée, comptant que le sommeil lui donnerait l’oubli, mais il était agité et hanté de cauchemars qui témoignaient de sa préoccupation.

Le réveil se trouvait brisée, mais un espoir la vivifiait de nouveau. Le temps clair, le soleil, lui infusaient un courage neuf et elle attendait…

Il lui était pénible de reprendre sa vie accoutumée. Heureusement on était en plein été et la totalité ou presque, des relations de la famille, se trouvait à la campagne.

Sylviane était donc relativement seule pour ressasser ses pensées.

Annette ne se trouvait pas à Paris non plus. Sa grand’mère possédait une propriété dans les environs de Paris et ces dames s’y étaient rendues dès leur retour de Vichy.

Elles avaient invité Sylviane à séjourner quelques jours près d’elles, mais elle n’avait pas accepté, ne se sentant à l’aise nulle part. Une agitation croissante l’ébranlait et elle ne savait plus que devenir dans le doute horrible qui la brisait.

Madame Bullot n’était pas moins tourmentée.

Elle jugeait que les événements tournaient de façon bizarre et elle plaignait Sylviane.

Roger de Blave était resté à Vichy, l’état de sa jambe ne permettant pas encore le transport.

Enfin, Madame Bullot reçut une lettre de Luc. Elle ne connaissait pas trop son écriture, mais elle devina tout de suite que ce devait être de lui.

Elle eut une exclamation de satisfaction, et monologuant selon sa coutume, elle décacheta la missive :

« Par le timbre… il est à l’étranger… pourvu qu’il me donne son adresse !… Allons… que dit-il ? Il me reproche de ne pas lui avoir écrit !… c’était à prévoir… Comment aurais-je fait ?… quoi… Il en a conclu que c’était parce que Sylviane était fiancée à Roger de Blave… La conclusion est assez logique… mais elle n’a pas eu lieu… Il a l’air désespéré… Non… mon neveu… votre Sylviane n’est pas fiancée… et elle vous attend avec impatience… Ah !… il est en Écosse… décidément il y tenait… De là… il ira en Hollande… Mais son adresse, son adresse !… elle n’y est pas ! Sapristoche ! Qu’allons-nous devenir ?… Dieu du Ciel ! que faire ? Enfin… il vit… c’est toujours un point. Naturellement il trouve que c’est inutile que je le renseigne du moment qu’il croit Sylviane à la veille de se marier… Je ne lui ai jamais écrit… et il se demanderait pourquoi commencer… Quelle aventure !… Il faut pourtant que j’apprenne à cette petite que j’ai reçu de ses nouvelles… Cette mission m’ennuie bien… J’ai les bras et les jambes fauchées… Je ne vis plus au calme… c’est bien la peine de devenir vieille… La jeunesse est bien encombrante… quand ce n’est pas la sienne propre… c’est celle des autres… Je vais dire à Sylviane de venir… au fait… non… elle s’imaginerait que c’est meilleur que cela n’est… Il vaut mieux que je me transporte… »

En soupirant beaucoup, en marmonnant de même la pauvre Madame Bullot se prépara à sortir.

Elle n’eut pas cette peine. Attirée sans doute par la télépathie, Sylviane sonna et fut bientôt introduite par la femme de chambre.

— Ah ! ma mignonne… vous arrivez bien… tenez… une lettre de Luc.

— Ah !… répondit la jeune fille en portant la main à son cœur.

En tremblant, elle prit cette lettre et eut les larmes aux yeux en constatant quel chagrin conservait Luc. Une émotion grandissante s’emparait d’elle et quand elle eut fini cette lecture tendre et désespérée, elle glissa aux genoux de sa vieille amie, en murmurant :

— Comme il m’aime encore !…

— Oui… mais il ne donne pas son adresse !…

— C’est vrai !… s’exclama Sylviane en se relevant d’un bond. Dans son enchantement, elle n’avait pas pensé à ce détail plein d’importance.

— Comment allons-nous nous y prendre ?… s’écriait-elle angoissée.

— Je me le demande !… Je ne puis cependant pas envoyer un agent à ses trousses… Je sais qu’il y en a qui seraient ravis de se promener à mes frais… mais je trouve cela bien incorrect pour Luc…

— C’est horrible… balbutia Sylviane en passant la main sur son front…

— Ne nous désolons pas… Une circonstance fortuite peut nous être favorable… Nous en avons eu une pour vous décider à accepter Luc… ce serait bien surprenant que nous n’arrivions pas au but.

Si un faible espoir s’introduisait dans la tristesse de Sylviane, elle n’en restait pas moins anéantie par ce nouveau retard qui pouvait s’éterniser.

Cependant, il fallait qu’elle se dominât… Luc aussi avait souffert.

Elle reprit le chemin du retour, cherchant encore quel moyen serait le meilleur pour rattraper le fugitif. À mesure que l’heure passait, elle trouvait la situation presque comique, mais quand elle en souriait, une crainte surgissait. Elle évoquait le pire, Luc se mariant… Elle se demanda un moment si elle ne partirait pas pour la frontière de la Hollande, afin d’arrêter le jeune homme au passage. Mais outre que cette solution serait coûteuse, elle la jugeait aussi des plus aléatoires.

Non, il était plus sage d’attendre tranquillement le dénouement. Dans certains cas, un peu de fatalité ne nuit pas et Sylviane se disait que c’était l’heure de montrer une philosophie saine.

Elle arrangea donc sa vie, comme si Luc n’existait pas, afin de remplir ses journées d’une façon absorbante. Elle pensa avec force à sa musique délaissée et projeta de travailler. Possédant l’instinct de la composition, elle se lança dans les problèmes de l’harmonie sous la conduite de son professeur.

Cette occupation difficile concentra son esprit et tout en s’écartant du monde, c’est-à-dire en ne comptant pas sur lui comme distraction, elle eut des jours qui ne connurent plus l’ennui.

Son intelligence était satisfaite, et dans le labeur quotidien, elle s’éleva encore.

Un mois passa, un mois court, pour le travail, long pour son cœur.

Août brûlait Paris, mais la jeune fille ne songeait pas à la chaleur.

Septembre passa et l’on fut en Octobre.

Quand Sylviane pensait à l’été écoulé, elle en était stupéfaite.

Les amis de la famille commencèrent à rentrer et Annette vint la voir.

— Quoi de nouveau ? questionna-t-elle vite en entrant.

— Hélas ! répondit Sylviane… nous vivons chacun dans notre désert…

Elle raconta l’épisode de la lettre.

Annette resta décontenancée. Elle avait beaucoup réfléchi à cette situation sans oser jamais s’enquérir. Le silence que l’on gardait lui semblait de mauvais augure et elle n’avait pas eu tort dans ses déductions.

— Mon cœur est calme… reprit Sylviane… j’attends en paix la solution de ces étranges circonstances… j’ai beaucoup travaillé… et j’ai… paraît-il des dispositions musicales que j’ignorais…

— J’admire votre énergie.

— Je subis simplement le destin…

Les deux jeunes filles se quittèrent après un moment de causerie où Annette annonça son prochain mariage.

Comme tout devait être bizarre dans le roman de Sylviane, elle reçut un matin, une lettre inattendue. Elle était signée de Louis Dormont et de Francis Balor et elle arrivait de la Hollande.

Les deux jeunes gens annonçaient qu’ils étaient mariés, l’un avec la sœur de Francis et l’autre, avec la cousine de Louis et qu’ils effectuaient leur voyage nuptial dans le pays des tulipes.

Par le plus grand des hasards, ils y avaient rencontré M. Luc Saint-Wiff. Ils s’étaient revus avec plaisir et s’étaient remémoré la saison de Vichy. Ils avaient été fort surpris de constater que M. Luc Saint-Wiff croyait fermement Mademoiselle Foubry mariée à M. de Blave, mais prénommé Jean.

Ils avaient deviné un drame dans la manière d’être de M. Saint-Wiff mais n’avaient osé lui affirmer péremptoirement que Mademoiselle Foubry était toujours célibataire ; ils s’étaient informés ensuite, tourmentés de scrupules, et ils lui écrivaient afin de l’avertir de l’erreur dans laquelle s’enfonçait leur compagnon d’une saison.

Eux, donnaient leur adresse.

Sylviane lisait avec un visage qui s’épanouissait. Elle ne se doutait guère que les deux inséparables lui donneraient cette marque d’intérêt et de divination. Ils avaient senti confusément qu’une situation insolite existait et au risque d’être taxés d’impudents, ils essayaient d’éclairer celle qu’ils jugeaient l’intéressée.

Il est fort probable qu’un seul n’eût pas osé s’avancer, mais à deux, ils s’étaient stimulés.

Ils terminaient leur lettre en présentant leurs excuses de se mêler de ce qui ne les touchait pas, mais ils avaient remarqué tant de souci dans le visage de Luc et tant de stupéfaction et de joie quand il avait entendu que Mademoiselle Foubry n’était pas mariée qu’ils avaient cru bien faire en essayant d’amener la clarté !

Sylviane se sentait dans un état inexprimable. Enfin Luc était retrouvé et le dénouement allait avoir lieu au moment où elle n’y comptait presque plus.

Le colonel et Madame Foubry, bénirent eux aussi l’heure qui s’annonçait.

Sylviane se promit de répondre à la lettre des deux amis sitôt qu’elle aurait vu Madame Bullot chez qui elle se rendit sans tarder.

— J’ai des nouvelles ! devinez qui me les envoie ! Et comme un événement arrive rarement seul, Madame Bullot s’écria, elle aussi :

— J’en ai également ! mais les miennes sont de Luc… et j’ai son adresse !…

Après une seconde d’émotion, Sylviane et la vieille dame s’embrassèrent et se communiquèrent leurs lettres respectives.

Luc, aussitôt après sa rencontre avec Dormont et Balor avait écrit sans tarder à sa tante.

Il la conjurait de lui donner des explications.

Madame Bullot s’enchantait du bonheur de Sylviane et dit en tenant les mains de la jeune fille :

— Voilà tous vos maux terminés… ma chère enfant… Luc ne va pas être long à revenir… Cependant… il attendra ma lettre.

Tout de suite, la bonne dame s’installa à son bureau, et avec Sylviane, elles élaborèrent quelques lignes qui devaient transporter d’aise le voyageur.

Ce fut un jour heureux.

Le lendemain amena encore une autre joie : Sylviane eut la visite de son professeur d’harmonie qui lui annonça que la polonaise qu’elle avait composée serait jouée dans un concert organisé par lui.

Mademoiselle Foubry ne s’attendait nullement à cet honneur. Elle avait travaillé en vue de donner une orientation sérieuse à son existence et un dérivatif à son souci. La gloire lui arrivait. Elle eut une satisfaction intérieure en constatant qu’elle avait à portée de son intelligence, un gagne-pain inespéré dans le domaine artistique.

Toutes les perspectives lui souriaient aujourd’hui : mariage et succès.

Elle fut forcée d’oublier quelque peu le retour de Luc, prise par les répétitions de son morceau.

Se découvrant artiste, elle y assistait avec une ferveur des plus entraînantes. Ses interprètes s’émerveillaient devant sa beauté égale à son talent. Pour elle, ils se surpassaient, et, à la dernière répétition où assistaient quelques privilégiés, elle eut une véritable ovation.

Ah ! comme elle regrettait les jours mornes du dernier automne où elle se morfondait dans son rôle ingrat de fille à caser !… Aujourd’hui, la vie prenait une coloration tout autre, parce que sa personnalité s’affirmait par son travail.

Sylviane se trouvait doublement heure use en songeant à Luc. Quelle joie d’aller à lui, non comme une femme qui attend la protection, l’assistance du mari, mais avec la conscience d’une intelligence qui a une valeur propre.

Quelle fierté de se savoir indépendante, et comme le mariage lui paraissait plus élevé et plus doux, de n’être pas basé sur la nécessité.

Le concert était fixé au 30 Octobre.

Madame Bullot se promettait de s’y rendre.

Elle se réjouissait grandement du succès de Sylviane et estimait qu’elle le méritait.

Elle pensait que son neveu ne pouvait qu’être flatté de retrouver une Sylviane pleine de talent, au lieu d’une mondaine traînant son ennui en montrant sa beauté !

Non sans impatience, elle attendait ou une lettre ou l’arrivée de Luc. Elle riait de la joie qu’il montrerait et ses heures de sommeil se troublaient :

« Pourrait-on croire qu’à mon âge… je m’emballe à ce point !… Je n’ai jamais été aussi peu calme… si mon pauvre mari vivait encore… il serait content lui qui me trouvait apathique et me disait : Allons un peu de vivacité… tu dors debout !… »

Madame Bullot regretta beaucoup de n’avoir pas de lettre le matin du 30 Octobre. Elle s’était fixé cette date et elle en eut de l’ennui.

Elle déjeuna cependant avec appétit et se prépara pour se rendre à la salle indiquée. Elle devait y être vers quatre heures.

En attendant le moment de partir, elle se reposa dans son petit salon, en murmurant : Sylviane doit être dans tous ses états… je suppose qu’elle n’a aucune appréhension… Ses parents sont bien émus… moi aussi… c’est dommage que Luc ne soit pas là.

Mais la porte de la pièce s’ouvrit et Luc fut devant elle :

— Ah ! par exemple… tu ne préviens guère !…

— Prévenir !… je n’ai pas eu le temps ! Bonjour… ma chère tante… vous vous portez bien ?… Comme vous êtes belle !… où allez-vous ?

— Au concert… mon neveu…

— Je ne vous savais pas mélomane… Mais ma tante… expliquez-moi bien votre lettre…

— Quelle heure est-il ?

— Quelle ferveur !… il est trois heures et demie.

— Je serai en retard…

— Tant pis ! parlez-moi de Sylviane…

— Tu sais tout…

— Répétez-moi encore ces choses magnifiques…

— Elle t’aime… et elle a osé te le faire savoir parce qu’elle a eu un soupirant qui te valait… elle n’avait donc pas l’air d’abdiquer sa fierté… et elle ne te prenait pas comme pis-aller.

— Que de dignité dans l’âme d’une jeune fille !

— Dis donc… fit Madame Bullot en tapant sur les doigts de son neveu avec un journal… te figures-tu qu’il n’y ait que les hommes, ayant le sentiment de l’honneur ?

— Ma tante… je puis aller voir mademoiselle Foubry je serai reçu avec tout ce que vous me promettez ?

— Mon neveu… Sylviane est fort occupée pour le moment… elle va au concert…

— Elle aussi… quelle est cette épidémie ?

— Tu vas venir aussi…

— Moi !

— Mais oui… pour m’accompagner… je t’attendais…

— Bon… je me laisse faire…

— C’est pour voir Sylviane… beau masque…

— Vous devinez tout ma tante… Mais qu’a donc ce concert pour qu’on se dérange ainsi ? Je vous ai connue assez dédaigneuse de ces hautes joies…

— On change…

— Je m’en aperçois… Et de nos relations qui ont bien changé aussi… savez-vous qui c’est ?

— Non…

— Les Dormont et Balor…

— Et il paraît qu’ils sont mariés…

— Oui… et ils ont un air heureux… je vous assure… ils sont charmants…

— Tiens… tiens… toi aussi… tu changes… on voit que tu n’es plus jaloux… Je constate que vous ne vous êtes pas jeté des oignons de tulipes à la tête…

— Oh ! non… ils ont été bons garçons au possible…

— Je crois bien !… ils nous ont donné ton adresse !

— Quelle étourderie j’ai commise là… ma tante !…

— Un peu plus ce serait devenu du drame…

— Je ne me doutais de rien… et je pestais parce que vous ne m’écriviez pas !

— Naturellement… ce sont toujours les vieux qui ont tort.

— Et Sylviane… comment prenait-elle le temps ?

— Avec désespoir d’abord… avec plus de calme ensuite… Il faut être philosophe quand on veut se marier… elle a commencé son apprentissage…

— Vous avez la dent dure… ma tante… pour une femme qui aime la musique…

— Je n’aime pas toutes les musiques…

— Ah !… qu’a donc celle-ci de particulier ?

— Tu le verras…

— Vous piquez ma curiosité…

En devisant, la tante et le neveu arrivèrent à la salle du concert et ils gagnèrent les places retenues pour la famille.

Madame Foubry eut un air radieux en voyant Luc et elle se retint pour ne pas s’exclamer tout haut, mais le premier morceau préludait.

Luc fut un peu surpris de ne pas apercevoir Sylviane, et il s’assit, pensif, près de Madame Bullot.

Il ne put se tenir de lui murmurer :

— Où est Sylviane ?

Aucune réponse ne lui parvint :

— Je la croyais au concert… reprit-il.

— Tu la verras… dit cette fois, Madame Bullot.

— Mon Dieu !… va-t-elle jouer ?… souffla Luc, tout apeuré parce qu’il détestait ce genre d’exhibitions…

— Non… s’empressa de répondre Madame Bullot pour le calmer.

À ce moment des « chut » furent lancés vers eux et Luc se tut, intrigué autant qu’impatient.


VIII


— Où donc est Sylviane ?… que fait donc Sylviane ?

Luc ne cessait de répéter ces paroles, et plus il se les redisait, plus le mystère semblait s’épaissir autour de lui, car chacun se taisait au sujet de la jeune fille.

Il sentait que ce silence était voulu, car malgré la musique, on aurait pu glisser un mot pour l’éclairer. Il était déçu ; ce n’était pas ainsi, qu’en wagon, il s’était imaginé le retour. Il évoquait Sylviane chez elle, l’attendant, émue…

Il pensait aussi qu’après une période aussi mouvementée les préliminaires embarrassants auraient été supprimés et qu’il serrerait la jeune fille sur son cœur, devant ses parents attendris.

Au lieu de ce tableau où on le fêtait, il semblait lui cependant le héros, indigne de la moindre attention.

Tout l’enthousiasme se portait vers la musique, vers ce concert insipide comme ses pareils.

À peine entendait-il le programme qui se déroulait. Il s’appesantissait sur sa pensée, il la ressassait et la retournait.

Pendant les courts moments qui séparaient les morceaux exécutés, il ne questionnait plus Madame Bullot constatant l’inutilité de ses demandes.

Elle parlait d’ailleurs à Madame Foubry, assise près d’elle.

Un autre numéro commença. Il sembla à Luc que le silence devenait plus profond. Il écouta presque malgré soi et fut bientôt pris par le charme original des mesures que l’on jouait.

C’était doux, et passionné par moments. Des murmures d’approbation sourdaient de temps à autre, et Luc ne pouvait s’empêcher d’être tout oreilles.

À ses côtés, Madame Bullot s’agitait.

À peine le dernier accord fut-il plaqué, que les bravos éclatèrent frénétiques : On criait : l’auteur !… l’auteur !…

Machinalement, Luc suivit l’impulsion et imita ses voisins.

Il ne remarqua pas Madame Bullot qui le regardait malicieusement.

Tous les yeux étaient fixés sur la porte par où devait apparaître le compositeur.

Enfin, les battants s’ouvrirent, et Sylviane se montra. Luc faillit bondir de sa chaise… Il agrandissait des yeux stupéfaits et ses lèvres ne pouvaient proférer nul son. Il se sentait étourdi, submergé par la surprise.

Sylviane s’avançait, élégante, merveilleuse de beauté, embellie encore par le triomphe, parfaite de grâce à laquelle se mêlait cependant un peu d’embarras qui lui seyait divinement.

Des bravos crépitèrent, des hourrahs la saluèrent et des fleurs lui furent jetées.

La salle était sympathique, composée de gens du monde dont une partie connaissait la famille Foubry.

On redemanda la « Polonaise » qui venait d’être jouée et les artistes durent accéder au vœu du public. Sylviane sur la scène, suivit l’exécution.

Luc la contemplait. La réalité dépassait tout ce qu’il avait imaginé.

La beauté de Sylviane s’auréolait de son talent. La jeune fille, sans doute, n’avait pas aperçu Luc. Cependant il constata son visage enchanté, et un peu d’amertume lui vint au cœur.

Il ne se doutait pas de ses dons de musicienne.

Il ne cessait de la regarder et elle lui apparaissait comme une déesse dans sa robe de soie souple, dont le ton crème, s’alliait à ses cheveux châtains. Ses yeux suivaient avec ferveur les mouvements des exécutants, mais pas un geste ne dérangeait sa pose harmonieuse. Elle écoutait, perdue dans les méandres où l’entraînait la mélodie.

« Où est-elle ? pensait Luc. Songeait-elle à lui qu’elle disait aimer ? Avait-elle encore le souvenir du désespoir qu’il avait eu de se voir refusé par elle ? »

Le pauvre Luc ne se sentait plus au premier plan et cela le rendait mélancolique.

La Polonaise prit fin. Les bravos éclatèrent de nouveau, plus nourris, plus ardents que la première fois.

Sylviane salua. L’ovation fut indescriptible. On acclamait maintenant autant la beauté que le talent et la jeune fille confuse ne savait plus que devenir.

Elle dirigea ses yeux vers les places où elle savait ses parent, comme pour chercher un abri contre cet enthousiasme qui commençait à l’embarrasser.

Soudain, elle aperçut Luc. La stupeur agrandit son regard, et elle pâlit.

Elle crut défaillir, mais elle se raidit et par un sourire remercie l’auditoire et s’en fut.

Luc restait anéanti.

Madame Bullot lui parla :

— Que dis-tu de cela ?

— Je suis complètement étourdi.

— Tu as dû cependant voir beaucoup de choses en voyageant, et tu t’étonnes encore !

— Ne vous moquez pas, ma tante ; je m’attendais si peu à cela ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti de la science de mademoiselle Foubry ?

— Je n’en savais rien, elle non plus. C’est son désespoir qui la lui a révélée. Mais taisons-nous, le concert continue.

— Il est terminé pour moi.

— Sois poli pour les compositeurs anciens !

Force fut à Luc de rester immobile et muet, alors qu’une agitation croissante l’envahissait et qu’il aurait voulu agir, parler, causer avec Sylviane, constater par son attitude envers lui qu’elle l’aimait vraiment.

Son supplice se termina. Il y eut un moment de cohue et il fut devant Sylviane.

Ému, il s’inclina devant elle. La jeune fille lui tendit la main et murmura :

— Enfin, vous voici.

Sa voix mélodieuse soulignait tant de regret du temps passé, que Luc oublia le concert et la compositrice émérite. Il ne vit plus que la femme qu’il aimait.

La joie envahit son âme, chassant l’amertume survenue la minute d’avant, et il répondit :

— Mon exil a cessé, et je n’ai pas négligé une seconde pour accourir vers vous.

Il oubliait de féliciter l’auteur. Il comprit soudain son peu d’empressement, en voyant Sylviane subitement entourée par une foule aimable qui la complimentait, lui adressait les louanges les plus flatteuses et les plus propres à noyer de vanité, la modestie la plus résolue.

Luc se trouva encore une fois à un plan secondaire.

— Ma tante, gronda-t-il m’avez-vous fait revenir pour que je voie que l’on me vole Sylviane ?

Madame Bullot pinçait les lèvres. Elle eut l’intuition de ce que pouvait souffrir un homme épris en se voyant toujours reculé.

La première fois, une erreur l’avait mal servi et maintenant le succès l’éloignait encore de celle qu’il chérissait. Elle eut bonne contenance et riposta :

— Allons, ne sois pas jaloux, tu auras ta femme au coin du feu, il y a beaucoup de soirs dans une vie.

— Oui, si notre foyer n’est pas envahi par la troupe des admirateurs. Quelle drôle d’idée a eue Sylviane !

— Pourquoi n’as-tu pas laissé ton adresse, aussi ! il fallait bien s’occuper en t’attendant, et les femmes intelligentes ne peuvent se distraire qu’à des besognes où participe leur esprit. Il y a longtemps que la tapisserie de Pénélope est terminée !

— Heureux temps où elle était en train !

Ces paroles s’échangeaient tout en suivant la foule qui s’écoulait.

Luc et Madame Bullot rejoignirent les Foubry sur le seuil de l’immeuble et l’on se dirigea vers l’appartement tout proche.

Luc et Sylviane purent de nouveau se parler. La tendresse éclatait dans les regards de Sylviane et Luc en fut ému.

— Je n’ai pu, tout à l’heure, vous complimenter sur votre succès, croyez que j’en suis heureux.

— Laissons cela, interrompit Sylviane, ce qui compte, c’est votre présence.

Ces mots réconfortèrent Luc. Il en sut gré à la jeune fille et lui dit :

— Je suis enchanté de vous entendre. Je craignais lorsque je vous ai vue apparaître près de vos exécutants, que vous aviez voué votre vie à l’art.

Sylviane secoua la tête d’un geste évasif :

— Je me suis distraite ; il est arrivé que j’ai réussi, et j’en suis la première surprise.

On pénétra dans l’appartement, mais là les Foubry y avaient été devancés.

Des journalistes attendaient la musicienne pour une interview.

Elle fut légèrement apeurée par cette invasion et murmura :

— Père, occupe-toi de ces messieurs.

— Mais non, mademoiselle, ce sont vos impressions que nous voulons et vous seriez bien aimable de nous dire quelques mots ; vous vous devez à vos admirateurs…

La malheureuse Sylviane dut se soumettre.

Madame Foubry exultait et elle se disait : quand je pense que je me faisais tant de souci ! Maintenant, j’ai un gendre qui brûle les étapes pour épouser ma fille, et elle, a une situation extraordinaire et pourrait se passer de mari.

Luc ne partageait pas la joie de sa future belle-mère. Il trouvait odieux ceux qui entouraient sa fiancée et son visage crispé trahissait ses sentiments.

— Venez par ici, monsieur Luc, nous serons mieux.

Madame Foubry l’entraîna dans le petit salon où se trouvait déjà Madame Bullot.

Madame Foubry sortit pour s’occuper de faire préparer un peu de thé.

— Ma tante, je deviens enragé, murmura Luc.

— Domine-toi, tout cela ressemble à des bulles de savon, cela dure quelques secondes, puis, vous resterez tous deux.

— Je crains que non.

— Allons, pas d’idées noires. Tu as retrouvé Sylviane bien jolie, n’est-ce pas ? ajouta Madame Bullot pour détourner les pensées du jeune homme.

— Trop, ma tante, trop.

— Allons, ne fais pas le difficile, parce que c’est être difficile que de trouver une femme trop bien, cela suppose des restrictions.

— Mais, ma tante, vous avez remarqué combien ces journalistes la mangeaient, des yeux !

— Sylviane a toujours été regardée, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est belle.

— Mais c’est d’aujourd’hui que tout le monde le saura !

— Ah ! et hier, il n’y avait sans doute que toi ?

Luc ne put répondre ; Madame Foubry rentrait suivie du colonel et de Sylviane.

— Mon cher Saint-Wiff, s’empressa de dire le père, nous déplorons cette réception si mouvementée ; le succès est lourd à porter en famille. Il devrait rester à la porte.

— Mon colonel, je suis ravi de m’y associer.

Luc se contraignait à être poli ; il mentait effrontément et il pensait : je suis furieux et honteux de déguiser mes sentiments à ce point.

Il se rapprocha de Sylviane qui l’accueillit avec son sourire enchanteur.

L’embarras qui les paralysait légèrement au début de leur entretien s’envola rapidement, et bientôt le jet des confidences et des souvenirs jaillit :

— Comme j’ai été malheureux, Sylviane, lorsque j’ai pressenti que de Blave vous aimait !

— Cela se voyait donc ? Je ne m’en suis pas aperçue et sa demande m’a surprise.

— Vous l’avez refusé spontanément ?

— Sans hésiter, et j’étais si heureuse de vous prouver ainsi que vous m’étiez cher entre tous.

— Ma chérie.

— Il est si doux pour une femme de pouvoir affirmer son choix.

— L’homme ne pense pas à cela. Il distingue une compagne et il est heureux qu’elle veuille l’accepter comme époux. Je voudrais que vous me deviez tout, Sylviane ; le bonheur comme la fortune.

— Cher Luc.

La jeune fille rougit en prononçant ce prénom qu’elle osait énoncer pour la première fois tout haut devant son fiancé.

— Quand je songe, reprit le jeune homme, que le jour même de mon départ, j’aurais pu être déjà dans l’enchantement. Quelle fatalité s’est abattue sur moi !

— Je le regrette à peine, aujourd’hui, puisque cela me permet de vous confirmer mon attachement, répliqua Sylviane avec douceur.

— Il me semble, pour ma part, que j’évoquerai toujours ces quatre horribles mois avec tristesse. J’ai bien souffert, et vous décrire ma joie, mon étonnement, quand les deux inséparables m’ont appris que vous n’étiez pas mariée avec de Blave, est chose impossible.

— Ils m’ont vite écrit le résultat de leurs impressions, c’est bien de leur part.

— Ce sont de braves garçons que j’ai traités de sots bien souvent. Ils vous ont aimée aussi, Sylviane ?

— Non, mon cher Luc. L’un me trouvait trop belle et l’autre trop intelligente, riposta la jeune fille en riant.

— Ils ont osé vous le dire ? s’écria Luc hors de lui.

— Mais voyez combien ils ont réparé.

— C’est vrai, murmura Luc adouci.

Le jeune homme, encore une fois, oubliait le succès de Sylviane. Il contemplait ses yeux purs et sentait tout le bonheur de la terre l’envahir. Il admirait la parfaite régularité de ce visage, aux lignes harmonieuses, le front uni, les sourcils nets à la courbe douce et mince, le nez aux proportions justes ; le menton rond sous les lèvres rouges à l’expression spirituelle.

Quand la jeune fille esquissait un mouvement tout était grâce. Ses gestes ressemblaient à son regard qui n’était que douceur.

Luc la regardait sans mot dire. Il ne pouvait plus articuler une parole, pris par cette admiration tendre qui l’avait subjugué dès la première minute, quand il avait rencontré mademoiselle Foubry chez madame Bullot.

La voix d’une domestique résonna :

— Le professeur de mademoiselle est là, avec un autre monsieur. Ils voudraient voir mademoiselle.

L’extase était rompue. Luc jeta un regard désespéré à Sylviane qui se levait, empressée.

— Ils vous volent à moi, murmura-t-il.

— Je ne serai pas longue à vous retrouver, dit-elle en posant sur lui le joli reflet de ses yeux.

Elle disparut vivement.

Madame Foubry s’avança vers Luc :

— Une tasse de thé ?

— Bien volontiers, Madame.

— Eh ! bien, mon neveu, es-tu heureux ?

— Parfaitement, ma tante.

— C’est un bonheur longuement acheté, prononça Madame Foubry.

Sylviane rentra avec son professeur et l’ami qui l’accompagnait.

Après les salutations d’usage, et la présentation de Luc en qualité de fiancé, le professeur dit :

— Mon élève a suscité beaucoup d’enthousiasme, son succès la met en vedette, et mon confrère sollicite d’elle une œuvre.

Si le colonel et Madame Foubry s’épanouissaient d’aise à cette ouverture, le cœur de Luc se serrait d’effroi.

Sa chère Sylviane qu’il aurait voulu bien à lui, allait-elle continuer à se livrer aux rigueurs de l’harmonie ? Aurait-il à lutter avec le contrepoint sans aller jusqu’à la fugue ?

Luc se sentait maintenant le plus misérable des hommes après avoir affirmé un bonheur parfait. Il passait par une diversité de sentiments qui l’étonnait.

Il se jura de voyager afin de soustraire sa femme à tous ces importuns. Ah ! oui, il l’emmènerait aux confins du monde pour qu’elle oubliât cette heure triomphale.

Il n’eut plus qu’une hâte : celle de voir ces deux intrus s’en aller, pour agiter avec Sylviane la date du mariage.

C’était autrement sérieux que ce fatras prétentieux qu’il était obligé d’écouter et où il démêlait à peine quelques mots comme majeur, mineur, dièze, bémol, et mesure. Il se retenait pour ne pas se boucher les oreilles.

Ah ! quelle salade il ferait de tous ces vocables. Quels sarcasmes, il leur décocherait quand il serait le mari, c’est-à-dire celui qui commande.

Sylviane ne se doutait pas des ferments qui se levaient dans l’âme de son fiancé. Elle discourait savamment, reprise par le feu sacré de l’inspiration.

Enfin les importuns laissèrent la place, et quand Sylviane qui avait accompagné son professeur, revint près des siens, Madame Bullot qui avait deviné l’orage qui se formait dans le cerveau de Luc, lui dit :

— Ma petite mignonne, songez que vous allez être très occupée par vos toilettes. Soyez convaincue que mon neveu ne vous laissera pas grands loisirs, votre mariage sera très proche.

Sylviane rougit, puis répondit vivement :

— J’aurai le temps de tout, chère Madame, puis je ne suis pas très coquette, mes toilettes seront toujours assez jolies.

— Je tiens beaucoup à l’élégance, murmura Luc.

— Sylviane est toujours bien, répliqua Madame Bullot qui voyait où son neveu voulait en venir.

Sylviane sourit et dit en s’adressant à Luc :

— Vous me conseillerez.

Le visage du jeune homme se détendit et il prononça avec entrain :

— Je ne vous laisserai pas une minute pour votre musique, je vous préviens ; nous voyagerons, je suis sûr que vous ne connaissez aucun pays.

— C’est vrai, Sylviane n’a pas beaucoup voyagé, dit le colonel.

— Cependant, j’ai des engagements, prononça Sylviane, on compte sur moi.

Ces paroles plongèrent Luc dans le désespoir. Il était venu croyant retrouver une fiancée qui l’attendait et elle se trouvait préoccupée d’une masse de choses étrangères à leur union.

Soudain, il ne put plus supporter de voir ce front chargé d’une ombre et il prit congé sous le prétexte de reconduire sa tante.

Il vit Sylviane s’attrister :

— Quoi, dit-elle, vous ne dînez pas avec nous ?

— Pas ce soir, ma chère Sylviane. Songez que je suis descendu du train à quatre heures, que je me suis précipité chez ma tante, puis au concert. Il faut que je rentre à mon hôtel, dont voici l’adresse, ajouta-t-il en riant.

Quand Madame Bullot et Luc furent dans la voiture qui les transportait, ce dernier s’écria :

— Eh ! bien, ma tante.

— Mon neveu ?

— Que suis-je dans cette affaire ?

— Mais le fiancé impatiemment attendu.

— Non, ma tante, la quatrième roue du carrosse musical.

— Quel dépit ! Ainsi parce que Sylviane ne s’est pas occupée uniquement de toi, te voici démoralisé !

— Ma chère tante, quand un homme a rêvé à sa tendresse pendant tout un long trajet, qu’il croit toucher au but, c’est-à-dire être accueilli seul dans la pensée de celle qu’il aime, avouez que c’est dur de se voir en dualité avec une idée, je ne désirais nullement que Sylviane fût un génie, je la voulais simplement femme.

— Eh ! là, beau neveu, crois-tu que les filles sans dot puissent se permettre d’être simplement femmes comme tu dis ? Elles ont à faire l’office de cerveaux pour se prémunir contre l’avenir. Nul doute qu’elles ne demanderaient pas mieux que de paresser en parlant chiffons, mais il faut qu’elles songent à vivre. Sylviane ne savait plus si tu reviendrais. Si tu avais vu son visage désespéré dans cette attente, tu aurais compris que la musique et ses difficultés l’ont sauvée de la maladie. Elle a beaucoup travaillé, elle a le droit de réussir.

— Ma tante, vous êtes une brillante avocate, mais ne pensez-vous pas qu’un peu d’ambition et d’orgueil se mêlent au travail de Sylviane ? Il me semble qu’elle est contente de se voir acclamée, fêtée, et je vous l’avoue, cela m’est insupportable.

— Oh ! le beau sentiment que tu dévoiles là !

— Je n’en cache pas la laideur.

— Il faudrait essayer de le combattre, parce que ce n’est pas un joli cadeau que tu vas faire là à ta femme.

— Ma tante, je me sens malheureux.

— Charmante disposition pour entreprendre une cour de fiançailles.

— Ne vous moquez pas de moi, chère tante, je suis un sentimental, et j’aime Sylviane à la folie, c’est pourquoi je la voudrais dégagée de toute obligation autre…

— Que celle de t’aimer, acheva Madame Bullot.

— Vous avez parfaitement deviné.

Malgré les idées pessimistes qui rongeaient Luc, il était, comme il le disait, sérieusement épris de Sylviane et n’aurait pu se détacher d’elle.

Il allait la voir chaque soir, et quand il sortait de la maison, s’il éprouvait un peu plus d’aversion pour la musique, il sentait son amour augmenter pour la belle compositrice.

Il pressa la date du mariage, pensant qu’il pourrait soustraire Sylviane à cette ambiance artistique. Il ne se passait pas de jour qu’elle ne lui narrât quelque visite ou quelque épisode ayant trait à la carrière que les événements lui avaient fournie.

Cependant, elle remarquait, malgré la bonne contenance de Luc, qu’un nuage l’obscurcissait vite quand elle parlait musique.

Elle pensait, de bonne foi, se hausser dans son esprit, en lui faisant part de ses mois de travail. Elle lui avoua même un jour qu’elle était ravie de lui apporter cette gloire.

Elle constata que Luc ne répondait pas et qu’au lieu de la louer comme elle s’y attendait, il détournait la conversation.

Le jour du concert, elle avait cru qu’il obéissait à un sentiment ombrageux assez compréhensible, en la voyant entourée, alors qu’il espérait la trouver seule. Mais maintenant, il lui semblait que cette impression devait s’effacer. Elle déclinait cependant toute invitation et n’allait plus jamais où l’on jouait son œuvre. Elle était contente de pouvoir le dire à Luc, mais lui, retenait simplement qu’on la classait comme un auteur et qu’elle se laisserait influencer par l’ambition.

Sylviane était trop intelligente pour ne pas deviner ce qui s’agitait dans le cœur de son fiancé, mais elle ne savait comment effacer ce qui était fait.

Si elle avait pu prévoir le présent, elle aurait tranquillement végété avec insouciance, mais son cœur se tourmentant sans arrêt dans l’angoisse, elle ne pouvait que demander une pâture pour son esprit. Elle était si enchantée d’avoir réussi qu’elle ne comprenait pas qu’on pût lui en faire un grief.

Un jour, elle alla annoncer la date de son mariage à Madame Bullot :

— Chère Madame, ce sera dans un mois, le 10 décembre.

— J’en suis contente, ma chère enfant, et Luc que je n’ai pas vu, ces temps-ci, doit être dans le ravissement.

— Heu ! chère Madame, Luc me préoccupe. Je le croyais plus gai, et beaucoup plus moderne. Je l’aime tendrement, mais pourquoi m’en veut-il autant parce que je compose ?

— Ma chérie, ceci est insondable. Il y a des hommes qui préfèrent les femmes laides, comme Louis Dormont, et d’autres les sottes, comme Francis Balor. D’autres aiment une femme belle et intelligente, comme Luc, mais il faudrait que cette intelligence ne servît que pour leur plaire. J’avoue que je trouve cela bien arbitraire, mais il paraît que c’est masculin. Nous n’y pouvons rien.

— C’est effarant.

— Une femme, au contraire, est ravie de la gloire de son mari, elle s’immole devant elle ; plus il en conquiert, plus elle en appelle. Mais un homme faucherait tout l’univers pour qu’il n’applaudisse pas au succès de celle qu’il a conquise.

— Chère Madame, je crois tout uniment que Luc n’aime pas la musique ; elle l’exaspère.

— Non, ma mignonne, faites-en l’expérience ; composez pour Luc seul, et cachez vos productions dans un tiroir, et vous verrez qu’il portera la musique aux nues.

— C’est un peu incohérent.

— Non, ce n’est qu’humain. L’amour qui est très indépendant, ne laisse aucune indépendance à ceux qu’il enchaîne. Luc suit ce principe, il vous aime et désirerait que vos moindres pensées se rapportassent à lui.

— Mais tout en travaillant, je ne pense qu’à lui !

— Sans doute, mais vos compositions ne le visent pas directement.

— Alors, il faut que j’abandonne cet art ?

— Ce serait un gros sacrifice, mais il comblerait de joie cet amoureux un peu exclusif.

Sylviane ne répondit pas. Elle trouvait Luc tyrannique quoiqu’elle comprît son état d’âme.

Elle retourna, perplexe chez elle, tandis que Madame Bullot se disait : On s’imagine que le souci est terminé, et il recommence ; si Luc n’avait pas pris la fuite si stupidement, Sylviane n’aurait jamais songé à perfectionner le talent qui se trouvait latent en elle.

Cependant la jeune fille s’observa et évita d’entretenir Luc de ses travaux.

Cette nouvelle manière ne réussit pas davantage. Luc sentit immédiatement que Sylviane avait perçu son mécontentement et il se fit horreur. Il pensa qu’il avouait là un caractère détestable et fut honteux. Il s’en voulut de n’avoir pas mieux su se dominer et il s’en ouvrit à Sylviane :

— Je suis peiné, ma chère Sylviane, d’avoir encouru le blâme silencieux que je mérite. Je vous ai trop montré mes sentiments au sujet de l’art qui vous occupe, et vous m’en punissez en me traitant comme un enfant faible. Cela me rend plus énergique. Je serais navré que vous persistiez dans le mutisme où vous me tenez. Je souffre davantage en constatant que vous êtes forcée de vous méfier de mes humeurs. Parlez-moi de tout ce qui vous touche, je vous en supplie.

Cette prière attendrit Sylviane. Elle en aima davantage le fiancé qui la lui adressait et sut doser ses conversations.

Le calme emplit le jeune homme et il redevint encore plus attentif et affectueux.

Il comblait Sylviane de cadeaux et elle ne pouvait manifester l’ombre d’un désir sans qu’il essayât de le satisfaire aussitôt.

Madame Foubry disait à Sylviane :

— Quel être merveilleux que ce Luc, et que tu es gâtée, ma Sylviane, aime-le bien.

Le colonel renchérissait :

— C’est un vrai fils, il est plein d’attentions pour moi, et je ne lui trouve aucun défaut. Il est d’une érudition rare, et a tellement voyagé que l’on ne peut avoir un moment d’ennui avec lui. Ma petite fille, tu as trouvé une perle.

Sylviane était heureuse de la satisfaction de ses parents. Elle appréciait tout ce qu’on disait de Luc et les jours qui passaient le lui confirmaient.

Elle eut une bague de fiançailles splendide qui arracha des cris d’admiration à ses amies.

Luc lui donna une rivière de diamants venant de sa mère. Elle eut également un collier d’émeraudes qui la charma. Elle ne savait plus comment remercier son fiancé.

Astreinte à de nombreuses courses, Luc lui offrit une limousine somptueuse. Elle croyait vivre un conte de fées et souvent, il lui venait des remords en songeant qu’elle n’abandonnait pas la musique, pour agréer davantage à un fiancé aussi généreux, dont elle était l’unique et constante pensée.

Mais comme elle le disait, des engagements de sa part étaient donnés et elle trouvait peu correct d’y manquer. Elle se jurait de n’en pas promettre d’autres, mais l’entraînement avait raison de sa volonté et quand on venait la supplier d’écrire quelques notes, elle n’osait s’y refuser.

À dire la vérité, on venait aussi beaucoup par curiosité. Des gens qui ne la connaissaient pas et avaient entendu parler d’elle, désiraient la voir et prenaient ce prétexte pour venir lui parler.

Sylviane ne devinait pas ces subterfuges.

Avec sa bonne grâce coutumière, elle accueillait les quémandeurs et leur promettait pour un temps indéterminé ce qu’ils demandaient.

Il y avait aussi les autographes qu’elle ne voulait pas refuser par simplicité. Elle estimait prétentieux de se dérober.

Elle pensait que, mariée, cette vogue cesserait. Elle irait en voyage, et ensuite, elle composerait à ses moments perdus, bien tranquillement, uniquement pour satisfaire son besoin d’activité.

Après quelques jours où Luc fit bonne contenance et ne laissa pas trop percer d’ombrage, il retomba dans son tourment. Il savait que ce n’était pas seulement les essayages et les préparatifs du mariage qui absorbaient ainsi Sylviane.

Il se désespéra de ne pas posséder entièrement l’esprit de sa fiancée. Comme toujours, ce fut sa tante qui reçut ses confidences :

— Il m’est impossible de m’y accoutumer, je vous le jure, ma tante, j’ai fait des efforts nombreux, mais je ne réussis pas. J’ai cru, un moment, que j’allais devenir moi-même musicien, tellement j’y ai mis de la bonne volonté. Je voyais Sylviane si charmée de ma conversation, que je l’ai trouvée plus belle que jamais, mais Madame Foubry a eu la malencontreuse idée de me dire que le matin même, ma compositrice n’avait pas eu une minute de libre et cela m’a complètement arrêté dans mon élan.

— Pauvre artiste !

— Riez, ma tante, mais notre ménage sera un enfer.

— Allons, tu vois tout en noir.

— C’est le cas de le dire ! j’ai la haine des notes.

— Tu n’es pas le seul ! tous les maris en sont là !

— Vous avez trop d’esprit, ma tante, et je vous avoue que je préférerais de beaucoup les notes de couturières et de modistes que celles qui absorbent tant ma jolie fiancée.

— Allons, ne te tourmente pas, ta femme cessera toute cette musique un jour ou l’autre. En ce moment, elle est à la mode. On est surpris qu’une jeune fille aussi belle ait du talent.

— C’est ce qui me tracasse, ma tante, cette affaire de mode ; on parle trop de Sylviane.

— Mon neveu, tu ergotes. Je n’y peux rien ; signifie ta façon de penser une bonne fois pour toutes.

— Je n’ose pas, et j’en meurs d’envie.

— Tu me fais un peu pitié. Veux-tu rompre ?

— Je serais désespéré !

— Et Sylviane aussi probablement. Quand vous serez mariés, tout cela changera, je te le prédis.


IX


Un matin, Madame Foubry vint trouver Sylviane qui se hâtait de répondre à de nombreuses lettres, pour lui dire qu’une dame insistait pour lui parler :

— C’est une personne d’une trentaine d’années, ni bien ni mal, plutôt sympathique. Elle n’a pas l’air d’une solliciteuse, mais elle ne me semble pas très brave.

— Pourvu que ce ne soit pas trop long, soupira Sylviane.

La jeune fille alla rapidement dans la pièce où l’on avait introduit la visiteuse, et se vit en face d’une femme qui avait dû être jolie, mais que les privations semblaient avoir amenuisée. Son visage ressortait livide sous le chapeau sombre. Les yeux brillaient, fiévreux. Son costume était élimé et ses chaussures anciennes.

Elle se leva à l’entrée de Sylviane et la salua d’un bonjour étranglé, comme si elle était retenue soudain par la beauté de la jeune fille.

— Que désirez-vous, Madame ?

La jeune femme tressaillit et balbutia :

— Ma démarche est bien osée mais j’ai appris que vous étiez aussi bonne que belle.

Sylviane eut un geste pour dire que ce préambule était oiseux.

… et je suis venue, continua la visiteuse en hésitant, pour vous expliquer notre peine. Mon mari est un artiste compositeur comme vous ; il a concouru pour le prix de Rome, mais il est tombé malade, et n’a pu se représenter. Il a pu cependant poursuivre sa carrière et l’on a joué de ses œuvres. Nous avons connu de belles heures d’enthousiasme et d’aisance. Mais, depuis deux ans, mon pauvre mari est cloué sur sa chaise-longue par des rhumatismes articulaires et ne peut plus composer. Il s’irrite, il est malade de désespoir autant que de corps, et nous vivons dans le dénuement. Nous avons quatre enfants.

— Quatre enfants ! interrompit Sylviane apitoyée.

— Le plus jeune a trois ans, l’aîné en a neuf ; tout ce petit monde a faim. J’ai vendu tout ce que je pouvais vendre, sauf le piano. Tout a disparu pour acheter du pain.

— Des confrères ne vous ont pas aidés ?

— Au début, si, mais on se lasse, puis on ne peut se plaindre constamment.

Les pleurs perlèrent aux cils de la jeune femme.

— Que puis-je pour vous, Madame ? demanda doucement Sylviane.

Elle pressentait qu’une somme d’argent n’était pas ce que voulait obtenir la visiteuse.

Cette dernière murmura presque bas :

— Mon mari désirerait avoir un entretien avec vous. Il s’excuse de ne pouvoir venir lui-même, mais il ne peut bouger. Il faut que cette requête soit bien pressante, mademoiselle, pour que j’insiste pour vous prier de venir dans notre pitoyable intérieur.

— Vous ne savez pas dans quelle intention votre mari me demande ?

— Il m’a recommandé de ne pas vous le dire. Il tient à vous l’exprimer lui-même. Vous viendrez, mademoiselle ; oh ! venez.

— Mais certainement.

Le visage de la jeune femme changea instantanément et devint lumineux de gratitude.

Un rendez-vous fut pris pour le lendemain. L’artiste s’appelait Vidal, et Sylviane connaissait de ses œuvres qui présentaient une certaine analogie avec les siennes. Auparavant, elle alla se renseigner chez son professeur qui lui dit le plus grand bien des Vidal. Il le savait pauvre. On s’occupait parfois de lui, mais n’ayant pas sous les yeux le spectacle constant de sa misère, on ne se rendait pas un compte exact de ses besoins.

L’artiste, d’ailleurs, possédait une fierté qui limitait ses plaintes.

Sylviane se rendit donc chez les malheureux, munie de nombreux paquets. Ils habitaient le cinquième étage. À la porte indiquée, elle sonna.

Madame Vidal vint ouvrir :

— Soyez la bienvenue, mademoiselle, mon mari vous attend.

Sylviane entra et son émotion fut intense en constatant la pauvreté du logis.

Son cœur fut douloureusement serré par les figures hâves des enfants qui la regardaient curieusement. Il faisait à peine chaud dans la pièce et Sylviane fut honteuse de la fourrure qui l’entourait, cadeau princier de Luc.

Elle tendit ses paquets à la jeune femme et dit, en ayant l’air de s’excuser :

— Les enfants aiment les gâteries.

— Merci, murmura simplement la mère, en saisissant les cartons et en comprenant que chacun aurait sa part et se restaurerait durant plusieurs jours.

— Mon mari est par là, murmura Madame Vidal.

Elle fit entrer Sylviane dans une chambre à coucher où l’artiste s’allongeait sur une chaise-longue.

Il s’écria, en essayant de se soulever :

— Soyez bénie, chère Mademoiselle !

Sylviane, au comble de la pitié, s’approcha du malade. Ses membres étaient complètement ankylosés par la douleur et l’enflure. Sa tête seule pouvait bouger, et dans les yeux élargis par la souffrance, une flamme courait née sous la joie. Sylviane pressa les mains déformées qui ne pouvaient se tendre vers elle.

— Que puis-je pour vous ?

— Laissez-moi d’abord vous complimenter sur votre talent et votre succès. Vous parviendrez vite à la notoriété. Vous avez tout ce qu’il faut pour plaire au public : l’art qui enthousiasme, et la beauté qui séduit, et j’ajouterai la bonté qui conquiert.

— Vous me rendez confuse, balbutia Sylviane.

— Vous vous habituerez vite à la gloire, reprit M. Vidal, et elle vous sera bientôt légère. J’ai cru la tenir, mais la maladie est venue et elle a amené le dénuement. Voici ce que je voudrais de vous. J’ai remarqué que nous possédions le même genre de style.

Il s’interrompit pour dire à sa femme :

— Marie, veux-tu jouer ma dernière œuvre ?

La jeune femme docile, s’assit au piano et attaqua les mesures de l’allegro d’une sonatine.

— Vous entendez ? poursuivit Vidal. Là, c’est assez. Marie, joue maintenant la polonaise de mademoiselle. Vous sentez combien nous nous rapprochons ? eh bien, voici ce que j’ose vous demander : une collaboration.

Sylviane écoutait sans un geste, sans un mot.

Devant son silence, l’artiste reprit :

— Par le plus grand des hasards, un auteur vient de me solliciter pour composer la partition d’une pièce de théâtre. J’ai essayé de travailler seul, je ne peux pas ; je suis trop faible, J’ai été mal nourri.

Un sanglot l’arrêta, mais il se domina pour poursuivre rapidement :

— Mademoiselle, si vous vouliez m’aider, comme on donne une aumône à un pauvre, vous seriez généreuse entre toutes. Nous partagerions le gain, bien entendu, mais je ne puis négliger cette occasion que j’ai appelée de tous mes vœux. Maintenant qu’elle est là, il serait terrible de la repousser. Je guérirai, m’a juré le docteur ; il ne me faut qu’un peu de joie et un peu de bonne nourriture.

Sylviane sentait grandir en elle une pitié qui l’empêchait de s’exprimer. Son front penché cachait ses larmes.

— Si je vous ai appelée, c’est que votre talent se rapproche du mien. Puis, j’ai pensé aussi que votre cœur non blasé, était encore ouvert à la pitié. Je ne veux pas vous léser, vous aurez amplement votre part. Venez à mon secours, au nom de mes enfants.

Sylviane prononça simplement :

— Je vous aiderai, je reviendrai cet après-midi avec tous mes essais, et peut-être trouverez-vous parmi eux quelque chose vous convenant.

Madame Vidal qui était sortie doucement, rentra :

— Elle consent ! lui cria son mari éperdu de joie.

— Oh ! merci mademoiselle, dit-elle.

La pauvre jeune femme était livide. L’espoir l’étourdissait.

Sylviane songea : le bonheur est facile à donner.

— Ce sera peut-être l’aisance qui rentrera ici, prononça Vidal. Du moment que l’on verra que je puis encore travailler, je serai sollicité de nouveau. Ah ! vous nous portez bonheur, mademoiselle ! Vous reviendrez sûrement cet après-midi ?

Comme tous les êtres que le malheur a visités, l’artiste restait méfiant.

— Comptez sur moi, affirma la jeune fille gravement.

Le malade la regardait avec intensité comme s’il voulait se pénétrer de la véracité de ce qu’elle disait.

Il lut dans ses yeux qu’elle était sincère, et poussant un soupir, il murmura :

— Il me semble que je vais déjà mieux. Marie, donne-moi ce médicament que j’ai refusé ce matin, je vais me soigner énergiquement.

Quand sa femme fut hors de la pièce, il avoua :

— Je n’osais plus prendre ce remède, il coûte si cher, et penser que mes enfants manquaient de pain !

— Tout cela est passé, dit Sylviane. Ne craignez pas d’avoir recours à moi. Ce ne sera qu’une avance, ajouta-t-elle en voyant la rougeur qui envahissait le front de l’artiste devant cette offre généreuse.

La jeune fille prit congé en promettant de revenir au début de l’après-midi.

— Ah ! je vous attends comme le Dieu sauveur ! répéta Vidal radieux.

Sylviane rentra chez ses parents, toute bouleversée encore par ses impressions. Elle les mit rapidement au courant de sa visite pendant l’heure du déjeuner, et tout de suite après-midi, elle réunit ce qu’elle avait composé.

Elle ne négligea nulle phrase musicale et pensait en rassemblant ses feuillets : Que je suis heureuse d’avoir tant travaillé, et quel bien a fait Luc en ne revenant pas plus tôt ; j’ai profité de mon désarroi pour amasser tout ce labeur qui va peut-être aider à sauver une famille.

Sylviane fut bientôt prête.

Vidal l’attendait avec angoisse. Malgré la confiance qu’il avait placée en la jeune fille, un peu d’appréhension se mêlait à son espoir. Ce n’est pas impunément que l’on a été à l’école du malheur.

L’arrivée de Sylviane fut saluée par des exclamations enchantées.

La jeune fille remarqua tout de suite les visages plus vivants. Le bon repas portait déjà ses fruits. Un sang plus chaud paraissait courir dans les veines de la famille et les enfants prenaient l’air espiègle.

L’aîné tenait un violon.

À la vue de Sylviane, les petits avaient crié : merci ! obéissant à une leçon faite par leur mère.

Sylviane les embrassa et le jeune violoniste lui dit :

— Vous êtes très belle, et vous nous avez apporté des bonnes choses, vous aurez le premier morceau que je composerai.

— Ah ! mademoiselle, prononça le père avec émotion, quelles belles heures vous nous donnez ! le monde me paraît changé, et je crois que je pourrai bientôt me lever de cette couche de douleur. Je vais mieux, positivement, il me manquait de la joie, le coup de fouet du travail. Tout cela me vient, grâce à vous.

— Et surtout à ce confrère qui vous a demandé un livret musical.

— Oui, mais j’étais tellement engourdi dans ma gangue de découragement et de souffrances, que je n’aurais pu en sortir sans votre aide. Mais regardons vos compositions.

Ardemment, il feuilleta les pages, déchiffrant les airs, les analysant. Au fur et à mesure qu’il découvrait quelques phrases pouvant convenir, il les passait à Sylviane. Une nouvelle vie jaillissait de ses yeux, dans l’exaltation du travail à perfectionner.

— Quelles belles heures vous nous donnez ! répéta-t-il plein de ferveur.

Sylviane ressentait autant de bonheur que le couple. Elle voyait la jeune femme transformée. Ses beaux yeux se posaient lumineux, sur le visage de son mari et elle suivait anxieusement ses recherches.

— Vous avez joliment travaillé, mademoiselle ! quelle inspiration ! quelle suite dans le labeur, quelle ténacité dans l’effort. Il y a des motifs exquis et qui seront tout à fait dans la note voulue ; ce sera parfait.

— Que je suis contente… murmura Sylviane.

— Nous allongerons ceci… nous raccourcirons cela…

Les minutes passèrent dans l’arrangement passionné de l’œuvre.

Vidal riait, soulevé d’enthousiasme, le cerveau tendu vers la libération.

Sa femme remarqua, radieuse :

— Il y a longtemps que tu n’avais ri…

— Je réapprends… tout arrive…

Il esquissait le chant et battait la mesure.

— Nous allons vite… disait-il… ce sera prêt… J’ai aussi quelques fragments qui trouveront leur place… nous aurons un succès fou… ces airs sont charmants… cet autre convient par sa gravité… celui-ci par son originalité… Marie joue un peu ce feuillet-là… plus doux… que la fin se perde… tout émue… la la la la… tu comprends ?

Marie Vidal reprenait le motif.

— Vous inscrivez les paroles, mademoiselle ?

— C’est fait… cela s’adapte on ne peut pas mieux.

— J’en étais sûr…

Madame Vidal dut sortir pour imposer silence aux enfants.

— Ils ont bien déjeuné… murmura le père.

Un nuage passa sur son front, mais il poursuivit d’un accent plus joyeux :

— Espérons que je pourrai leur donner l’habitude de manger « bien » tous les jours…

Sylviane ne répondit que par un regard qui acquiesçait à ce souhait si légitime.

Madame Vidal survint avec un plateau où étaient des tasses à thé.

— Nous allons nous réconforter un peu… dit-elle.

— Il est déjà quatre heures ! s’exclama le musicien.

— Il va même en être cinq… répondit sa femme.

— Mon Dieu… déjà !… murmura Sylviane… je n’ai plus grand temps…

— Nous n’avons pas fini !… s’écria Vidal.

— Je le sais… répondit Sylviane en souriant… mais je dois être rentrée à six heures… Mon fiancé vient chaque soir…

— Il pourra supporter un peu de retard… en faveur de votre bonne cause…

— Il n’aime pas beaucoup la musique avoua Sylviane.

— Je le comprends… avoua pensivement l’artiste… c’est une tyrannie absorbante… Ma femme en a pâti… n’est-ce pas Marie ?

— J’ai eu beaucoup de mal à m’y habituer à ce degré… dit sincèrement la jeune femme… mais c’était notre avenir…

— Quel avenir ! railla douloureusement Vidal.

— Les mauvais jours sont effacés… prononça simplement l’épouse héroïque.

Sylviane retenait l’aveu de Madame Vidal et elle y réfléchissait profondément.

Elle se demandait s’il était bien sage d’imposer à Luc qui lui apportait tout ce trouble qui l’indisposerait… Il l’aimait, ne pouvait-elle lui sacrifier un peu de gloire ? Devait-elle hésiter entre ces deux sentiments ?

— Il faut que je me sauve… dit-elle soudain… je ne veux pas faire attendre mon fiancé.

— Pourrez-vous revenir demanda le malade anxieux.

— Je ferai tout mon possible pour cela…

— Oh ! revenez… supplia la jeune femme.

— Je vous le promets…

Madame Vidal reconduisit Sylviane jusqu’au seuil et lui serrant les mains, lui redit :

— Merci encore… chère… chère Mademoiselle… Vous avez presque rendu la vie à mon mari… Il y a longtemps que je ne l’avais vu aussi gai… J’ai vécu des heures si sombres où tant de découragement m’abattait… Il me semble que je renais moi aussi sitôt que Louis se trouvera mieux, il aura vite gagné le temps perdu… il a des inspirations vraiment géniales, dès qu’un peu de succès le soutient…

— C’est si compréhensible… répliqua Sylviane… J’espère que tout ira pour le mieux… Je reviendrai jeudi…

Sylviane descendit rêveusement les cinq étages. Elle frissonnait au contact de tant de fatalité et de courage et elle se demandait ce que les malheureux seraient devenus, si une idée providentielle ne les avait pas poussés vers elle.

Qu’il lui était doux de sauver cette famille de la détresse, et comme elle bénissait son art qui lui procurait une telle satisfaction. Cependant, elle aurait voulu que son aide fut plus efficace. Insensiblement, elle vit clairement à quoi elle était amenée : à renoncer totalement à son cher travail.

Elle ne composerait plus. Elle secourait ainsi le jeune ménage et elle contentait le cœur de Luc.

Sa décision adoptée définitivement, tout lui sembla plus léger. Elle songea à la joie de Luc et à celle des Vidal et beaucoup de douceur entra dans son âme.

Ce fut avec impatience que Sylviane attendit le lendemain. Elle réunit encore quelques feuillets de musique qu’elle avait jugés inutiles, y joignit des offres arrivées par lettres, et se dirigea, le cœur léger, vers le logis de la famille Vidal.

Elle fut accueillie avec la même gratitude affectueuse et cela réchauffa son âme un peu morne au moment de l’abandon qu’elle allait faire.

— Ah ! j’ai bien travaillé !… s’écria l’artiste… vous jugerez tout à l’heure… Je suis complètement sous le charme de votre musique… Cela me donne des idées… mon inspiration revient… mon cerveau se dégage… et… ma parole… j’ai pu me tenir sur mes jambes ce matin… durant au moins dix minutes… Est-ce vrai… Marie ?

— Mais oui… mon ami… J’en étais aussi émue que surprise… ajouta-t-elle en se tournant vers Sylviane.

— Ah ! le contentement produit bien des miracles… dit le malade avec feu… Mais vous allez entendre ce que nous avons adapté après votre départ… Quelle bonne soirée nous avons eue !… Je vous en bénis… et comment pourrai-je vous en remercier ? J’espère d’abord que vos droits d’auteur deviendront importants et ce sera une bien grande satisfaction pour moi… et une compensation légitime pour vous…

Sylviane ne répondit pas. Elle ne voulait pas encore dévoiler son dessein. Elle réservait son secret pour la fin de la visite afin de ne pas troubler l’artiste dans ses explications, au sujet du travail de la veille.

Madame Vidal s’assit au piano et pendant deux heures, la partition se déroula.

L’artiste faisait ressortir tel passage qu’il avait perfectionné, afin de souligner, sa collaboration consciencieuse. Sa probité de compositeur tenait à le lui montrer, mais Sylviane s’en souciait peu, étant donné le but qu’elle envisageait.

Quand tout fut joué, Vidal s’écria :

— Que pensez-vous ?

— C’est admirablement adapté…

— Vous voyez que nous avons tiré un parti excellent de ce que vous nous avez apporté… Il manque un motif un peu plus grave… mais je le composerai…

— Ne vous fatiguez pas encore… J’ai là de quoi choisir…

— Encore !… mais vous avez travaillé étonnamment !…

— C’était le début… les idées affluaient… répondit Sylviane en souriant… J’ai là aussi quelques offres qui me sont adressées. Il me semble que vous pourriez y satisfaire…

— Mais c’est à vous que vont ces offres murmura l’artiste étonné.

— Je pense que vous serez plus capable que moi d’y pourvoir… posa simplement Sylviane… Vous possédez votre métier et vous savez ce qui conviendra… vous avez du temps et je n’en vais plus avoir du tout… Mon mariage est la semaine prochaine… et j’ai bien des préparatifs à terminer…

— Vous êtes trop bonne… mademoiselle… dit le musicien gravement. Je veux bien regarder ces demandes et j’essaierai d’y satisfaire… mais ce sera avec les mêmes conventions que pour la partition.

— Justement… répliqua Sylviane en hésitant un peu… je voulais changer nos conditions… J’espère que vous n’en serez pas froissé… car vous me rendrez service en acceptant bien simplement ce que je vais vous proposer…

Ce préambule rendit le couple attentif :

— Je vous ai fait pressentir déjà que mon fiancé n’aimait pas me voir m’occuper de musique… Est-ce parce qu’il craint que je m’abandonne trop à cet art… et que je lui vole des moments qu’il estime lui appartenir ?… je ne le sais… mais je crois que je serais sage d’oublier ce travail absorbant… La Providence vous a placés sur mon chemin et j’en conclus que c’est pour vous prier de vous substituer à moi… Je vous donne donc tout ce que j’ai composé… droits d’auteur y compris… sauf ce qui concerne cette « polonaise » connue du public.

La stupeur autant que la joie se lisaient sur le visage des époux émus.

— Je ne puis accepter… s’écria l’artiste… c’est un don inimaginable… c’est une fortune… mademoiselle !

— Acceptez pour vos enfants… appuya fortement Sylviane.

— Avez-vous bien réfléchi à votre acte ?… reprit Vidal… ces droits d’auteur peuvent se multiplier… Quand un artiste réussit… la richesse n’est pas loin… et je crois que cette partition est appelée à tenir l’affiche…

— Je le désire… dit la jeune fille.

— C’est trop… murmura Vidal, comme s’il s’évanouissait qu’en dis-tu… Marie ?

— Je pleure… articula la jeune femme en sanglotant… je trouve que Mademoiselle Foubry ressemble à une bonne fée… elle est venue et tout s’est transformé.

— Je ne veux pas vous dépouiller… répéta Vidal.

— Mon fiancée est très riche… avoua Sylviane… et vraiment je ne puis tout accaparer… acheva-t-elle gaîment.

— Merci… merci !… articula Marie Vidal.

— Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance… proféra le musicien tremblant d’émotion.

Après une entente au sujet des offres ultérieures qui pourraient être faites à Sylviane, elle quitta le ménage délirant de bonheur.

Enfin, elle revint chez elle, joyeuse de l’allégresse donnée. Elle racontait à ses parents la scène émouvante dont ils attendaient le récit avec impatience, quand Luc entra :

Quelle flamme vous avez dans les yeux… chère Sylviane… Que vous est-il survenu ?… qu’avez vous fait de votre après-midi ?

En souriant, Sylviane répliqua, voulant être malicieuse pour la dernière fois sur ce sujet :

— Faire de la musique…

Le front de Luc se rembrunit.

Alors, sa fiancée commença doucement :

— Je vais vous causer un grand étonnement… Luc… j’ai renoncé à la musique pour toujours… c’est-à-dire que je ne composerai plus… j’ai rompu avec le public… je jouerai peut-être encore quand vous m’en témoignerez le désir… mais je ne veux plus y consacrer mon temps qui vous appartient désormais…

— Oh ! Sylviane… s’écria Luc stupéfait… jamais je ne vous aurais demandé ce sacrifice… mais il me rend fou de joie…

— Je le vois… Luc… c’est dans votre visage qu’est maintenant cette flamme joyeuse…

— Cependant… je vais passer pour un égoïste…

— Mais non… rassurez-vous… Si vous êtes pour beaucoup dans ma décision… vous n’y êtes pas pour tout… n’ayez aucun scrupule… Je vous raconterai cela plus tard.

Le colonel Foubry qui lisait une brochure non loin des jeunes gens, se rapprocha et il dit :

— Sylviane vous raconte sa belle action ?

— Son sacrifice de renoncer à la gloire qui l’attend ?

— Ce n’est pas tout…

— Qu’y a-t-il encore ?… questionna Luc intrigué.

— Ce n’était pas utile de dévoiler cela maintenant… intervint Sylviane.

— J’y tiens beaucoup… répliqua le colonel Foubry.

Il entreprit le récit de l’acte généreux de Sylviane.

Luc écoutait avec émotion, et quand le colonel eut fini, il dit en regardant profondément sa fiancée :

— Vous êtes belle… bonne et généreuse…

— Mais non… riposta la jeune fille confuse… et je ne suis que juste… Pouvais-je prendre la situation d’un père de famille, alors que vous me donnez de part votre tendresse, une place si enviable ?… j’ai réfléchi que ce serait d’un égoïsme monstrueux… que de vouloir tout conserver.

Luc baisa doucement les mains de sa fiancée et murmura :

— Tout le bonheur dont je voudrais vous combler est supérieur à celui dont je dispose…

— Mon cher Luc… balbutia Sylviane attendrie.

À partir de cette heure, l’entente des fiancés fut complète. Luc se promit de ne pas perdre de vue le ménage d’artistes dont lui parlait la jeune fille. Il admira le courage dont ces braves jeunes gens faisaient preuve.

Entr’autres propriétés que Luc possédaient, il y avait une petite maison dans le Var, au bon soleil, et il demanda à Sylviane s’il pensait que la famille Vidal l’habiterait volontiers jusqu’au rétablissement du malade.

Sa fiancée, les yeux humides d’émotion répondit :

— Je pense qu’ils accepteront avec bonheur… c’est une offre inespérée pour eux. Si vous saviez quelle rue ils habitent et comme c’est étroit chez eux…

— Là-bas… à Agay… reprit Luc… il y a un jardinet avec des mimosas… et les enfants pourront s’y ébattre du matin au soir…

— Et leur père sera étendu au soleil et sa santé renaîtra miraculeusement…

— La maison est toute meublée… il y a même un piano… je n’ai touché à rien… depuis que j’en ai hérité…

Sylviane, dans sa joie de causer ce plaisir à ses récents amis, battait des mains.

Les deux fiancés ne voulurent pas perdre de temps pour annoncer cette bonne nouvelle aux intéressés, et dans leur automobile rapide, ils s’en allèrent semer encore un peu de bonheur.

— Une nouvelle surprise ! s’écria Sylviane en entrant… mon fiancé que voici… vous propose une maison à Agay pour précipiter votre rétablissement…

Les exclamations, les remerciements et la confusion se mélangeaient.

Madame Vidal ne sachant plus comment remercier Sylviane, s’était jetée à son cou et sanglotait sur son épaule.

Vidal s’entretenait avec Luc et ne tarissait pas d’éloges sur la jeune fille.

Les deux jeunes gens repartirent comblés de bénédictions et de souhaits de bonheur.

Luc avait mis à la disposition de la petite famille une automobile pour le voyage et le départ ne tarda pas.

Les jours qui suivirent passèrent rapidement.

Sylviane reçut la visite d’Annette toujours gaie et charmante qui lui narra ses démarches au sujet de l’appartement à trouver. Elle en avait déniché un au prix de ruses sans nom, et elle félicita Sylviane de posséder, pour l’avenir, un petit hôtel avenue du Bois.

L’avant-veille de son mariage, Sylviane alla voir Madame Bullot :

— Vous voyez… ma mignonne… votre existence se réalise… Vous vous souvenez de votre venue chez moi… au printemps dernier ?… Vous étiez mélancolique… incertaine de votre destinée… et aujourd’hui tout est fixé avec le maximum de chances… Luc est charmant et vous allez devenir ma nièce par affections…

— J’en suis touchée… chère tante… murmura Sylviane.

— Ah ! si on avait un peu plus de philosophie… comme l’humanité s’agiterait moins… Tout vient à son heure… il s’agit seulement d’avoir confiance en Dieu… Votre travail a été récompensé… et par lui aussi vous avez pu créer des heureux… car j’ai appris votre renoncement en faveur de braves gens… et je vous en félicite avec une émotion sincère…

— Je suis trop complimentée pour une action à laquelle j’ai été presque forcée… interrompit Sylviane… Elle m’a semblé nécessaire pour dédommager Luc…

— Vous avez fait ainsi plusieurs heureux !… Savez-vous que j’ai revu Roger de Blave ?… Il va rentrer à la Trappe incessamment.

— C’était bien le moment qu’il avait fixé…

— Il vivait déjà comme un saint… Je vais vous avouer une chose : sa demande en mariage vous concernant n’était qu’un jeu… pour contenter votre fierté en face de Luc et de votre conscience. Il vous avait devinée… et ce subterfuge a porté ses fruits…

— Mais si j’avais accepté Jean de Blave ?… s’écria Sylviane.

— Il vous aurait épousée… bien heureux, voilà tout… Mais Roger voyait clair… Il a voulu prouver à Luc que vous ne teniez nullement à la fortune et que vous pouviez vous marier plus avantageusement… L’idée était splendide…

— Comme je l’en remercie ! murmura Sylviane.

— Il vous a protégée et continue à prier pour vous… J’ai reçu un mot charmant des deux rivaux : Oreste et Pylade comme les appelle Annette. Ils sont à Paris… retour de voyage nuptial et voudraient me présenter leurs femmes… Je m’imagine aussi qu’ils sont là pour assister à votre messe de mariage…

— Je les reverrai avec plaisir… dit Sylviane amusée… ils étaient bien originaux… mais ils se sont montrés bien perspicaces… C’est grâce à eux, en somme, que j’ai le bonheur d’avoir retrouvé Luc…

— C’est vrai…

Jamais mariée ne fut plus exquisement belle que Sylviane Foubry.

Le colonel rayonnait, et Madame Foubry, bien qu’heureuse du mariage de sa fille, paraissait fort émue.

Le comble de la satisfaction pour une mère est de trouver un gendre, mais son désespoir est de lui donner sa fille.

À l’issue de la cérémonie défilèrent tous les amis et parmi eux Louis Dormont et Francis Balor.

Pendant qu’ils attendaient leur tour, pour saluer les mariés, ils parlaient malgré la solennité du lieu, s’adressant à leurs femmes :

— C’est pourtant grâce à nous qu’ils sont ici aujourd’hui… disait Louis.

— C’est pourtant vrai… appuya Francis… Luc Saint-Wiff errait comme une âme en peine… tandis que Sylviane Foubry se tourmentait en musique.

— Nous connaissons le refrain… intervint Madame Dormont.

Vous nous avez bercées avec renchérit Madame Balor.

— Mais ce que vous ignorez… reprit Louis… c’est qu’il n’aurait tenu qu’à nous pour épouser cette belle Sylviane Foubry que notre amitié a donnée à un autre…

— Comment cela ?… dirent ensemble les deux jeunes femmes interloquées.

— Elle nous trouvait bien… dit Francis en se rengorgeant.

— Mais nous n’avons pas voulu devenir rivaux, ajouta Louis.

— Puis… nous vous aimions…

— Tu sais… toi… mon ami… dit suavement la petite dame Dormont… tu m’expliqueras cette histoire clairement à la maison…

— Dis… mon cher… prononça gracieusement la timide Madame Balor… tu m’éclaireras au sujet de ce roman… il y aura peut-être là… matière à querelle.

Les deux amis se turent, en ayant trop dit dans leur insatiable vantardise.

Quand ils passèrent devant Sylviane, ils ne possédaient plus cette arrogante prétention, et leurs jeunes femmes qui n’étaient point sottes, leur insinuèrent :

— Madame Saint-Wiff est charmante… mais c’est une grande dame… elle vous a regardés tous deux de façon amicale… mais un peu protectrice… Vous avez pris l’allure de collégiens bien sages… près d’elle… Nous avons eu l’impression… Minette et moi… que nous pourrions profiter de cette attitude… et que sous vos aspects de maris indépendants… vous n’étiez que de braves garçons… faciles à mener…

Claudie qui avait parlé avec l’approbation de Minette se tut et celle-ci ajouta :

— Et nous vous mènerons fermement…

Cette vengeance lancée, les deux femmes se hâtèrent de n’en pas perdre le bénéfice et se commandèrent chacune un manteau de fourrure, objet de leur convoitise.

Marthe Fiel


FIN


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