Trois pièces comiques (Doin)/III
Bastien, Jeune villageois 13 ans.
Lucas, Son frère 12 ans.
Denise, Leur sœur 9 ans.
Un ours.
Le théâtre représente une forêt, un arbre au milieu détaché.
Scène 1ère
Ami ! si tu fais bien
Et si tu veux m’en croire
Ne va pas, ne va pas Dans la forêt noire. |
bis |
(Il secoue Bastien.) Eh ! Eh ! Bastien ! grand paresseux, réveille-toi donc ? Voici le jour.
Oh ! oh ! oh ! c’est-y l’ours ?
Ah ben oui, l’ours, allons lève-toi, je crois que tu dors encore !
Ah ! c’est toi, Lucas !… Dieu que je faisais un beau rêve !
Oh ! je m’en doute bien, et que rêvais-tu donc ?
Écoute, frère, nous avions tué l’ours, nous étions dans une belle maison et de la fenêtre je me voyais passer en belle voiture.
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Pauvre Bastien, je vois que tu es dans les brouillards du Saint-Laurent ; en effet, c’était un beau rêve, mais l’ours n’est pas encore tué, c’est pourquoi je viens te trouver pour en parler. Tu sais comme moi que Mr. le Maire a promis cent piastres de prime à celui qui tuerait l’ours qui depuis quelque temps désole nos campagnes par les ravages qu’il y fait ?
Oui, et que de plus, Mr. le Préfet accorde le susdit ours aux chasseurs ; donc, nous avons formé le plan tous les deux de lui faire la chasse et si nous pouvons réussir nous serons à même de soulager notre bon vieux père et de nous procurer, à nous, un joli petit avenir.
Bien entendu, car, outre les cent piastres, nous aurons la peau, la chair, la graisse
Enfin, tout ! Oh ! quel bonheur, Lucas ! Quelle joie, quand nous aurons nos cent piastres, bien belles, bien luisantes, et que nous dirons à notre vieux père : Tenez, père, plus de peines pour vous, vous n’irez plus vous fatiguer à un travail au-dessus de vos forces, voilà de quoi vous faire vivre heureux ; et le pauvre père, rira, pleurera de joie ! Hein ! Lucas ?
Et nous, nous serons fiers, dimanche prochain, quand tous les garçons du village nous verront et qu’ils entendront dire : Tiens, vois-tu ? les vlà ? Bastien, Lucas, ce sont eux qui ont tué l’ours, c’est brave, ça ? Hein ?… à propos, sais-tu que pas plus tard qu’avant hier, on parlait de l’jours à la veillée chez la mère Mathieu ; vlà que j’dis : « Ma foi, j’crois bien que j’pourrais tuer l’ours aussi bien qu’un autre ; » l’grand Blaisot s’met à rire et à m’regarder de travers en disant aux autres : « A-t-on jamais vu un gamin pareil ?… Morveux, va !…comprends-tu ? Bastien, hein ? m’appeler morveux ?
Ah ! morbleu ! Il t’a appelé morveux ! Ah ! si j’avais été là j’lui aurais fait voir à ce grand rougeau, qu’cest pas du sang de carotte qui coule dans nos veines !
Sois tranquille, après notre chasse, je l’retrouverai et je saurai quoi lui dire ; en attendant je me moque de lui comme du Roi de Prusse.
Bravo ! Lucas, tu as raison !… mais dis-moi, ton fusil est-il bien en ordre ? est-il chargé ?
Oh ! oui, je t’en réponds, rien n’y manque et il est chargé d’une solide manière ; il y a dedans une prune que Mr. l’ours aura d’la peine à digérer.
Ah ! pardi, frère, je t’en livre autant ; car (en montrant son fusil) mon camarade possède trois belles cerises que compère l’ours ne trouvera pas trop sucrées !
Ah ! Ah ! Ah ! Vive la joie ! Je me vois déjà avec notre belle somme ! Dieu ! quel bonheur ! quel plaisir !
Écoute donc, Lucas, avant que nous allions définitivement à la rencontre de Mr. l’ours comment comptes-tu employer tout cet argent ?
Ma foi, je te dirai bien que je n’y avais pas encore pensé, alors, pendant que nous sommes là, arrangeons, dressons nos plans ; nous disons d’abord : cent piastres pour la prime, la peau nous la vendrons bien quinze piastres, la graisse et la chair trente piastres ; ça fait ?… compte Bastien.
Pardi, ça fait… ça fait… à ton compte, toi, Lucas, combien ?
C’est pas difficile, cent piastres et puis quinze piastres et puis trente… ça fait… ça fait… trouves-tu, toi, Bastien.
Mais, bien sûr que j’trouve… ça fait… ça fait….
Ça fait, ça fait, que tu ne le sais pas.
Comment j’le sais pas ? j’compte mieux que toi ?
Pas vrai !
C’est vrai !
Bastien !
Lucas !… Allons, allons, ne nous fâchons pas, tiens, mettons nous chacun de notre côté et comptons.
C’est ça, ça m’va.
Eh bien ! Bastien, as-tu trouvé ?
Oui, oui, il y a longtemps.
Et moi aussi… Eh ben, ça fait ?…
Ça fait juste cent quarante-cinq piastres.
C’est ça même. (À part) Du diable si jamais j’avais trouvé.
À présent qu’allons nous, faire de tout cet argent-là-hein ? Lucas ! Voyons, toi d’abord.
Moi… dame… moi… j’achèterais ou je ferais bâtir une jolie petite maison entourée de quelques beaux arpents de terre.
D’accord !… Ensuite ?
Ensuite… Eh bien… ensuite, un beau cheval et une belle voiture.
Bath ! Bath ! Mais tu rêves avec tes beaux chevaux et tes belles voitures, moi je ne suis pas de ton avis ; j’achèterais une charrue, une herse, des pioches, des fourches, des faulx…,
Bon ! marche, cours toujours.
Des poules, des canards, des oies, des…
Des éléphants !
Ah bien ! tiens, Lucas, tu plaisantes toujours, ma parole, tu es réellement un sans-sourcil.
Sans-sourcil ?… Oh ! tu te trompes Bastien ! j’en ai, Dieu merci, une belle paire !
Eh ben, alors, laisse-moi donc dire ?
Mais, petit frère, tu t’entortilles dans tout ce que tu dis.
Comment ?
Eh oui, avec tes charrues, tes herses et tout le reste, si tu n’as pas de chevaux, comment laboureras-tu ta terre, Monsieur le cultivateur ?
C’est ma foi vrai.
Et puis, le dimanche, riches comme nous serons, iras-tu à la messe à cheval sur un mouton ?
C’est encore vrai !
Eh ! alors, laisse-moi donc acheter un cheval et nous réussirons à tout ; parce que je suis avec toi pour le reste… Mais tu ne sais pas ?… nous ne sommes pas les seuls à faire des entreprises.
Que veux tu dire ?
Je veux dire que notre petite sœur Denise, s’est fourré dans sa petite tête de faire le commerce sur les œufs, le lait ; elle va, comme tu le sais, travailler dans différentes fermes ; là, on lui donne des œufs, ici du beurre…Tiens, je l’entendais ce matin faire son petit calcul, c’était risible ;… Je ferai ci… Je ferai ça.
Cette pauvre petite… Mais je crois que c’est elle que j’entends.
Par ma foi, oui, la voilà qui passe la barrière, regarde comme elle a l’air joyeux, son petit panier au bras et son potager à la main.
Scène 2ème
Ah ! bonjour, petits frères, bonjour, Bastien, bonjour, Lucas, vous voilà levés de bonne heure.
Eh ! oui, petite sœur, est-ce que tu ne devines pas pourquoi ?
Ah ! dame, si fait ! je le devine, c’est que vous voulez tuer ce gros vilain ours… Je vous ai entendu la nuit dernière, je ne dormais pas et vous faisiez vos plans de chasse, est-ce ça ?
Elle a deviné la petite… Et toi que veux-tu faire, Denise ?
Ah ! ben moi, c’est différent, je ne vais pas à la chasse, mais je vas vendre des œufs, du beurre, du lait.
Et que feras-tu de ton argent, petite sœur ?
Oh ! je ne suis pas en peine ; avec tout mon argent j’achèterai de beaux moutons, et avec leur laine, j’en ferai de beaux chaussons que je vendrai bien cher.
Et as-tu déjà un petit magot, Denise ?
Mais oui, j’ai déjà trois beaux écus tout neufs dans ma petite bourse.
Et aujourd’hui, tu vas encore vendre des œufs, du beurre, ça te fera de plus des beaux petits écus tout neufs, hein ?
Tu ris d’moi, Lucas ?
Bath ! bath ! laisse-le donc, tu sais bien qu’il n’aime qu’à rire !… Ce que tu fais est bien Denise et Dieu te bénira.
Merci, Bastien… Mais-dites moi, petits frères, êtes-vous bien assurés de réussir dans votre chasse.
Réussir ! Oh ! oui, crois le bien, tiens ! (il lui montre son fusil) tiens, regarde, ce camarade. Quand il va cracher à la figure de papa l’ours, il n’aura plus envie de renifler ni de venir dévorer les moutons dans les fermes !… D’ailleurs, mes bons amis, ne craignons rien, marchons à notre but et tant que nous serons sur le sol hospitalier, le beau Canada, nous ne périrons jamais !
Bravo ! Bravo ! Lucas ! J’aime à l’entendre parler ainsi ; oui, tu as raison, notre bon père est étranger, il est venu se fixer dans ce pays, la fortune ne lui a pas été favorable ; à nous de faire ce que nous pourrons. Mais, patience ! courage ! le bonheur n’est pas loin, à nous l’avenir !
Allons, je pars pour le village et aussitôt que j’aurai tout vendu, je reviendrai vous rejoindre, car il me tarde de vous revoir. Adieu Bastien, adieu Lucas, bonne chance, bonne chasse.
Scène 3ème.
Adieu, Denise…(Revenant) Pauvre petite sœur, comme elle a du courage !
Et nous donc, elle ne risque rien, elle, tandis que nous…
Comment, nous… Est-ce que la peur te prendrait par hasard, Lucas ?
Moi, peur ! Ah ben oui ; j’te dis ça, comme je dirais autre chose… peur !… Ah ! saperlotte ! Laisse venir l’ours et tu verras si je serai le dernier pour l’approcher.
Va, va, mon cher Lucas, je ne doute pas de ton courage, et tu peux compter que je ne te laisserai pas seul au moment du danger.
Mais, dis donc, sais-tu que l’ours tarde diablement à venir nous faire visite ?
Parbleu ! ce n’est pas difficile à deviner, il sait que nous sommes trop bien disposés à lui faire une réception honorable.
Oui, honorable, et surtout touchante.
Précisément !… Mais tiens, Lucas, si tu veux m’en croire, nous irons à sa rencontre ; hier, on l’a vu sur la lisière du bois près de la ferme du père Simon, et bien entendu que cette nuit il sera rentré sous bois ; ainsi je suis d’avis d’aller le dépister !… Qu’en dis-tu, petit frère !
J’en suis… mais regardons bien si nos fusils sont bien, afin qu’ils ne ratent pas (ils examinent leurs fusils). Tout est bien, es tu prêt ?
Oui, partons, en avant et du courage !
Oui ! Oui ! du courage !
Eh ! Lucas !
Eh ! Bastien !
Entends-tu ?
J’crois ben qu’j’entends.
C’est l’ours qui vient.
Ben sûr que c’est l’ours.
Eh bien ?
Eh bien ?
Il s’approche.
Oui, oui,… Voyons, Bastien, as-tu peur ?
Non ; et toi, Lucas ?
Ah ben !… Ah ben !… Dame… Non.
Attention !… Apprêtons nos armes, mets-toi devant moi, Lucas ?
Ben non… t’es pus grand, toi ?… mets toi devant moi.
Diable !… Diable !… Lucas !
Hein ?… Bastien !
Le vois-tu ?
Pas encore.
Lucas ! Lucas ! Je l’vois… Je l’vois… oh !
Où ça ?… Où ça ?
Tiens, tiens… regarde… dans l’fouré… là bas !
Oui,… oui… c’est lui !.. Oh ! quels yeux !
Dieu !… Quelle grosse tête !
Comme il est gros… mon Dieu !… mon Dieu ! Bastien.
Ne parle pas si fort, petit frère, du courage !
Mon courage s’en va !… Le v’là qu’il avance !
Ciel !… Ciel !… Que faire ?… J’tremble comme une feuille.
Moi, j’n’ai plus une goutte de sang dans les veines !…… Brrrrrrou !…
Que faire ?… où nous cacher ?… Le v’là ! Le v’là !
Bastien !… Bastien !… J’sais pus où aller… j’pers la tête.
Vite !… Vite… petit frère… grimpons à l’arbre, cachons-nous dans les branches.
C’est ça !… c’est ça… Vite à l’arbre !
Mon Dieu !… Il n’est plus temps !… Tiens, viens… petit frère !…
Mais viens donc, viens donc, Lucas, tu es perdu !
Je n’ai plus de jambes !… Le voilà !… c’est fait de moi !… (se ravisant) Ah !… on m’a dit qu’un ours ne touchait jamais un cadavre, faisons le mort (il se jette à genoux).
Mon Dieu ! prenez pitié d’un pauvre enfant ! sauvez moi !
(Il se courbe, reste immobile, l’ours entre sur le théâtre, le parcourt en grognant ; il fait le tour de l’arbre, enfin s’approche de Lucas, le tourne et retourne en hurlant ; après quelques instants il fait encore le tour du théâtre et sort.)
Eh ! Bastien.
Lucas !
Eh ben ! l’ours !
Eh ben ! Quoi ?… l’ours ?
Est-il parti !
Oui, il est déjà loin.
Ô mon Dieu ! Je vous remercie ! (Il se lève, Bastien est descendu.)
Mon bon frère !… (ils restent embrassés une seconde.)
Qu’est-ce que tu dis d’ça, mon pauvre Bastien ?
Dam’j’sais pas trop… Mais, à propos, qu’est-ce qu’il te disait donc à l’oreille quand il te retournait et le flairait de si près ?
Il m’a dit !… de ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
Et par ma foi le proverbe n’est pas faux ; nous ne sommes pas des chasseurs, mais deux pauvres enfants qui ont bâti…
des châteaux en Espagne.
Oui, encore un proverbe pour nous.
Mais j’entends pleurer là-bas… eh ! je ne me trompe pas, c’est la petite Denise.
C’est pourtant vrai, que lui est-il arrivé ?… allons au-devant d’elle.
Scène 6ème
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! (elle tient le coin de son tablier sur les yeux.)
Qu’as-tu donc, ma petite Denise ?
Ah ! Ah ! Ah ! Tout le long de la route, je faisais mille beaux projets pour réussir, et en arrivant au…village… j étais… si… contente… que… je… me suis mise à sauter ; le pied m’a manqué, je suis tombée !… et patatros !… mes œufs cassés… mon lait renversé !… ah ! ah ! ah !
Allons, il ne nous manquait plus qu’ça !
Adieu nos beaux projets !… adieu notre fortune !… Tout est perdu dans un seul jour !
Non, petit frère ! Non, petite sœur ! Tout n’est pas
perdu !… sèchons nos larmes ! Dieu a vu nos bonnes intentions ;
il est content de nous ; nous le prierons toujours avec ferveur ;
et, touché de nos prières, il les exaucera et nous bénira et nous
verrons bientôt devant nous se dérouler un avenir heureux !…
Mais, pour ce soir, si ces Messieurs et ces Dames veulent bien
nous encourager par leurs applaudissements, ce sera notre plus
douce récompense.
Pour les deux Chasseurs. | Pantalon gris de toile, collet rabattu, veste sans manches, petite veste à manches couleur verte ou bleu foncé, petit chapeau rond. |
Denise. | Jupon rouge avec trois rangs tavelle noire en bas, corsage bleu ciel avec garniture par devant en galon rouge (tavelle), les manches au coude, petit chapeau à ruban. |
(Nota.) | Pour l’ours faire une tête en carton couverte en pelleterie, et on peut se servir d’un capot de pelleterie ; il n’y a que pour les pattes de derrière qu’il faudra adopter aussi de la même pelleterie. |