Trois contes russes/Conscience perdue


Traduction par Ed. O’Farell.
Trois contes russesLibrairie des bibliophiles (p. 25-59).

CONSCIENCE PERDUE


On avait perdu la conscience. Cependant rien ne semblait changé. Il y avait toujours foule dans les rues et dans les théâtres ; les passants continuaient à aller et venir ; les ambitions continuaient à s’agiter, et c’était toujours à qui happerait un bon morceau à la volée. Personne ne remarquait que subitement quelque chose avait disparu et que certaine flûte avait cessé de jouer sa partie dans le grand orchestre de la vie humaine. Même beaucoup de gens commencèrent à se sentir plus libres et plus braves. L’homme eut la démarche plus légère et comprit mieux toute la commodité qu’on trouve à donner des crocs-en-jambe au voisin, l’opportunité de flatter, de ramper, de tromper, de faire de faux rapports, de calomnier.

Il semblait qu’on eût escamoté tout malaise. Les gens ne marchaient pas, ils se sentaient comme portés. Rien ne les affectait, rien ne les faisait réfléchir. Le présent, l’avenir, tout semblait appartenir à tous ces gens heureux qui n’avaient même pas remarqué la perte de la conscience.

Elle avait disparu subitement… en un clin d’œil !

Hier encore elle était là comme un parasite ennuyeux, visible à tous les regards, s’imposant à l’attention, et tout à coup… plus rien !

Les fantômes déplaisants avaient disparu avec elle ; disparu aussi ce trouble moral qui accompagnait la conscience accusatrice.

On n’avait plus qu’à se laisser aller au courant de la vie et à s’amuser. Les sages de ce monde comprirent qu’ils étaient enfin affranchis du dernier lien qui entravait leurs mouvements, et il va sans dire qu’ils s’empressèrent de recueillir les fruits de cette liberté. C’était à qui ferait rage ; il n’y eut que rapine et que vols ; ce fut le commencement d’une ruine générale.

Cependant la malheureuse conscience gisait toute lacérée sur la voie publique. Les passants la conspuaient et la poussaient du pied. Chacun la piétinait comme on aurait fait d’une méchante loque ; chacun se demandait avec étonnement comment il se pouvait faire que dans une ville bien policée, et à l’endroit le plus fréquenté, pareil scandale pût s’étaler au grand jour.

Dieu sait si la pauvre proscrite ne serait pas demeurée longtemps en cet état sans un infortuné ivrogne qui la ramassa après avoir convoité de ses yeux d’ivrogne ce mauvais chiffon, dans l’espoir de se procurer un petit verre d’eau-de-vie en le vendant.

Tout à coup il sentit circuler dans toute sa personne une sorte de courant électrique. De ses yeux troublés il commença à regarder autour de lui. Sa tête, c’était évident pour lui, se débarrassait des vapeurs du vin. Peu à peu elle lui revenait, cette conscience amère de la réalité dont il s’était affranchi au prix de toutes ses forces vives anéanties par la boisson.

D’abord il n’éprouva que de la peur, cette peur bête qui trouble parfois l’homme quand il a le pressentiment d’un danger menaçant. Ensuite sa mémoire s’inquiéta ; son imagination se mit à parler. Sa mémoire impitoyable fit sortir des ténèbres de son honteux passé toutes les particularités relatives aux violences, aux trahisons, aux iniquités qu’il avait commises, tout ce qui rappelait la flétrissure de son cœur. Son imagination revêtit tous ces détails de formes vivantes.

Le voilà réveillé de sa longue léthargie ; mais c’est pour se transformer en une sorte de tribunal et se juger lui-même. Tout son passé paraît au malheureux ivrogne comme un crime continuel, comme un perpétuel scandale. Il ne procède pas par interrogations, par examen, par analyse. Il est écrasé du premier coup en apercevant le tableau de sa chute morale, et il se sent mille fois plus puni par ce tribunal intérieur devant lequel il a comparu de son propre gré qu’il n’aurait pu l’être par le plus sévère tribunal humain.

Il ne veut même pas admettre, par atténuation, que la plus grande partie de ce passé pour lequel il se maudit ne dépendait pas de lui, infime et misérable ivrogne, mais d’une puissance mystérieuse et immense qui l’a lancé et entraîné en ce monde, pareille à l’ouragan quand il emporte dans ses tourbillons, à travers la steppe, un frêle brin d’herbe.

Qu’est donc son passé ? Pourquoi sa vie a-t-elle suivi cette direction-là et non pas quelque autre voie ? Qu’est-il lui-même ? Autant de questions auxquelles il ne peut répondre que par la plus complète ignorance et le plus profond étonnement.

Le joug, tel est l’emblème qui a présidé à son existence. Il est né sous le joug, c’est sous le joug qu’il descendra dans la tombe.

Or voilà que maintenant la conscience lui est apparue… mais à quoi bon ? Est-elle venue pour lui poser impitoyablement des questions sans réponses ? Est-elle venue dans cette demeure détruite pour y faire revivre l’existence passée ? Mais cette ruine pourra à peine supporter un pareil choc.

Hélas ! la conscience réveillée ne lui apporte ni espérance ni réconciliation. Elle ne sort de sa torpeur que pour le conduire dans une impasse : l’accusation volontaire de soi-même dépourvue de sanction ; s’accuser pour s’accuser.

Il vivait jadis entouré d’un brouillard ; aujourd’hui le même brouillard subsiste, mais peuplé de visions douloureuses. Dès autrefois de lourdes chaînes retentissaient à ses bras ; maintenant ce sont encore les mêmes chaînes, mais leur poids a doublé parce qu’il a compris que ce sont des chaînes.

Notre ivrogne se mit à verser des larmes inutiles. Les bonnes gens qui passaient commencèrent à s’arrêter autour de lui et affirmèrent que c’était le vin qui opérait en lui.

« Mes amis, je ne peux m’empêcher de pleurer, c’est au-dessus de mes forces, » disait le malheureux ivrogne.

Et la foule de rire aux éclats et de se moquer de lui.

Elle ne comprenait pas que jamais il n’avait été aussi affranchi des vapeurs du vin qu’à ce moment-là, et qu’il avait tout bonnement fait une fâcheuse trouvaille qui lui déchirait le cœur. Si cette foule avait fait elle-même pareille trouvaille, elle aurait compris assurément qu’il est au monde une douleur, la plus cruelle de toutes, celle qu’on éprouve en trouvant inopinément la conscience. Elle aurait compris, cette foule, qu’elle-même était aussi difforme d’esprit, aussi abrutie que cet ivrogne qui se lamentait devant elle.

« Non, se disait le malheureux, il faut que je m’en défasse coûte que coûte, sinon c’est fait de moi. »

Et déjà il s’apprêtait à jeter sa trouvaille sur la voie publique, mais il en fut empêché par la présence d’un sergent de ville.

« Toi, mon bon, lui dit ce dernier en le menaçant du doigt, tu m’as tout l’air de vouloir distribuer à la dérobée des brochures clandestines. Ce ne sera pas long, tu sais, de te fourrer au violon. »

L’ivrogne cacha promptement sa trouvaille dans sa poche et s’éloigna. Il se dirigea à pas de loup, et en regardant à la ronde pour voir si on ne l’épiait pas, vers le cabaret de sa vieille connaissance le cabaretier Prokoritch. Avant d’entrer, il jeta tout doucement un coup d’œil sur l’intérieur par la fenêtre. Voyant qu’il n’y avait pas de pratiques dans le cabaret et que Prokoritch sommeillait derrière son comptoir, il ouvrit rapidement la porte, entra en courant, et, sans donner à Prokoritch le temps de se reconnaître, il lui mit dans la main la terrible trouvaille et se sauva.

Prokoritch demeura pendant quelques instants les yeux écarquillés. Ensuite il se senti pris d’une sueur froide. Il eut comme une vision qu’il faisait son commerce sans que ses papiers fussent en règle ; mais, après une prompte et générale inspection, il reconnut qu’il ne manquait aucun papier, ni le bleu, ni le vert, ni le jaune, exigés par les autorités.

Il jeta ensuite un regard sur le chiffon qui se trouvait dans ses mains, et il lui parut connu.

« Hé, hé, fit-il, c’est bien le même chiffon dont je me suis défait à grand’peine avant l’achat de ma patente de cabaretier. Oui, c’est bien le même. »

Après s’être convaincu de ce point, il calcula aussitôt que sa ruine était chose assurée. Voici le raisonnement qu’il fit pour ainsi dire machinalement :

« Un homme est dans les affaires. Survient ce fléau, c’en est fait ; il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’affaires. »

Il se mit à trembler incontinent ; il pâlit, il fut saisi d’une peur sans précédent chez lui.

La conscience se réveillait en lui et murmurait :

« Non, non, il ne faut plus enivrer ignominieusement le pauvre peuple. »

Hors de lui, épouvanté, il appela à son secours sa femme Arina Ivanovna.

Arina Ivanovna accourut, mais dès qu’elle eut reconnu l’acquisition involontaire faite par Prokoritch, elle cria d’une voix émue :

« Au secours ! à la garde ! au voleur !

— Pourquoi suis-je condamné à une prompte ruine par la faute de ce misérable ? » se disait Prokoritch en pensant à l’ivrogne qui lui avait repassé la trouvaille, et de grosses gouttes de sueur lui vinrent au front.

Le cabaret se remplissait cependant peu à peu de gens du peuple, mais Prokoritch, au lieu de servir ses clients avec sa bonne humeur habituelle, les jeta dans un profond étonnement, non seulement en refusant de leur verser du vin, mais encore en leur démontrant d’une manière très touchante que, pour le pauvre, tout le malheur vient de la boisson.

« Si encore, disait-il à travers ses larmes, vous vous contentiez chacun de boire un petit verre, soit ; ce serait même profitable. Mais vous ne songez qu’à saisir les occasions pour avaler des tonneaux tout entiers. Et qu’arrive-t-il ? Vous vous enivrez, on vous traîne au poste, et là, pour tout profit, vous recevez cent coups de bâton. Réfléchissez-y un peu, mes amis : cela vaut-il la peine de courir après pareille chose, et de payer, par-dessus le marché, à un imbécile comme moi, tout l’argent que vous avez gagné ?

— Mais, Prokoritch, tu perds l’esprit ! lui disaient ses clients étonnés.

— Ce n’est pas extraordinaire qu’on le perde, amis, quand on est frappé par un malheur comme celui qui m’atteint, répondit Prokoritch. Voyez plutôt l’espèce de patente que j’ai reçue. »

Il leur montra en même temps la conscience que l’ivrogne lui avait glissée dans les mains et demanda si personne n’en voulait profiter ; mais, chacun ayant reconnu de quoi il s’agissait, c’était à qui se reculerait à distance respectueuse. Personne ne marquait d’empressement à accepter l’offre de Prokoritch.

« Voyez la jolie patente. Qui en veut ? répétait Prokoritch en enrageant.

— Mais qu’est-ce que tu comptes faire dorénavant ? lui demandèrent ses clients.

— Maintenant, mes amis, voici comment je raisonne : il ne me reste plus qu’une chose à faire, — mourir ! En effet, il ne m’est plus possible de tromper mon prochain. Je ne veux plus griser le pauvre peuple avec de l’eau-de-vie. Donc, que me reste-t-il à faire, si ce n’est de mourir ?

— Il a raison, dirent ses clients en riant de lui.

— Même, continua Prokoritch, voici ce qui me vient à l’esprit : j’ai envie de briser toute la vaisselle que voilà et de faire couler tout le contenu des tonneaux dans le canal voisin. On est plus sûr ainsi d’éviter la tentation de boire. »

Ici, Arina Ivanovna intervint par ces simples paroles : « Essaye un peu, pour voir. » Car son cœur, à elle, n’avait évidemment pas été touché par la grâce divine descendue si subitement sur Prokoritch. Mais ce n’était pas facile d’arrêter celui-ci ; il continuait à verser des larmes amères et à parler sans cesse.

« Si malheur pareil au mien arrive à un homme, disait-il, c’est que c’était écrit ; cela devait arriver ; cet homme était prédestiné au malheur. En s’examinant, en cherchant à se définir lui-même, cet homme n’osera plus dire : « Je suis un commerçant, je suis un marchand. » Il ne pourrait s’exprimer ainsi sans un trouble profond. Il doit dire simplement : « Je suis un malheureux. »

Prokoritch se livra pendant toute cette journée à ces exercices de haute philosophie, et, bien qu’Arina Ivanovna se fût résolument opposée au projet de son mari de briser la vaisselle et de verser le vin dans le canal, néanmoins ils ne vendirent rien ce jour-là.

Vers le soir Prokoritch sortit de son état de tristesse ; il devint même gai et, en se couchant, il dit à Arina Ivanovna qui pleurait :

« Eh bien, ma petite âme et très chère épouse, quoique nous n’ayons rien gagné aujourd’hui, comme on se sent léger tout de même quand on a la conscience pure ! »

En effet, à peine couché, il s’endormit et ne fut pas agité en dormant, et même il ne ronfla pas, tandis qu’il ronflait jadis alors qu’il gagnait de l’argent, mais qu’il n’avait pas de conscience.

Cependant Arina Ivanovna voyait les choses un peu autrement. Elle comprenait très bien que, pour le commerce d’un cabaretier, la conscience n’était pas déjà une acquisition si agréable et dont on pût espérer profit ; aussi bien résolut-elle de se défaire à tout prix de cet hôte importun.

Elle attendit patiemment toute la nuit, mais, à peine le jour commença-t-il à poindre à travers les vitres poudreuses du cabaret, qu’elle déroba la conscience à son mari dormant et l’emporta précipitamment dans la rue.

C’était justement jour de marché. Déjà des campagnes voisines arrivaient, les unes derrière les autres, les charrettes des paysans, et l’inspecteur de police Lovets se rendait en personne, d’un pas pressé, à la place du Marché pour veiller à ce que tout se passât dans l’ordre voulu.

À la vue de Lovets, Arina Ivanovna conçut un projet qui lui parut excellent.

Elle courut à perte d’haleine après lui, et, aussitôt qu’elle l’eut rattrapé, elle lui glissa la conscience dans la poche de son paletot avec une étonnante habileté, sans qu’il s’en doutât.

Lovets n’était pas absolument un coquin sans vergogne, mais il était sans gêne et il pratiquait assez librement de petites malversations. Il n’avait pas un air insolent, mais il était doué d’un regard inquisiteur à l’excès. Ses mains n’avaient pas trempé dans de trop grosses vilenies, mais elles happaient volontiers tout ce qui s’offrait aisément à leur portée. En un mot, c’était un concussionnaire très convenable.

Or voilà que tout à coup cet homme-là lui-même commença à venir à résipiscence.

Arrivé sur la place du Marché, il lui sembla que toutes ces marchandises dans les charrettes, aux étalages et dans les boutiques, ne lui appartenaient pas, que tout cela était le bien d’autrui. Jamais il n’avait encore éprouvé pareille sensation.

Il se frotta les yeux en se disant :

« Est-ce que je suis malade ? Tout ceci est sans doute un songe. »

Il s’approcha d’une charrette avec l’intention d’y promener ses mains, mais ses bras restèrent immobiles le long de son corps. Il s’approcha d’une autre charrette avec l’intention de secouer un moujik par la barbe, mais, ô terreur ! les paumes de ses mains restèrent fermées.

Il prit peur et se dit : « Qu’est-ce qui vient donc de m’arriver ? Hé mais, je suis en train de gâter mon métier pour toujours ! Ne vaut-il pas mieux rentrer chez moi pour voir si je n’y ai pas laissé tout mon bon sens ? »

Espérant toutefois que son mal finirait par se passer, il se promena au milieu du marché en regardant çà et là. Il y avait une foule d’objets variés et surtout beaucoup de volaille, et tout cela semblait lui dire :

« Il n’y a pas qu’à se baisser pour prendre. Il y a loin de la coupe aux lèvres. »

Cependant les paysans, voyant que notre homme n’était pas dans son assiette naturelle et qu’il se bornait à clignoter des yeux vers leurs marchandises, devinrent plus hardis. Ils osèrent le plaisanter et ils l’appelèrent Nigaud Nigaudovitch, fils de nigaud.

« Non, j’ai quelque maladie inconnue, » se dit Lovets, et il rentra chez lui les mains vides.

Madame son épouse l’attendait en supputant le nombre de sacs en écorce de tilleul qu’il pourrait rapporter, car d’ordinaire il en était tout chargé et c’était là dedans qu’il mettait ses prises. Or le voilà qui revenait sans un seul sac. Aussitôt la moutarde monta au nez de Mme Lovets, et, s’élançant au-devant de son mari, elle lui dit :

« Où sont les sacs ?

— J’en atteste ma conscience… fit Lovets.

— On te demande où sont les sacs.

— J’en atteste ma conscience… répéta Lovets.

— Eh bien, que ta conscience te procure de la nourriture jusqu’au prochain jour de marché. Quant à moi, je n’ai rien à te donner à dîner, » déclara la Lovets.

Lovets baissa la tête, car il savait que les paroles de son épouse étaient sans réplique.

Il ôta son paletot. Immédiatement une transformation s’opéra en lui. La conscience étant restée dans la poche du paletot accroché au mur, Lovets se sentit tout à coup allégé et libre comme autrefois. Il lui sembla de nouveau qu’en ce monde rien n’appartenait à autrui, et que tout était son bien. L’aptitude à tout s’approprier et à tout dévorer renaissait en lui.

« Hé, hé, maintenant vous ne m’échapperez pas, mes bons amis ! » s’écria-t-il en se frottant les mains, et il endossa promptement son paletot afin de retourner en toute hâte au marché. Mais, ô miracle ! à peine avait-il achevé de mettre ce vêtement que son élan s’arrêta net. Il s’était formé en lui comme deux hommes, l’un, sans paletot, impudent et dépourvu de délicatesse, l’autre, avec paletot, timide et modeste.

Bien qu’il se sentît animé des sentiments les plus bienveillants, il n’abandonna pas son projet de retourner au marché.

« Peut-être, pensait-il, parviendrai-je à surmonter mon mal. »

Mais plus il approchait du marché, plus son cœur battait et plus il éprouvait le besoin de témoigner quelque amitié à tout ce pauvre monde qui travaillait sans relâche du matin au soir dans la pluie et dans la boue pour gagner deux copecks. Il ne songeait plus au bien d’autrui. Loin de là, sa bourse lui devenait à charge depuis qu’il se rendait compte qu’elle contenait non pas son argent, mais celui du prochain.

« Voici quinze copecks, mon ami, dit-il à un paysan en lui donnant de l’argent.

— Pourquoi me donnes-tu cela, grand nigaud ?

— C’est comme dédommagement pour mes injustices d’autrefois. Pardonne-les-moi pour l’amour de Dieu.

— Eh ! que Dieu te pardonne ! »

Il parcourut ainsi tout le marché en distribuant tout son argent. La chose faite, il se sentit sans doute soulagé d’un grand poids ; néanmoins il devint extrêmement pensif.

« J’ai évidemment contracté quelque maladie, se dit-il de nouveau. Je ferais mieux de rentrer chez moi, et je profiterai de l’occasion pour recueillir tout le long de la route les pauvres que je rencontrerai, et je les nourrirai. »

Il fit comme il avait dit. Il ramassa, chemin faisant, un nombre infini de pauvres et les emmena dans sa cour. À cette vue, Mme Lovets leva les bras au ciel en se demandant quelle nouvelle extravagance allait avoir lieu. Lovets s’approcha doucement d’elle et lui dit d’une voix caressante :

« Voici justement, ma petite Théodosie, ces bonnes gens que je devais t’amener. Nourris-les pour l’amour de Dieu. »

Mais à peine eut-il eu le temps de suspendre son paletot au portemanteau qu’il se sentit de nouveau affranchi de toute entrave. Apercevant par la fenêtre tous les pauvres de la ville réunis dans sa cour, il ne comprit pas ce que cela voulait dire. Quel pouvait être le motif de cette réunion ? Est-ce qu’il lui allait falloir les bâtonner tous ?

« Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ? demanda-t-il, en se dirigeant vers la cour.

— Comment, « tous ces gens-là » ? Ce sont ces dignes vagabonds que tu m’as donné l’ordre de nourrir, répliqua Mme Lovets d’un air maussade.

— Qu’on les chasse par les deux épaules ! » cria-t-il avec colère, et il s’élança dans la maison comme un fou. Il parcourut longtemps les chambres en marchant en long et en large, répétant sans cesse : « Qu’est-ce qui peut bien m’être arrivé ? » Comment ! lui, l’homme ponctuel, féroce quand il s’agissait de l’accomplissement de ses devoirs professionnels, avait-il pu devenir tout à coup mou comme chiffe ?

« Théodosie Pétrovna, ma petite mère, qu’on me lie, au nom de Dieu ! Je sens qu’aujourd’hui je commets des sottises qu’on ne pourra pas réparer en tout un an, » dit-il d’un ton suppliant.

Mme Lovets reconnut que son mari était fort mal hypothéqué. Elle le déshabilla, le coucha et lui fit avaler des boissons chaudes. Au bout d’un quart d’heure, elle eut l’idée d’aller dans l’antichambre fouiller dans les poches du paletot pour voir s’il n’y était pas resté quelques copecks. L’une contenait une bourse vide. Dans l’autre elle trouva un morceau de papier sale et huileux. Dès qu’elle eut déplié ce papier, elle s’écria en gémissant : « Voilà donc les tours qu’il nous joue, le malheureux ! Il porte la conscience dans sa poche ! »

Elle se mit à réfléchir. Elle chercha dans sa pensée comment on pourrait se défaire de cette conscience et à qui l’on pourrait la repasser. Il s’agissait pour elle de ne pas écraser sous le coup celui qu’elle choisirait pour victime, mais seulement de lui causer quelque dérangement sans conséquences. Après examen, elle trouva que le mieux serait de loger la conscience chez le financier juif Brjotski, le fondateur des grandes affaires, le créateur d’innombrables actions de chemins de fer.

« Celui-là, au moins, a le cou solide, se dit-elle, il sera en état de supporter cela. »

Ayant pris cette décision, elle glissa prudemment la conscience dans une enveloppe timbrée, sur laquelle elle écrivit le nom et l’adresse de Brjotski, puis elle jeta l’enveloppe dans la boîte aux lettres.

« Maintenant, dit-elle à son mari en rentrant, tu peux hardiment aller au marché. »

Brjotski était assis à dîner entouré de toute sa famille. À côté de lui était placé l’un de ses fils, âgé de dix ans. L’enfant méditait des opérations de banque.

« Qu’arrivera-t-il, petit père, si je place à vingt pour cent par mois cet or que tu m’as donné ? Combien aurai-je à la fin de l’année ?

— À intérêt simple ou à intérêt composé ? demanda Brjotski.

— À intérêt composé, petit père, cela va de soi.

— À intérêt composé, cela fera quarante-cinq roubles et soixante-dix-neuf copecks, en négligeant les fractions.

— Alors, petit père, je le placerai ainsi.

— Place-le, mon ami, mais veille à ce que ce soit sur un nantissement de tout repos. »

De l’autre côté de la table se trouvait un autre fils de Brjotski, jeune garçon de sept ans, et lui aussi s’occupait à résoudre par un calcul de tête un problème d’arithmétique élémentaire.

Plus loin siégeaient ses deux autres fils, et tous deux cherchaient combien d’intérêts le dernier devait au premier pour lui avoir emprunté du sucre candi.

En face de Brjotski, trônait sa belle épouse tenant dans ses bras sa petite fille nouveau-née qui se penchait instinctivement vers les bracelets d’or de sa mère.

En un mot, Brjotski était un homme heureux.

Il se disposait à goûter d’une sauce extraordinaire, tellement bonne qu’il eût volontiers fait parer la saucière de dentelles de prix et de plumes d’autruche, lorsque le domestique lui présenta une lettre sur un plateau d’argent.

À peine Brjotski eut-il pris l’enveloppe qu’il devint extrêmement agité. Il était comme une anguille sur le feu.

« Pourquoi m’envoie-t-on cet objet ? » cria-t-il en tremblant de tout son corps.

Personne ne comprit ce que cela signifiait, mais il devint évident pour tous qu’il était impossible d’achever le repas.

Je ne décrirai pas ici les tourments qu’endura Brjotski en cette journée mémorable. Je ne dirai qu’une chose : cet homme, d’apparence faible et débile, supporta en héros les plus terribles tortures, mais quant à se dessaisir de la moindre petite monnaie de quinze copecks, jamais il n’y consentit.

« Cela n’est rien, disait-il à sa femme dans les moments de crise aiguë, mais tiens-moi solidement, et si, sous le coup de la souffrance, je te demande de m’apporter ma cassette, n’en fais rien, mon amie. Que je meure plutôt. »

Comme il n’y a pas de situation au monde, si difficile qu’elle soit, pour laquelle on ne puisse trouver une issue, il s’en trouva une aussi dans le cas actuel.

Brjotski se souvint fort à propos d’une ancienne promesse qu’il avait faite d’envoyer un don à un établissement de bienfaisance, dont un général de sa connaissance avait la haute administration. Il avait laissé passer le temps sans s’occuper de cette affaire, et maintenant les circonstances lui indiquaient le vrai moyen de remplir cette ancienne promesse.

Sans tarder, il décacheta avec précaution l’enveloppe qu’il avait reçue par la poste, en retira le contenu avec des pincettes, le remit dans une autre enveloppe en y joignant cent roubles en assignats, cacheta la nouvelle enveloppe et se rendit chez le susdit général.

« Je désire, Excellence, contribuer à votre œuvre par une offrande, dit-il en plaçant son pli cacheté sur la table devant le général, dont la figure exprima la satisfaction.

— Voilà, Monsieur, un acte digne d’éloges, répondit celui-ci. En effet, vous autres… »

Ici Son Excellence s’embrouilla complètement.

« Parfaitement, Votre Excellence, parfaitement, s’empressa de dire Brjotski, tout heureux de se sentir allégé de ce qui le gênait. Soyez convaincu que nous autres, gens de finance, nous sommes animés par le plus pur patriotisme, et que nous sommes avant tout Russes.

— Merci, dit le général, merci… et… hom, hom, cependant…

— Oui, Excellence, avant tout Russes, Russes avant tout.

— Bien, bien ; bon, bon. Le Christ soit avec vous. »

Sur ce, Brjotski vola plutôt qu’il ne marcha par les rues pour rentrer chez lui. Le soir même il avait déjà tout à fait oublié les souffrances passées et il se retrouvait dans son assiette naturelle.

Il se remit immédiatement aux affaires et passa la nuit à méditer de nouvelles et colossales opérations de banque.


La pauvre conscience vécut longtemps ainsi errante et passa par les mains de milliers de gens. Personne n’en voulait ; c’était à qui la repasserait au voisin, n’importe à quel prix, même par ruse et par fraude.

Elle s’ennuya à la fin, la malheureuse, de ne pouvoir se reposer nulle part et de mener une vie de Juif errant. Alors, s’adressant à son dernier possesseur, certain petit bourgeois dont les affaires ne prospéraient point :

« Pourquoi me martyrises-tu ? lui dit-elle d’un ton plaintif. Pourquoi me foules-tu aux pieds ?

— Hé, que veux-tu qu’on fasse de toi, conscience, ma mie ? dit à son tour le petit bourgeois. Tu n’es propre à rien.

— Voici ce que je te propose, répliqua la conscience. Cherche-moi un petit enfant russe, un petit Russe nouveau-né, et loge-moi dans son cœur pur. Peut-être cet innocent m’accueillera-t-il et serai-je choyée par lui ; peut-être, en grandissant, s’attachera-t-il à moi et m’emmènera-t-il avec lui dans le monde ; peut-être ne me haïra-t-il pas.

Le petit bourgeois consentit à ce qu’elle demandait. Il chercha et trouva un petit enfant russe ; il lui ouvrit le cœur et introduisit la conscience dans ce cœur pur.

Le petit enfant grandira et la conscience grandira avec lui. Ce sera un jour un grand homme avec une grande conscience.

Ce jour-là, les iniquités, les fraudes et les violences disparaîtront, parce que la conscience, enhardie, parlera en souveraine.