Éditions du Rocher (p. 262-277).


XX


— Adieu bergère, adieu Gilles… Cela se chante, vous savez, dans l’Embarquement pour Cythère.

— Je ne connais pas celle-là, dit l’abbé Graslin qui était arrivé pour les adieux, à grands pas faisant claquer sa soutane. C’est pour baryton ?

— Pas adieu, au revoir, corrigeaient en même temps Annonciade et Robert.

Robert se pencha :

— Ne respirez pas trop l’air du plateau de Gagny. C’est mauvais pour les jeunes filles.

— Tu m’écriras dès ton arrivée, Anne ? demanda Antoinette sans paraître prendre garde aux paroles de Robert.

André, qui avait pris congé cérémonieusement, marquait son impatience par un froncement de sourcils. Mais personne ne se décidait à partir. Les amarres vivantes se tendaient douloureusement. Il fallait un brusque courage pour les trancher.

Et Moïse, qui s’en mêlait, allant et venant de l’un à l’autre avec l’inquiétude intuitive des bêtes… Annonciade laissait le petit chien à son amie, pour le temps qu’elle passerait à Gagny.

Bertrand, au volant de la Bugatti, héla en riant :

— Hé ! Toinon ! Qu’est-ce que tu dirais d’une course de trottinettes au Luxembourg, quand tu seras rentrée ? On va organiser ça, Suzon et moi.

— Entendu. Je m’inscris.

Ces deux-là, Bertrand et Suzon, débordaient de gaieté. Ils ne laissaient rien derrière eux. Les projets qu’ils agitaient ensemble depuis huit jours, ou plutôt que Bertrand formait pour deux (« Vous sortez quelquefois le soir ? On trouvera des trucs. Qu’est-ce que vous aimez mieux, le théâtre ou les boîtes de nuit ? Comment ! vous ne connaissez pas le Jockey ? Immédiatement je vous y emmène, immédiatement ! ») Ces projets tout pétris de lumière électrique, de reflets sur des trottoirs, d’alcools changeants dans la transparence des verres et d’une odeur de brouillard et de fête, happaient leur imagination, qui se retirait des plaisirs passés.

Suzon pensait que Bertrand viendrait quelquefois la chercher à la sortie de la Faculté, pour aller prendre le thé dans un de ces cubes de chaleur où ondulent des bruits de voix, des tintements de cuillères et les émanations sucrées des pâtisseries et des fards brillant d’un éclat gras. Elle se représentait le trajet en voiture par le pont Saint-Michel et le pont au Change, le miroitement boueux de l’hiver sur le pavé, les colonnes de lumière qui tremblent dans l’huile sombre de la Seine. Si souvent elle les avait contemplées, quand elle passait à pied, les semelles froides, ses livres sous le bras. Elle savait bien qu’elles tiendraient un jour leurs promesses. Le reflet des réverbères dans le fleuve jouait sa partie dans l’orchestration mêlée qui, un soir ou l’autre, conduirait l’alouette saoule dans les bras de Bertrand. Car le souvenir de certaine scène dont une route morvandelle avait été le théâtre, depuis longtemps ne la gênait plus. Transformé, adouci et magnifié par une rapide maturation, il la poussait, au contraire, vers un achèvement auquel il prêtait ses traits illusoires. Et Bertrand, qui n’avait fait aucun plan de campagne, qui pensait simplement qu’on allait bien s’amuser, se réjouissait cependant de l’agréable certitude qu’il entrevoyait au bout de ces amusements.

— Au revoir, ma vieille, dit Suzon en se baissant une dernière fois pour embrasser Antoinette. Nous te devons des vacances merveilleuses. J’espère que les choses vont s’arranger pour toi. Donne-nous des nouvelles.

Antoinette groupait toutes ses forces pour le moment qui approchait, où elle serrerait définitivement la main de Robert et où il lui faudrait dire, d’une voix naturelle :

— Au revoir, Robert, à bientôt.

Il retint cette main juste le temps convenable, avec, une pression amicale. Elle n’eut pas le courage de se priver de son dernier regard, un regard d’homme qui a réfléchi et qui renonce mélancoliquement à escompter l’avenir.

Il y a aussi le dernier regard d’Annonciade, qui demande pardon d’emporter le bonheur de son amie…

Le ronronnement décroissant des voitures, de plus en plus aigu à mesure qu’il s’affaiblissait, traversa le cœur de la jeune fille comme un glaive lentement appuyé. Moïse la regardait en gémissant.

— Excusez-moi de ne pas vous tenir compagnie aujourd’hui, dit l’abbé Graslin, il faut que je fasse répéter ma chorale, pour la fête de Gagny.

Antoinette fit le tour de toutes les pièces, avec l’impression qu’elle cherchait quelque chose. Dans le cabinet de toilette, Annonciade avait laissé un flacon qui contenait encore quelques gouttes d’alcool de lavande. Elle s’en aspergea les mains et retrouva dans l’odeur un peu poivrée le souvenir de leurs matinées nonchalantes, coquettes et joueuses. Mais ce n’était pas cela qu’elle cherchait.

Moïse, le nez sur ses talons, poussait de petits cris de brouette mal graissée. Elle le gronda doucement :

— La paix, Moïse 1 Veux-tu te taire !

Qu’avait-elle donc à faire ? Les chambres étaient en ordre, balayées, époussetées, les couvertures de laine blanche pliées méthodiquement sur les matelas. Elle prit ces couvertures et les rangea dans l’armoire. Mais alors, les matelas nus lui donnèrent une impression de froid et d’abandon et elle se hâta de tout remettre en place. Fermer les volets ? Oui, c’était une occupation. Elle les ferma et les rouvrit presque aussitôt ; l’obscurité lui serrait le cœur.

Que cette Galerie d’Apollon était donc luisante et morne. Elle s’approcha des deux vases de terre cuite qui ornaient la cheminée. Elle les avait toujours vus là. Ils reproduisaient, en moulage, le motif d’un vase Renaissance : des enfants bouclés y couronnaient de pampre un bouc. Elle étudia tous les détails de la scène puis se détourna avec un soupir découragé. Rien de plus ennuyeux que cette terre cuite qui sentait la fabrique, composée en toutes ses parties de la même substance inanimée, d’un jaune rougeâtre, stupide, nauséeux. Elle eut envie de les briser pour délivrer les enfants et le bouc empâtés dans cet ouvrage de tuilerie. Un vague fétichisme la retint : elle les avait toujours vus là. Il lui fallut enfin s’avouer qu’elle n’avait rien à faire dans ces chambres, où se réinstallait déjà l’odeur pelucheuse, un peu moisie, des vieux papiers collés sur un vieux mur. Elle s’en fut dans le parc, Moïse sur ses talons, tous deux quêtant.

L’aire de gravier et de terre molle qui entourait le marronnier était parsemée d’oursins verts : quelques-uns avaient éclaté dans leur chute et laissaient voir la châtaigne sombre nichée dans son alvéole de satin blanc. Mais Antoinette y chercha en vain l’expression qu’elle leur trouvait jadis : ces fruits, pour elle, avaient perdu leur visage.

En longeant la futaie où des feuilles nouvellement tombées éclairaient d’un jaune rayonnant ou d’une sécheresse rousse le glacis assombri par la pourriture des années précédentes, la jeune fille respira un souffle humide qui la fit grelotter. Elle pressa le pas jusqu’au potager, réjoui par les rayons du soleil de septembre. Les araignées d’eau patinaient sur l’eau tiède de la citerne, chargée de brindilles et de bulles. Ce miroir sombre et pustuleux ne lui inspira que répulsion funèbre. Debout sur le mur, elle contemplait la vallée où coulaient parallèlement la route, la voie du chemin de fer et le canal de Bourgogne. En face, la colline de Grignolles. Plus bas, Frangy. Vide.

Elle concentra toute son attention sur la bande blanche jalonnée par les fuseaux des peupliers. C’est par là qu’ils étaient partis. Mais elle eut beau faire, aucun échange ne s’établit entre elle et le paysage que deux voitures fuyantes avaient traversé comme un obus traverse l’eau. L’air tranquille reposait sur la cime des peupliers, qui maintenaient la coulée de pâte amorphe de la route.

Cernée de lumière, Antoinette insensible regardait tour à tour la vallée lointaine, le verger proche, avec la mine d’un joueur ruiné qui voit fondre ses dernières ressources.

Elle tourna le dos à ce décor vidé de sa substance et rentra dans la maison. Les livres… Machinalement, elle promenait ses doigts sur les reliures ; elle passa sur un dos de cuir rouge et retira sa main par un vif réflexe, comme si elle se fût brûlée. Elle venait de toucher la Rôtisserie de la reine Pédauque. Son deuxième mouvement fut de prendre le livre : au moins celui-là provoquait en elle une réaction. Mais en tournant les pages, elle ne retrouva rien de l’élancement qui l’avait traversée tout à l’heure. Les mots imprimés ne parvenaient pas jusqu’à son esprit. Tout s’abîmait dans une mer d’inertie. Elle remit le volume en place, laissa tomber ses bras le long de son corps, regarda Moïse qui remuait la queue avec cordialité.

Elle n’avait rien à faire. Elle n’attendait personne. Ce qu’elle cherchait tout à l’heure, elle ne pouvait pas plus le rejoindre qu’un mort ne peut rejoindre sa vie passée. Joie, souffrance, émotions, espoirs, tout était derrière elle : elle n’avait pas le pouvoir de se retourner pour contempler encore une fois ce paysage coloré. Il lui fallait regarder le désert qui s’étendait devant elle, où elle avançait sans mouvement, sans progrès, accablée d’une charge qui n’avait pas de nom.

Jusqu’au soir, elle tourna autour de la table, à pas réguliers. Moïse, qui ne comprenait rien à ce nouveau jeu, tantôt bondissait autour d’elle en aboyant, tantôt allait se coucher dans un coin, déconcerté par ce visage fixe qui ne lui répondait pas.

Une fois couchée, elle s’endormit avec une rapidité dont elle n’était pas coutumière. Et tout aussi brusquement, après un temps de sommeil incalculable, elle s’éveilla. C’était comme si une digue se fût rompue pendant qu’elle dormait. La rumeur de son cerveau affolé la fit se dresser en portant ses mains à son front. Puis elle reprit conscience de la réalité, qui, de toutes parts, lui présentait des lames vives. Assise dans son lit, maintenant à deux mains sa tête brûlante, elle subissait un pullulement d’images et de pensées qu’il lui était impossible d’arrêter.

Des visions rapides et tronquées passaient, épaves arrachées à l’été qu’elle venait de vivre : tel geste d’Annonciade ou de Robert, telle phrase prononcée par l’un ou l’autre avec un son de voix qu’elle retrouvait fidèlement, d’autant plus hallucinant qu’il n’était pas perçu par l’ouïe, mais par un sens immatériel qui échappait à son contrôle et qui ne se lassait pas de ressusciter l’impression.

Son père, Olga, apparaissaient, disparaissaient, se confondaient avec certains ivoires chinois du salon, puis se retrouvaient eux-mêmes. À un moment, elle vit avec netteté une main de femme qui se détachait sur un rideau de soie vert pâle : longue, fine, une simple alliance d’or à l’annulaire, c’était la main de sa mère, telle qu’elle avait dû la voir un jour, ainsi posée, exactement : les doigts joints, le pouce un peu rentré sous l’index dont l’ongle bombé brillait, les deux doigts pinçant un pli du rideau vert pâle, qui était celui du bureau de son père. Subitement, une autre main prit la place de la première, occupant la même position sur le rideau, l’alliance brillant au même doigt ; elle avait la paume large, les doigts courts et pointus : la main de femme-taupe qu’Antoinette avait remarquée chez Olga et qui lui inspirait une répugnance insurmontable.

Ces visions connues étaient entremêlées d’apparitions confuses qu’il lui était impossible d’identifier et qui traversaient son cerveau comme une douleur organique traverse le corps, laissant une impression d’angoisse indéterminée. D’autres, plus précises, n’étaient pas plus cohérentes. Un enfant pleurait, rudoyé par une voix d’homme : souvenir d’une scène de la rue, sans doute. Une femme parvenue au dernier terme de sa grossesse se traînait le long d’un mur ensoleillé, poussant son ventre devant elle, comme une brouette : celle-là, d’où pouvait-elle bien sertir ? Puis elle croyait respirer l’odeur de déchets vivants qui monte de la bouche brûlante du métro à sept heures du soir et elle ressentait dans ses membres la fatigue du peuple las, empilé dans les wagons.

Sa conscience, se débattant contre cette invasion de fantômes, essayait d’élaborer des idées simples :

« Annonciade dort-elle ? Robert a dû dîner chez elle. Elle m’écrira demain. Si Robert m’écrivait… Non, je n’y tiens pas. À la rentrée, chercher un appartement, ou une chambre. Pas chez Annonciade, on manque d’air. Et puis trop gênant, trop près de Robert. Robert au milieu de la famille d’Annonciade… Que raconte-t-il ? Ce que ça doit l’embêter… Les à-côtés du mariage, une mine de ridicules. Et maintenant ils dorment. Il faut répondre à papa… quelle fatigue ! Au fond, je m’en fiche. Olga va le tuer. C’est bien son droit, puisque ça lui fait plaisir. Tout le monde content, quoi… Je vais lui écrire que je suis contente. Non, je ne peux pas écrire ça, je voudrais étrangler cette fille. Si j’étranglais Olga, j’irais en prison. Un bon endroit pour lire les auteurs embêtants. Curieux, que cette lettre soit arrivée aujourd’hui. Comme Annonciade pleurait… Elle a tout compris. Quand elle aura des enfants, elle sera heureuse. Est-ce que Robert aime les enfants ? Je voudrais avoir une fille, je lui apprendrais à être rosse, à ne pas aimer. Oui, et à vingt ans, elle serait aussi bête que moi. Les mères carthaginoises qui élevaient leurs enfants pour le sacrifice, j’ai trouvé ça affreux quand j’ai lu Salammbô… Au fond, ça n’a pas beaucoup changé. Les fils pour la guerre, les filles pour l’amour, et allez donc ! Faudra-t-il encore dire merci ? »

Ces tentatives de raisonnement n’aboutissaient qu’à augmenter l’impression de confusion et d’extrême fatigue qu’elle éprouvait. Elle s’allongea, essayant de ne plus penser. Mais alors elle se représenta avec force son dénuement. Elle avait tout perdu en même temps : amitié, amour, foyer et jusqu’à son orgueil. Il lui semblait qu’il y avait une corrélation entre ces malheurs, mais elle n’arrivait pas à trouver laquelle. Si elle découvrait le nœud ce serait quelque chose de gagné. Mais ce nœud existait-il ?

Pensées, impressions, contradictions se succédaient, vertigineuse sarabande. Bientôt elle ne fut plus qu’une plaque sensible vers laquelle affluaient d’innombrables sensations cérébrales, toutes émises par la notion de la souffrance universelle. Puis cette notion se précisa en se limitant à la souffrance féminine. Elle tremblait de douleur et de rage en songeant aux filles abandonnées, aux femmes brutalisées, aux amoureuses déçues, au fardeau bestial des primitives, aux tourments des raffinées, et, pensée plus affligeante encore, à la pauvreté morale de certaines, Olga et ses pareilles, celles qui vengent leurs sœurs par les moyens les plus bas et justifient la haine des hommes clairvoyants.

La triste féminité pleurait en elle sur son destin inexorable. De tous les points de l’espace, des voix criaient vers elle, qui entendait la voix de sa propre peine parmi ce tumulte et qui se tordait d’impuissance, les oreilles bourdonnantes, la nuque gonflée par les vagues précipitées de son sang. Il lui semblait que ses artères allaient se rompre et qu’alors l’émeute invisible, ayant brisé ses frontières, emplirait la chambre, la maison, le monde entier. Nul ne pourrait entendre son cri sans mourir d’épouvante.

Antoinette se dressa et dit tout haut :

« Est-ce que je deviens folle ? »

Le son de sa voix, perdu dans l’étoffe mate de la nuit, était si grêle et formait un contraste si comique avec sa clameur intérieure qu’elle éclata de rire, nerveusement. Et ce rire, enfin, ouvrit la source anesthésiante des larmes.

Quand elle vit la forme des objets émerger de l’obscurité de la chambre, cependant qu’au milieu d’un silence moins compact que le silence nocturne des cris brefs de bêtes ou d’oiseaux lançaient isolément des flèches de vie, Antoinette se leva et vint s’asseoir sur le rebord de sa fenêtre, plongeant sa fièvre dans l’air froid.

Le ciel pâlissait en gris, comme un nègre malade. Il assistait avec crainte à ce simulacre de Jugement dernier que l’aube répète tous les matins sur la campagne décolorée. L’aigre trompette d’un coq transperce le repos. Du fond des lits, des corps pesants se lèvent, avec un goût de mort dans la bouche, lassés d’avance de la peine qui les attend. La vie humaine commence à traîner, dans les demeures closes, un étrange bruit de chaînes. Puis tout s’allège, s’aère et l’alouette chante.

L’aurore d’une journée claire parut à l’orient et se répandit avec une lente rapidité, comme un sang de fleur qui monterait à travers un réseau capillaire invisible. Le vent frais avait le goût de la rosée. Antoinette ne se lassait pas de lui tendre ses joues.

Au cœurs d’un engourdissement physique produit par les larmes et la fatigue de sa nuit d’insomnie, elle sentait palpiter une essence extraordinairement subtile qui s’offrait à elle comme un moyen dont il lui appartenait d’user.

Alors, de tout son être, dans ce climat préparé pour la recevoir, elle appela l’ombre chère entre toutes, celle qui ne l’avait jamais abandonnée. Leur dialogue se déroulait au delà des mots, peut-être même au delà du domaine de la musique. Il n’avait pour ainsi dire pas de signification, et se traduisait chez la vivante par des états successifs de mélancolie, de tendresse, d’apaisement.

Peu à peu sa conscience en fut baignée et la pensée reprit son cours, non plus spasmodique, pénible et trouble comme la nuit précédente, mais au contraire continue, fluide et se déroulant sans plus d’effort que si quelqu’un, à l’intérieur d’elle-même, eût pensé pour elle.

— Depuis un instant, je ne me sens plus seule. Comment ai-je pu me plaindre d’avoir tout perdu, quand il me restait la tendresse de l’invisible dont le sang coule en moi avec mon sang ? Je l’ai retrouvée. Je les ai toutes retrouvées, les Innombrables que j’ai si souvent senti vagabonder dans mon esprit comme sur un pont suspendu entre la vie et la mort. Oh ! je voudrais savoir à quelles lois elles obéissent et pourquoi elles se manifestent parfois et d’autres fois se cachent, comme anéanties, et d’autres fois encore se réjouissent ou s’affligent pour moi si obscurément.

« Je voudrais savoir si le bien et le mal sont les mêmes pour elles que pour moi. Il me semble seulement qu’elles aspirent à se souvenir à travers ma conscience et que c’est par un don de prévision qui m’échappe que leurs sentiments quelquefois contredisent aux miens. Sont-elles si avides de revivre l’histoire monotone de la féminité ? Ou veulent-elles la guider vers un but indiscernable ? Pour Celle qui m’est toujours présente, je connais son unique souci, et qu’elle étend toujours ses bras d’ombre pour m’empêcher de souffrir. Avec quelle impatience n’ai-je pas repoussé sa sollicitude pour aller au-devant de mon malheur ! Mais elle, elle avait la patience de ceux qui savent. Nul reproche, et toujours prête à me bercer. Sont-elles toutes ainsi ? Pourquoi s’oublieraient-elles en faveur de la vivante ? Peut-être y a-t-il parmi elles de ces goules qui jalousent le sang chaud et qui cherchent à le précipiter dans de périlleuses aventures ? Peut-être qu’alors les ombres favorables s’insurgent et que la vivante est le théâtre de batailles muettes ?

« Je rêve et je sais que je rêve, mais il est doux de rêver ainsi en balançant ma peine au bout de ma pensée, pendant que l’invisible bien-aimée chemine avec moi. Elle seule pourrait me dire quelles sont les lois du peuple sans corps, mais elle est si intimement mêlée à moi que je ne sais pas distinguer ses avertissements de mes propres rêveries. Seul un contentement qu’il faudrait comparer à l’effluve électrique m’avertit qu’elle est là et qu’elle me réconforte.

« Foule mystérieuse, comme vous êtes secourable aux cœurs tristes ! J’aime mieux ne plus songer que je puis avoir parmi vous des ennemies. J’aime mieux vous imaginer unies comme les abeilles d’une ruche, auxquelles vous m’avez fait penser, un jour que votre présence m’importunait et que, dans mon angoisse, j’ai cru vraiment vous voir et vous entendre… Mais n’êtes-vous pas venues souvent sans que je le sache ?

« Dans cette aventure, d’où je sors entièrement dépouillée, quelle est ma part, quelle est la vôtre ? Je voudrais que l’une de vous pût me répondre ; mais peut-être est-il mieux que vous me laissiez ouvert le champ des hypothèses qui enchantent mon mal. Je crois discerner maintenant qu’elle vous appartenait, cette volonté belliqueuse que j’ai toujours sentie en moi dès qu’il était question du vieil adversaire… Espériez-vous donc triompher par moi de celui qui, tant de fois, vous a vaincues ? Est-ce pour cela que vous m’aviez nourrie en guerrière, armée de raison, d’ironie, d’un amer courage ? Pauvres, comme j’ai dû vous décevoir ! Aviez-vous prévu que ma jeunesse prendrait le mors aux dents ? Voilà qu’elle s’est rompu les membres contre l’obstacle et que vous l’entourez, pleines de consternation. Allez-vous savoir me guérir, maintenant ?

« Il nous reste bien des jours à vivre ensemble. Je n’ai plus que vous. Dès que je me tourne vers la vie, mes blessures saignent. Je ne veux plus d’autre compagnie que la vôtre, jusqu’au jour où l’image de ceux qui m’ont fait souffrir et le souvenir de nos conflits, lentement descendus au fond de la grande Mémoire, commenceront à se transformer comme ces récifs dont les fleurs marines et les coquillages déguisent l’âpreté. Dans bien longtemps peut-être, une vivante en qui je renaîtrai avec vous sentira affleurer au bord de sa conscience cet atoll merveilleux qui sera mon ancien chagrin. Et elle ne saura pas pourquoi tel regard d’homme ou telle parole de femme éveillera en elle un sourd écho, recommencement d’une vieille histoire, inscrite dans le cœur du rocher vivant… »

Longtemps, longtemps, pendant que le soleil montait, elle se caressa l’âme à sa songerie, laissant couler de temps à autre une larme douce avec beaucoup de pitié pour elle-même et pour toutes ses semblables.

Un chœur confus lui répondait, l’encourageant à vivre. Car elle était le sang chaud, les yeux qui voient, les membres qui étreignent et nulle peine au monde n’est assez forte pour triompher de ces puissances-là.

Elle poussa enfin un profond soupir et se leva en s’étirant devant la fenêtre. Le ciel s’inclinait vers la colline où des herbes rousses fixaient à la terre une onde d’incendie, et sa trame unie, d’un bleu fin, était absolument pure de nuages.

Le vent de septembre, à petit bruit, roulait sur l’appui de la fenêtre une carcasse de guêpe morte. Transparente, on l’aurait crue de cellophane. Antoinette, distraitement, jouait du bout du doigt avec le frêle cadavre annelé d’or.

Elle pensait qu’il faisait beau, qu’elle travaillerait peut-être cet après-midi au jardin. Vers le soir, elle irait voir l’abbé. Il fallait aussi qu’elle vérifiât la provision de bois, qu’elle fît ses comptes.

Moïse, qui l’avait aperçue du fond de la niche où il couchait, maintenant qu’il était grand, attira son attention par un jappement et une mimique de joie. Elle répondit : « Bonjour Moïse, » avec un faible sourire et se donna mentalement cinq minutes encore avant de faire les gestes qui rétabliraient dans la maison le cours de la vie quotidienne.

Cette perspective l’écœurait vaguement. Elle éprouvait une sensation de lassitude et d’élan forcé, comme une danseuse qui ne voudrait plus danser et que ses mains, malgré elle, lient à la farandole.



fin