Hirth et Cie, éditeurs (p. 88-106).

VI


Le lendemain, Roger de Blave arriva. Par égard pour sa mère, il ne perdit pas de temps pour aller présenter ses hommages à Madame Bullot.

C’était un homme plein de qualités. D’une nature affectueuse, il regrettait sa jeune femme, mais son âme s’élevait au-dessus des contingences terrestres et sans en parler, il visait un dessein : entrer dans un monastère.

Il jouissait donc du monde d’une manière toute désintéressée, comme un voyageur qui contemple du but qu’il a atteint, la vallée qui se déroule devant lui. On avait quelque peu deviné son intention, mais comme le temps passait sans qu’elle se réalisât, on s’imaginait que son idée avait varié.

Il présentait donc les apparences d’un inconsolable mais qui restait aimable et charmeur. Il semblait prodiguer son sourire et lui seul savait que toute cette grâce était une sorte de chant du cygne.

Bien des jeunes filles s’avouaient émues de ce cas exceptionnel, d’autant plus que Roger de Blave possédait une physionomie capable d’attirer l’attention.

Mince, élégant, une démarche souple, des traits réguliers avec des yeux profonds sous des cheveux blonds, il forçait les regards, mais ne les apercevait pas.

Il négligeait volontiers les réunions et se contentait des vieux amis de sa famille.

Il fut heureux de retrouver Madame Bullot.

— Alors… chère Madame… nous voici compagnons de régime…

— J’en suis charmée pour moi… mais je le regrette pour vous…

— Ne vous alarmez pas… c’est une simple manière pour moi de passer le temps.

Roger de Blave souriait en disant ces mots ce qui convainquit sa vieille amie que le traitement ne devait pas être d’une sévérité extrême.

Elle regardait le jeune homme et le trouvait mieux encore.

Madame Bullot se disait qu’il était évident que des âmes délicates et aimantes fussent attirées par l’émanation quelque peu tragique qui entourait cet inconsolé.

Elle s’étonnait même de le savoir encore veuf. Des lieux communs furent échangés entre eux, et il y avait à peu près un quart d’heure que la conversation était engagée que Sylviane entra.

Elle eut une légère exclamation en voyant plus tôt qu’elle ne l’attendait le visiteur annoncé. Elle s’avança les mains tendues, vers le jeune homme. Il lui était sympathique par son malheur et par son caractère. C’était un homme sérieux qui en imposait, et Sylviane appréciait cette correction grave que ne déparaient pas des manières enjouées par moments.

— Vous voici des nôtres… dit-elle.

— Je ne m’attendais pas à vous trouver ici… répondit Roger, réellement étonné.

Les deux jeunes gens remuèrent des souvenirs communs. Il y avait deux ans que Sylviane n’avait revu M. de Blave, et elle trouvait comme Madame Bullot que le désespoir du jeune veuf n’avait pas ce cachet excessif dont on parlait.

Il évoqua sa femme qui avait été une amie de la jeune fille et il fit entrevoir, délicatement, tout le bien que Madame de Blave pensait d’elle.

Ces compliments déconcertèrent Sylviane qui parut ennuyée alors que Madame Bullot pensait à part soi : Tiens… ce beau Roger me semble bien dégagé… ce serait une catastrophe s’il s’éprenait de Sylviane… à moins que cela n’engageât Luc à précipiter les choses…

Roger resta quelques instants pensif, scrutant la physionomie de Sylviane, et il fut pleinement convaincu que sa courtoisie discrète déplaisait intimement à mademoiselle Foubry, et quand il reprit l’entretien ce fut sur des sujets impersonnels.

Alors qu’ils se trouvaient dans le feu d’une discussion sur la musique, Luc entra.

Il eut un tressaillement quand il aperçut Roger de Blave qu’il ne connaissait pas. Les présentations furent faites et les deux hommes échangèrent quelques mots.

À dire vrai, Luc ne se montrait nullement enchanté de la sympathie qui semblait lier le nouveau venu à la jeune fille qu’il aimait. Il aurait voulu que l’existence de Sylviane commençât au moment où il s’était épris d’elle.

Ces souvenirs évoqués, ces connaissances en commun l’exaspéraient et il trouvait stupide de ne pouvoir rien rappeler avec Sylviane que cette comédie malencontreuse où il jouait un rôle si ingrat, tourné à son désavantage.

Il examinait Roger et n’était pas sans s’apercevoir des regards qu’il jetait sur mademoiselle Foubry.

Madame Bullot qui laissait parler les trois jeunes gens n’en avait que plus de temps pour observer les visages, et le résultat de ses constatations n’était pas fameux.

Le front soucieux de Luc, les yeux pénétrants de Roger, et l’effort de Sylviane pour ne marquer nulle différence entre les deux hommes, ne lui présageaient rien de bon.

Elle estimait que Vichy devenait une arène trop fréquentée et elle regrettait d’y être venue.

Elle craignait une responsabilité dans les événements futurs.

Les jours qui suivirent parurent démentir cette appréhension.

Roger de Blave se mêlait peu au groupe. On l’entrevoyait de temps à autre, et Annette franche, qui n’attendait jamais qu’on lui demandât sa façon de penser, dit :

— Notre beau veuf est décidément fidèle et inconsolable. Depuis trois jours qu’il est ici, il est resté avec nous, une demi-heure en tout.

Luc rayonnait en entendant ces mots.

Quant à Balor et Dormont, ils trouvaient suprêmement élégante la tournure de de Blave et copiaient de leur mieux sa manière de tenir une canne ou de saluer.

Le quatrième jour après l’arrivée de Roger de Blave, les circonstances changèrent brusquement.

Le jeune veuf fut heurté par une automobile, fut renversé et se cassa la jambe.

C’est encore un accident sympathique parce qu’il est relativement nouveau. Chacun plaignit affreusement le jeune homme dont l’auréole de mari fidèle rehaussait la notoriété.

On s’empressa. Tout ce que Vichy possédait de personnalités mondaines défila à son hôtel pour demander de ses nouvelles. On admirait l’indulgence du blessé qui ne voulait pas inquiéter le chauffeur cause du méfait.

On exaltait son amour filial qui résistait à ce que l’on prévînt sa mère et on le félicita de son courage à supporter ses souffrances. Elles n’étaient pas dures, heureusement, sa cassure étant des moins graves.

Au bout de deux jours, cette effervescence se calma, et Roger de Blave se trouva seul dans sa chambre de malade avec ses intimes, c’est-à-dire deux ou trois vieux ménages, amis de sa mère, et Madame Bullot avec les Foubry.

Le colonel venait faire des parties d’échecs avec Roger, mais on ne peut concentrer sa pensée toute une journée sur un échiquier et il y eut des moments de loisir où la jeunesse reprenait ses droits, et ces droits c’était la gaîté et la vue d’un peu de mouvement.

Roger demanda à Madame Bullot de lui amener le groupe en masse ou isolément et bientôt sa chambre devint le centre.

On y passait en courant, ou on s’y reposait.

Sylviane entrait, Annette arrivait, racontant les derniers potins pour amuser Roger.

Les Dormont et Balor se montraient aussi, empressés et inséparables. Des fillettes et des garçonnets y venaient faire une courte pause.

Seul Luc semblait réfractaire à ce courant de sympathie qui affluait vers le veuf.

Sylviane le trouvait froid et parfois soucieux.

Luc souffrait. Il voyait clairement que Roger de Blave admirait Sylviane et, de ce sentiment à l’amour, il pensait qu’il n’y avait pas grand chemin.

Roger, n’avait rien contre lui. On ne pouvait le taxer de méfiant.

Le pauvre Luc se voyait abandonné et le bel espoir que lui avait insufflé Annette s’éteignait un peu à chaque heure de réflexion.

Roger était beau, il était bon, riche, élégant et il devenait doublement intéressant, par son malheur passé et par son accident présent.

Luc s’écartait ulcéré, persuadé qu’il ne pouvait lutter contre tant de choses.

Sylviane ne variait cependant pas avec lui, mais elle ne pouvait constamment se dérober aux invitations amicales de Roger, qu’elle connaissait de longue date et dont la séquestration excitait un peu de pitié ou tout au moins une espèce de charité courtoise.

Madame Foubry d’ailleurs, ne tarissait pas d’éloges sur Roger. Naturellement, son cœur de mère avait jugé que la situation s’arrangeait pour sa fille et que ce dernier arrivé allait remporter la bonne victoire.

Elle ne négligeait aucune occasion d’en entretenir Sylviane et de dire :

— Ma petite enfant, tu as refusé Luc, et Roger ne te déplaît pas, pourquoi hésiterais-tu s’il demandait ta main ?

— Je crois que Luc m’aime profondément.

— Tu aurais dû l’accepter d’emblée, maintenant la situation est inextricable. Ne pense plus à lui, ma chérie, oublie ces circonstances.

Sylviane ne pouvait répondre, Luc possédait son cœur et elle ne pouvait changer ainsi de sentiment.

Elle souffrait de l’éloignement qu’affectait le jeune homme et ne pouvait comprendre à quel mobile il obéissait, jugeant que les quelques visites qu’elle accordait à Roger ne suffisaient pas à lui porter ombrage. Puis, se trouvant sans reproches, elle estimait en toute loyauté, que les autres devaient faire de même. De plus, elle ne partageait pas l’espoir de sa mère. Elle ne niait pas que Roger ne la trouvât belle ; il obéissait tout simplement, selon elle, au même attrait que bien des hommes subissaient, mais elle ne croyait pas qu’il remplacerait sa femme.

C’est pourquoi elle estimait d’autant moins compromettantes les attentions qu’elle avait pour le malade. Elle se sentait attirée vers lui, justement par cette conformité de situations : il pleurait une femme qu’il n’avait plus, et elle pleurait un fiancé qu’elle n’avait pas encore. Tous deux ressentaient une mélancolie provenant de leur cœur et cela les rapprochait, du moins Sylviane le considérait comme un frère à qui elle aurait pu confier son chagrin.

Mais aucune confidence ne jaillissait de ses lèvres. Elle se contentait de les penser, restant souvent rêveuse auprès de la chaise-longue du jeune homme, n’éprouvant pas le besoin de se dépenser en frais mondains.

Lui, la contemplait en devinant peu à peu son secret, avec cette prescience qu’ont souvent les malades, dont l’action se trouve entravée au profit de la pensée.

Il voyait que la jeune fille était d’une nature rare avec des scrupules d’une délicatesse extrême.

Il savait maintenant qu’elle aimait Luc et se demandait pourquoi ce dernier ne sollicitait pas sa main.

Il ne comprenait pas pourquoi toutes ces personnes ne s’expliquaient pas franchement. Mais ne recevant nul mot révélateur de son entourage, il ne pouvait guère les provoquer. Cependant cette belle jeune fille mélancolique lui faisait peine.

S’il avait été dans les idées ordinaires, il se serait peut-être avancé, mais Roger de Blave était l’homme d’un seul amour, et sa femme n’existant plus, il voulait se consacrer à Dieu, en entrant dans les ordres.

Cependant, il pressentait qu’il fallait tenter un coup un peu rude pour mettre tout au point parmi ces personnages muets, dont les yeux recélaient tant de choses inavouées.

Sylviane était triste, Luc Saint-Wiff prenait des airs furieux, et leurs amis proches subissaient leur manière d’être.

Or, Roger possédait un cousin qu’il aimait profondément. C’était un garçon sérieux, accaparé par les sciences. Il désirait se marier, mais n’ayant ni le goût, ni le temps de fréquenter dans le monde, il avait dit, un jour, mi-sérieux, mi-badin à Roger :

— Je te donne plein pouvoir pour me trouver une femme, tu sais ce que je veux, et ce que je suis ; tu sais aussi que je suis riche, mais peu mondain, arrange-toi donc pour que ma femme future me fasse honneur, sans me traîner dans les salons tous les soirs.

Roger de Blave songeait à ce cousin : Jean de Blave. Il allait donc demander la main de Sylviane pour lui, et sûrement cela donnerait un résultat qui rendrait la situation plus nette.

Sylviane ne se doutait guère du projet qui s’élaborait dans le cerveau de Roger.

Elle pensait sans cesse à Luc, si distant maintenant depuis qu’elle rendait visite à ce blessé, chez qui elle espérait le rencontrer. Elle avait même compté sur la perspicacité de l’immobilité pour pénétrer leur cas et l’arranger, en quoi elle ne se trompait pas.

Madame Bullot et Annette voyaient avec chagrin le désespoir de Luc. La bonne Annette qui avait une préférence pour lui ne savait comment détourner l’orage qui le menaçait, s’imaginant que son silence lassait Sylviane.

Elle parlait souvent de ces choses avec Madame Bullot. Cette dernière trouvait ces complications fort embarrassantes et elle ne se sentait pas la puissance de les aplanir.

Une désillusion lui venait : elle croyait la vieillesse à l’abri de toutes ces tempêtes et avait cru à son indifférence pour tout ce qui touchait le cœur des autres, et voici qu’elle était prise dans un tourbillon inextricable.

Elle allait aussi voir Roger, bien que marchant peu. Un matin, en entrant chez lui, elle le trouva seul, par hasard :

— Comment, on vous abandonne ?

— Oh ! j’ai des heures solitaires, chère Madame, le matin, par exemple, je ne reçois qu’à partir de onze heures, et j’allais justement envoyer chez vous pour vous prier de venir. Vous avez devancé mon désir.

— Vous aviez donc besoin de me voir ?

— Grand besoin.

— Allons, confessez-vous, vous avez l’air d’un diplomate en ce moment, qui a trouvé une bonne solution.

— Comment, vous devinez ?

— Je ne devine rien du tout. Je suis simplement prête à vous écouter. Attendez que je prenne ce tabouret sous mes pieds ; là, j’y suis.

— Tous ces préparatifs sont bien importants pour la brièveté de mon discours.

— Tant pis, vous le prolongerez, parce que je me sens fort bien près de vous.

— Vous êtes restée gaie !

— C’est un beau reste.

— Pleine d’esprit.

— J’en emprunte beaucoup, et je le rends quelquefois, pas souvent. À mon âge, il paraît que l’on peut être avare, mais parlons sérieusement. Commencez votre discours.

— Je le prépare, Madame ; je demande pour mon cousin, Jean de Blave, la main de mademoiselle Foubry.

— Ah ! c’est une excellente idée, et alors ?

— Et, puisque vous êtes sa grande amie, ne pourriez-vous pas lui demander si elle l’accepterait pour mari, avant qu’il tente sa démarche officielle près des parents ?

— Vous êtes vraiment un fin diplomate, cher Roger ; vous avez deviné tous nos embarras. Jean de Blave la connaît notre Sylviane ?

— Mais oui, il l’a aperçue une ou deux fois.

— Cela suffit évidemment pour se lier pour la vie ! vous comprenez, il faut justifier une semblable requête.

— Vous êtes une ironiste, chère Madame.

— En surface, au fond je suis émue de votre pensée.

— Il faut qu’elle réussisse surtout. Souhaitons que l’amour-propre, le respect humain n’aient pas une partie trop forte dans cette affaire. N’oubliez pas surtout de spécifier que mon cousin est fort riche, beau, futur membre de l’institut.

— Nous dirons tout.

— Il faut que mademoiselle Foubry ait une belle revanche.

— Et si elle s’y laissait prendre ? si elle consentait à l’épouser ?

— J’en doute, chère Madame, elle ne m’a pas l’air d’avoir un cœur qui se disperse.

— Quel psychologue ! Mais si Luc Saint-Wiff se désespérait, et abandonne la place ?

— Oh ! Madame, quand on aime profondément une jeune fille pour ses belles qualités d’âme, on a confiance.

— Hum ! hum ! c’est un cheval emballé que mon neveu. Il va peut-être jouer au chevaleresque ; enfin il y aura moyen de le rattraper. Votre intervention deviendra peut-être une magicienne.

— Il faut essayer de faire des heureux, chère Madame, à quoi serviraient des gens comme vous, comme moi ? Il ne s’agit pas seulement de contempler les autres, mais de les entr’aider.

— Cher Roger ! quelle générosité vous avez !

— Mais non, vous savez que je suis fort détaché de tout, c’est le hasard qui me permet d’essayer d’être bon. En automne, je me soustrairai au monde.

— C’est donc vrai, ce qu’on dit ?

— Parfaitement vrai, je serai Trappiste sous peu.

— Sans regret, cher enfant ?

— Des regrets ! quand on se consacre à Dieu ! mais mon sort sera parmi les plus enviables. J’échappe à toutes les mesquineries terrestres ; je vivrai dans la plus grande sécurité de cœur et d’âme.

— Comme vous avez raison, quelle douceur que la fin dans un couvent.

Madame Bullot soupira. Mais son esprit gai ne s’appesantit pas longtemps sur cette perspective.

Elle quitta Roger, en proie à une perplexité assez grande. La mission qu’elle avait acceptée la gênait beaucoup, car il lui semblait qu’elle trahissait son neveu. Cependant, le moyen était tentant.

Elle était donc résolue à donner connaissance à la jeune fille de cette proposition de mariage, le plus rapidement qu’elle pourrait.

« La seule qui serait vraiment heureuse dans cette affaire, pensait la vieille dame, serait Madame Foubry ; quant à la pauvre Sylviane, elle est menacée de rester entre deux soupirants. »

Pendant que Madame Bullot se débattait entre ces agitations, Dormont et Balor promenaient leur mélancolie en dehors de la ville. Quand ils se sentirent las, ils s’assirent à l’ombre d’une haie, dans la campagne. Et le hasard, ironique une fois de plus, voulut que Luc soit invisible pour eux de l’autre côté de cette haie, et qu’il entendit leur conversation, sans avoir le courage de les interrompre.

— Mon cher Louis, dit Francis, Vichy devient mauvais pour nous.

— Il me semble.

— Soyons francs, sans quoi l’amitié qui commençait si bien entre nous, pourrait subir quelque dommage, et ce serait inutile.

— Je ne demande pas mieux. Avouons donc que nous sommes venus ici sans arrière-pensée, et que j’étais décidé à épouser ta sœur.

— Comme moi ta cousine.

— Avouons aussi que c’était sensé, mais nous avons rencontré mademoiselle Foubry.

Ici, Francis poussa une exclamation qui ressemblait à un soupir et répéta en écho :

— Nous avons rencontré mademoiselle Foubry.

— Alors, poursuivit Louis, nous avons eu le même but, qui a failli nous brouiller : être l’élu de cette beauté.

— Malheureusement, nous n’avons été nullement appréciés malgré nos qualités.

— Heureusement ! veux-tu dire, sans quoi notre rivalité eût été terrible ! aimer la même femme et l’un de nous, son mari !

— C’est vrai, il vaut mieux être égaux dans notre infortune.

— Crois-tu que ce soit une infortune ?

— Une déception est toujours douloureuse au moment où on la subit.

— Enfin, nous n’avons plus rien à espérer, le fait est là ; mademoiselle Foubry ne nous a jamais encouragés, et, elle en aime un autre.

— Hélas !

— Sois raisonnable, tu vois mon courage : imite-le !

— Tu as peut-être moins de cœur que moi, dit Francis.

— Je suis sûr d’en avoir autant, et quand je suis obligé de faire tuer un de mes lapins, j’ai le cauchemar trois nuits durant ; cela te renseigne sur l’homme que je suis.

— Tu as été à la guerre, pourtant !

— Eh ! oui, mais ce n’est pas la même chose ; à la guerre on sait que ce sont des ennemis, tandis qu’un lapin, mon cher, un gentil petit lapin, c’est affreux d’expédier un animal semblable dans le néant.

— Tu vas aussi à la chasse.

— Et comment !! mais là, on se dit : ce sont des ennemis, pan ! pan !

— Le cœur de l’homme est une énigme soupira Francis.

— Et du cœur de la femme, qu’en diras-tu ?

— Oh ! celui-là ! on en fait vite le tour, parce qu’il n’existe pas !

— Tu crois ?

— C’est sûr.

— Alors, ta sœur est un roc ?

— J’excepte ma sœur et ta cousine.

— Tu me rassures.

— Mais vois mademoiselle Foubry, elle est belle, elle est intelligente, et qui va-t-elle épouser ? un boiteux, sans doute, et nous étions si bien.

— Si bien, répéta l’écho.

De l’autre côté de la haie, Luc s’évanouissait presque de stupeur. Que voulaient dire ces paroles ?

— Tu penses qu’il restera boiteux ?

— Le contraire m’étonnerait.

— Alors, elle aurait mieux fait d’épouser Saint-Wiff, il a dû se mettre sur les rangs.

— L’un de nous lui aurait tout aussi bien convenu.

— Oui, certainement, mais sans doute Roger de Blave a parlé le premier. Il avait plus de temps, et il ne se promène pas avec Annette Logral.

— Tu crois qu’elle est fiancée avec de Blave, vraiment ?

— J’en suis certain.

— Il est bien, il a de l’allure.

— Peuh ! nous le valons !

— C’est entendu, mais nous pouvons lui laisser ses qualités.

Luc Saint-Wiff parvint à se lever. Il éprouvait le besoin de parler, de se donner du mouvement. Il étouffait et voulait se persuader qu’il rêvait et qu’il était impossible que Sylviane, qui semblait l’aimer, se fût fiancée ainsi subitement.

— Bonjour messieurs !

Louis et Francis levèrent la tête. Ils aperçurent par-dessus la haie le visage blême de Luc et ils furent surpris de l’expression de douleur qui s’y lisait.

Ils se regardèrent et se comprirent : Luc venait d’être puni de son indiscrétion en apprenant les fiançailles de Sylviane Foubry.

— Messieurs, j’ai entendu par hasard quelques mots de votre conversation, je somnolais à l’ombre de cette haie, je suis un peu souffrant.

Les deux jeunes gens n’eurent pas la cruauté de blâmer l’écouteur. Ils lui dirent spontanément :

— Voulez-vous que nous vous cherchions une voiture ? vous paraissez très mal à l’aise.

— Non, non, se défendait Luc, cela va mieux.

La couleur revenait à son visage et l’énergie dans son âme. Il se demandait maintenant pourquoi il s’était montré aux deux amis. Il le regrettait ne voulant pas leur parler de Sylviane.

— Vous êtes mieux ?

— Tout à fait bien.

Le malaise se dissipait. Les trois jeunes gens se dirigèrent vers la ville et se séparèrent.

Quand Luc les eut quittés, Francis dit :

— T’attendais-tu à cela ?

— Il l’aime profondément.

— Il est plus malheureux que nous.

— Le pauvre garçon.

— J’ai cru qu’il aurait une syncope.

— Et mademoiselle Foubry aurait eu deux malades à soigner.

— Il souffrait bien.

— Nous sommes plus forts.

— Notre amour était peut-être en surface.

— Tu l’as dit : le cœur de l’homme est une énigme.

— Que va faire Saint-Wiff ?

— Il faut encore que nous restions un peu.

— C’est nécessaire, peut-être aura-t-on besoin de nous comme témoins.

— On ne provoque pas un blessé !

— C’est fameux pour lui, qu’il soit impotent, le beau fiancé.

— Entre nous, ce n’est pas extrêmement folâtre d’être trop belle. Cette jeune fille ne demanderait pas mieux, j’en suis certain d’être tranquille, en face de son pot au feu, à tricoter des brassières.

Pendant que Dormont et Balor discouraient à perte de vue sur les événements, Luc s’acheminait vers l’hôtel de Madame Bullot comme un fou.

Il contenait avec peine ses pensées. Il ne savait plus trop comment les coordonner et les mots de trahison, lâcheté, ambition, sautaient dans son cerveau et il en ressentait un malaise abominable.

— Ma tante, ma tante !

— Qu’y a-t-il donc, mon neveu ?

— Vous savez la nouvelle ?

— Eh ! non, parle vite, ton visage m’épouvante.

— Sylviane est fiancée.

— Eh ! mon Dieu. On ne m’a rien annoncé.

— Elle n’a pas osé sans doute, parce que je suis votre neveu, et qu’elle m’a refusé. Vous vous doutez avec qui elle est fiancée ?

— Pas du tout.

— Mais avec Roger de Blave !

— Tu es fou ! Il ne songe nullement à se marier.

— On dit cela ! Moi, ne l’ai-je pas répété ? il m’a suffi de voir Mademoiselle Foubry pour changer d’avis.

— Roger ne pense pas à se marier, mais naturellement les bonnes langues ont marché.

— Il n’y a pas de feu sans fumée, ma tante.

— Tu divagues, mon neveu ; il n’y a pas de fumée sans feu, dit-on.

— Je ne sais plus où j’en suis.

— Sois calme. Je vais te confier un secret. Roger de Blave entrera à la Trappe.

— Oh ! c’est vrai ? Il vous l’a certifié ? C’est sûr ? Quel soulagement c’est pour moi !

— Mais, il y a un mais, il m’a chargée de transmettre à Sylviane une demande pour son cousin.

— Et vous le ferez ?

— J’y suis forcée. Sylviane statuera.

— Il vaut mieux que je disparaisse !

— Ne dis pas de folies, Luc !

— Quelle idée ai-je eu de revenir en France, ce printemps ! Je voyageais avec la paix, et c’en est fini de la tranquillité de mes jours !

— C’est ce qu’on appelle le destin.

— Ma tante, je vais partir ce soir, je ne puis plus supporter cette atmosphère. Vous aurez la bonté de m’écrire les événements.

Madame Bullot constatant l’exaltation de Luc, crut plus sage de l’encourager dans cette décision et elle répondit :

— Je crois que c’est plus prudent, mon enfant.

— Naturellement, reprit Luc, aimant parler de sa douleur, Sylviane accueillera favorablement ce prétendant. Il est plus riche que moi.

— Je t’arrête. Sylviane n’est pas une femme d’argent.

— Non, mais cela compte tout de même. Il est plus beau, il a un nom.

— Allons, ne te torture pas.

— Vous avez raison.

Luc Saint-Wiff s’en fut à son hôtel et une heure après, il reprenait le train pour Paris.

Durant ce temps, Madame Bullot recevait Sylviane, La jeune fille semblait mélancolique et elle arriva un peu anxieuse d’être appelée par sa vieille amie, en des termes pressants.

Madame Bullot se disait que Sylviane aurait un visage beaucoup plus soucieux encore, si elle savait la fausse nouvelle qui se répandait sur son compte.

— Eh ! bien, Sylviane, vous paraissez songeuse.

— Je craignais de vous trouver souffrante.

— C’est assez d’un malade dans notre entourage, je n’ai pas l’esprit d’imitation. Si je vous ai priée de passer chez moi, c’est que j’ai une communication à vous faire.

La jeune fille pâlit. Elle crut qu’il s’agissait de Luc et elle attendit, anxieuse.

— J’ai l’honneur de solliciter votre main pour Jean de Blave, le cousin de Roger, vous savez ce beau garçon, riche à faire peur, qui se bat avec les mathématiques.

Si Madame Bullot avait commencé sa phrase avec solennité, son humour avait vite repris le dessus, et elle la terminait en souriant.

— Il veut m’épouser, moi ? C’est donc pour cela que Roger de Blave est venu ici ?

— Peut-être.

— Vous êtes contente ? murmura la vieille dame avec regret, en voyant la transformation qui s’opérait dans les traits de sa jeune amie.

À sa grande surprise, Sylviane répliqua :

— Non, madame.

— Alors, pourquoi cet air heureux ?

— Parce que je suis ravie qu’un homme charmant et bien posé m’ait demandée sans me connaître davantage.

Madame Bullot commençait à respirer mieux.

— Vous allez comprendre, chère Madame. Ma fierté, peut-être exagérée, a été offensée. J’oublie cet incident aujourd’hui, en vous disant que je refuse Jean de Blave, parti inespéré, parce que, j’aime Luc Saint-Wiff.

— Oh ! s’écria Madame Bullot radieuse, et il est parti !

— Parti ! s’exclama Sylviane, où cela ?

— Je ne sais pas, parti comme un fou, parce qu’on faisait courir le bruit de vos fiançailles avec Roger.

— Seigneur ! murmura Sylviane ; s’il ne revenait jamais plus !

Elle se renversa sur le fauteuil qu’elle occupait et ferma les yeux, privée de sentiment.

À cet instant, Annette entra :

— Vite, mon enfant, Sylviane est à moitié morte !

Annette courut à la jeune fille qui rouvrait les yeux et qui balbutia :

— Ce n’est rien, je vais bien, j’ai été étourdie tout simplement. Vous ne savez pas où est parti Luc ?

— Mais si, mais si, je dois lui écrire.

Madame Bullot se mordit les lèvres parce qu’elle songea soudain que son neveu ne lui avait pas laissé d’adresse !

Ce détail stupide la décontenança.

Alors que Sylviane reprenait pleinement possession de soi et qu’elle était heureuse d’avouer son amour, qui paraîtrait aujourd’hui plus désintéressé parce qu’elle refusait un parti plus brillant, Madame Bullot se demandait où retrouver Luc pour lui annoncer ce bonheur qu’il n’espérait plus.

La vieille dame se domina et dit avec assez de gaîté à Annette :

— Tout s’arrange. Cette chère Sylviane vient de me confier sa tendresse pour Luc, et j’en suis heureuse pour lui.

Sans en entendre davantage, Annette comprit et embrassant Sylviane, elle lui dit :

— Quelle joie aura Monsieur Saint-Wiff, si vous saviez combien il vous aime.

Émue, Sylviane écouta les choses charmantes qu’Annette lui révéla.

Madame Bullot écoutait les deux jeunes filles et une pensée constante l’assombrissait : Où vais-je retrouver Luc ? Pourvu qu’il ne se livre pas à quelque extrémité irréparable ! S’il repartait pour le Caucase ou l’Égypte, je n’ose y songer !

— Écrivez sans tarder à Luc, chère Madame, murmura Sylviane.

— Oui, ma chérie.

La pauvre femme ne savait comment s’évader de cette impasse.

— Il sera si heureux, renchérit Annette, qu’il ne faut pas le faire attendre un jour.

— Pas un jour, appuya Madame Bullot au supplice. Avouer que dans leur désarroi, ils ne s’étaient inquiétés ni l’un, ni l’autre du lieu où ils pourraient s’écrire, lui paraissait le comble de la stupidité et de l’étourderie.

— Savez-vous, disait Sylviane à Annette, que j’ai été jalouse de vous ?

— Je m’en suis aperçue, mais je suis fiancée depuis longtemps.

— Oui, dit Madame Bullot, votre grand’mère m’a fait part de ce projet.

— Je vous adresse tous mes compliments, ajouta Sylviane encore plus radieuse.

— On devait encore taire ce secret de Polichinelle, lança Annette rieuse, mais les circonstances nous l’ont fait ébruiter plus tôt.

— Je vais aller trouver mon malade, pour lui annoncer le refus désinvolte dont vous accueillez la demande pour son cousin.

— Quel refus ? questionna curieusement Madame Foubry qui entrait.

— C’est vrai, votre chère Maman ne sait rien encore ; écoutez les nouvelles, chère Madame. Votre fille refuse un parti superbe : Jean de Blave.

— Comment, tu… tu refuses ? bégaya la pauvre mère stupéfaite.

— Oui maman.

— Et pourquoi, grand Dieu ! ce jeune homme est parfait si je me souviens, bien.

— Parce que j’aime Luc Saint-Wiff, et qu’il me sera permis devant cette dernière sollicitation de m’avancer près de lui.

— Ah ! bien, riposta sa mère, c’est différent. Luc est charmant et ton père en fait grand cas. Jean de Blave est fort bien aussi d’ailleurs, et je ne pensais pas que le jour était si proche, d’être embarrassée dans le choix d’un gendre.

— Sans compter nos inséparables Dormont et Balor qui n’attendaient qu’un signe pour se prononcer, plaisanta Annette avec gaîté.

— Ceux-là, je savais que leur procès était perdu d’avance, dit Madame Foubry, et je le regrettais pour mon amie Berthe, mais où est donc Luc ? Il devrait être ici.

— Il est parti, murmura Sylviane.

— Parti ?

L’étonnement immobilisait Madame Foubry. Elle écouta les explications que lui donna posément Madame Bullot et ne put que balbutier :

— C’est un comble ! au moment où il allait toucher le but, le pauvre garçon se sauve.

— Nous le retrouverons vite, dit Madame Bullot avec affabilité, mais sans conviction intérieure.

Les quatre amies s’entretinrent encore quelques instants, puis les dames Foubry s’en furent avertir le colonel de la décision de sa fille.

Madame Bullot resta seule avec Annette et lui dit d’un air désespéré et comique tout ensemble :

— Savez-vous, ma mignonne, qu’il m’arrive une histoire fameuse ! Luc a oublié de me donner son adresse, et je ne puis réunir ces deux amoureux-là !

— Oh ! s’exclama Annette.

Il est parti comme une huluberlu, et moi comme une tête de linotte, je l’ai laissé s’envoler, et nous en sommes là, Sylviane va se morfondre, et je n’ai pas osé lui dire ce qu’il en était.

— C’est fou, comme situation.

— C’est bien humain. Les malheureux s’agitent au lieu d’attendre tranquillement leur sort. Luc était dévoré de l’épouvante de savoir Sylviane liée à jamais, il a préféré fuir, et je l’y ai poussé !

— Il n’a pas été brave.

— Et il a été à la chasse au tigre !

— C’est bien complexe comme psychologie.

— Ne m’en parlez pas. Où écrire ?

— Où habite-t-il d’ordinaire à Paris ?

— À l’hôtel, mais lequel ? Je suis tout anéantie.

— Que faire, que faire ?

— Attendre !

— Encore ? Et s’il tombe malade de désespoir ?

— C’est ce qui pourrait arriver de mieux, parce que les gens malades vous appellent toujours.