Trois contes sauvages/Tous morts de faim excepté une ou le récit d’une sauvagesse

TOUS MORTS DE FAIM

EXCEPTÉ UNE
ou
LE RÉCIT D’UNE SAUVAGESSE :


C’était un soir du mois d’août. Un vieux missionnaire levait tranquillement sa main pour bénir une famille sauvage agenouillée sur le rivage du Golfe St-Laurent à l’endroit appelé les Sept-Îsles. Elle était composée de huit personnes : un bon vieux et sa bonne vieille, un bon époux et sa bonne épouse, plus quatre bons enfants. Tous baisent le crucifix du prêtre, jettent un dernier regard sur leur chapelle chérie, puis les deux petits canots d’écorce de bouleau, qui contiennent personnes et bagage, s’ouvrent en tremblant sur l’onde leur petit chemin.

L’automne et l’hiver sont passés. Le printemps est revenu, le missionnaire est à son poste : ses chers sauvages reviennent des terres. De l’un des canots qui arrivent débarque une femme en pleurs ; aucun enfant ne se presse autour d’elle, la voix de son époux n’est plus là. Le missionnaire a tout compris même avant que les brûlantes larmes qui s’échappent des yeux de cette femme affligée, soient venues inonder sa main qu’elle baise avec respect.

La prière du soir se dit dans la chapelle et la femme sanglote. Les voûtes de la chapelle viennent de répéter le dernier chant de l’âme des Sauvages : « Jésus qui est mort pour les enfants des bois, ayez pitié d’eux. » La foule se disperse, mais une femme, assise sur ses talons, roulant son chapelet dans ses mains, attend… Elle veut voir « la robe noire » et verser dans le cœur de l’Apôtre le trop plein du sien.

Elle commence son récit :

Au nom du Père et du Fils et du St-Esprit.

Écoute, robe noire ! les choses pénibles que j’ai à te raconter. L’an dernier, ici sur ce banc de sable, tu t’en souviens, tu nous bénissais huit, mon père, ma mère, mon époux et mes quatre enfants. Excusez l’abondance de mes larmes, elles me font du bien. Nous partîmes pour gagner nos terrains de chasse. L’hiver fut bien sévère. Bien des lunes ont passé sur ma tête, mais jamais encore je n’avais vu les arbres se fendre sous l’action du froid. Retirés sous notre tente de bouleau, nous avons eu bien froid… et bien faim pendant plus d’un mois. La lune d’avril apparaît enfin et nous amène des jours, j’allais dire, plus doux, malheureuse que je suis… le froid avait cessé, mais la faim, oui la faim dont tu as toi-même senti les rigueurs pendant cinq jours, continua à nous tourmenter. Comme tu le sais, nous n’avions ni farine, ni lard. Il fallait vivre de chasse et de pêche. Or, le poisson ne mordait pas à la ligne et le caribou ne paraissait pas dans les plaines.

La mort nous avait comptés — nous étions huit, oui huit. Puis ici la Sauvagesse regarda autour d’elle comme pour chercher des êtres qu’elle avait coutume d’y voir. Elle continua après un instant. Un samedi matin, nous partîmes comme de coutume pour aller parcourir les bois, je revins fatiguée et rentrai la première au logis ; deux de mes enfants dormaient : ils ne devaient plus se réveiller qu’au son de la trompette de l’Ange qui bientôt viendrait chercher leurs âmes. La grande Ourse marquait minuit quand mon mari entra dans notre cabane, mon père et ma mère étaient encore dans les bois. Quelle nuit ! père, quelle nuit ! Deux enfants à l’agonie, un époux brisé par la fatigue et la douleur, une bonne mère, oui ! une bonne mère et un tendre père probablement sous un arbre de la forêt, dans les étreintes de la mort.

Le vent commença à souffler du grand Nord, les étoiles disparurent sous les nuages gris et la neige tombant à travers notre cabane, vint éteindre les derniers restes du feu qui ne devait plus se rallumer. Je tremblais de tous mes membres, la faim, le froid, l’anxiété, la peine m’accablaient. Ma fille — elle n’avait que douze ans — s’approcha de moi — me prit les mains, dans les deux siennes et me dit — ici il y eut une longue pause et le missionnaire n’était pas celui qui pleurait le moins — : maman donne-moi tes mains, je vais les réchauffer dans les miennes ; ne pleure pas tant, grand papa et grande maman sont au ciel où nous irons bientôt.

— Ma fille, dis-je, nous n’avons rien à manger.

— Mais, maman, pour aller au ciel, nous n’avons pas besoin de nourriture.

Après qu’elle eut dit ces paroles, je sentis. sa tête s’affaisser sur ma poitrine, ses mains tranquillement tomber des miennes, sa respiration devint gênée, puis je n’entendis plus rien… le froid de la mort couvrait ses membres roidis. Deux heures plus tard, j’appelais vainement ma fille qui n’était plus. Elle venait de cesser d’avoir faim.

C’était la première victime que deux autres à l’agonie devaient suivre probablement bientôt.

Cent fois durant cette nuit, je crus entendre des pas mon père ?… ma mère peut-être ? mais rien que le craquement des branches et le sifflement de la bise.

Mon époux était morne, dans ses yeux roulaient des pleurs ; une fois, il voulut me dire un mot et les sanglots coupèrent sa voix. Il les réprima, puis il resta muet comme la tombe.

Le matin il partit ; j’aurais voulu le suivre, Je ne le pouvais pas ; mes membres étaient raides comme ceux de l’enfant chérie qui était ensevelie près de moi et dont j’étais moi-même le linceul. Mon mari s’éloigna et ce bon époux qui avait partagé mes joies et mes peines ne devait plus revenir. En vain je regardai, en vain j’attendis… mes yeux ne virent rien et mes oreilles n’entendirent que le bruit de la tempête qui passait au-dessus de moi.

Le soir du même jour, un de mes enfants fit un mouvement ; je retournai la tête, ses yeux me cherchèrent une dernière fois… puis un long soupir… puis plus rien : il venait de mourir.

Je ne pleurai pas pourtant, mes yeux étaient secs ; je ne te cacherai rien, père ; mon cœur n’eut pas même une émotion : ma sensibilité de mère était épuisée et je tombai dans une espèce de sommeil. Je vis mon père et ma mère mort dans le bois, je vis mon époux gelé raide mort sur le milieu d’un lac qu’il voulait traverser. Dans sa main il tenait un lièvre et une perdrix qu’il avait tués, de l’autre, son fusil, son crucifix était sur sa poitrine et sa tête penchée semblait offrir à ses lèvres de le baiser. Quelqu’un alors me secoua, je ne vis personne, mais père, je ne mens pas, quelqu’un me secoua. Je m’éveillai en sursaut. L’agonie des deux enfants qui me restaient se prolongeait encore. Je me sentis forte. Je chaussai mes raquettes. Le ciel était serein, les arbres chargés de neige ; je reconnus le chemin que j’avais vu la nuit dans ma léthargie. Je traversai le lac que je désirais tant voir. Un monceau de neige s’élève au milieu : j’y cours, j’y suis, moins deux pas. Que ces deux pas furent difficiles à faire ! Je n’osais remuer cette neige. Je me marque du signe de la Croix, je m’agenouille… puis… tu comprends le reste père ; mon mari était devant moi, tel que je l’avais vu pendant mon sommeil. Je voulus le tourner ; son bras roidi me présenta le lièvre et la perdrix que sa main morte tenait. Il voulait être bon jusqu’après sa mort.

Dieu me donna la force de le traîner sur le rivage du lac, je voulais qu’il eût plus tard une sépulture chrétienne. Le missionnaire bénira sa fosse, pensai-je. Oh ! Père, quand tu monteras la rivière Manicouagan, n’oublie pas d’aller bénir sa tombe qui se trouve à quelques milles de la troisième chute.

Je revins donc en toute hâte à ma tente, j’avais un lièvre et une perdrix, puis de la poudre, un fusil ; je pouvais faire du feu et préparer du bouillon à mes enfants. Tout fut inutile. Ils étaient mourants ; mais, père, une mère ne se décourage pas, elle entretient l’espoir jusqu’au dernier soupir. Je suis là près de mes enfants, tenant en main ma micuan d’écorce, quand la détonation d’un coup de fusil vint frapper mes oreilles. Du secours ! pensai-je ; le bruit venait du sud-ouest et les chasseurs devaient être à quelques pas. Sans réfléchir, je sortis de ma cabane, descendis la côte pour les appeler. Plusieurs fois, je criai point de réponse. J’avançais toujours. J’étais si sûre de les trouver, et toujours sans m’en rendre compte, je descendais le versant d’une côte. Je ne voyais aucune piste, aucun son ne répondait à mes cris de détresse. Je songeai alors à retourner de toute vitesse vers mes enfants. Hélas ! père, Dieu exigeait encore un sacrifice. La course rapide que j’avais faite venait de m’enlever le peu de forces qui me restait. Je voulus gravir la montagne, je roulai sur la neige dans le fond d’un ravin.

Mes enfants ! père, mes enfants ! Mets-toi à ma place ; mais non, tu ne le peux, tu n’es pas mère, toi. Deux enfants étaient mourants au sommet d’une montagne au bas de laquelle je me voyais demi morte. Au pied de cette haute colline je vis que j’étais sur la glace de la rivière Manicouagan à plus de trente lieues de la première habitation.

Une nuit froide se préparait, mes jambes et mes pieds étaient enneigés, je ne sentais rien le froid m’avait paralysée, Je me voyais mourir… mourir à quelques cents pas de deux enfants dont les petits cœurs battaient encore. Me trompai-je ? je crus les entendre m’appeler au sortir de leur sommeil léthargique ; « Ma-man. Maman ! où es-tu ? Un peu de bouillon va nous redonner la vie. » Du bouillon, j’en avais préparé pour eux et tout absorbée dans ma douleur, je n’avais pas même songé à en prendre. La faim ne peut jamais être aussi forte que l’amour. Le regard tourné vers le haut de la montagne, rendue immobile plus par la douleur encore que par le froid, je sentis la glace de la mort parcourir mon être. Deux soupirs encore, je serai morte… et mes enfants vivent encore. Un voile funèbre se répandit sur mes yeux, mon oreille entendit le bruit de personnes qui parlaient, puis je perdis connaissance.

Oh ! père qu’arriva-t-il alors ? Deux chasseurs étaient à l’aventure dans les bois, ils avaient levé un ours qu’ils poursuivaient sur la rivière ; le voici ! s’écria l’un d’eux, il est là écrasé sur la glace. Mets en joue, compagnon, et tire droit au cœur. Le fusil est à l’épaule, le doigt sur la détente ! une… deux… trois… tah ! le chien venait d’écraser la capsule qui n’était point bonne.

L’un des deux sauvages regardant attentivement dit demi tremblant. Par mon arc ! ce n’est pas un ours. Grand Dieu ! qu’est-ce ? Rapide comme la flèche, il s’élance vers l’objet entrevu : Quoi un être humain ! une de nos compatriotes ! Puis me relevant la tête pour la laisser retomber lourdement sur la glace, il s’écria d’une voix de délire : Catherine ! ma sœur Catherine ! Et l’écho des montagnes répéta à l’oreille de mes enfants Catherine ! ma sœur Catherine !

C’était le lundi soir. Vingt-quatre heures plus tard, mes yeux s’ouvrirent : j’étais dans une cabane, une belle-sœur était agenouillée près de deux petits enfants ensevelis, le corps de l’un n’était pas encore refroidi.

Mon frère planta une croix près du lac, y plaça au pied mon époux, quatre enfants, mon père qu’il retrouva dans le bois. Ma mère, ma bonne mère ne fut pas revue depuis ; les Anges n’ont pas voulu nous montrer l’endroit où ils la gardent.

Demain, Robe noire, tu voudras bien dire la messe pour eux tous et j’espère y communier. Je veux aller les rencontrer dans le cœur de Jésus, j’ai tant de choses à leur dire en attendant que je puisse converser avec eux au ciel ! Catherine se leva essuya ses larmes, puis alla s’agenouiller devant la grande croix du cimetière.

P. S. Ce récit n’est pas légendaire. Catherine vit encore et est mariée en secondes noces à Dominique Saintonge que tous nos marins du Golfe connaissent.


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