Trois semaines d’herborisations en Corse/16
De Bastia à Corté. — 22 mai.
Le lendemain, 22 mai, nous quittions Bastia par le train de 5 heures 45 pour nous rendre à Corté, qui fut également une étape de l’excursion de la Société botanique en 1877.
Le mistral n’avait point cessé, mais le ciel était pur, néanmoins et le soleil éblouissant ; nous pûmes donc admirer à notre aise le beau pays que nous traversions. À l’est, bordée par la mer, la plaine uniforme et basse de Mariana, formée de riches alluvions, mais empestée par les miasmes paludéens, laisse voir au loin, comme des ombres perdues dans le bleu des eaux, les îles de Capraja, d’Elbe et de Monte-Christo ; à l’ouest s’élèvent des montagnes parsemées de villages, où les habitants de la côte émigrent à la saison malsaine.
Bientôt nous franchissons le Golo, la plus importante rivière de l’île, dont la vallée s’encaisse entre deux rangées de collines, et nous entrons dans une région nouvelle, la Castagniccia.
Comme son nom l’indique, c’est l’abondance de ses châtaigniers qui lui donne une physionomie spéciale. Le châtaignier couvre en effet les pentes de ses montagnes et s’étend dans la partie centrale de l’île jusqu’à la limite de la région moyenne dont il est ici l’espèce caractéristique.
Autant la Balagne, le cap Corse sont riants, autant la Castagniccia semble pauvre et désolée ; on n’y trouve plus les cultures vigoureuses de la vallée du Regino, mais des montagnes sauvages, des gorges tourmentées, de hauts pâturages, une nature plus âpre et plus saisissante.
Il s’écoulera encore bien des années avant que le botaniste ait pu explorer à fond cette région si variée et si curieuse, où les touristes se rendent de tous les points de l’Europe ; il faudrait en effet de longues et patientes études, une énergie constante et une vigueur à toute épreuve pour triompher de la difficulté des communications, des incommodités de la vie corse, des fatigues qu’imposent le séjour et les voyages dans un tel pays.
À partir de Ponte-Leccia, les hauts sommets de la grande chaine dessinent de mieux en mieux leurs arêtes taillées à pic, semblables à de gigantesques murailles ; comme dans un foudroiement prodigieux, de profondes échancrures, d’immenses sillons ont fendu de haut en bas, sur des centaines de mètres, les roches dénudées dont la broussaille, arrêtée à leur pied, a vainement tenté l’assaut. Pendant une grande partie de l’année la neige qui couvre les cimes forme un contraste singulier avec la végétation verdoyante des chaudes vallées et ajoute encore au pittoresque, à la grandeur du tableau.
Voici bientôt les crêtes du Niolo, région élevée où vit une population pastorale ; le massif du mont Cinto (2.710 mètres) le point culminant de l’île ; celui du Rotondo (2.675 mètres) et enfin, entre nous et ce dernier, au confluent du Tavignano et de la Restonica, la ville de Corté étagée sur un roc au sommet duquel se dresse la citadelle.